Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 44-57).

CHAPITRE IV

LE PÈRE DE SON PEUPLE

Louis s’était rendu à ses dévotions dans un état d’esprit fort peu charitable, comme il était facile de le deviner à ses lèvres serrées et à ses sourcils froncés. Il connaissait bien son ancienne maîtresse, son caractère obstiné et audacieux que rien ne pouvait retenir quand elle rencontrait devant elle l’opposition ou la rivalité. Il la savait capable d’occasionner un horrible scandale, de tourner contre lui cette langue acérée qui l’avait si souvent fait rire aux dépens d’autrui, peut-être même de provoquer en public quelque scène qui le laisserait en butte aux risées de l’Europe. Il frémit à cette pensée : à tout prix une pareille catastrophe devait être évitée. Et cependant comment trancher le lien qui le retenait ? Il en avait brisé d’autres semblables : la douce Lavallière s’était enterrée dans un couvent, dès qu’elle avait senti se refroidir l’amour de son royal amant. C’était là une affection vraie. Mais celle-ci lutterait jusqu’au bout, par tous les moyens, avant de se résoudre à abandonner la situation qui lui était si chère. Elle parlait du tort qu’il lui avait causé. Quel tort ? Dans son égoïsme profond, alimenté par de continuelles flatteries, il était incapable de concevoir que ces quinze années d’une vie qu’il avait absorbée tout entière donnaient à sa maîtresse quelques droits sur lui. Aujourd’hui il était fatigué d’elle ; elle n’avait plus qu’à accepter sans récrimination la haute position qu’il se proposait de lui donner. Elle aurait une pension, et ses enfants seraient pourvus d’emplois et de bénéfices. Que pouvait donc exiger de plus une femme raisonnable ?

Et puis ses motifs de la congédier n’étaient-ils pas louables et excellents ? Il les repassait dans son esprit, tandis qu’agenouillé sur son prie-Dieu il écoutait la messe que récitait l’archevêque de Paris, et plus il examinait les motifs plus il les approuvait. La conception qu’il se faisait de la divinité était celle d’un Louis plus puissant, sa conception du Ciel celle d’un Versailles plus magnifique. S’il exigeait une obéissance absolue de ses vingt millions de sujets, il devait aussi se montrer soumis envers Celui qui avait le droit de l’exiger de lui. En définitive, sa conscience l’absolvait en toutes choses, sauf en cette affaire. Depuis le jour où la douce Marie-Thérèse était venue d’Espagne, il ne l’avait pas laissée un seul jour sans une rivale. Aujourd’hui qu’elle était morte, sa conduite n’était pas meilleure. Une favorite avait succédé à une autre et si Montespan était restée si longtemps en faveur, elle le devait à son audace plus qu’à l’amour qu’il ressentait pour elle. Mais le Père La Chaise et Bossuet ne cessaient de lui rappeler qu’il avait dépassé le point culminant de sa vie et qu’il descendait la côte qui mène au tombeau. Son accès de passion désordonnée pour la malheureuse Fontanges avait été la dernière lueur du flambeau ; le temps était venu de la gravité et du calme, et ce n’était pas en la compagnie de Mme de Montespan qu’il dût s’attendre à les trouver.

Mais il avait découvert celle près de qui il rencontrerait ce calme et cette gravité. Depuis le jour où Montespan avait présenté la majestueuse et silencieuse veuve comme gouvernante de ses enfants, il avait goûté en la société de celle-ci un plaisir dont il ne se fatiguait pas et qui allait toujours croissant. Dans les premiers temps, il lui était arrivé de rester des heures entières dans les appartements de sa maîtresse, retenu par le tact et la douceur avec lesquels la gouvernante savait diriger l’esprit mutin et pétulant du jeune duc du Maine, et imposer son autorité au malicieux petit comte de Toulouse. Il était venu d’abord pour assister aux leçons, mais il n’avait pas tardé à y venir pour admirer le professeur. Et puis avec le temps il s’était senti attiré par cette nature douce et forte, et il avait fini par la consulter sur sa conduite et par suivre ses conseils avec une docilité qu’il n’avait jamais montrée envers aucun ministre ou aucune maîtresse. Il s’était imaginé au début que sa piété et son étalage de bons principes n’étaient qu’un simple masque, car il n’avait jamais trouvé que de l’hypocrisie autour de lui. Il ne pouvait croire qu’une femme encore belle, avec des yeux aussi brillants et un visage dont la grâce rivalisait avec tout ce qu’il y avait de plus beau à sa cour, gardât l’esprit d’une nonne, après une vie passée dans la société la plus frivole et la plus gaie. Mais il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il s’était trompé : quand il avait voulu parler un langage plus tendre que celui de l’amitié, il avait rencontré des manières glaciales et des paroles brèves qui lui avaient prouvé que cette femme mettait le respect d’elle-même au-dessus du désir de lui plaire. Peut-être aussi était-ce un bien. Les calmes plaisirs de l’amitié lui étaient un adoucissement après les violents orages de la passion. Les instants les plus heureux pour lui étaient ceux qu’il passait chez elle, chaque après-midi, à écouter une conversation où la flatterie n’avait aucune part, à entendre des opinions émises sans autre préoccupation de ce qui pouvait ou non lui être agréable. Et quelle influence salutaire elle exerçait sur lui ! Elle parlait des devoirs d’un roi, des exemples qu’il devait à ses sujets, de la préparation à la vie future, de la nécessité d’un effort de sa part pour briser les liens qu’il avait formés. Elle était un bon confesseur – un confesseur avec un visage charmant et un bras parfait.

