Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 33-43).

CHAPITRE III

LA GARDE DE LA PORTE

Tandis que Louis offrait à sa cour ce qu’il déclarait ouvertement le plus grand des plaisirs humains — la vue de la face royale — le jeune officier avait été très occupé à transmettre les noms et les titres des nombreux privilégiés admis à l’honneur du grand lever, échangeant un sourire ou un mot avec chacun, car sa franche et belle figure était bien connue à la cour. Avec ses yeux clairs et gais, ses manières alertes, il avait vraiment l’air d’un homme en bons termes avec la fortune, et certes celle-ci l’avait bien traité. Trois ans auparavant il n’était qu’un pauvre officier subalterne se battant dans les brousses du Canada contre les Algonquins et les Iroquois. La relève de sa compagnie l’avait ramené en France au régiment de Picardie, mais le hasard lui avait fourni la chance de saisir le cheval du roi à la bride, un jour d’hiver à Fontainebleau, à quelques pas d’une profonde carrière dans laquelle la bête emballée allait se jeter avec son cavalier, et cette circonstance avait fait pour lui ce qui dix campagnes n’auraient pu faire. Aujourd’hui officier de confiance de la garde particulière du roi, jeune, brave et populaire, son sort était vraiment enviable. Et cependant, avec l’étrange perversité de la nature humaine, il était déjà fatigué de la routine magnifique mais monotone de ce service, et c’était avec regret qu’il pensait au temps où, s’il avait un service plus rude, il jouissait aussi d’une plus grande indépendance. À la porte même du roi, son esprit s’était isolé de la magnificence qui l’entourait pour vagabonder parmi les ravins sauvages et les torrents écumants du Far-West, quand soudain ses yeux se portèrent sur un visage qu’il avait vu dans ce décor même qu’évoquaient ses souvenirs.

— Ah ! monsieur de Frontenac, s’écria-t-il. Vous ne m’avez pas oublié ?

— Quoi, Catinat ! Ah ! c’est une joie vraiment de voir une figure de là-bas. Mais il y a un grand pas entre un subalterne du Corignan et un capitaine des gardes. Votre avancement a été rapide.

— Oui, et cependant je n’en suis pas plus heureux peut-être. Il y a des jours où je donnerais tout pour me revoir dansant sur les rapides dans une pirogue d’écorce ; ou pour retrouver encore ces collines rouges et jaunes à la chute des feuilles.

— Oui, soupira Frontenac. Vous savez que ma fortune a baissé pendant que la vôtre montait. J’ai été rappelé et de La Barre est à ma place, mais il y aura une tempête là-bas contre laquelle un homme comme lui ne pourra jamais résister. Avec les Iroquois dansant la danse du scalp et Dougan derrière eux à New-York pour leur fournir la musique, ils auront besoin de moi et ils me trouveront prêt quand ils m’enverront chercher. Je vais voir le roi, et essayer de le réveiller pour tâcher de lui faire jouer le grand monarque là-bas aussi bien qu’ici. Si je disposais de sa puissance, je changerais l’histoire du monde.

— Chut ! on ne parle pas de trahison au capitaine de la garde, dit Catinat en riant, tandis que le vieux soldat passait dans la chambre royale.

Un gentilhomme richement habillé de noir et argent était entré pendant cette courte conversation et, au moment où la porte s’ouvrait, il s’avança de l’air assuré d’un homme dont les droits ne peuvent être mis en doute. Cependant le capitaine de Catinat fit vivement un pas en avant, et l’arrêta.

— Je le regrette vivement, monsieur de Vivonne, dit-il, mais j’ai l’ordre de ne pas vous admettre.

— Ne pas m’admettre ! Moi ? Vous êtes fou ! Il recula, en pâlissant, les yeux grands ouverts, et sa main qui tremblait à moitié levée dans un geste de protestation.

— Je vous assure que tel est l’ordre du roi.

— Mais c’est inconcevable. C’est une erreur.

— Je l’espère.

— Alors, laissez-moi passer.

— Mes ordres sont formels.

— Si je pouvais dire un mot au roi.

— Malheureusement, monsieur, c’est impossible.

— Un mot seulement.

— En vérité, monsieur, cela ne dépend pas de moi.

Furieux, le noble personnage frappa du pied et regarda fixement la porte comme s’il eût eu l’intention d’entrer de force. Puis, tournant sur ses talons, il repartit dans la longue galerie de l’air d’un homme qui a pris une décision.

— Là, se dit en lui-même Catinat, en tirant sur sa fine moustache noire, le voilà parti préparer quelque scène. Tout à l’heure, je vais avoir sa sœur ici, je le parierais, et je vais me trouver dans un joli embarras, entre mes ordres et le risque de me faire d’elle une ennemie pour la vie. J’aimerais mieux défendre le fort Richelieu contre les Iroquois que la porte du roi contre une femme en colère. Par ma foi, voilà bien ce que je craignais, une dame ! Ah ! le ciel soit loué, c’est une amie et non une ennemie. Bonjour, mademoiselle Nanon.

