Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 99-107).

CHAPITRE VIII

LE NOUVEL ASTRE

Les appartements occupés par la dame qui avait déjà pris une si haute place à la cour de France étaient aussi humbles que pouvait l’être sa situation à l’époque où ils lui avaient été attribués ; mais, avec ce tact rare et cette modestie qui formaient les traits principaux de son remarquable caractère, elle n’avait en rien changé sa façon de vivre, lorsque la prospérité était venue, et elle se gardait de provoquer l’envie et la jalousie en faisant étalage de richesse et de puissance. Tout au bout d’une des ailes du palais, loin des salons royaux, étaient deux ou trois petites chambres sur lesquelles les yeux de la cour d’abord, de la France ensuite, et finalement du monde entier, devaient un jour se tourner. C’était là que la pauvre veuve du poète Scarron avait été reléguée lorsque Mme  de Montespan l’avait appelée à la cour comme gouvernante des enfants du roi ; c’est là qu’elle habitait encore maintenant qu’elle avait ajouté à son nom de Françoise d’Aubigné le titre de marquise de Maintenon, avec la pension et le fief que lui avait accordés la faveur royale. C’est là que, chaque jour, le roi venait passer quelques heures, trouvant dans la conversation d’une femme intelligente et vertueuse un charme et un plaisir qu’aucun des beaux esprits de sa cour n’avait été capable de lui procurer ; c’est là qu’il fallait chercher la source d’où coulait le courant d’idées et de tendances si soigneusement étudié et si attentivement suivi par tous ceux qui voulaient se maintenir en faveur auprès du roi. Elle était bien simple, la politique de la cour. Si le roi s’adonnait à la dévotion, chacun prenait son missel et son rosaire. S’il se tournait vers la débauche, il fallait se montrer plus débauché que lui. Mais malheur à l’homme qui se laissait aller à la débauche quand il aurait dû se confesser et prier, ou qui montrait un visage triste lorsque celui du roi était riant.

Le jeune mousquetaire avait à peine échangé quelques paroles avec cette puissante dame, car elle se plaisait à s’isoler, et n’apparaissait guère à la cour qu’aux heures des dévotions. Ce fut donc avec un sentiment d’inquiétude et de curiosité mêlées, qu’il suivit la confidente dans le labyrinthe de corridors et de galeries où l’art et la richesse avaient été prodigués d’une main si libérale. La jeune fille s’arrêta devant la porte de la chambre et se tourna vers son compagnon.

— Madame désire vous parler au sujet de ce qui s’est passé ce matin, dit-elle. Je vous conseillerai de ne rien dire de votre religion, car c’est la seule chose sur laquelle elle soit inflexible.

Elle leva le doigt pour donner une plus grande force à cet avis et, après avoir frappé à la porte, elle l’ouvrit.

— Je vous amène le capitaine Catinat, dit-elle.

— Faites-le entrer.

La voix était ferme et cependant elle avait un timbre doux et musical. Catinat obéit à cet ordre, et se trouva dans une chambre guère plus grande ni plus luxueusement meublée que celle qui lui était allouée à lui-même. Néanmoins, il y régnait une élégance et une propreté scrupuleuse, qui dénotaient la main d’une femme de goûts raffinés. Le mobilier, de cuir estampé, le tapis de la Savonnerie, les tableaux d’un art exquis représentant des scènes religieuses et des sujets sacrés, les tapisseries simples et de bon goût, tout laissait une impression à demi religieuse, à demi féminine, mais très douce. À la vérité, la lumière tamisée et atténuée, la haute statue blanche de la Vierge dans une niche, avec une lampe rouge brûlant devant elle, le prie-Dieu en chêne avec le missel à tranches rouges posé sur son appui donnaient à cette pièce l’apparence d’une chapelle privée plutôt que d’un boudoir.

De chaque côté de la cheminée vide, était un petit fauteuil de velours vert, l’un pour Madame, l’autre réservé au roi. Sur un petit guéridon placé entre les deux sièges, étaient son panier à ouvrage et sa tapisserie. La dame elle-même était assise à l’autre bout de la pièce, tournant le dos à la lumière, quand le jeune officier entra.

