Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 58-69).



CHAPITRE V

ENFANTS DE BÉLIAL


Le vieux huguenot, après le rejet de sa requête, était resté muet, les yeux fixés sur le sol, partagé entre le doute, le chagrin et une colère très manifeste. C’était un homme de haute taille, très maigre, avec des os saillants, un front large, un grand nez charnu, et un menton proéminent et énergique. Il n’avait ni perruque ni poudre, mais la nature avait argenté elle-même son épaisse chevelure, et les milliers de rides qui contournaient ses yeux et se perdaient aux coins de sa bouche lui donnaient un air de gravité sévère que les artifices du barbier n’avaient pas besoin d’accentuer. Cependant, en dépit de son âge, le rapide mouvement de colère qu’il n’avait pu réprimer quand le roi avait refusé de faire droit à sa plainte et le regard farouche et hautain avec lequel il avait suivi la cour et écouté les plaisanteries et les sarcasmes qui lui étaient lancés à mi-voix, tout montrait qu’il avait encore conservé quelque chose de la force et de l’ardeur de la jeunesse. Il était vêtu comme il convenait à son rang, simplement mais avec goût, il portait une veste de gros drap brun ornée de boutons en argent, des culottes de même étoffe et des bas de laine blanche ; une grande boucle en acier barrait le dessus de ses souliers de cuir fauve à larges bouts. D’une main il tenait son chapeau de feutre entouré d’une bande d’or, de l’autre un petit rouleau de papier sur lequel il avait formulé sa requête et qu’il avait espéré laisser entre les mains du secrétaire royal.

Son hésitation sur le parti qu’il devait choisir prit bientôt fin d’une façon qu’il n’avait pas prévue. On était à une époque où si la présence des huguenots en France n’était pas absolument interdite, elle était tout juste tolérée. Ils ne pouvaient compter sur la protection des lois, qui assuraient la sécurité de leurs concitoyens catholiques. Depuis vingt ans ils étaient en butte à des persécutions systématiques ; qui n’avaient cessé d’augmenter jusqu’au jour où il ne fut plus une arme, hormis l’expulsion absolue, que le fanatisme n’eût tournée contre eux. Chassés de tous les emplois publics, contrariés dans leurs affaires, ils voyaient leurs maisons remplies de soldats, leurs enfants encouragés à se révolter contre eux, et justice leur était refusée lorsqu’ils se plaignaient d’être en butte aux insultes du premier coquin venu auquel il plaisait de passer sur eux un dépit personnel. Malgré tout ces hommes ne pouvaient se résoudre à quitter le pays qui refusait de les reconnaître, et pleins de cet amour pour le sol natal si profondément enraciné dans le cœur de tout Français, ils préféraient subir l’insulte et les outrages dans leur pays plutôt que d’aller chercher un accueil chaleureux au delà des mers. Déjà, pourtant, on sentait poindre l’aube de ces jours où le choix ne leur appartiendrait plus.

Deux énormes gardes du roi en uniforme bleu qui étaient de service aux portes du palais avaient été témoins de la déconvenue du vieillard. Quand le cortège fut passé ils s’avancèrent de leur pas lourd jusqu’à l’endroit où il se tenait et interrompirent brutalement le cours de ses pensées.

— Allons, le marchand de psaumes, dit l’un d’un ton rogue, il faut déguerpir.

— Vous n’êtes pas un bien bel ornement sur le passage du roi, dit l’autre. Qui donc êtes-vous pour dédaigner la religion du roi, mauvais chien ?

Le vieux huguenot leur jeta un regard de colère et de dédain, et il se disposait à s’en aller quand l’un d’eux lui enfonça dans les côtes le bout de sa hallebarde en criant :

— Prends cela, canaille ! Ah ! tu oses regarder ainsi un garde du roi !

— Enfants de Bélial ! cria le vieillard en portant la main à son côté, si j’avais seulement vingt ans de moins vous n’auriez pas osé me traiter de cette façon.

