Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 140-153).

CHAPITRE XI

LE SOLEIL REPARAÎT

Pendant près d’une semaine le roi resta fidèle à son nouveau caprice. Aucun changement ne fut apporté à la routine de sa vie, si ce n’est qu’il passa plus souvent ses après-midi dans les appartements de Mme de Montespan que dans la modeste chambre de Mme de Maintenon. Et pour marquer ce retour soudain à sa vie d’autrefois, ses vêtements perdirent un peu de leurs couleurs sombres : le noir et le gris firent peu à peu place aux teintes plus tendres et plus gaies, le lilas et le rose reparurent. Une petite dentelle d’or se montra sur ses chapeaux, et dans la garniture de ses poches, tandis que son prie Dieu resta trois jours de suite inoccupé dans la chapelle royale. Il marchait d’un pas plus vif et il faisait tourner sa canne d’un mouvement plus rapide, comme pour jeter un défi à ceux qui avaient vu dans son changement de vie les premiers symptômes de la vieillesse. Mme de Montespan connaissait bien son homme lorsqu’elle avait lancé astucieusement cette insinuation.

Et la cour suivit l’exemple du roi, elle redevint plus gaie. Les salons commencèrent à reprendre leur ancienne splendeur. On revit dans les galeries du palais les gais habits et les fines broderies qui avaient été relégués au fond des garde-robes et des tiroirs. Dans la chapelle, Bourdaloue prêchait devant les bancs vides, mais un ballet donné dans le parc fut accueilli avec enthousiasme et la cour tout entière y assista. L’antichambre de la Montespan fut encombrée chaque matin d’une foule d’hommes et de femmes en quête de quelque faveur, tandis que l’appartement de sa rivale fut absolument déserté.

Mais le parti de l’Église, les champions de la bigoterie, et aussi de la vertu, ne s’alarmèrent pas outre mesure de cette rechute. Les yeux des prêtres et des prélats suivirent Louis dans son escapade comme des chasseurs pourraient suivre dans la prairie les gambades d’un jeune cerf qui se croit libre quand chaque sentier et chaque haie sont barrés par un grillage et qu’il est aussi sûrement entre leurs mains que s’il était étendu devant eux, les membres liés. Ils savaient qu’à bref délai une infirmité, un chagrin, un mot entendu par hasard, le ramèneraient au sentiment de sa mortalité, et l’envelopperaient à nouveau de ces terreurs superstitieuses qui, dans son esprit, prenaient la place de la religion. Ils attendirent donc, et préparèrent en silence leurs plans pour le meilleur accueil à faire au fils prodigue.

C’est donc dans ce but que son confesseur, le père La Chaise, et l’évêque de Meaux, Bossuet, se rendirent un matin chez Mme  de Maintenon. Une sphère devant elle, elle essayait d’enseigner la géographie au boiteux duc du Maine et à l’espiègle comte de Toulouse, qui tenaient de leur père leur aversion pour l’étude, et de leur mère leur haine pour la discipline et la contrainte. Cependant son tact merveilleux et sa patience inlassable lui avaient gagné la confiance de ces deux princes pervers, et c’était un des griefs les plus amers de Mme  de Montespan que non seulement son royal amant, mais ses propres enfants eux-mêmes délaissaient l’éclat et la richesse de son salon pour passer leur temps dans le modeste appartement de sa rivale.

Mme  de Maintenon interrompit la leçon, à la grande joie de ses élèves, et reçut les ecclésiastiques avec le mélange d’affection et de respect dû à ceux qui étaient, non seulement des amis personnels, mais encore les grandes lumières de l’Église gallicane.

— Je vois, ma chère fille, que vous avez eu des chagrins, dit Bossuet en la regardant d’un œil bienveillant et cependant scrutateur.

— Oui, Votre Grandeur. J’ai passé toute la nuit dernière à prier Dieu d’éloigner de nous cette épreuve.

— Et pourtant, vous n’avez aucune raison de craindre, madame, aucune je vous assure. D’autres peuvent croire que vous avez perdu votre influence, mais nous qui connaissons le cœur du roi, nous pensons autrement. Quelques jours peuvent passer, quelques semaines tout au plus, et ce sera sur vous de nouveau que se porteront tous les yeux de la France.

Les sourcils de Mme  de Maintenon se contractèrent et elle regarda le prélat comme si ses paroles lui avaient déplu.

— Je crois pouvoir assurer, dit-elle, que l’orgueil ne m’a pas égarée ; mais si je sais lire dans mon âme, il n’y a rien de personnel dans le chagrin qui me meurtrit le cœur. Que m’importe le pouvoir ? Tout ce que je demande c’est une petite chambre, quelques loisirs pour mes dévotions, et la certitude d’être à l’abri du besoin.

— Malgré tout cela, ma fille, vous êtes ambitieuse.

