Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 275-284).


CHAPITRE XXIV

LE DÉPART DU GOLDEN ROD

Les fugitifs avaient pu devancer la nouvelle de la révocation de l’édit, grâce à leur prompte décision. Lorsqu’ils passèrent à Louviers au petit jour ils virent un cadavre nu sur un tas de fumier, et un garde de nuit leur apprit que c’était celui d’un huguenot mort impénitent, mais la chose était assez commune et ne signifiait pas qu’aucun changement eût été apporté dans la loi. À Rouen tout était tranquille, et le soir même Éphraïm Savage avait embarqué ses amis et le peu qu’ils avaient pu sauver à bord de sa brigantine, le Golden Rod. C’était un petit navire de soixante-dix tonnes au plus, mais il offrait un refuge jugé suffisant à l’époque où tant de gens s’aventuraient en mer dans de simples barques non pontées, préférant affronter la colère des éléments plutôt que celle du roi.

L’ancre levée, le Golden Rod s’abandonna au courant du fleuve.

Le vent soufflant de l’est, on marcha bon train toute la nuit.

Lorsque les premiers rayons du soleil parurent, le fleuve s’élargit, les rives s’éloignèrent de chaque côté.

Éphraïm huma la brise marine et se mit à arpenter vivement le pont. Le veut, était tombé, mais il y en avait encore suffisamment pour les emporter doucement.

Le vieux Catinat s’était accoudé à la lisse du navire et levait ses yeux attristés sur le fleuve empourpré par le soleil levant, la route aux mille détours qui allait vers Paris. Adèle l’avait rejoint et, sans penser un instant aux dangers et aux épreuves que l’avenir pouvait lui réserver, elle avait pris les mains du vieillard et lui murmurait des mots d’affection et d’encouragement.

— Nous sommes toujours dans la main de Dieu, murmura-t-il, mais c’est une chose terrible, Adèle, de sentir l’étreinte de ses doigts.

— Venez avec moi, oncle, dit Amaury en passant son bras sous celui du vieillard. Il y a longtemps que vous n’avez pris de repos. Et vous, Adèle, je vous en prie, allez dormir, ma pauvre chérie, car le voyage a été pénible. Allez pour me faire plaisir, et quand vous vous réveillerez la France et vos peines seront loin derrière vous.

Quand le père et la fille eurent quitté le pont, Catinat se dirigea vers l’arrière où se trouvaient Amos Green et le capitaine.

— Je suis heureux qu’ils soient descendus, Amos, dit-il, car je crains que nous ne soyons pas au bout de nos difficultés.

— Comment cela ?

— Voyez cette route blanche qui longe la rive droite du fleuve. Deux fois déjà depuis une demi-heure j’ai aperçu des cavaliers allant au grand galop de leurs chevaux. Ils allaient vers cette ville que vous voyez là-bas, avec ses clochers pointus : c’est Honfleur. Il ne peut y avoir que des messagers du roi à galoper aussi follement à pareille heure. Tenez, regardez, en voilà un troisième.

Sur la ligne blanche qui serpentait à travers les prairies vertes on pouvait distinguer un point noir, qui se mouvait avec rapidité, disparaissait derrière un bouquet d’arbres et reparaissait de nouveau, filant dans la direction de la ville. Le capitaine Savage prit sa lunette et la dirigea sur le cavalier.

— Oui, oui, dit-il, après un court examen. C’est un soldat, il n’y a pas de doute. Je vois l’éclat du sabre qu’il porte à bâbord. Je crois que le vent va se lever. Avec un peu de brise, nous pouvons montrer notre tableau d’arrière à n’importe quel navire dans les eaux françaises, mais une galère nous aurait bientôt rejoints.

Catinat, bien qu’il parlât peu l’anglais, avait cependant appris en Amérique à le comprendre suffisamment.

— Je crains que nous ne causions des ennuis à ce brave capitaine, dit-il, et que la perte de son navire et de sa cargaison ne soit sa récompense de nous avoir accueillis si amicalement. Demandez-lui s’il n’aime pas mieux nous débarquer sur la rive droite, là-bas, au nord. Avec notre argent, nous pourrions gagner les Pays-Bas.

