Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 108-126).

CHAPITRE IX

LE ROI S’AMUSE

Le capitaine de Catinat venait à peine de disparaître par une porte, que l’autre fut ouverte par Mlle Nanon et le roi entra. Mme de Maintenon se leva avec un sourire gracieux, fit une profonde révérence, mais les traits de son visiteur ne s’éclairèrent pas pour répondre à cet accueil, et il se jeta dans le fauteuil avec une lèvre boudeuse et un front assombri.

— Voilà un bien mauvais compliment, dit-elle de ce ton enjoué qu’elle savait prendre quand elle voulait arracher le roi à ses humeurs noires. Ma pauvre chambre si triste a déjà jeté une ombre sur vous.

— Non, c’est le père La Chaise et Bossuet qui sont toute la journée après moi comme des chiens sur un cerf, me poursuivant de leurs sermons sur mes devoirs et sur mes péchés avec le feu de l’enfer au bout de leurs exhortations.

— Que veulent-ils donc de Votre Majesté ?

— Ils veulent que je revienne sur la promesse que j’ai faite en montant sur le trône, et que mon grand-père avait faite avant moi. Ils veulent que je révoque l’édit de Nantes, et que je chasse de France les huguenots.

— Oh ! mais Votre Majesté n’a pas à s’inquiéter de ces affaires.

— Vous ne voudriez pas que je fisse une telle chose ?

— Non, si cela doit causer de la peine à Votre Majesté.

— Vous avez peut-être conservé quelque doux sentiment pour la religion de votre jeunesse ?

— Non, Sire, je n’ai que de l’horreur pour l’hérésie.

— Et pourtant vous ne voudriez pas qu’ils fussent chassés ?

— Dites-vous, Sire, que le Tout-Puissant peut changer leurs cœurs et les ramener dans le bon chemin, comme il a ramené le mien. Ne pouvez-vous laisser cela entre ses mains ?

— Par ma foi, dit Louis dont le visage s’éclairait, voilà un bon argument. Je verrai si le père La Chaise pourra y trouver une réponse. C’est dur d’être menacé des flammes éternelles parce qu’on ne veut pas ruiner son royaume. Les tourments éternels !… J’ai vu la figure d’un homme qui avait été enfermé pendant quinze ans à la Bastille. Elle était comme un livre terrible avec une balafre ou une ride marquant chaque heure de cette mort dans la vie. Mais l’éternité !…

Il frissonna, et ses yeux s’emplirent de terreur à cette pensée. Les motifs nobles avaient peu d’action sur son âme, et ceux qui l’entouraient s’en étaient aperçus depuis longtemps, mais il était toujours prêt à céder devant le tableau des horreurs à venir.

— Pourquoi penser à ces choses, Sire ? dit la dame de sa voix douce et chaude. Qu’avez-vous à craindre, vous qui êtes le premier fils de l’Église.

— Vous croyez que je serai sauvé alors ?

— Assurément, Sire.

— Mais j’ai péché, beaucoup péché. Vous me l’avez dit vous-même.

— Tout cela est effacé, Sire. Qui n’a eu ses moments d’égarement ? Vous vous êtes détourné de la tentation. Certainement vous avez gagné votre pardon.

— Je voudrais que la reine fût encore de ce monde. Elle me trouverait un homme meilleur.

— Je le voudrais aussi, Sire.

— Et elle saurait que c’est à vous qu’elle devrait ce changement. Oh ! Françoise, vous êtes à n’en pas douter mon ange gardien qui a pris une forme humaine. Comment vous remercier de ce que vous avez fait pour moi ?

Il se pencha en avant, et lui prit la main, mais à ce toucher, un feu soudain s’alluma dans ses yeux, et il lui aurait entouré la taille de son autre bras si elle ne s’était levée vivement pour éviter l’étreinte.

— Sire, dit-elle, avec un visage sévère et le doigt levé.

— Vous avez raison, vous avez raison, Françoise. Asseyez-vous, je vais me contenir ! Toujours à cette tapisserie, alors ! Mes ouvriers des Gobelins n’ont qu’à veiller sur leurs lauriers.

Il prit un bout de l’ouvrage, tandis qu’elle se rasseyait, non sans lui avoir lancé un regard inquiet, et prenant sur ses genoux l’autre extrémité du rouleau, elle continua son travail.

