Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 70-89).



CHAPITRE VI

UNE MAISON EN RÉVOLUTION


La maison du marchand huguenot était une haute bâtisse étroite qui faisait l’angle de la rue Saint-Martin et de la rue de Biron. Elle se composait de quatre étages et elle avait un air grave et austère comme son propriétaire, avec un grand toit pointu, de hautes fenêtres à carreaux en losange ; un crépi de plâtre gris remplissait les intervalles de la charpente en bois noir et cinq marches de pierre conduisaient à la porte sombre et étroite. L’étage supérieur servait de magasins où s’entassaient les marchandises du mercier, mais le second et le troisième étaient garnis de balcons avec de fortes balustrades de bois. Lorsque l’oncle et le neveu eurent sauté de la voiture, ils se trouvèrent au milieu d’une foule de gens qui se pressaient et se bousculaient, le menton levé et les yeux dirigés vers les étages supérieurs. Le jeune officier, suivant la direction de leurs regards, vit un spectacle qui ne laissa dans son esprit d’autre sentiment que la stupéfaction.

Du balcon supérieur pendait, la tête en bas, un homme vêtu de l’habit bleu des dragons du roi. Il n’avait ni chapeau ni perruque et sa tête aux cheveux coupés ras se balançait à cinquante pieds au-dessus du sol. Son visage tourné du côté de la rue était d’une pâleur mortelle, et ses yeux étaient fermés comme s’il eût eu peur de voir l’horrible position où il se trouvait.

Au-dessus de la balustrade du balcon se penchait un jeune homme tenant le dragon par les chevilles, et le visage tourné par-dessus son épaule comme pour maintenir en respect un groupe de soldats encadrés dans la haute fenêtre ouverte derrière lui, et hésitant à avancer devant l’air de défi du jeune homme.

Soudain, un remous se fit dans la foule et un grand cri s’en échappa. Le jeune homme avait lâché une des chevilles, et le dragon était maintenant suspendu par un seul pied, son autre jambe s’agitant désespérément dans le vide. Il cherchait à s’accrocher de ses mains au mur sans rencontrer un point d’appui dans la charpente, tout en hurlant de toute la force de ses poumons.

— Remonte-moi, fils du diable, remonte-moi, criait-il. Il veut m’assassiner. Au secours ! bonnes gens, au secours !

— Vous voulez remonter, capitaine ? dit la voix claire du jeune homme, en excellent français, mais avec un accent qui résonna étrangement aux oreilles de la foule.

— Oui, par la sangdieu, oui !

— Alors, commandez à vos hommes de s’en aller.

— Au large, brutes, imbéciles ! Vous voulez donc me voir mettre en pièces. Allez-vous-en, je vous dis, allez-vous-en, allez-vous-en.

— Maintenant, nous pouvons nous entendre, dit le jeune homme quand les soldats eurent disparu de la fenêtre. D’un mouvement brusque il souleva le dragon qui put se retourner et saisir le bord inférieur du balcon. Eh bien, comment vous trouvez-vous, maintenant ?

— Ne me lâchez pas, pour l’amour de Dieu, ne me lâchez pas.

— Oh ! je vous tiens bien.

— Alors, remontez-moi.

— Un instant, capitaine. Vous êtes très bien ici pour causer.

— Remontez-moi, monsieur, remontez-moi.

— Vous êtes trop pressé ; cela va venir. Je crains que vous ne trouviez incommode de causer ainsi les jambes en l’air.

— Ah ! vous voulez m’assassiner !

— Au contraire. Je vais vous remonter.

— Dieu vous bénisse !

— Mais à certaines conditions.

— C’est accordé ! Je glisse !

— Vous quitterez cette maison, vous et vos hommes. Et vous ne tracasserez plus ce vieillard et sa jeune fille. Vous le promettez ?

— Oui, nous partirons.

— Parole d’honneur ?

— Parole d’honneur. Seulement, remontez-moi.