La nouvelle arrivante était une gracieuse brunette dont le frais visage et les grands yeux noirs contrastaient avec sa toilette très simple.

— Je suis de garde, vous voyez, je ne puis pas causer avec vous.

— Je ne me souviens pas de vous en avoir prié, monsieur.

— Oh ! ne faites pas une si jolie moue, mademoiselle Nanon, dit le capitaine. Mais qu’avez-vous donc là ?

— Un billet de Mme de Maintenon pour le roi. Vous le lui remettrez, n’est-ce pas ?

— Certainement, mademoiselle. Et comment se porte madame ?

— Oh ! son directeur a passé deux heures avec elle ce matin ; il parle très bien, il dit de très bonnes choses, mais il est bien ennuyeux. Nous ne sommes pas très gaies quand M. Godet est là. Mais j’oublie que vous êtes huguenot, monsieur, et que vous n’entendez rien à ces questions.

— Oh ! leurs discussions ne m’intéressent guère. Je laisse à la Sorbonne et à Genève le soin de régler cela. Mais, vous le savez, un homme ne doit pas abandonner la religion de sa famille.

— Ah ! si madame pouvait s’entretenir un peu avec vous, elle vous convertirait !

— J’aimerais mieux m’entretenir avec mademoiselle Nanon, mais si…

— Oh ! capitaine ! et avec une exclamation et un froufrou de jupons, la soubrette disparut dans un couloir de côté.

Le long de la galerie inondée de lumière s’avançait une belle dame, grande, gracieuse, à l’air digne et hautain. Elle portait un riche corsage de velours noir brodé d’or et une jupe de soie garnie de dentelles. Un mouchoir en point de Genève cachait autant qu’il révélait sa gorge splendide, et était retenu par une agrafe de diamants tandis qu’un chapelet de perles, dont chacune représentait le revenu d’un bourgeois, paraissait et disparaissait dans les torsades de son abondante chevelure. La dame n’était plus dans sa première jeunesse, il est vrai, mais les courbes magnifiques de sa silhouette de reine, la pureté de son teint, l’éclat de ses yeux bleus frangés de longs cils, la régularité de ses traits lui permettaient encore de prétendre au titre de la plus belle femme de France en même temps que de la langue la plus acérée de la cour. Elle était si belle avec sa jolie tête fièrement posée sur son cou blanc, avec l’ondulation gracieuse de sa démarche hautaine que le jeune officier oublia ses craintes dans son admiration, et comme il portait la main à son front pour saluer, il eut grand’peine à conserver l’air sévère qu’exigeait sa consigne.

— Ah ! c’est le capitaine de Catinat, dit Mme de Montespan, avec un sourire qui augmenta l’embarras du soldat, plus que ne l’aurait fait un regard de colère.

— Votre très humble serviteur, marquise.

— Je suis heureuse de trouver ici un ami, car il y a eu un malentendu ridicule ce matin.

— Je suis désolé de l’apprendre.

— C’est au sujet de mon frère, M. de Vivonne. On lui a refusé l’entrée au lever, vraiment c’est à faire mourir de rire.

— J’ai eu, en effet, le pénible devoir de lui refuser l’entrée, madame.

— Vous, capitaine de Catinat ? Et de quel droit ?

Elle avait relevé sa tête hautaine, et ses grands yeux bleus étincelaient de surprise et d’indignation.

— Ordre du roi, madame.

— Le roi ? Vous avez cru que le roi ferait une injure pareille à notre famille ? De qui avez-vous reçu cet ordre invraisemblable ?

— Directement du roi par l’intermédiaire de Bontemps.

— C’est trop fort ! Croyez-vous que le roi se risquerait à exclure un Mortemart par la bouche d’un valet ? Vous avez rêvé, capitaine.

— Je souhaite qu’il en soit ainsi, madame.

— Mais de tels rêves ne portent pas bonheur à ceux qui les font. Allez dire au roi que je suis ici et que je veux avoir un mot d’entretien avec lui.

— Impossible, madame.

— Et pourquoi ?

— J’ai reçu l’ordre de ne remettre aucun message.

— De ne remettre aucun message ?

— Aucun de votre part, madame.

— Allons, capitaine, vous renchérissez sur vos ordres. Il ne manquait plus que cette insulte. Vous pouvez faire parvenir au roi un message de n’importe quelle aventurière, de n’importe quelle gouvernante laide et vieille – elle eut un rire contraint à cette description de sa rivale – et vous ne pourriez pas lui en remettre un de Françoise de Mortemart, marquise de Montespan ?

— Ce sont mes ordres, madame. Je suis profondément peiné d’avoir à m’y conformer.