— Oui, Sire. C’est une scène de chasse dans vos forêts de Fontainebleau. Un dix cors, vous voyez, avec la meute et une troupe de dames et de cavaliers. Votre Majesté a monté à cheval ce matin ?

— Non… Pourquoi votre cœur est-il toujours de glace, Françoise ?

— Plût à Dieu qu’il le fût, Sire ! Vous avez chassé au faucon alors ?

— Non… Mais certainement l’amour n’a jamais fait battre votre cœur. Et pourtant vous avez été mariée.

— Garde-malade, Sire, mais jamais épouse… Voyez cette dame dans le parc. C’est sûrement Mademoiselle. Je ne savais pas qu’elle fût revenue de Chantilly.

Mais le roi ne voulait pas se laisser distraire de son sujet.

— Vous n’aimiez pas Scarron, alors ? continua-t-il. Il était vieux, m’a-t-on dit, et aussi boiteux que ses vers.

— Ne parlez pas de lui légèrement, Sire. Je lui ai été reconnaissante, je l’ai respecté.

— Mais vous ne l’avez pas aimé ?

— Pourquoi voulez-vous chercher à pénétrer les secrets du cœur d’une femme ?

— Vous ne l’avez pas aimé, Françoise ?

— Du moins j’ai rempli mon devoir envers lui.

— Ce cœur de nonne n’a donc pas été touché par l’amour ?

— Sire, ne me questionnez pas.

— N’a-t-il donc jamais… ?

— Épargnez-moi, Sire, je vous en supplie.

— Mais il faut bien que je vous questionne, car ma tranquillité repose sur votre réponse.

— Vos paroles me chagrinent jusqu’à l’âme.

— N’avez-vous jamais ressenti dans votre cœur une petite étincelle de cet amour qui brûle dans le mien ?

Il se leva les mains tendues, l’air suppliant, mais elle s’éloigna de lui.

— Soyez assuré d’une chose, Sire, que même si je vous aimais comme jamais aucune femme n’a aimé un homme, je préférerais me lancer de cette fenêtre sur le pavé de la terrasse, plutôt que de vous le faire connaître par un mot ou par un signe.

— Et pourquoi, Françoise ?

— Parce que, Sire, c’est ma plus haute espérance sur terre, que j’aie été choisie pour élever votre esprit vers des choses plus hautes, cet esprit dont personne mieux que moi ne connaît la grandeur et la noblesse.

— Et mon amour est-il donc si vil ?

— Vous avez gaspillé trop de votre vie et de vos pensées en passion. Et maintenant, Sire, les années s’accumulent, et le jour s’approche où vous serez appelé à rendre compte de vos actions et des pensées les plus intimes de votre cœur. Je voudrais vous voir consacrer le temps qui vous reste, Sire, à consolider l’Église, à montrer un noble exemple à vos sujets et à réparer le mal qu’a pu occasionner votre exemple dans le passé.

Le roi se laissa retomber dans son fauteuil en poussant un soupir.

— Toujours la même, dit-il. Vous êtes pire que le Père La Chaise et Bossuet.

— Non, non, dit-elle gaîment, avec ce tact qui ne lui faisait jamais défaut. Je vous ennuie quand vous vous abaissez à honorer de votre présence mon humble chambre. C’est de l’ingratitude et ce serait une punition méritée si vous me laissiez demain dans ma solitude, m’enlevant ainsi la lumière de mon jour. Mais dites-moi, Sire, comment vont les travaux à Marly ? Je suis anxieuse de savoir si la grande fontaine fonctionnera.

— Oui, la fontaine joue bien, mais Mansard a reculé l’aile droite beaucoup trop loin. J’ai fait de lui un bon architecte, mais j’ai encore beaucoup à lui apprendre. Je lui ai montré son erreur sur le plan ce matin, et il m’a promis de la réparer.

— Et que coûtera le changement, Sire ?

— Quelques millions de livres, mais la vue y gagnera beaucoup du côté sud. J’ai pris de ce côté quelques nouveaux arpents de terres, car il y avait là un tas de pauvres gens habitant dans des masures qui étaient loin d’être jolies.

— Et vous n’êtes pas monté à cheval aujourd’hui, Sire ?

— Peuh ! je n’y prends pas de plaisir. Il fut un temps où mon sang bouillonnait à l’appel du cor ou au bruit des sabots d’un cheval, mais maintenant cela me fatigue.