— Pas si vite. Vous avez l’intelligence beaucoup plus vive dans cette position. Je ne connais pas les lois de ce pays et peut-être cette sorte de chose n’est-elle pas permise. Vous allez me promettre que je ne serai pas inquiété à ce sujet.

— Je vous le promets. Mais remontez-moi.

— Très bien. Allons, venez.

Il hissa le dragon qui se cramponnait à la balustrade et il le jeta rudement sur le balcon où il resta un instant étourdi, pendant que des exclamations partaient de la foule massée au-dessous. Le soldat se remit péniblement sur ses pieds et se précipita avec un hurlement de rage à travers la fenêtre ouverte.

Tandis que ce petit drame se jouait au-dessus de sa tête, le mousquetaire, revenu de sa première stupeur, s’était frayé un chemin à travers la foule et était arrivé suivi de son oncle devant la porte de la maison. L’uniforme du garde du roi était par lui-même un passeport, et la figure du vieux Catinat était si connue dans le quartier que chacun s’écarta pour les laisser passer. La porte s’ouvrit et le vieux domestique Pierre apparut dans le corridor sombre, se tordant les mains.

— Oh ! maître, oh ! maître, répétait-il. C’est abominable, c’est infâme : ils vont le tuer !

— Qui donc ?

— Ce brave monsieur d’Amérique. Oh ! mon Dieu ! écoutez-les !

On entendait à l’étage au-dessus un vacarme épouvantable de cris et de jurons, et de meubles brisés. Le soldat et le huguenot s’élancèrent vers l’escalier quand une grande horloge vint, en roulant de marche en marche, se briser à leurs pieds en une masse informe de rouage de fer et de bois. Immédiatement après quatre hommes, formant un enchevêtrement de bras, de jambes et de têtes, dégringolaient dans l’escalier au milieu de débris de rampe et vinrent tomber sur le palier où ils restèrent luttant, se débattant, se relevant, geignant et soufflant. Ils étaient si bien emmêlés les uns dans les autres, qu’il était difficile de distinguer quoi que ce fût, si ce n’est que l’un d’eux était habillé de drap noir de Flandre et que les trois hommes qui se cramponnaient à lui étaient trois soldats du roi ; et ceux-ci avaient fort à faire pour maintenir leur adversaire qui, chaque fois qu’il pouvait se remettre sur pied, les traînait avec lui d’un bout à l’autre du corridor comme un ours le ferait des chiens accrochés à ses flancs. Un officier qui s’était précipité après les lutteurs avança la main pour saisir l’homme à la gorge, mais il la retira aussitôt avec un juron, dès que les dents blanches eurent rencontré son pouce gauche. Portant sa blessure à sa bouche, il tira son épée et allait la passer au travers du corps de son adversaire désarmé quand Catinat s’élança et lui saisit le poignet.

— Misérable ! cria-t-il.

Cette apparition soudaine d’un officier des propres gardes du roi eut un effet magique sur les batailleurs. Dalbert recula d’un pas, tenant toujours son pouce dans sa bouche, et abaissa son arme pendant qu’il regardait d’un air sombre le nouvel arrivant. Sa longue face jaune grimaçait de colère et ses petits yeux noirs luisaient de fureur et de vengeance inassouvie. Ses hommes avaient lâché leur victime, et se tenaient alignés, essoufflés et respirant bruyamment, tandis que le jeune homme s’appuyait contre le mur et époussetait de ses mains son habit noir tout en regardant son défenseur et ses assaillants.

— J’avais déjà un petit compte à régler avec vous, Dalbert, dit Catinat en tirant son épée.

— Je suis en service, d’ordre du roi, grogna l’autre.

— En garde, monsieur !

— Je suis en service, vous dis-je.

— En garde !

— Mais je n’ai pas de raison pour me battre avec vous !

— Vraiment ! Catinat fit un pas en avant et de la main ouverte il le frappa à travers le visage. Vous en avez une maintenant, je crois.