Il savait maintenant que le temps était venu où il devait choisir entre elle et Montespan. Leurs influences étaient diamétralement opposées. Il était placé entre le vice et la vertu et il lui fallait faire un choix. Le vice était bien attrayant, bien charmant, bien spirituel, et le retenait par cette chaîne de l’habitude si difficile à briser. Il y avait des moments où sa nature le ramenait de ce côté, et où il était tenté de reprendre les deux sentiers. Mais Bossuet et le Père La Chaise se tenaient constamment à ses côtés, lui murmurant à l’oreille leurs encouragements, et surtout il y avait Mme de Maintenon pour lui rappeler ce qu’il devait à sa gloire et à ses quarante-six ans. Il s’était donc préparé à faire l’effort suprême. Mais il ne pouvait répondre de rien tant que sa vieille favorite serait à la cour. Il se connaissait trop bien pour croire à la possibilité d’un changement durable, tant qu’elle serait là à guetter son moindre signe de faiblesse. Il fallait lui persuader de quitter Versailles, s’il était possible de le faire sans scandale. Il se montrerait ferme avec elle cette après-midi, et il lui ferait comprendre une fois pour toutes que son règne était à jamais fini.

Telles étaient les pensées que le roi roulait dans sa tête, tandis qu’il s’inclinait sur le riche coussin de soie rouge garnissant l’appui de son prie-Dieu en chêne sculpté. Il se tenait agenouillé, à droite de l’autel, seul, entouré de ses gardes et des personnages de sa famille ; le reste de la cour remplissait la chapelle. La piété était de mode alors, comme les manteaux noirs et les cravates de dentelle, et aucun courtisan n’aurait été assez téméraire pour ne pas se sentir touché par la grâce, depuis que le roi s’était lancé dans la dévotion. Cependant ils avaient un air fort ennuyé, tous ces soldats et seigneurs, bâillant derrière leurs missels, tandis que quelques-uns parmi ceux qui semblaient les plus attentifs à leurs dévotions étaient en réalité plongés dans la lecture du dernier roman de Scudéri ou de La Calprenède relié en livre d’heures. Les dames étaient plus dévotes, et elles s’ingéniaient à le montrer, car chacune avait à la main un petit cierge, sous prétexte de mieux suivre l’office dans son missel, mais en réalité avec l’espoir d’être mieux vue du roi et de lui montrer qu’elle était en communion d’idées avec lui. Quelques-uns des assistants étaient bien là de leur libre volonté et leur prière montait peut-être directement du cœur, mais la politique de Louis avait fait de ses nobles des courtisans et de ceux-ci des hypocrites, si bien que la cour tout entière était comme un gigantesque miroir réfléchissant à l’infini sa propre image.

Louis avait l’habitude lorsqu’il revenait de la chapelle de recevoir les requêtes et les plaintes de ses sujets. Il traversait pour revenir au palais un grand espace découvert où s’assemblaient les gens qui avaient quelque chose à demander. Ce matin-là ils n’étaient que deux ou trois, un bourgeois qui se jugeait lésé par le prévôt de sa corporation, un paysan dont la vache avait été mise en pièces par la meute d’un chasseur et un fermier qui avait à se plaindre de son seigneur. Quelques brèves questions, et un ordre bref donné à son secrétaire réglaient vivement chaque cas particulier, car si Louis était lui-même un tyran, il avait au moins le mérite de vouloir être le seul dans son royaume. Il se disposait à continuer son chemin, quand un homme d’un certain âge, vêtu comme un respectable bourgeois, avec des traits respirant l’énergie et la volonté se précipita en avant et se jeta aux genoux du monarque.

— Justice, Sire, justice, cria-t-il.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Louis. Qui êtes-vous et que voulez-vous ?