— Et la chasse au faucon ?

— Non, je ne chasserai plus au faucon.

— Mais, Sire, il vous faut de la distraction.

— Qu’y a-t-il d’aussi insipide qu’une distraction qui a cessé de vous distraire ? Je ne sais comment cela se fait. Quand je n’étais qu’un enfant, et que nous étions chassés d’une ville dans une autre, avec la Fronde en guerre avec nous et Paris en révolte, que notre trône et nous-mêmes étions en danger, la vie me semblait si brillante, si neuve, si pleine d’intérêt ! Maintenant que tout est calme, que ma voix est la première en France, celle de la France la première en Europe, tout est triste, morne, ennuyeux. À quoi me sert-il d’avoir tous les plaisirs devant moi, quand ils me laissent un goût amer ?

— Le vrai plaisir est plutôt en nous-mêmes, dans la sérénité de l’âme, dans la tranquillité de la conscience. Et puis, lorsque nous vieillissons, n’est-il pas naturel que notre esprit prenne un pli plus grave. Nous nous ferions des reproches s’il n’en était pas ainsi, et cela nous montrerait, que nous n’avons pas profité des leçons de la vie.

— Vous avez peut-être raison, et pourtant il est bien triste et bien ennuyeux de ne trouver de plaisir à rien. Mais on frappe, qui est là ?

— C’est ma demoiselle de compagnie. Qu’y a-t-il, mademoiselle ?

— M. Corneille vient pour faire la lecture à Sa Majesté, dit la jeune fille en ouvrant la porte.

— Oui, Sire, je sais combien peu intéressante est la langue d’une femme, et j’ai prié une plus habile que la mienne de vous charmer. M. Racine devait venir, mais j’ai appris qu’il a fait une chute de cheval et il m’envoie son ami à sa place.

— Comme il vous plaira, Madame, comme il vous plaira, dit le roi d’un ton indifférent.

Sur un signe de Mlle  Nanon, un petit homme maigre, avec une figure éveillée et de longs cheveux gris qui lui tombaient sur les épaules, entra dans la chambre. Il fit trois profondes révérences, et alla s’asseoir nerveusement sur le bord du siège qui lui fut désigné. Mme  de Maintenon souriait et faisait des signes au poète pour l’encourager, pendant que le roi s’enfonçait dans son fauteuil avec un air de résignation.

— Une tragédie, une comédie, ou une pastorale burlesque ? demanda timidement Corneille.

— Non, pas de pastorale burlesque ; ces choses là peuvent se jouer, mais ne peuvent pas se lire, puisqu’elles sont pour les yeux plutôt que pour l’oreille.

Le poète fit un signe d’assentiment.

— Pas de tragédie non plus, monsieur, dit Mme  de Maintenon en levant les yeux. Le roi a assez de choses sérieuses pour l’occuper, et je désire que vous mettiez votre talent à l’amuser.

— Oui, voyons une comédie, dit Louis. Je n’ai pas eu un bon moment de rire depuis que ce pauvre Molière est mort.

— Ah ! Votre Majesté a vraiment un goût sûr, dit le poète courtisan. Si elle avait voulu condescendre à tourner son attention vers la poésie, elle nous aurait tous surpassés.

Louis sourit, car aucune flatterie n’était trop outrée pour lui déplaire.

— De même que vous avez enseigné la guerre à nos généraux, et l’art à nos architectes, vous auriez donné du talent à vos pauvres chanteurs. Mais Mars daignerait à peine partager les lauriers plus humbles d’Apollon.

— J’ai quelquefois pensé que j’avais quelque étoffe en moi, répondit le roi avec complaisance, quoique au milieu des travaux et du fardeau de l’État je n’aie guère eu le temps de m’adonner comme vous dites aux arts plus paisibles.

— Mais vous avez encouragé les autres à faire ce que vous eussiez si bien fait, vous-même, Sire. Vous avez produit des poètes comme le soleil produit des fleurs. Combien n’en avons-nous pas vu ? Molière, Boileau, Racine et tant d’autres, à peine moindres — Scarron si mordant et si spirituel. — Oh ! sainte Vierge, qu’ai-je dit ?