— Enfer et furies ! hurla le capitaine. Aux armes ! dragons. Holà ! descendez, là-haut. Arrêtez cet homme et emparez-vous du prisonnier. Holà, au nom du roi !

À son appel une demi-douzaine de dragons descendirent l’escalier en toute hâte, tandis que les trois autres s’avançaient vers leur premier adversaire. Mais celui-ci fit un bond de côté et saisit le lourd bâton de chêne que tenait à la main le vieux marchand, et alla se placer près du mousquetaire.

— Éloignez cette canaille, et battez-vous en gentilhomme ! cria de Catinat.

— Beau gentilhomme vraiment, dont la famille colporte du drap !

— Lâche ! je vous rentrerai vos paroles dans la gorge.

Il s’élança, et porta à Dalbert un coup d’épée qui l’aurait transpercé si le lourd sabre d’un dragon ne s’était abattu au même moment, brisant l’arme plus légère au ras de la garde. Avec un cri de triomphe, son ennemi se précipita sur lui, sa rapière en avant ; mais le jeune étranger, d’un coup de bâton, fit voler l’arme qui sauta en l’air et retomba à terre avec un bruit de métal. Cependant, un des soldats, dans l’escalier, avait tiré un pistolet et, le tenant à quelques pouces de la tête du mousquetaire, il allait régler définitivement l’issue du combat, quand un petit vieillard qui était monté tranquillement de la rue, et avait suivi avec un sourire intéressé et amusé tous les incidents de la bataille, s’avança tout à coup, et commanda à tous les combattants de rentrer leurs armes, d’une voix si décidée, si sévère et si pleine d’autorité que toutes les pointes des sabres sonnèrent ensemble sur le sol, comme si tout ce monde eût été à l’exercice.

— Ma parole, messieurs, ma parole ! dit-il en jetant successivement à chacun un regard sévère.

C’était un petit homme alerte, maigre comme un hareng, avec de longues dents qui avançaient sous les lèvres et une énorme perruque frisée dont les boucles cachaient en partie son cou décharné et ses épaules étroites. Il portait un grand manteau de velours souris et de grandes bottes qui, avec son petit chapeau à cornes galonné d’or, lui donnaient une apparence militaire. Il était facile de reconnaître à l’expression de ses yeux noirs et de ses traits affinés, aussi bien qu’à son ton de commandement, que c’était un personnage puissant. En effet, il n’était guère quelqu’un, aussi bien en France qu’à l’étranger, à qui ne fût familier le nom du petit gentilhomme, en ce moment debout sur le palier du huguenot, tenant d’une main sa tabatière d’or et jouant de l’autre avec un mouchoir richement brodé. Qui donc, parmi ceux qui étaient là ne connaissait le dernier des grands seigneurs de France, le plus brave de ses capitaines, le bien-aimé Condé, le vainqueur de Rocroy et le vainqueur de la Fronde ! À la vue de ce visage sévère, les dragons et leur chef s’immobilisèrent, les yeux agrandis, tandis que Catinat portait à la hauteur de ses yeux le tronçon de son épée pour saluer.

— Eh ! eh ! s’écria le vieux soldat en le regardant avec attention. Vous étiez avec moi sur le Rhin. Eh ! je connais votre figure, capitaine. Mais la maison du roi était avec Turenne.

— J’étais au régiment de Picardie, Altesse. De Catinat est mon nom.

— Oui, oui. Mais vous, monsieur, qui diable êtes-vous ?

— Capitaine Dalbert, Altesse, des dragons bleus de Languedoc.

— Eh ! je passais dans ma voiture, et je vous ai aperçu vous balançant en l’air la tête en bas. À quelle page de votre théorie lit-on cet exercice ? Mais si j’ai bien compris, le jeune homme vous a remonté à certaines conditions ?

— Il a juré qu’il quitterait la maison ! s’écria l’étranger ; malgré cela, dès que je l’ai eu ramené sur le balcon, il a lancé ses hommes après moi, et nous avons roulé tous ensemble dans l’escalier.