— Je vous dispense de vos protestations, capitaine, vous pourrez vous apercevoir que vous aurez des raisons d’être profondément peiné. Pour la dernière fois, refusez-vous de porter mon message au roi ?

— J’y suis obligé, madame.

— Alors, je le porterai moi-même.

Elle s’élança vers la porte, mais il se glissa devant-elle en étendant le bras.

— Pour l’amour de Dieu, madame, reprenez votre calme, dit-il d’un ton suppliant. Il y a des yeux fixés sur vous.

— Bah ! cette canaille ! Elle jeta un coup d’œil dédaigneux au petit groupe de Suisses que le sergent avait alignés à quelques pas, et qui, immobiles, regardaient la scène avec de grands yeux étonnés. Je vous dis que je veux voir le roi.

— Aucune dame n’a jamais été admise au lever.

— Alors je serai la première.

— Vous me perdez, si vous entrez.

— Que m’importe ?

La situation devenait embarrassante. Catinat était un homme de ressources ; mais pour cette fois il ne savait que faire. L’énergie de Mme de Montespan – cette énergie que l’on qualifiait volontiers derrière son dos d’effronterie – était proverbiale. Si elle essayait d’entrer de force, allait-il se risquer à user de violence contre cette femme qui hier encore tenait le sort de toute la cour dans le creux de sa main et qui avec sa beauté, son esprit et son audace pouvait très bien demain se retrouver au même rang ? Si elle forçait l’entrée c’était la ruine de sa fortune, la disgrâce du roi, qui n’admettait pas la plus légère infraction à ses ordres. D’un autre côté, s’il la repoussait, elle ne l’oublierait pas et se vengerait le jour où elle reviendrait en faveur. Mais une inspiration heureuse lui traversa l’esprit au moment même où Mme de Montespan, les poings serrés et les yeux fulminants était sur le point de renouveler sa tentative.

— Si madame la marquise veut bien attendre un instant, dit-il, le roi va passer pour se rendre à la chapelle.

— Il n’est pas encore l’heure.

— Je crois que l’heure vient justement de sonner.

— Et pourquoi attendrais-je comme un laquais ?

— Un instant seulement, madame.

— Non, je n’attendrai pas ! Elle fit un pas vers la porte. Mais l’oreille du mousquetaire avait perçu un bruit de pas à l’intérieur et il savait qu’il était maintenant maître de la situation. Je vais transmettre votre message, madame, dit-il.

— Ah ! vous avez recouvré vos sens. Allez dire au roi que je désire lui parler.

Il fallait gagner quelques instants encore.

— Dois-je faire passer votre demande par le gentilhomme de la chambre ?

— Non, parlez-lui vous-même.

— En public ?

— Non, à son oreille.

— Dois-je donner une raison pour votre requête ?

— Oh ! vous me rendez folle ! Répétez ce que je vous ai dit, et sur-le-champ.

Mais heureusement l’embarras de l’officier touchait à sa fin.

À ce moment la double porte tourna sur ses gonds et Louis apparut, s’efforçant de marcher majestueusement avec ses souliers à hauts talons, sa canne frappant sur le parquet et la foule de courtisans derrière lui. Il s’arrêta sur le seuil de la porte et se tourna vers le capitaine de la garde :

— Vous avez un billet pour moi ?

— Oui, Sire.

Le monarque glissa le papier dans la poche de son habit écarlate, et il se remettait en marche quand ses yeux tombèrent sur Mme de Montespan qui se tenait droite et hautaine au milieu de la galerie. Il eut un froncement de sourcils, ses joues se colorèrent légèrement, et il passa rapidement devant elle sans dire un mot, mais elle se porta aussitôt à côté de lui.

— Je n’attendais pas cet honneur, madame, dit-il.

— Ni moi cette insulte, Sire.

— Une insulte ? Madame, vous vous oubliez.

— Non, c’est vous qui m’avez oubliée, Sire.

— Pourquoi êtes-vous ici ?

— Je voulais apprendre mon sort de vos propres lèvres, Sire. Je puis supporter d’être frappée moi-même par celui qui possède mon cœur. Mais il m’est pénible d’apprendre que mon frère a été insulté par la bouche de valets et de soldats huguenots, pour des fautes qu’il n’a pas commises et parce que sa sœur a aimé avec une trop grande ferveur.

— Ce n’est pas le moment de parler de telles choses.

— Quand pourrai-je vous voir, Sire ?

— Cette après-midi, à quatre heures, dans vos appartements.

— Alors, Sire, je n’importunerai pas plus longtemps Votre Majesté.

Et avec une de ces gracieuses révérences dont elle avait le secret, elle salua le roi et disparut dans une galerie de côté, les yeux brillants de triomphe. Sa beauté et sa hardiesse ne l’avaient encore jamais trahie, et maintenant qu’elle tenait la promesse de Louis elle ne doutait pas qu’elle ne pût reconquérir le cœur de l’homme, en dépit des protestations de la conscience du monarque.