Mme  de Maintenon avait reposé sa tapisserie et fixait un regard d’indignation sur le poète qui se tortillait au bord de sa chaise, sous le reproche de ces yeux gris.

— Je pense, monsieur Corneille, que vous feriez mieux de commencer votre lecture, dit le roi sèchement.

— Oui, Sire. Lirai-je ma pièce sur Darius ?

— Qu’est-ce que c’est que ce Darius ? demanda le roi, dont l’éducation avait été si négligée par la politique pleine de ruse du cardinal Mazarin qu’il était ignorant de tout ce qu’il n’avait pas lui-même observé personnellement.

— Darius était roi de Perse, Sire.

— Et où est la Perse ?

— C’est un royaume d’Asie.

— Et Darius y règne encore ?

— Non, Sire, il combattit contre Alexandre le Grand.

— Ah ! j’ai entendu parler d’Alexandre, un fameux roi, et un grand général, n’est-ce pas ?

— Comme Votre Majesté, il régnait sagement et il conduisait victorieusement ses armées.

— Et il était roi de Perse, dites-vous ?

— Non, Sire, de Macédoine. C’était Darius qui était roi de Perse.

Le roi fronça les sourcils, car il s’offensait de la moindre contradiction.

— Vous ne me semblez pas connaître très bien le sujet, et j’avoue qu’il ne m’intéresse pas beaucoup, dit-il. Choisissez autre chose.

— Vous plairait-il d’entendre mon Faux Astrologue ?

— Oui, c’est cela.

Corneille commença la lecture de sa comédie pendant que les doigts blancs et délicats de Mme  de Maintenon couraient sur sa tapisserie. De temps en temps elle levait la tête pour regarder d’abord la pendule, puis le roi qui était étendu dans son fauteuil, avec son mouchoir de dentelle jeté sur son visage. Il était maintenant quatre heures moins vingt, mais elle savait qu’elle avait retardé la pendule d’une demi-heure et qu’il était en réalité quatre heures dix.

— Tul, tul, tul, s’écria le roi tout à coup. Il y a quelque chose qui ne va pas bien ici. Le second vers est boiteux sûrement.

C’était un de ses faibles de se poser en critique, et le poète prudent devait accepter ses corrections, quelque absurdes qu’elles lui parussent.

— Quel vers, Sire ? C’est un bonheur de trouver quelqu’un capable de vous indiquer vos fautes.

— Relisez le passage.

— Et si, quand je lui dis le secret de mon âme,
Avec moins de rigueur elle eût traité ma flamme,
Dans ma façon de vivre, et suivant mon humeur,
Une autre eût eu bientôt le présent de mon cœur.

— Oui, le troisième vers a un pied de trop. Vous ne l’avez pas remarqué, madame ?

— Non, mais je crains d’être un pauvre critique.

— Votre Majesté a parfaitement raison, dit Corneille sans sourciller, je vais marquer le passage et le corriger.

— Je pensais bien que le vers était faux. Si je n’écris pas moi-même, vous voyez que j’ai tout au moins l’oreille juste. Un vers faux me déchire le tympan. C’est la même chose pour la musique. Quoique je m’y connaisse peu, je suis capable de distinguer une note discordante là où Lulli lui-même ne l’aperçoit pas. Je lui ai souvent montré des erreurs de cette sorte dans ses opéras, et je l’ai toujours convaincu que j’avais raison.

— Je le crois facilement, Sire, dit Corneille qui avait repris son livre, et se disposait à continuer sa lecture quand un coup rapide fut frappé à la porte.

— Son Altesse le ministre, M. de Louvois, annonça Mlle  Nanon.

— Qu’il entre, dit Louis. Monsieur Corneille, nous vous sommes obligé pour ce que vous avez lu, mais une affaire d’État nous force à interrompre votre comédie. Quelque jour peut-être nous aurons le plaisir d’entendre le reste.

Il eut ce sourire gracieux qui faisait que tous ceux qui se trouvaient habituellement en contact avec lui oubliaient ses défauts pour ne se souvenir de lui que comme de la personnification de la dignité et de la courtoisie.

Le poète, son livre sous le bras, s’esquiva pendant que le célèbre ministre, grand, imposant, avec son grand nez aquilin, et sa lourde perruque, entrait en saluant. Ses manières étaient d’une politesse exagérée, mais sa physionomie hautaine ne marquait que trop clairement son mépris pour l’humble pièce et la dame qui l’habitait. Et elle avait bien conscience du sentiment qu’il entretenait à son égard, mais elle savait admirablement se dominer, et elle n’eut ni un regard ni une parole en réponse à l’expression hostile du ministre.