— Ma foi, vous me paraissez ne pas avoir laissé grand’chose derrière vous, dit Condé avec un sourire, en regardant les débris qui couvraient le plancher. Et ainsi vous avez manqué à votre parole, capitaine Dalbert ?

— Je ne pouvais pas traiter avec un huguenot et un ennemi du roi, dit le dragon d’un ton bourru.

— Vous pouviez bien traiter, paraît-il, mais non pas observer le traité. Et pourquoi l’avez-vous laissé aller, monsieur, quand vous aviez ainsi l’avantage ?

— J’ai cru à sa parole.

— Vous devez être d’une nature confiante.

— J’ai l’habitude d’avoir affaire aux Indiens.

— Eh ! Et vous croyez que la parole d’un Indien vaut mieux que celle d’un officier des dragons du roi ?

— Je ne le croyais pas il y a une heure.

— Hem !

Condé prit une pincée de tabac, et enleva avec son mouchoir de dentelle les quelques grains qui étaient tombés sur son pourpoint de velours.

— Vous êtes très fort, monsieur, dit-il en regardant les larges épaules et la poitrine bombée du jeune étranger. Vous êtes du Canada, je présume.

— J’y ai été, monsieur, mais je suis de New-York.

Condé secoua la tête.

— Une île ?

— Non, monsieur, une ville.

— Dans quelle province ?

— Province de New-York.

— La capitale, alors ?

— Non, Albany est la capitale.

— Et comment se fait-il que vous parliez français ?

— Ma mère était de sang français.

— Depuis combien de temps êtes-vous à Paris ?

— Depuis un jour.

— Eh ! Et vous commencez déjà à jeter par les fenêtres les gens du pays de votre mère ?

— Il importunait une jeune fille, monsieur. – Je l’ai invité à cesser, alors il a tiré son épée, et il m’aurait tué si je ne lui avais sauté à la gorge ; sur quoi il a appelé ses hommes à son aide. Pour les tenir au large j’ai juré que je le laisserais tomber dans la rue s’ils faisaient un pas. Cependant, quand je l’ai eu remonté, ils se sont jetés de nouveau sur moi, et je ne sais pas comment cela se serait terminé si ce gentilhomme n’était venu à mon aide.

— Hem ! vous avez bien fait. Vous êtes jeune, mais vous ne manquez pas de ressources.

— J’ai été élevé dans les bois, monsieur.

— S’il y a là-bas beaucoup de gens de votre trempe, mon ami Frontenac pourrait bien avoir fort à faire avant de fonder cet empire dont il parle. Mais qu’avez-vous à dire à cela, capitaine Dalbert ?

— Ordres du roi, Altesse.

— Eh ! vous a-t-il donné l’ordre de molester les jeunes filles ? Je n’ai encore jamais entendu dire que Sa Majesté ait commis le crime de rudoyer une femme.

Il eut un petit rire sec et prit une autre pincée de tabac.

– Les ordres sont, Altesse, d’employer tous les moyens pour amener ces gens à la sainte Église.

— Ma parole, vous m’avez l’air d’un fameux apôtre et d’un joli champion pour une sainte cause, dit Condé en clignant de l’œil d’un air sardonique vers le brutal dragon. Faites sortir vos hommes d’ici, monsieur, et ne vous risquez plus jamais à poser le pied sur ce seuil.

— Mais l’ordre du roi, Altesse !

— Obéissez. Le roi apprendra que je lui ai laissé des soldats et que je retrouve des brigands. Pas un mot de plus, monsieur. Partez. Vous emportez votre honte avec vous, et vous laissez ici votre honneur.

Le vieux beau à l’expression narquoise s’était changé en un instant en un fier soldat au visage sévère et aux yeux pleins de feu. Dalbert s’esquiva devant ce regard, et jetant un ordre bref à ses hommes, ils descendirent l’escalier avec un bruit de grosses bottes et un cliquetis de sabres.