C’était le jésuite qui avait parlé. Sa voix était nette et froide et ses yeux perçants semblaient lire au fond de son âme.

— Vous avez peut-être raison, mon père. Dieu me garde d’entretenir une trop haute estime de moi-même. Et pourtant je ne crois pas être ambitieuse. Le roi dans sa bonté m’a offert des titres, je les ai refusés ; de l’argent, je ne l’ai pas accepté. Il a daigné me demander mon avis sur les affaires de l’État, je me suis abstenue de le lui donner. Où donc est mon ambition ?

— Dans votre cœur, ma fille. Une simple question : n’aimeriez-vous pas à entraîner le roi dans le sentier du bien ?

— Je donnerais ma vie pour cela.

— La voilà, votre ambition. Votre plus grand désir serait de voir l’Église régner pure et sereine sur le royaume, de voir les pauvres secourus, les méchants détournés de leurs voies, et le roi donner l’exemple de tout ce qui est beau et bon.

Les joues de Mme  de Maintenon se colorèrent et ses yeux brillèrent en regardant la face jaunie du jésuite, et en se figurant le tableau que ses paroles avaient évoqué.

— Oh ! ce serait une grande joie, en vérité, dit-elle.

— Ma fille, dit Bossuet solennellement, sa large main blanche étendue et son anneau pastoral scintillant sous la lumière du soleil, le moment est venu de parler ouvertement. L’intérêt de l’Église le commande. Personne ne doit entendre ce qui se dira entre nous aujourd’hui. Regardez-nous, si vous le voulez bien, comme deux confesseurs pour lesquels votre secret est inviolable. Je dis un secret, et cependant ce n’en est pas un pour nous, car c’est notre mission de lire dans le cœur humain. Vous aimez le roi.

— Monseigneur !

Elle tressaillit, et un chaud afflux de sang enveloppa son front et ses joues pâles.

— Vous aimez le roi ?

— Monseigneur ! mon père ! dit-elle d’une voix implorante, et en détournant son visage.

— Aimer n’est pas une honte, ma fille. La honte est de céder à l’amour. Je le répète, vous aimez le roi.

— Du moins je ne le lui ai jamais dit.

— Et ne le lui direz-vous jamais ?

— Que le Ciel flétrisse ma langue auparavant !

— Mais réfléchissez, ma fille. Un tel amour dans une âme comme la vôtre est un présent que Dieu vous a fait en vue de quelque sage dessein. Si le roi rencontrait seulement quelque tendresse chez vous, s’il découvrait quelque signe lui montrant que son affection a trouvé un écho dans votre cœur, il se pourrait que votre ambition se réalisât et que Louis, influencé et affermi par votre noble nature, vécût dans l’esprit aussi bien que dans les pratiques de la sainte Église. Tout cela pourrait jaillir de cet amour que vous tenez caché comme s’il portait les stigmates de la honte.

Mme  de Maintenon se leva à demi, regardant tour à tour le prélat et le prêtre avec des yeux exprimant une secrète horreur.

— Je me demande si je vous ai bien compris, dit-elle. Il n’est pas possible que vous me conseilliez de…

Le Jésuite s’était levé, et il la dominait de sa haute taille.

— Ma fille, nous ne conseillons rien qui soit indigne de notre ministère. Nous parlons dans l’intérêt de la sainte Église, et cet intérêt demande que vous épousiez le roi.

— Épouser le roi, bégaya Mme  de Maintenon qui vit la chambre tourner autour d’elle. Épouser le roi !

— C’est notre meilleur espoir. Nous voyons en vous une seconde Jeanne d’Arc qui sauvera à la fois la France et le roi.

Mme  de Maintenon resta quelques instants sans prononcer une parole. Ses traits étaient redevenus calmes et elle tenait ses yeux fixés sur le dessin de la tapisserie pendant que son esprit était tout entier à la possibilité qui venait de lui être suggérée.

— Mais c’est impossible, cela ne se peut pas, dit-elle enfin.

— Et pourquoi ?

— Quel roi de France a jamais épousé une de ses sujettes ? Toutes les princesses de l’Europe lui tendent leurs mains. La reine de France doit être de sang royal.

— Tout cela n’est pas un obstacle.

— Et puis il y a les raisons d’État. Si le roi se remarie, ce doit être pour former une alliance puissante pour gagner quelque province que sa femme lui apportera en dot. Qu’ai-je à apporter en dot moi-même ? Une pension de veuve et un nécessaire à ouvrage.

Elle eut un rire forcé tout en tournant vers ses deux interlocuteurs des regards qui semblaient quêter une contradiction.