C’était sa place favorite et, cependant, il y avait peu de femmes de son âge qui eussent moins de raisons de craindre le soleil. Ses habitudes de vie active lui avaient laissé une peau délicate et veloutée qu’eût pu envier n’importe quelle jeune beauté de la cour. Elle avait un port, de reine plein de grâce, des gestes et une pose d’une dignité naturelle, et sa voix, comme nous l’avons dit déjà, avait des inflexions douces et mélodieuses. Ses traits étaient nobles plutôt que beaux, d’une pureté de lignes classique, avec un front large et blanc ; sa bouche ferme exprimait une sensibilité délicate, et elle avait de grands yeux gris sérieux et calmes au repos, mais capables de traduire toutes les émotions de son âme, depuis le gai scintillement de la bonne humeur, jusqu’au rapide éclair de la colère. Une haute sérénité était cependant l’expression maîtresse de ses traits et, en ceci, elle présentait un contraste frappant avec sa rivale, dont le beau visage reflétait toujours l’émotion du moment, un instant clair et radieux, l’instant d’après assombri, comme un coin de ciel par un temps incertain.

Mme  de Montespan l’emportait en esprit et en vivacité, mais le bon sens et l’intelligence mieux assise de la plus âgée des deux femmes pouvaient bien, en fin de compte, se trouver la meilleure arme. Catinat n’avait pas eu le temps de noter tous ces détails. Il se sentait simplement en présence d’une très belle femme dont les grands yeux pensifs étaient fixés sur lui, lisant ses pensées, comme personne ne les avait encore lues.

— Je pense que je vous ai déjà vu, monsieur, n’est-ce pas ?

— Oui, madame. J’ai eu l’honneur de vous accompagner une fois ou deux, bien que je n’aie pas eu la bonne fortune de vous adresser la parole.

— Ma vie est si calme et si retirée que je crains bien que ce qu’il y a de meilleur et de plus digne à la cour ne me soit inconnu. C’est le malheur d’un tel lieu, que le mal se présente de lui-même aux yeux et qu’on ne puisse l’ignorer, tandis que le bien se cache dans sa modestie, de sorte que parfois on ose à peine espérer l’y rencontrer. Vous avez déjà servi ?

— Oui, madame. Dans les Pays-Bas, sur le Rhin, et au Canada.

— Au Canada ! Ah ! quelle ambition plus noble pourrait avoir une femme que de faire partie de cette douce congrégation de sœurs fondée par la bienheureuse Marie de l’Incarnation, et la sainte Jeanne Le Ber à Montréal ? Quel bonheur d’être une de ces saintes femmes qui n’interrompent leur œuvre bénie de la conversion des païens que pour se consacrer au devoir plus précieux encore de rendre la santé et la force à ces champions de Dieu blessés dans la bataille contre Satan.

Ces paroles enthousiastes sonnaient étrangement aux oreilles de Catinat qui connaissait bien l’existence misérable et terrible que menaient ces sœurs toujours menacées de la misère, de la faim, et du couteau à scalp, et il se demandait comment cette femme qui avait à ses pieds tous les biens de la terre pouvait envier ainsi leur sort.

— Ce sont d’admirables femmes, dit-il brièvement, se souvenant du conseil de Mlle  Nanon, et craignant de s’engager sur un terrain dangereux.

— Et sans doute vous avez eu le bonheur de voir le saint évêque Laval ?

— Oui, madame, j’ai vu l’évêque Laval.

— Et je pense que les Sulpiciens tiennent bon contre les Jésuites ?

— On m’a dit, madame, que les Jésuites étaient les plus forts à Québec, et les autres à Montréal.

— Et qui est votre directeur, monsieur ?

Catinat sentit qu’il ne pouvait plus se dérober.

— Je n’en ai pas, madame.