— Ah ! tu veux continuer à cracher ton venin. Assez, André. Il a menacé un garde du roi. Empoignons-le et conduisons-le au corps de garde.

Les deux soldats jetèrent leurs hallebardes et se précipitèrent sur le vieillard, mais ils s’aperçurent bien vite qu’ils avaient affaire à forte partie, et que c’était chose moins facile qu’ils n’avaient cru que de se rendre maîtres de lui. À plusieurs reprises il se débarrassa des deux soldats, et ce ne fut que lorsque le souffle lui manqua qu’ils réussirent à lui tordre les poignets et à s’assurer de sa personne, mais ils étaient eux-mêmes dans un piteux état avec leurs uniformes salis et déchirés. Ils s’étaient à peine relevés, fiers de leur misérable victoire, lorsqu’une voix sévère et l’éclair d’une lame d’épée devant leurs yeux les força à lâcher leur prisonnier.

C’était le capitaine de Catinat qui, son service du matin terminé, s’était trouvé à passer par là au moment de la scène. À la vue du vieillard, il avait fait un haut-le-corps, et tirant sa rapière, il s’était précipité avec une telle furie que les deux hommes lâchèrent non seulement leur victime, mais en se reculant pour éviter la pointe menaçante de l’arme, l’un d’eux glissa et l’autre roula par-dessus lui.

— Canailles ! hurla Catinat. Que signifie ceci ?

Les deux hommes s’étaient relevés honteux et déconfits.

— Excusez, capitaine, dit l’un d’eux en saluant, c’est un huguenot qui a injurié la garde royale. Sa requête a été rejetée par le roi, capitaine, et il refusait de s’en aller.

Catinat était pâle de colère.

— Alors quand un citoyen français vient pour implorer la justice du roi de son pays, il faut qu’il soit maltraité par deux misérables chiens suisses comme vous ? Par ma foi, nous allons voir cela.

Il tira de sa poche un petit sifflet d’argent, à l’appel strident duquel accoururent du corps de garde un sergent et une demi-douzaine de soldats.

— Vos noms, demanda sévèrement le capitaine.

— André Meunier.

— Et vous ?

— Nicolas Klopper.

— Sergent, vous mettrez ces deux hommes en cellule.

— Oui, capitaine, dit le sergent, un vieux soldat déjà grisonnant de Condé et de Turenne.

— Vous les ferez passer aujourd’hui au conseil.

— Quel motif, capitaine ?

— Pour avoir maltraité un citoyen âgé et respectable venu pour présenter une requête au roi.

— Hum ! il a avoué lui-même qu’il était huguenot, fit le sergent.

Et il eut un mouvement d’épaules imperceptible, comme pour dire qu’il doutait du résultat du jugement.

— Faut-il maintenir ce motif-là ? ajouta-t-il tout haut.

— Non, dit Catinat, dans l’esprit duquel venait de surgir une heureuse inspiration. Je les accuse d’avoir abandonné leurs hallebardes étant de service, et de s’être montrés avec des uniformes sales et déchirés.

— Cela vaut mieux, dit le sergent avec la liberté que lui donnait son privilège de vétéran. Tonnerre de Dieu ! Vous avez déshonoré les gardes ! Une heure ou deux d’équitation sur le cheval de bois avec un mousquet à chaque pied vous apprendront que les hallebardes ont été faites pour être tenues à la main et non pour faucher l’herbe des pelouses du roi. Demi-tour, marche !

Et le petit groupe de soldats encadrant les deux coupables regagna le corps de garde, sous la conduite du sergent.

Le huguenot s’était tenu à l’écart, grave et sérieux, sans un signe d’approbation ou de joie devant ce soudain revirement de fortune, mais quand les soldats eurent disparu, il s’approcha du jeune officier, et lui serra chaleureusement la main.

— Amaury, je ne m’attendais pas à vous rencontrer.

— Moi non plus, mon oncle. – Qu’est-ce qui peut vous amener à Versailles ?