— Mon modeste appartement est vraiment très honoré aujourd’hui, dit-elle en se levant la main tendue. Monsieur de Louvois voudra-t-il condescendre à prendre ce tabouret, car je n’ai pas de siège plus convenable à lui offrir dans cette petite chambre de poupée ? Mais je suis peut-être importune, si vous avez à vous entretenir d’affaires d’État avec le roi ? Je puis me retirer dans mon boudoir.

— Non, non, pas du tout, madame, s’écria le roi. Je désire que vous restiez ici. Qu’y a-t-il, Louvois ?

— Un messager vient d’arriver d’Angleterre avec des dépêches, Sire, répondit le ministre, mal à l’aise dans sa corpulence sur le tabouret à trois pieds. On est mal disposé là-bas contre nous, et on parle d’un soulèvement, La lettre de lord Sunderland demande si, dans le cas où les Hollandais se mettraient du côté des mécontents, le roi pourrait compter sur l’aide de la France. Naturellement, connaissant les intentions de Votre Majesté, j’ai répondu oui sans hésiter.

— Vous avez répondu quoi ?

— J’ai répondu, Sire, qu’il pouvait compter sur nous.

Le visage du roi s’empourpra de colère, et il saisit les pincettes avec un mouvement comme s’il eût voulu en frapper son ministre. Mme  de Maintenon s’élança de sa chaise et posa doucement sa main sur son bras. Il rejeta les pincettes, mais ses yeux étaient encore brillants de colère lorsqu’il les fixa sur Louvois.

— Comment avez-vous osé ? cria-t-il.

— Mais, Sire !

— Je vous demande comment vous avez osé… Quoi ! vous vous permettez d’envoyer une pareille réponse sans me consulter ! Combien de fois faut-il vous répéter que l’État, c’est moi… moi seul, que tout doit venir de moi et que je suis responsable devant Dieu seul. Qu’êtes-vous ici ? Un instrument, mon instrument ! Et vous vous permettez d’agir sans mon autorité.

— Je croyais connaître vos intentions, Sire, bégaya Louvois, dont les manières hautaines étaient complètement tombées, et dont la figure était aussi blanche que la dentelle de son jabot.

— Vous n’êtes pas ici pour présumer de mes intentions. Vous êtes ici pour les consulter et y obéir. Pourquoi ai-je tenu ma vieille noblesse à l’écart, et confié les affaires de mon royaume à des hommes dont les noms sont inconnus dans l’histoire de la France, à des hommes comme Colbert et vous ? On me l’a reproché. Le duc de Saint-Simon disait la dernière fois qu’il vint à la cour que c’était un gouvernement de bourgeois. C’est vrai, mais je l’ai voulu ainsi parce que je savais bien que les nobles veulent penser par eux-mêmes, et je n’ai pas besoin d’autres pensées que les miennes dans le gouvernement de la France. Mais s’il faut que mes bourgeois reçoivent des messages et qu’ils y répondent, alors je suis vraiment à plaindre. Je vous observe depuis quelque temps, Louvois, vous avez pris une trop haute opinion de votre importance. Vous voulez trop faire par vous-même. Veillez-y et que je n’aie plus à vous faire d’observations à ce sujet.

Le ministre humilié subissait ces rebuffades sans faire un mouvement, la tête basse, le menton enfoncé dans sa poitrine. Le roi continua encore quelques instants, les sourcils froncés ; mais le nuage disparut peu à peu de son front, car ses accès de colère étaient habituellement aussi courts qu’ils étaient violents et soudains.

— Vous ne laisserez pas partir ce courrier, dit-il enfin d’une voix calme.

— Non, Sire.

— Et nous verrons en réunion du Conseil quelle réponse nous devrons faire à lord Sunderland. Il serait peut-être préférable de ne pas trop s’avancer dans cette affaire. Ces Anglais ont toujours été une épine dans nos flancs. Si nous pouvions les laisser au milieu de leurs brouillards avec des difficultés intérieures qui les tiendraient occupés quelques années, nous aurions les coudées plus franches pour écraser à notre aise ce prince hollandais. Leur dernière guerre civile a duré dix ans, la prochaine peut durer autant. Il ne nous faut pas ce temps pour porter notre frontière au delà du Rhin. Hein, Louvois ?