— Altesse, dit le vieux huguenot, en s’avançant et en ouvrant une des portes qui donnaient sur l’escalier, vous avez été en vérité le sauveur d’Israël et la pierre d’achoppement des méchants du jour. Ne voulez-vous pas daigner vous reposer sous mon toit et prendre un verre de vin avant de continuer votre route ?

Condé releva ses épais sourcils en entendant ces expressions bibliques, mais il s’inclina et indiqua d’un geste courtois qu’il acceptait l’invitation.

Il entra donc dans la pièce, dont le luxe magnifique le remplit de surprise et d’admiration.

Avec ses panneaux de chêne poli, son parquet luisant, sa vaste cheminée sculptée et son plafond aux fines moulures, c’était en vérité une chambre qui n’eût pas déparé un palais.

— Ma voiture attend en bas, dit-il, et je ne puis m’arrêter bien longtemps. Il ne m’arrive pas souvent de quitter Chantilly pour venir à Paris, et je remercie la Providence qui, en m’amenant de ce côté, m’a permis de rendre service à un honnête homme. Quand une maison arbore comme enseigne un officier de dragons les talons en l’air, vous avouerez qu’il est difficile de continuer son chemin sans demander ce qui se passe. Mais je crains bien qu’aussi longtemps que vous serez huguenot il n’y ait pas de tranquillité pour vous en France.

— La loi est dure pour nous, en effet.

— Elle sera plus dure encore, si j’en crois les nouvelles qui me parviennent de la cour. Je m’étonne que vous restiez dans ce pays.

— Mon commerce et mon devoir me retiennent ici.

— Ma foi, chacun connaît ses propres affaires. Mais ne pensez-vous pas qu’il serait sage de fuir devant la tempête, eh ?

Le huguenot eut un geste d’horreur.

— Bon ! bon ! Je n’ai pas voulu vous offenser… Et où donc est cette belle jeune fille qui a été la cause de tout ce bruit ?

— Où est Adèle, Pierre ? demanda le marchand au vieux domestique qui apportait sur un plateau d’argent une bouteille ventrue et des verres de Venise.

— Je l’avais enfermée dans ma chambre, maître.

— Et où est-elle maintenant ?

— Me voici, père, dit la jeune fille en entrant et allant entourer de ses bras le cou du vieillard. J’espère que ces méchants hommes ne vous ont pas fait de mal ?

— Non, non, mon enfant, aucun de nous n’a eu de mal grâce à Son Altesse le prince de Condé, que voici.

Adèle leva les yeux et les abaissa de nouveau devant le regard interrogateur et étonné du vieux soldat. Le sang afflua à ses joues, et la fit paraître plus belle encore, avec l’ovale délicat de son visage, ses grands yeux gris et l’ondulation de ses cheveux lustrés dont les chaudes teintes faisaient ressortir la nacre de ses petites oreilles comme deux coquilles, et l’albâtre de son cou et de sa gorge. Condé lui-même, qui avait connu toutes les beautés de trois cours successives pendant soixante ans, resta en extase devant la fille du huguenot.

— Eh ! ma parole ! mademoiselle, vous me faites regretter de ne pouvoir effacer quarante ans de ma vie.

Il s’inclina avec un soupir, ce soupir qui était en vogue quand Buckingham vint aux fiançailles d’Anne d’Autriche et que la dynastie des cardinaux était dans tout son éclat.

— La France se serait difficilement passée de ces quarante ans, Altesse.

— Eh ! eh ! prompte à la riposte aussi ! Votre fille a un esprit qui aurait du succès à la cour, monsieur.

— Dieu nous en préserve, Altesse ! Elle est aussi pure qu’elle est bonne.

— Pardieu, voilà qui n’est guère flatteur pour la cour ! Mais vous devez vous ennuyer, mademoiselle, dans cette grande maison noire, sans autre distraction que le spectacle assez monotone de la rue Saint-Martin. N’aimeriez-vous pas à vous mêler à la belle société, à entendre de douce musique, à voir tout ce qui est riche et beau, à vous vêtir de belles toilettes ?