— Les injustices que l’on commet à mon égard, Amaury. Les méchants s’ameutent contre nous, et à qui pouvons-nous nous adresser, si ce n’est au roi ?

Le jeune officier secoua la tête.

— Le roi est bon au fond, dit-il. Mais il ne peut voir le monde qu’à travers les lunettes qu’on lui présente. Vous n’avez rien à espérer de lui.

— Il a refusé dédaigneusement de m’écouter.

— Vous a-t-il demandé votre nom ?

— Oui, et je le lui ai donné.

— Je vois ce que c’est, dit Amaury. Par ma foi, si mes parents en sont venus à s’adresser au roi pour obtenir justice, il se pourrait bien que, avant longtemps, ma compagnie fût privée de son capitaine.

— Le roi ne nous voit pas du même œil vous et moi. Mais en vérité, Amaury, je me demande comment vous pouvez vivre dans cette maison de Baal, sans vous prosterner devant les faux dieux.

— Je garde ma foi dans mon cœur.

Le vieillard exprima ses doutes d’un mouvement de tête.

— Vous suivez un sentier très étroit, avec la tentation et le danger sous vos pieds, dit-il. Il vous est difficile, Amaury, de marcher avec le Seigneur, et de tenir compagnie aux persécuteurs de son peuple.

— Allons, oncle, dit le jeune homme avec un mouvement d’impatience, je suis soldat du roi, et je laisse la casaque noire et le surplis blanc arranger ces choses. Pourvu que je vive dans l’honneur, et que je meure à mon poste de service, je me contente d’ignorer le reste.

— Vous vous contentez de vivre dans des palais, de manger dans de la vaisselle d’argent et de porter du beau linge, dit le huguenot avec amertume, quand la main des méchants s’appesantit lourdement sur vos frères, quand les tribulations sont déchaînées, et qu’il y a des pleurs et des sanglots dans tout le pays !

— Que se passe-t-il donc ? demanda le jeune soldat, quelque peu interloqué par le langage biblique en usage parmi les calvinistes du temps.

— Vingt soldats moabites ont été cantonnés chez moi, commandés par un certain capitaine Dalbert qui est depuis longtemps un fléau pour Israël.

— Le capitaine Claude Dalbert, des dragons de Languedoc ? J’ai déjà une petite affaire à régler avec lui.

— Oui, et moi aussi j’ai sujet de me plaindre de ce chien de Ziphite cruel et indiscret.

— Qu’a-t-il fait encore ?

— Ses hommes sont dans ma maison, comme des mites dans une balle de drap. Ils sont partout, il s’est installé en maître dans la chambre qui est la mienne, avec ses grandes bottes sur mes chaises de cuir d’Espagne, la pipe à la bouche, un pot de vin à côté de lui, et jurant abominablement. Il a battu mon domestique Pierre.

— Ah !

— Et il m’a jeté moi-même dans la cave.

— Ah !

— Parce que, étant ivre, il voulait entourer de ses bras la taille de votre cousine Adèle.

— Le chien !

À chaque accusation les joues du jeune homme s’étaient colorées, et ses sourcils s’étaient rapprochés, mais devant la dernière, sa colère déborda, et il entraîna vivement son compagnon à travers les allées sinueuses bordées de hautes haies qui s’éclaircissaient de temps en temps pour laisser apercevoir quelque faune rôdeur ou une nymphe épuisée endormie dans le marbre au milieu du feuillage. D’un pas rapide ils suivirent l’allée, passèrent près d’une vasque où une douzaine de dauphins crachaient l’eau sur un groupe de tritons, et s’engagèrent dans une avenue de grands arbres qui semblaient poussés là depuis des siècles et qui, en réalité, avaient été transplantés de Saint-Germain ou de Fontainebleau au prix de soins et de travaux incroyables. À l’extrémité de cette avenue se trouvait la grille, par laquelle ils sortirent. Le vieillard était tout essoufflé de cette marche inaccoutumée.

— Comment êtes-vous venu, mon oncle ? demanda l’officier.

— Dans une calèche.

