Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 285-292).

CHAPITRE XXV

PREMIÈRES VICTIMES

Pendant deux jours, le Golden Rod resta pris par le calme au large du cap la Hague. Le matin du troisième jour, cependant, une bonne brise s’éleva de l’est, et, bientôt, la terre ne fut plus qu’une ligne vague qui se confondait avec les nuages amoncelés à l’horizon. Libres maintenant sur le vaste Océan, les fugitifs commençaient à respirer.

— J’ai peur pour mon père, Amaury, dit Adèle, tandis qu’ils se tenaient ensemble appuyés contre le bastingage, les yeux fixés à l’horizon sur le petit nuage qui marquait la position de cette France qu’ils ne devaient plus revoir.

— Mais il est hors de danger, maintenant.

— Il est à l’abri des lois cruelles, mais je crains qu’il ne voie jamais la terre promise.

— Que voulez-vous dire, Adèle ? Mon oncle est vigoureux et plein de santé.

— Ah ! Amaury, son cœur avait ses racines dans la rue Saint-Martin ; à son âge on ne résiste guère aux douleurs de l’exil.

— Bah ! il s’habituera à sa nouvelle vie.

— Dieu le veuille ! Mais je crains qu’il ne soit trop vieux pour supporter un tel changement. Je le crois frappé au cœur. Il reste des heures entières à regarder du côté de la France, avec des larmes qui lui coulent sur les joues. Et ses cheveux, encore gris la semaine dernière, sont maintenant tout blancs.

Catinat aussi avait remarqué que le corps robuste du vieux huguenot s’était affaissé, que les lignes se creusaient plus profondes sur son visage sévère, et que sa tête tombait plus lourdement sur sa poitrine. Il s’apprêtait à calmer les craintes d’Adèle en lui disant que la traversée le remettrait, quand la jeune fille poussa un cri de surprise en tendant le doigt vers un point de la mer, à l’arrière du navire.

— Regardez ! cria-t-elle, il y a quelque chose qui flotte là-bas, sur la crête d’une vague.

En même temps, Amos Green avait suivi la direction du bras de la jeune fille et avait cherché à voir ce qui attirait son attention.

— Capitaine Éphraïm Savage, il y a un canot là-bas, par tribord arrière.

Le marin saisit sa lunette et l’appuya sur le porte-haubans.

— Oui, dit-il, c’est un canot, mais il est vide ; il doit venir de la côte, et a été probablement entraîné à la dérive. Mettez la barre au vent, monsieur Tomlinson, j’ai justement besoin d’une embarcation.

Une minute plus tard, le Golden Rod avait viré de bord et courait vers le point noir qui continuait à danser sur les vagues. Comme ils s’en approchaient, ils purent voir quelque chose qui pendait en dehors du bordage.

— C’est une tête d’homme ! s’écria Amos Green.

— Je pense, dit le capitaine Savage, que vous feriez bien de faire descendre la jeune fille dans la cabine.

Au milieu d’un silence solennel, ils accostèrent le canot.

C’était une petite embarcation d’une douzaine de pieds, très large pour sa longueur, et si plate qu’elle avait été faite évidemment pour la navigation en rivière. Sous les bancs gisaient trois personnes : un homme, vêtu comme un artisan respectable, une femme appartenant à la même classe et un petit enfant d’environ un an. La barque était à moitié remplie d’eau ; l’enfant et la femme étaient étendus la face sur le fond. L’homme gisait sur le dos, le visage terreux, le menton pointant vers le ciel, les yeux tout blancs, la bouche grande ouverte, montrant une langue fripée comme une feuille sèche. À l’avant, ramassé en tas sur lui-même, tenant un aviron dans sa main crispée, était un tout petit homme vêtu de noir ; sa tête reposait sur un livre ouvert ; une de ses jambes se dressait raide au-dessus du bordage, le talon engagé dans le porte-avirons. Tel était l’étrange groupe ballotté sur les longues vagues vertes de l’Atlantique.

Le Golden Rod mit un canot à la mer, et les malheureux naufragés furent bientôt transportés sur le pont. On ne trouva pas la moindre trace de vivres, ni aucun autre objet que la rame et la bible ouverte sur laquelle s’écrasait le visage du petit homme en noir. L’homme, la femme et l’enfant étaient morts depuis un jour au moins. On dut les immerger avec les courtes prières usitées sur les mers. Il avait semblé d’abord que le petit homme à la bible fût mort, lui aussi, mais Amos perçut un faible battement du cœur, en même temps qu’une légère buée ternissait le verre présenté devant sa bouche. Ils l’enveloppèrent dans une couverture chaude et l’étendirent au pied du mât ; le second lui introduisit de force dans la gorge quelques gouttes de rhum et se mit à le frictionner vigoureusement, si bien que la faible étincelle de vie qui était encore en lui se ranima. Pendant ce temps, Éphraïm Savage avait fait monter sur le pont les deux prisonniers qu’il tenait dans sa cale. Ils avaient un air tout déconfit quand ils émergèrent du panneau, avec leurs yeux clignotant dans la lumière du jour dont ils avaient été privés si longtemps.

— Vous m’excuserez, capitaine, dit le marin ; mais, vous comprenez, il fallait vous emmener ou nous laisser emmener par vous. Or, on m’attend de l’autre côté, là-bas, à Boston, et réellement je n’avais pas le temps de m’attarder.

L’officier haussa les épaules, et garda le silence.