— Je suis un bourgeois de Paris, Sire, et je suis victime d’une cruelle injustice.

— Vous paraissez un très digne homme. Si l’on vous a fait tort vous aurez justice. Exposez votre plainte.

— Vingt soldats des dragons bleus de Languedoc occupent ma maison, avec le capitaine Dalbert à leur tête. Ils ont pris mes provisions, saccagé ma maison, battu mes serviteurs, et les magistrats me refusent justice.

— Sur ma vie, la justice me semble administrée d’étrange façon dans notre ville de Paris, s’écria le roi d’un ton de colère.

— C’est une honte, en effet, dit Bossuet.

— Il y a peut-être une très bonne raison à cela, suggéra le Père La Chaise. Je prierai Votre Majesté de demander à cet homme son nom, son métier, et pourquoi les dragons ont été cantonnés chez lui.

— Vous entendez la question du Révérend Père ?

— Mon nom, Sire, est Catinat, je suis marchand de drap, et l’on me traite de cette manière parce que j’appartiens à la religion réformée.

— Je le pensais bien, dit le confesseur.

— Cela change, la question, ajouta Bossuet.

Le roi secoua la tête et fronça les sourcils.

— Vous n’avez à vous en prendre qu’à vous-même, alors. Le remède est entre vos mains.

— Et que faut-il faire, Sire ?

— Embrasser la seule vraie religion.

— J’en ai toujours été un des fidèles, Sire.

Le roi frappa du pied avec colère.

— Je vois que vous êtes un insolent hérétique, dit-il. Il n’y a qu’une Église en France, et c’est mon Église. Si vous vous tenez en dehors d’elle, vous ne pouvez pas compter sur ma protection.

— Ma foi est celle de mon père, Sire, et de mon grand-père.

— S’ils ont péché ce n’est pas une raison pour que vous fassiez comme eux. Mon propre grand-père a été dans l’erreur aussi, et ses yeux se sont ouverts à la vérité.

— Mais il a noblement racheté son erreur, murmura le jésuite.

— Alors, vous ne voulez pas m’aider, Sire ?

— Aidez-vous d’abord vous-même.

Le huguenot se releva avec un geste de désespoir, tandis que le roi se remettait en marche escorté des deux ecclésiastiques qui lui murmuraient à l’oreille leur approbation.

— Vous avez agi avec noblesse, Sire.

— Vous êtes vraiment le premier fils de l’Église.

— Vous êtes le digne successeur de saint Louis.

Mais le visage du roi n’exprimait pas une entière satisfaction pour ce qu’il venait de faire.

— Vous ne pensez pas, alors, que ces gens sont trop durement traités ? demanda-t-il.

— Trop durement ? Vraiment Votre Majesté aurait plutôt à se reprocher trop de douceur.

— On me dit qu’ils quittent en foule mon royaume.

— Il faut s’en féliciter, Sire ; quels bienfaits peut espérer un pays qui donne asile à des infidèles aussi entêtés ?

— Ceux qui sont traîtres à Dieu ne peuvent guère être loyaux envers le roi, fit observer Bossuet. La puissance de Votre Majesté serait plus grande, si, dans vos États, il n’y avait pas de temples, ainsi qu’ils nomment leurs antres d’hérésie.

— Mon grand-père leur a promis protection. Ils sont abrités comme vous le savez par l’édit qu’il a rendu à Nantes.

— Mais il est au pouvoir de Votre Majesté de réparer le mal qui a été fait.

— Comment ?

— En révoquant l’édit.

— Et en jetant dans les bras de mes ennemis deux millions de mes meilleurs artisans et de mes plus braves serviteurs. Non, non, mon père, je montre, je crois, le plus grand zèle pour notre sainte mère l’Église, mais il y a quelque vérité dans ce que disait Frontenac ce matin du mal qui résulte du mélange des affaires de cette vie avec celles de l’autre vie. Qu’en dites-vous, Louvois ?

— Avec tout le respect que je dois à l’Église, Sire, je dirais volontiers que le diable a doué ces hommes d’une telle habileté de main pour les travaux manuels et d’une telle intelligence du commerce et de l’industrie, qu’ils sont les meilleurs ouvriers et les meilleurs commerçants du royaume de Votre Majesté. Je ne sais pas comment on remplira les coffres de l’État, si les taxes qu’ils payent nous font défaut. Déjà beaucoup ont quitté le pays, et ils ont emporté avec eux leurs industries. S’ils devaient disparaître tous ce serait pis pour nous qu’une campagne perdue.