— Hélas ! c’est une chose trop commune de se passer d’un directeur et, pourtant, je ne sais pas comment je pourrais guider mes pas dans le chemin difficile que je parcours, si je n’en avais un. Qui est donc votre confesseur ?

— Je n’en ai pas. J’appartiens à la religion réformée.

La dame eut un geste d’horreur, sa bouche se pinça et son œil se durcit.

— Quoi, à la cour même, s’écria-t-elle, et jusque auprès de la personne du roi !

Catinat était assez indifférent aux questions de foi, et tenait à sa religion plutôt par tradition de famille que par une forte conviction, mais il fut blessé dans son amour-propre de se voir considéré comme s’il avait avoué un vice répugnant.

— Vous vous rappellerez, madame, dit-il sévèrement, que non seulement des membres de ma religion ont loyalement défendu le trône de France, mais s’y sont même assis.

— Dieu l’a permis pour ses sages desseins, et personne ne doit mieux le savoir que moi, dont le grand-père Théodore d’Aubigné a tant fait pour placer une couronne sur la tête du grand Henry. Mais les yeux d’Henry s’ouvrirent avant que sa fin arrivât, et je prie, oh ! de tout mon cœur, je prie qu’il en soit de même des vôtres.

Elle se leva et, se jetant à genoux sur son prie-Dieu, elle cacha son visage dans ses mains pendant quelques minutes, pendant lesquelles l’objet de ses dévotions resta quelque peu embarrassé au milieu de la chambre, ne sachant trop s’il devait regarder cette attention comme une insulte ou comme une faveur. Un coup frappé à la porte ramena la dame dans ce monde, et sa dévouée confidente apparut dans l’entre-bâillement de la porte.

— Le roi est dans le vestibule, madame, dit-elle. Il sera ici dans cinq minutes.

— Très bien. Tenez-vous dehors, et faites-moi savoir quand il viendra. Et maintenant, monsieur, continua-t-elle quand ils furent de nouveau seuls, vous avez remis mon billet au roi ce matin ?

— Oui, madame.

— Et, à ce que je comprends, l’entrée au grand lever a été refusée à Mme  de Montespan ?

— C’est exact, madame.

— Mais elle a attendu le roi dans la galerie.

— Oui, madame.

— Et elle lui a arraché la promesse qu’il la verrait aujourd’hui ?

— Oui, madame.

— Je ne voudrais pas vous obliger à me faire une confidence qui pourrait vous paraître une infraction à votre devoir. Mais je lutte en ce moment contre un terrible ennemi et pour une grande cause. Me comprenez-vous ?

Catinat s’inclina.

— Alors qu’est-ce que je veux dire ?

— Je présume que vous luttez pour la faveur du roi contre la dame dont vous venez de prononcer le nom.

— Aussi vrai que Dieu est mon juge, je ne pense nullement à moi-même. Je combats contre le démon pour l’âme du roi.

— C’est la même chose, madame.

La dame sourit.

— Si le corps du roi était menacé, je pourrais appeler l’aide de ses fidèles gardes, mais quand il s’agit de quelque chose de beaucoup plus important, j’ai encore plus le devoir de le protéger. Dites-moi donc à quelle heure le roi doit aller chez la marquise ?

— À quatre heures, madame.

— Je vous remercie. Vous m’avez rendu un service, et je ne l’oublierai pas.

— Le roi vient, madame, dit Mlle  Nanon en passant sa tête dans l’ouverture de la porte.

— Il faut que vous partiez, capitaine. Passez par cette chambre et gagnez le corridor extérieur. Et prenez ceci, c’est l’Exposé de la Foi catholique de Bossuet. Il a ramené bien des âmes et pourra ramener la vôtre. Adieu.

Catinat se dirigea vers la pièce qui lui avait été indiquée et, au moment d’y entrer, il jeta un coup d’œil derrière lui. La dame lui tournait le dos et avait la main levée sur le manteau de la cheminée. Et comme il suivait son mouvement, il vit qu’elle ramenait en arrière la grande aiguille de la pendule.