— Je suis heureuse d’être à côté de mon père partout où il est, répondit la jeune fille, en joignant ses deux mains d’un geste affectueux sur le bras du vieillard. Je ne demande rien de plus que ce que j’ai.

— Je pense que vous feriez bien de regagner votre chambre, Adèle, dit le vieux marchand, car le prince, malgré son âge, avait la réputation de s’intéresser encore aux femmes. Il s’était rapproché de la jeune fille et avait posé sa main parcheminée sur son bras, tandis que ses petits yeux noirs brillaient d’un éclat inquiétant.

— Tut ! tut ! dit-il comme elle se hâtait d’obéir. Vous n’avez rien à craindre pour votre tourterelle, monsieur. L’épervier a les ailes trop lourdes pour fondre sur la proie, quelque tentante qu’elle soit. Mais, en vérité, je vois qu’elle est aussi bonne qu’elle est belle ; elle descendrait tout droit du ciel qu’elle ne pourrait être plus parfaite. Ma voiture attend, messieurs, je vous souhaite une bonne journée.

Et avec une révérence pleine de dignité il sortit à petits pas pressés, de son allure affectée de vieux muscadin. De la fenêtre, Catinat le vit prendre place dans ce même carrosse qui leur avait barré la rue alors qu’ils revenaient de Versailles.

— Par ma foi, dit-il en se retournant vers le jeune Américain, nous devons des remerciements au prince, mais il me semble que nous sommes encore plus obligés envers vous. Vous avez risqué votre vie pour ma cousine, et, sans votre bâton, Dalbert me passait sa rapière au travers du corps. Votre main, monsieur. Il y a des choses qu’un homme n’oublie pas.

— Et vous pouvez le remercier, ajouta le vieux huguenot qui rentrait après avoir accompagné son illustre hôte jusqu’à sa voiture. Il s’est dressé en champion des affligés et en protecteur des faibles. Recevez la bénédiction d’un vieillard, Amos Green, car mon propre fils n’eût pas fait mieux que vous n’avez fait, vous, un étranger.

Mais le jeune homme semblait plus embarrassé de leurs remerciements que de ses aventures précédentes. Le sang monta à son visage aussi lisse que celui d’un jeune garçon et sur lequel deux lèvres bien dessinées et deux yeux vifs indiquaient un caractère plein de fermeté et de résolution.

— J’ai une mère et deux sœurs de l’autre côté de l’eau, dit-il timidement.

— Et vous respectez les femmes pour elles-mêmes.

— Nous respectons toujours les femmes, là-bas. C’est peut-être parce que nous en avons peu. Dans ces vieux pays de ce côté-ci vous n’avez pas appris ce que c’est que d’être privé d’elles. J’ai passé des mois près des lacs à chasser les fourrures, menant la vie d’un sauvage dans les wigwams des Iroquois et des Algonquins, accroupis comme des crapauds autour de leurs feux, ignorant ce que c’est que causer et vivre. Puis quand je revenais à Albany, où ma famille habitait alors, et que j’entendais mes sœurs chanter en s’accompagnant sur l’épinette, et que ma mère nous parlait de la France, de sa jeunesse et de tout ce que les siens avaient souffert pour ce qu’ils croyaient être le bien, alors j’ai senti ce que c’est qu’une femme, et comment elle sait extraire de l’âme de l’homme tout ce qu’il y a de plus pur et de meilleur.

— En vérité, les femmes doivent de la reconnaissance à un jeune homme qui est aussi éloquent qu’il est brave, dit Adèle Catinat qui, debout dans l’ouverture de la porte, avait entendu la fin de la phrase.

Il s’était oublié un instant et avait parlé librement et avec chaleur. Mais à la vue de la jeune fille, il se reprit à rougir et il baissa les yeux.