— Mais, fit remarquer Bossuet, si l’on savait que le roi a exprimé sa volonté, Votre Majesté peut être assurée que les moindres de ses sujets lui portent une si profonde affection, qu’ils se hâteraient d’obéir. Tant que l’édit subsiste, il leur semble que le roi est tiède, et qu’ils peuvent demeurer dans leur erreur.

Le roi secoua la tête.

— Ce sont des gens très obstinés, dit-il.

— Peut-être, reprit Louvois, en regardant malicieusement Bossuet, les évêques de France consentiraient-ils à offrir à l’État les trésors et les bénéfices de leurs sièges, pour remplacer les taxes payées par ces huguenots.

— Tout ce que possède l’Église est au service du roi, répondit Bossuet sèchement.

— Le royaume est à moi, et tout ce qu’il contient, dit Louis au moment où ils arrivaient au Grand Salon dans lequel la cour s’était rassemblée après l’office, mais j’espère qu’il se passera un long temps avant que je réclame les richesses de l’Église.

— Nous l’espérons, Sire, dirent les deux ecclésiastiques.

— Mais réservons ces sujets pour notre chambre du Conseil. Où est Mansard ? Il faut que je voie ses plans pour cette aile à ajouter à Marly.

Il se dirigea vers une table, et un instant après il était plongé dans son occupation favorite, examinant les projets gigantesques du grand architecte, et s’enquérant du progrès des travaux.

— Je crois, dit le Père La Chaise, en entraînant Bossuet à part, que Votre Grandeur a fait quelque impression sur l’esprit du roi.

— Grâce à votre aide puissante, mon père !

— Oh ! vous pouvez être assuré que je ne perdrai aucune occasion de mener à bien la bonne œuvre.

— Si vous la prenez en main, c’est fait.

— Mais il y a quelqu’un qui a plus d’influence que moi.

— La favorite, de Montespan ?

— Non, ses beaux jours sont passés. C’est Mme de Maintenon.

— J’entends dire qu’elle a une grande piété.

— Très grande. Mais elle n’aime pas mon ordre. C’est une sulpicienne. Cependant, nous pouvons tous travailler dans un même but. Si vous lui parliez, monseigneur ?

— De tout mon cœur.

— Montrez-lui quel bon service elle rendrait à l’Église, en obtenant le bannissement des huguenots.

— Je le ferai.

— Et dites-lui qu’en retour nous ferons tous nos efforts pour… Il se pencha et murmura quelque chose à l’oreille du prélat.

— Oh ! il ne voudra jamais !

— Et pourquoi ? La reine est morte.

— La veuve du poète Scarron !

— Elle est de bonne maison. Son grand-père et celui du roi étaient de grands amis.

— Vous devez certainement connaître son cœur mieux que qui que ce soit. Mais une telle pensée ne m’était jamais entrée dans la tête.

— Eh bien, qu’elle y entre et n’en sorte pas. Si elle sert l’Église, l’Église la servira. Mais le roi me fait signe, au revoir.

La silhouette mince et noire disparut au milieu de la foule des courtisans, et le grand évêque de Meaux resta seul, le menton dans la main et plongé dans ses réflexions.

Cependant toute la cour s’était assemblée dans le Grand Salon, et c’était dans l’immense pièce une allée et venue de seigneurs et de grandes dames avec des chatoiements de soie, de velours et de brocart, des scintillements de bijoux, des mouvements d’éventails, des ondulations de panaches et d’aigrettes. Les costumes gris, bruns et noirs des hommes atténuaient l’éclat des toilettes féminines, fondant les nuances, car tout devait être sombre quand le roi était sombre, et seuls le bleu et le gris perle des mousquetaires de la garde rappelaient les premières années du règne où les hommes rivalisaient avec les femmes pour le luxe de leurs vêtements. Mais si les costumes s’étaient modifiés, les manières avaient subi un changement plus grand encore. La frivolité et les vieilles passions de jadis demeuraient sans doute bien près de la surface, mais la mode du jour était aux visages graves et aux conversations sérieuses. Ce n’était plus le coup heureux à la table de lansquenet, la dernière comédie de Molière ou le nouvel opéra de Lulli dont on causait : des discussions sur le Jansénisme, l’expulsion d’Arnaud de la Sorbonne, l’insolence de Pascal, les mérites comparatifs des deux prédicateurs populaires Bourdaloue et Massillon, tels étaient les sujets qui formaient le fond de toutes les causeries. Tous ces nobles seigneurs et toutes ces grandes dames allaient et venaient, copiant leurs attitudes sur celle du petit homme en noir autour duquel ils gravitaient, et qui était lui-même si loin d’être son propre maître, qu’il hésitait en ce moment même sur ce qu’il ferait, balançant entre deux femmes rivales engagées dans une partie d’où dépendaient l’avenir de la France et sa propre destinée.