— Votre dot, ma fille, ce sont des dons du corps et de l’esprit que vous avez reçus du Ciel. Le roi possède assez d’argent, le roi possède assez de provinces. Quant à l’État, comment pourrait-il être mieux servi que par l’assurance que le roi sera éloigné à l’avenir de spectacles comme ceux que l’on doit voir aujourd’hui même dans ce palais ?

— Oh ! si cela se pouvait ! Mais pensez, mon père, à ceux qui l’entourent, le Dauphin, Monsieur son frère, ses ministres. Vous savez combien cela leur déplairait et combien il leur serait facile de l’empêcher. Non, non c’est un rêve irréalisable, mon père.

Le visage des deux ecclésiastiques s’assombrit à cette objection comme si elle eût enfin touché le véritable obstacle.

— Ma fille, dit le Jésuite gravement, ceci est une affaire pour laquelle vous pouvez vous en remettre à l’Église. Il se peut que nous ayons aussi quelque influence sur l’esprit du roi, et que nous puissions l’amener dans le bon chemin, malgré les dispositions contraires de quelques membres de sa famille. Quant à vous, l’amour et le devoir vous montrent le seul vrai chemin et l’Église peut compter sur vous, n’est-ce pas ?

— Jusqu’à mon dernier souffle, mon père.

— Et vous pouvez compter sur l’Église. Elle vous servira si en retour vous voulez la servir.

— Ah ! si je le pouvais !

— Vous le pouvez. Tant qu’il y aura de l’hérésie dans le royaume, il n’y aura ni paix ni repos pour les fidèles. C’est la petite tache de moisissure qui, si on ne l’enlève, gâtera avec le temps le fruit tout entier.

— Que désirez-vous donc, mon père ?

— Les huguenots doivent quitter le pays. Il faut qu’ils soient chassés. Il est nécessaire que les boucs soient séparés des brebis. Le roi hésite, mais Louvois est de notre côté maintenant. Si vous êtes avec nous, alors tout ira bien.

— Mais, mon père, réfléchissez à leur nombre.

— Raison de plus pour s’en débarrasser.

— Pensez aussi à leurs souffrances s’ils sont chassés.

— Le remède est entre leurs mains.

— C’est vrai et pourtant je ne puis m’empêcher de les plaindre.

— Vous auriez de la pitié pour les ennemis de Dieu ?

— Non, non, s’ils sont vraiment ses ennemis.

— En doutez-vous ? Est-il possible que votre cœur ait conservé une seule étincelle d’affection pour l’hérésie de votre jeunesse ?

— Non, mon père, mais puis-je oublier que mon père et mon grand-père…

— Ils ont répondu pour leurs propres péchés. Mais se pourrait-il que l’Église se fût trompée sur votre compte ? Refusez-vous donc de lui accorder la première faveur qu’elle vous demande ? Vous voudriez bien accepter son aide, et cependant vous lui refusez la vôtre !

Mme  de Maintenon se leva de l’air de quelqu’un qui a pris une résolution.

— Vous êtes plus sages que moi ; j’ai remis entre vos mains les intérêts de l’Église, je ferai ce que vous me conseillerez.

— Vous le promettez ?

— Je le promets.

Les deux visiteurs levèrent leurs mains jointes.

— C’est un jour béni, s’écrièrent-ils, et les générations à venir apprendront à le connaître et à le juger ainsi.

Elle s’assit à moitié étourdie par la perspective qui s’ouvrait devant elle. Ambitieuse, elle l’avait toujours été, comme l’avait deviné le Jésuite, — ambitieuse du pouvoir qui lui permettrait de laisser le monde meilleur qu’elle ne l’avait trouvé. Et cette ambition, elle avait déjà pu la satisfaire dans une certaine mesure, car plus d’une fois elle avait imposé son autorité au roi et au pays. Mais épouser le roi, épouser celui pour lequel elle aurait volontiers fait le sacrifice de sa vie, que dans le fond de son cœur elle aimait d’un amour aussi pur et aussi noble que jamais femme eût éprouvé pour un homme, c’était vraiment au-dessus de tout ce qu’elle pouvait espérer. Elle se connaissait et elle connaissait aussi le roi. Une fois qu’elle serait sa femme, elle pourrait le maintenir dans le bien et l’éloigner des influences mauvaises. Elle en était sûre. Épouse du roi ! Son cœur de femme et son âme enthousiaste bondissaient à cette pensée.

Mais à cette joie succéda soudain une réaction de doute et de découragement. Tous ces beaux projets n’étaient-ils pas un rêve fait en pleine veille ? Et comment ces gens pouvaient-ils être sûrs qu’ils tenaient le roi dans le creux de leurs mains ? Le Jésuite lut les craintes qui voilaient l’éclat de ses yeux, et répondit à ses pensées avant qu’elle eût le temps de les formuler.

— L’Église tient sa parole, dit-il. Et vous, ma fille, vous devez être prête à tenir la vôtre quand l’heure viendra.