— Où est-elle ?

— Là-bas, près de l’auberge. Mais vous m’accompagnez, n’est-ce pas ?

— Oui, certes, il faut un homme avec une épée au côté dans votre établissement.

— Que voulez-vous faire ?

— Je veux dire un mot à ce capitaine Dalbert.

— Je vous jugeais mal, Amaury, quand je vous ai dit que votre cœur n’était pas avec Israël.

— Peu m’importe Israël, répliqua Catinat impatienté. Je sais seulement que s’il plaisait à Adèle d’adorer le tonnerre comme une squaw Abenaqui ou d’adresser ses innocentes prières au Manitou, je voudrais bien connaître l’homme qui oserait l’en empêcher. Ah ! voilà notre calèche. Fouettez vos chevaux, cocher, il y a cinq livres pour vous, si avant une heure d’ici nous avons passé la barrière des Quinze-Vingts.

Ce n’était pas chose facile que de mener un train rapide à une époque où les routes étaient défoncées et les ressorts inconnus, mais le cocher avait deux solides bêtes et il n’épargna pas le fouet ; aussi la calèche partit à fond de train, sautant et cahotant sur la route coupée de fondrières. Pendant que par les portières les arbres dansaient sur le bord du chemin et que la poussière blanche tourbillonnait derrière la voiture, l’officier tambourinait nerveusement avec ses doigts sur la vitre, s’interrompant de temps à autre pour lancer une brève question à son compagnon de route.

— Quand tout cela s’est-il passé ?

— Hier soir.

— Où est Adèle ?

— À la maison.

— Et ce Dalbert ?

— Il y est aussi.

— Comment ! Vous l’avez laissée seule avec lui pour venir à Versailles ?

— Elle est dans sa chambre, et celle-ci est fermée à clef.

— Peuh ! qu’est-ce qu’une serrure ? Et le jeune homme eut un geste de fureur à la pensée de sa propre impuissance.

— Pierre est là ?

— Il n’est d’aucune utilité.

— Et Amos Green ?

— Oh ! celui-là c’est différent, c’est un homme, rien qu’à le voir. Sa mère était de Staten Island, près de Manhattan ; elle était de notre religion : elle faisait partie de ces brebis qui fuirent dès le début devant les loups, quand il devint évident que le roi menaçait Israël. Il parle français, et cependant son apparence n’est pas celle d’un Français et ses manières sont différentes des nôtres.

— Il a choisi une mauvaise époque pour sa visite.

— Elle cache peut-être quelque sage dessein.

— Et vous l’avez laissé dans la maison ?

— Oui ; il était assis avec ce Dalbert, fumant avec lui, et lui racontant d’étranges histoires.

— Quelle aide attendre de cet étranger dans un pays qu’il ne connaît pas ? Vous avez eu tort de quitter ainsi Adèle, mon oncle.

— Elle est entre les mains de Dieu, Amaury.

— Je le souhaite. Oh ! je brûle d’être arrivé.

Il avança la tête à travers le nuage de poussière que soulevaient les roues, et la grande ville lui apparut noyée dans une vapeur bleue d’où s’élançaient les deux tours de Notre-Dame avec la flèche de Saint-Jacques et toute une forêt de clochers, monuments de dévotion huit fois centenaires. Bientôt le mur d’enceinte devint visible, Ils franchirent la porte sud et la calèche roula sur la chaussée pavée, laissant le Luxembourg massif à droite, et la dernière œuvre de Colbert, les Invalides, à gauche. Un brusque détour les amena sur les quais et après avoir traversé le pont Neuf, ils longèrent le Louvre imposant et majestueux, et s’engagèrent dans un labyrinthe de rues étroites mais importantes qui s’étendaient vers le nord. Le jeune officier tenait toujours la tête hors de la portière, mais un lourd carrosse doré qui les précédait, lui masquait la vue, et ce ne fut que lorsqu’un élargissement de la rue leur permit de le dépasser qu’il put apercevoir la maison du mercier.