Éphraïm Savage regarda son passager avec des yeux empreints de pitié :

— Jeune homme, dit-il, je vois que vous comprenez ce que je dis. Vous saurez que, quand je me suis mis en tête de faire une chose, je la fais. Tous ceux qui ont navigué avec moi vous le diront. J’assure ma barre, et je tiens le cap droit sur ma route aussi longtemps que Dieu veut bien me laisser faire. Vous comprenez ? Nous arrivons par le travers de cette ville, et, dans dix minutes, nous saurons si nous avons quelque chose à craindre.

Cependant, des lambeaux de nuages couraient rapidement dans le ciel bleu, et le capitaine les suivait maintenant des yeux, de l’air d’un homme qui cherche mentalement la solution d’un problème. Ils se trouvaient en face de Honfleur, à environ un mille de la côte. Plusieurs schooners et quelques bricks étaient à l’ancre dans le port, et tout une flotte de barques de pêche aux voiles brunes couraient des bordées pour gagner l’entrée de la jetée. Tout, d’ailleurs, était calme sur le quai et sur la demi-lune, au-dessus de laquelle flottait le pavillon blanc aux fleurs de lis dorées. Ils s’étaient approchés à moins d’un quart de mille du petit fort et avaient viré de bord ; la brise, qui avait fraîchi un peu, les poussait vivement vers le large. Catinat, à l’arrière du navire, examinait la terre, et il commençait déjà à penser que ses craintes étaient sans fondement, quand, tout à coup, il vit quelque chose qui les fit renaître plus vives que jamais.

Une grande barque noire venait de tourner le coin du môle, manœuvrée par dix paires de rames de chaque côté qui faisaient un cercle d’écume tout autour d’elle. Une petite flamme blanche flottait à l’arrière, et les rayons du soleil faisaient miroiter le cuivre d’une lourde caronade placée à l’avant. C’était une galère bondée d’hommes, et les scintillements que le soleil allumait dans leurs rangs indiquaient qu’ils étaient armés jusqu’aux dents. Le capitaine dirigea sa lunette sur le bateau et allongea les lèvres en branlant la tête ; puis, il regarda de nouveau les nuages.

— Trente hommes, dit-il, et ils font trois brasses pendant que nous en faisons deux. Vous, monsieur, enlevez-moi cet habit bleu, ou nous pourrions avoir des ennuis. Le Seigneur veillera les siens, pourvu qu’ils se gardent de faire des sottises. Ouvrez-moi ces écoutilles, Tomlinson… Bien… Où sont Jim Sturt et Hiram Jefferson ? Qu’ils se tiennent prêts à les refermer à mon coup de sifflet. La barre à tribord et vent arrière tant que nous pourrons tenir. Maintenant, Amos, et vous Tomlinson, venez ici, j’ai un mot à vous dire.

Les trois hommes restèrent en consultation à l’arrière, se retournant de temps en temps pour jeter un coup d’œil sur la galère qui leur donnait la chasse et qui les gagnait rapidement de vitesse.

Déjà on pouvait distinguer les figures des soldats assis à l’arrière, et le feu de la mèche que le canonnier tenait à la main.

— Holà ! cria un officier, et il ajouta en excellent anglais : « Mettez en panne ou nous tirons. »

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? cria Éphraïm Savage, d’une voix qu’on aurait entendue du rivage.

— Nous venons, au nom du roi, pour chercher un groupe de huguenots qui se sont embarqués à Rouen sur votre navire.

— Brassez le hunier de misaine et mettez en panne, commanda le capitaine. Une échelle le long du bord maintenant et vivement. Là, nous voilà prêts à les recevoir.

La manœuvre fut exécutée, et le navire resta immobile, se levant et plongeant avec la vague. La galère vint se ranger le long du bord, son canon de cuivre pointé sur la brigantine, et les soldats, le doigt appuyé sur la détente de leurs mousquets, prêts à ouvrir le feu. Ils haussèrent les épaules en souriant quand ils virent que leurs seuls adversaires étaient trois hommes sans armes, debout à l’arrière. L’officier, un jeune homme à la moustache raide comme celle d’un chat, grimpa vivement sur le pont, son épée à la main.

— Montez avec moi, vous deux, commanda-t-il ; sergent, restez-là, au haut de l’échelle, et amarrez à ce taquet. Vous autres, en bas, ouvrez l’œil et tenez-vous prêts à faire feu. Vous, caporal, Lemoine, venez avec moi. Qui est le capitaine de ce navire ?