— J’ai passé une grande partie de ma vie dans les bois, dit-il, et là on parle si peu qu’on finit par en perdre l’habitude. C’est pour cela que mon père m’a fait venir en France, car il ne voulait pas que je ne fusse qu’un simple trappeur et commerçant.

— Et combien de temps comptez-vous rester à Paris ? demanda l’officier.

— Jusqu’à ce qu’Ephraïm Savage vienne me chercher.

— Qui est Ephraïm Savage ?

— Le capitaine du Golden Rod.

— C’est votre navire ?

— Le navire de mon frère. Il était chargé pour Bristol et maintenant il est à Rouen, d’où il retourne à Bristol. Puis il reviendra à Rouen, et Ephraïm Savage viendra me chercher à Paris et je repartirai avec lui.

— Et comment trouvez-vous Paris ?

Le jeune homme sourit.

— On m’avait dit avant mon départ que c’était une ville très animée, et d’après le peu que j’en ai vu ce matin je pense que c’est l’endroit le plus animé que j’aie jamais vu.

— Par ma foi, dit Catinat, vous avez descendu cet escalier d’une manière très animée, tous les quatre, avec cette horloge hollandaise devant vous et ce tas de fer et de bois derrière. Et vous n’avez encore rien vu de la ville ?

— Rien que ce que j’en ai aperçu hier soir en venant. C’est un lieu étonnant, mais je suffoquais à cause du manque d’air. New-York est une grande cité. On dit qu’il y a bien trois mille habitants à New-York, et qu’ils pourraient fournir quatre cents soldats, bien que j’ai peine à le croire. Et pourtant, de toutes les parties de la cité on peut voir l’œuvre de Dieu : les arbres, le vert de l’herbe et l’éclat du soleil sur la baie et les fleuves. Mais ici c’est la pierre et le bois, et le bois et la pierre, de quelque côté que vous regardiez. Il faut que vous soyez singulièrement forts et vigoureux pour conserver votre santé dans un pareil lieu.

— Nous pensons plutôt que c’est vous qui devez être forts et vigoureux, vivant ainsi au milieu des forêts et sur les fleuves, dit la jeune fille. Mais comment faites-vous pour vous diriger dans ces immenses plaines désertes où il n’y a personne pour vous guider ?

— Et vous-mêmes, comment faites-vous pour retrouver votre chemin parmi ces milliers de maisons ? Pour moi, je souhaite que la nuit soit claire.

— Pourquoi cela ?

— Afin de voir les étoiles.

— Qu’avez-vous besoin des étoiles ?

— C’est que si je vois les étoiles je suis sûr de retrouver cette maison. Dans le jour je puis prendre mon couteau et faire des marques sur le montant des portes en passant, car il me serait peut-être difficile de suivre la trace avec un si grand nombre de gens passant et repassant qui risquent de me la faire perdre.

Catinat partit d’un nouvel éclat de rire.

— Par ma foi, vous vous apercevrez que Paris est plus animé que jamais si vous vous avisez de marquer votre passage sur le montant des portes comme vous le feriez sur les arbres d’une forêt. Mais peut-être vaut-il mieux que vous ayez d’abord un guide. C’est pourquoi si vous avez deux chevaux de disponibles dans votre écurie, mon oncle, nous pourrions, notre ami et moi, retourner jusqu’à Versailles, car mon tour de service va bientôt revenir. Il pourrait y passer quelques jours avec moi, s’il veut bien partager l’installation sommaire d’un soldat, et voir un autre spectacle que celui que peut lui offrir la rue Saint-Martin. Qu’en dites-vous, monsieur Green ?

— Je serai enchanté de sortir en votre compagnie si nous pouvons laisser tout le monde en sûreté ici.

— Oh ! ne craignez rien, dit le huguenot. L’ordre du prince de Condé est une sûre protection pour longtemps encore. Je vais dire à Pierre de seller les chevaux.

— Et je vais profiter du peu de temps dont je dispose, dit le mousquetaire en allant rejoindre Adèle dans l’embrasure de la fenêtre.