— Que préférez-vous ? poursuivit Éphraïm, venir avec nous en Amérique ou retourner en France ?

— Retourner en France, si je puis retrouver mon chemin. Oh ! il faut que je retourne en France, ne serait-ce que pour dire un mot à cet idiot de canonnier !

— Il a fait tout ce qu’il a pu, mais nous avons jeté un seau d’eau sur sa mèche et sur sa poudre ; alors, vous comprenez… Mais voilà la France là-bas, ce nuage épais. Il y a un canot le long du bord, vous pouvez le prendre.

— Mon Dieu, quel bonheur ! Caporal Lemoine, venez, partons sur-le-champ.

— Attendez ! A-t-on jamais vu un homme s’embarquer ainsi. Monsieur Tomlinson, jetez dans ce canot un baril d’eau, avec une boîte de conserves et un paquet de biscuits. Hiram Jefferson, apportez deux avirons. Vous aurez à nager sans perdre de temps avec ce vent dans la figure, mais vous serez là-bas demain soir ; le temps est au fixe.

Les deux Français furent bientôt pourvus de tout ce qui leur était nécessaire, et ils poussèrent au large, salués par les cris de bon voyage ! Le hunier de misaine fut remis en place, et le Golden Rod tourna son beaupré vers l’ouest. Pendant plusieurs heures ils purent apercevoir le canot dansant sur la crête des vagues ; mais il disparut peu à peu, et avec lui se perdit le dernier maillon de la chaîne qui les reliait au monde qu’ils laissaient derrière eux.

Cependant, l’homme accoté contre le mât avait remué les paupières et ouvert les yeux.

Le vieux Catinat avança vivement et, s’agenouillant, il appuya la tête du naufragé sur son bras.

— C’est un des fidèles ! s’écria-t-il, c’est un de nos pasteurs. Le Seigneur envoie sa bénédiction sur notre voyage.

Mais l’homme sourit doucement et secoua la tête :

— Je crains bien de ne pas faire ce voyage avec vous, car le Seigneur m’appelle pour un voyage plus lointain. Je suis, en effet, le pasteur du temple d’Isigny, et quand j’ai appris l’ordre du méchant roi, je me suis embarqué avec deux des fidèles, espérant atteindre l’Angleterre. Mais le premier jour une vague a emporté une de nos rames et tout ce qui était dans la barque : notre pain, notre baril d’eau ; et nous restâmes sans autre espoir qu’en Lui. Et alors, il nous appela à Lui l’un après l’autre : d’abord l’enfant, puis la femme et puis l’homme, et je restai seul, mais je sens que mes heures sont comptées. Et puisque vous êtes aussi des fidèles, ne puis-je vous être utile avant que je parte ?

Le marchand secoua la tête et, soudain, une pensée lui traversa l’esprit, et son visage s’illuminant de joie, il courut vers Amos et lui dit quelques mots à l’oreille. Amos sourit et se dirigea vers le capitaine, qui s’empressa de faire appeler Catinat.

À peine lui eurent-ils fait part de leur idée que le jeune homme sauta de joie et descendit trouver Adèle dans sa cabine. Celle-ci tressaillit et rougit en détournant son visage ému, mais cette émotion était de la joie aussi. Et comme le temps pressait, et que sur la mer solitaire s’offrait l’homme qui pouvait réaliser leurs projets, si longtemps caressés, ils se trouvèrent, l’homme au cœur courageux et la femme au cœur pur, agenouillés devant le pasteur moribond, qui leva son bras amaigri pour une bénédiction et murmura faiblement les paroles sacrées qui devaient les unir pour toujours.

La scène avait de quoi impressionner tous ceux qui en furent témoins. Les mâts jaunis, les voiles gonflées et, dans ce décor instable autant que singulier, la face émaciée et les lèvres craquelées de l’officiant, les traits sérieux et attristés du vieux marchand, agenouillé et soutenant le pasteur moribond, Catinat dans son uniforme bleu déjà fané et sali, le capitaine Savage avec son visage de chêne tourné vers les nuages, et Amos Green, les mains dans les poches et une lueur de joie dans ses yeux bleus. Derrière eux, enfin, la longue silhouette de Tomlinson, le second, et le petit groupe de marins de la nouvelle Angleterre avec leurs chapeaux en feuille de palmier et leurs figures graves et bronzées.

La touchante cérémonie terminée, Catinat et sa jeune femme s’accoudèrent ensemble près des haubans, suivant des yeux la course interminable des vagues vertes.

— Tout cela est étrange, dit Adèle, et l’avenir semble pour nous aussi vague et aussi sombre que ces nuages qui s’amassent devant nous.

— Si cela dépend de moi, votre avenir sera aussi gai et aussi brillant que le soleil qui étincelle sur la crête de ces vagues. Le pays qui nous a chassés est loin derrière nous, mais il y a de l’autre côté, là-bas, un autre pays plus beau, et chaque souffle de vent nous en rapproche davantage. La liberté nous y attend, et nous emportons avec nous la jeunesse et l’amour ? Que nous faut-il de plus ?

Le soleil avait disparu derrière la ligne de l’horizon, le crépuscule avait fait place à la nuit, et les étoiles brillaient dans le ciel au-dessus de leurs têtes. Mais avant que ces étoiles se furent de nouveau évanouies à l’occident, le petit pasteur d’Isigny avait trouvé le repos à bord du Golden Rod.