— J’ai promis, mon père.

— Alors il faut vous mettre à l’œuvre. Vous resterez dans votre appartement toute la soirée.

— Oui, mon père.

— Le roi hésite déjà. Il se détourne avec dégoût de ses péchés, et c’est maintenant que le premier souffle du repentir est encore chaud que nous pouvons le mieux le pétrir pour l’amener à nos fins. Je dois le voir, je sors de votre chambre pour me rendre dans la sienne. Et quand je lui aurai parlé il viendra ici, ou bien c’est en vain que j’ai étudié son cœur depuis vingt ans. Nous vous quittons maintenant, mais vous verrez les effets de nos soins et vous vous souviendrez de votre promesse.

Ils s’inclinèrent profondément, et sortirent tous les deux, la laissant seule à ses pensées.

Une heure se passa, puis une seconde, pendant qu’assise dans son fauteuil, sa tapisserie devant elle, mais les mains inoccupées, elle attendait. Son sort était fixé maintenant et elle était impuissante à y changer quoi que ce fût. Graduellement la lumière du jour avait fait place au crépuscule et celui-ci à la nuit, et elle restait toujours assise dans l’obscurité. Parfois un pas résonnait dans le corridor, elle jetait un regard vers la porte, et ses yeux gris s’allumaient d’une lueur qui s’éteignait désappointée. Soudain, un pas rapide, ferme et autoritaire, la fit se lever, les joues rouges et le cœur en émoi. La porte s’ouvrit, c’était le roi.

— Sire !… Un instant, Mlle  Nanon va allumer.

— Ne l’appelez pas, dit-il en entrant et refermant la porte derrière lui. Je préfère l’obscurité, Françoise, elle m’empêche de voir les reproches que doivent contenir vos yeux, quand même votre langue serait assez bonne pour ne pas les faire.

— Des reproches, Sire ! À Dieu ne plaise que je vous en adresse.

— La dernière fois que je vous ai quittée, Françoise, c’était avec de bonnes résolutions. J’ai essayé de les mettre à exécution, je n’ai pas pu, je n’ai pas pu. Je me rappelle que vous m’aviez averti. Sot que j’ai été de ne pas suivre votre conseil.

— Nous sommes tous faibles et mortels, Sire. Qui n’a pas failli ? Oh ! Sire, mon cœur souffre de vous voir ainsi.

Il restait debout près de la cheminée, le visage caché dans les mains, et à sa respiration elle comprit qu’il pleurait. Toute la pitié contenue dans sa nature de femme alla vers l’homme silencieux et repentant, dont la silhouette se distinguait vaguement dans la demi-obscurité de la pièce. Elle avança sa main avec un geste de sympathie et la posa un instant sur la manche de velours. Le roi saisit cette main et elle ne fit aucun effort pour la dégager.

— Je ne puis pas vivre sans vous, Françoise, s’écria-t-il. Je suis l’homme le plus seul au monde, je suis comme quelqu’un qui vivrait sur le sommet d’une haute montagne solitaire. Qui ai-je pour ami ? Sur qui puis-je compter ? Les uns recherchent l’intérêt de l’Église, les autres celui de leur famille, le plus grand nombre ne se préoccupent que de leur propre intérêt. Mais il n’en est pas un de désintéressé. Vous seule m’aimez vraiment, Françoise, vous êtes mon ange gardien. Le bon père dit vrai et plus je suis près de vous, plus je suis éloigné de tout ce qui est mal. Dites-moi, Françoise, m’aimez-vous ?

— Je vous aime depuis de longues années, Sire.

Elle dit cela d’une voix basse, mais claire — comme une femme qui a horreur de la coquetterie.

— Je l’avais espéré, Françoise, et pourtant j’éprouve une joie immense à vous l’entendre dire. Je sais que la richesse et les honneurs n’ont pas d’attraits pour vous, et que votre cœur penche plus vers un couvent que vers un palais. Cependant, je vous demande de rester dans le palais et d’y régner. Voulez-vous être ma femme, Françoise ?

Ainsi l’heure était donc venue. Elle resta un instant sans répondre, un seul instant avant de prendre la grande détermination ; mais ce court instant fut encore trop long pour la patience du roi.

— Voulez-vous, Françoise ? dit-il, avec un frémissement d’anxiété dans la voix.

— Puisse Dieu me faire digne d’un tel honneur, Sire, dit-elle. Et je jure ici que si le Ciel double le nombre de mes années, chaque heure de ma vie sera consacrée à faire de vous un homme plus heureux.

Elle était tombée à genoux, et le roi lui tenant toujours la main s’agenouilla à côté d’elle.

Et là, dans la chambre enveloppée d’ombre, la main dans la main, ils firent le double serment auquel tous deux ils devaient rester fidèles devant l’histoire.