— Vos armées sont prêtes, Sire, et le jour où vous donnerez le signal…

— Mais la guerre est une affaire qui coûte cher. Je ne veux pas être obligé de vendre la vaisselle comme nous l’avons fait l’autre jour. Quel est l’état des finances publiques ?

— Nous ne sommes pas très riches, Sire. Mais il y aurait un moyen de se procurer promptement de l’argent. On parlait ce matin des huguenots et on se demandait s’ils resteraient ou non dans ce royaume catholique. Or, si on les chassait et si l’État confisquait leurs biens à son profit, Votre Majesté deviendrait immédiatement le monarque le plus riche de la chrétienté.

— Mais vous étiez opposé à cette mesure ce matin.

— Je n’avais pas eu le temps d’y réfléchir, Sire.

— Dites que le Père La Chaise et Bossuet n’avaient pas eu le temps de vous gagner à leurs idées, dit Louis sèchement. Ah ! Louvois, je n’ai pas vécu tout ce temps avec une cour autour de moi, sans apprendre comment les choses se passent. C’est un mot à celui-ci, puis à celui-là, de celui-là à un troisième, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il arrive au roi. Quand mes bons pères de l’Église se sont mis en tête d’obtenir quelque chose, je retrouve leurs traces à chaque pas, comme on suit les traces d’une taupe aux petites masses de terre qu’elle rejette au dehors. Mais je ne me laisserai pas forcer contre ma propre raison à faire du tort à ceux qui, quelle que soit leur erreur, sont cependant des sujets que Dieu m’a donnés.

— Je ne voudrais pas que vous leur en fissiez, Sire, répondit Louvois, confus.

L’accusation du roi était si justifiée qu’il avait été incapable de protester sur le moment.

— Je ne connais qu’une seule personne, continua Louis en levant les yeux sur Mme  de Maintenon, qui n’ait pas d’ambition, qui ne désire ni richesses ni honneurs, et qui, par conséquent, ne puisse être gagnée par des promesses à sacrifier mes intérêts. C’est pourquoi j’estime si haut l’opinion de cette personne.

Il sourit à la dame en disant ces mots, tandis que le ministre lui jetait un regard dans lequel se lisait la jalousie qui lui rongeait le cœur.

— C’était mon devoir de vous indiquer ce moyen, Sire, non comme un conseil, mais comme une possibilité, dit-il en se levant. Je crains d’avoir déjà trop abusé du temps de Votre Majesté, et je vous demande la permission de me retirer.

Et avec un léger salut à la dame et une profonde révérence au monarque, il sortit.

— Louvois devient insupportable, dit le roi. Je ne sais pas jusqu’où ira son insolence. S’il n’était un excellent serviteur, je me serais déjà débarrassé de lui. Il a ses opinions sur tout. L’autre jour encore ne soutenait-il pas que je me trompais lorsque je disais qu’une des fenêtres de Trianon était plus petite que les autres ? J’ai fait venir Le Nôtre avec ses mesures et naturellement la fenêtre s’est bien trouvée, comme je le disais, plus petite. Mais je vois à votre pendule qu’il est quatre heures. Il faut que je parte.

— Ma pendule retarde d’une demi-heure, Sire.

— Une demi-heure !

Le roi parut un instant consterné, puis il se mit à rire.

— Dans ce cas, dit-il, autant vaut que je reste, car il est trop tard pour ce que je voulais faire, et je pourrai dire avec la conscience nette que c’était la faute de la pendule plutôt que la mienne.

— J’espère que ce n’était rien d’important, Sire, dit la dame, avec un regard de triomphe secret dans les yeux.

— Pas le moins du monde.

— Aucune affaire d’État ?

— Non, non ; c’était seulement l’heure à laquelle je m’étais proposé de réprimander la conduite d’une personne présomptueuse. Mais il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi. Mon absence parlera pour moi, et de telle façon que j’espère bien ne jamais revoir cette personne à ma cour. Mais qu’est ceci ?

La porte s’était ouverte brusquement et Mme  de Montespan, son beau visage crispé par la colère, se tenait devant eux.