— C’est moi, dit Éphraïm Savage, d’un ton de soumission.

— Vous avez trois huguenots à bord ?

— Des huguenots ! Je ne sais pas. J’ai vu qu’ils avaient hâte de partir et, du moment qu’ils payaient leur passage, le reste n’était pas mon affaire. Il y a un vieillard, sa fille, et un jeune homme de votre âge, avec une sorte de livrée.

— Un uniforme, monsieur ! L’uniforme des gardes du roi. Ce sont ceux que nous venons chercher.

— Et vous voulez les emmener avec vous ?

— Bien certainement.

— Pauvres gens ! Je suis peiné pour eux.

— Moi aussi ! Mais les ordres sont les ordres, et je dois les exécuter.

— Je comprends. Eh bien, le vieillard est en bas, il dort dans son cadre. La jeune fille est dans une cabine. L’autre est couché là, dans la cale, où nous avons été obligés de le loger, car il n’y a pas de place ailleurs.

— Couché ! Ce que nous avons de mieux à faire c’est de le prendre par surprise.

— Mais croyez-vous que vous puissiez vous risquer à le faire seul ? Il n’a pas d’armes, c’est vrai, mais il m’a l’air d’un gaillard assez vigoureux. Vous pourriez faire monter une vingtaine de vos hommes.

L’officier réfléchit un instant, mais la remarque du capitaine avait piqué son amour-propre.

— Venez avec moi, caporal, dit-il.

— Descendez l’échelle et allez droit devant vous. Il est là, entre deux balles de drap, dit Éphraïm Savage, avec un sourire qui se jouait sur les coins de sa bouche.

Le vent sifflait maintenant dans le gréement, et les haubans résonnaient comme les cordes d’une harpe. Amos Green alla, nonchalamment, se poster auprès du sergent français qui gardait l’échelle, tandis que Tomlinson, le second, un seau d’eau à la main, échangeait quelques remarques en mauvais français avec l’équipage de la galère.

L’officier descendit avec précaution l’échelle qui conduisait dans la cale, suivi du caporal, et la tête de celui-ci était juste au niveau du pont lorsque l’autre atteignit le dernier échelon. Aperçut-il quelque chose sur le visage d’Éphraïm Savage ou eut-il peur en se trouvant dans l’obscurité ? Toujours est-il qu’un soupçon lui traversa l’esprit.

— Remontez, caporal, cria-t-il, remontez, il vaut mieux que vous restiez en haut.

— Et moi je trouve que vous êtes mieux en bas, dit le puritain, qui comprit le geste de l’officier.

Posant la semelle de sa botte à plat sur la poitrine du soldat, il l’envoya rouler avec l’échelle sur l’officier. En même temps, il donnait un coup de sifflet et, en un instant, le panneau fut remis en place et solidement assuré par des barres de fer.

Le sergent s’était retourné vivement au bruit du panneau retombant ; mais Amos Green, qui guettait son mouvement, le prit à bras le corps et le jeta à la mer. Au même moment, un coup de hache coupa l’amarre, le hunier fut remis en place et un seau d’eau salée inonda le canonnier, éteignant sa mèche et mouillant l’amorce de l’arme. Une grêle de balles siffla à travers les manœuvres du navire, mais sans lui faire d’autre mal que quelques éraflures dans sa coque, car le bateau dansait sur les vagues et il était impossible aux soldats de viser. Le brick filait maintenant, poussé par une bonne brise qui gonflait ses voiles. La caronade fit feu à la fin, et cinq petites déchirures dans le hunier montrèrent que la charge de mitraille avait porté trop haut. Un second coup ne l’atteignit même pas. Une demi-heure plus tard, un petit point noir à l’horizon était tout ce que l’on pouvait apercevoir de la galère de Honfleur. La côte basse de Normandie s’effaça bientôt à son tour : le Golden Rod était en pleine mer. Le capitaine Éphraïm Savage se promenait toujours sur le pont, le visage aussi sévère que jamais, mais une petite lueur dansait dans le coin de son œil gris.

— Je savais que le Seigneur veillerait sur les siens, dit-il d’un ton satisfait. Nous sommes bien en route, maintenant, et nous n’avons plus un bout de terre entre nous et les trois collines de Boston. Vous devez en avoir assez des vins français, Amos. Descendez, et goûtez un peu de vraie double bière de Boston.