Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 243-251).

CHAPITRE XXI

L’HOMME DANS LA CALÈCHE

Mme de Montespan ne pouvait douter de la vérité de ce qu’elle venait d’entendre. Il y avait dans le regard calme, dans la voix tranquille de sa rivale quelque chose qui forçait la conviction absolue. Elle resta un moment étourdie, haletante, suffoquée, puis d’un seul coup, avec un cri plaintif, elle s’effondra, évanouie, aux pieds de sa rivale.

Mme de Maintenon se baissa et la releva. Il y avait réellement une expression de chagrin et de pitié dans ses yeux, tandis qu’elle considérait la figure pâle appuyée sur son sein, toute fierté, toute haine abolie, des larmes sur les paupières et une moue aux lèvres la faisant penser à un enfant qui vient de s’endormir à force de pleurer.

Elle frappa sur un timbre, à l’appel duquel répondit le petit page noir.

— Votre maîtresse est indisposée, dit-elle, allez chercher ses femmes de chambre.

Puis elle sortit de la grande chambre silencieuse où sa belle rivale était étendue au milieu du velours et des dorures, fleur coupée sur sa tige, sans espoir de retrouver son éclat.

Sitôt que celle-ci eut reprit ses sens elle renvoya ses femmes, et resta couchée les mains crispées, le visage défait, songeant à ce qu’allait être sa triste vie. Elle ne pouvait plus demeurer dans ce palais, cela était certain. Non seulement parce que c’était l’ordre du roi, mais parce qu’il n’y avait plus pour elle que misères et railleries dans cette cour où elle avait régné en maîtresse suprême.

— Elle se leva du divan, se sentant vieillie de dix ans.

Elle avait jeté ses pierreries aux pieds du roi dans un mouvement de colère, mais c’était assez d’avoir perdu le roi, et il eût été insensé de perdre aussi ses bijoux. Si elle cessait d’être la plus puissante femme de France, elle pouvait encore être la plus riche. Elle aurait sa pension naturellement, et elle serait magnifique, car Louis était toujours généreux. Et puis elle possédait tout le butin qu’elle avait rassemblé durant ces longues années, les bijoux, les perles, l’or, les tableaux, les bibelots, et cela représentait plusieurs millions de livres. Elle emballa elle-même tout ce qui pouvait facilement s’emporter, et elle confia à son frère la garde du reste. Toute la journée elle travailla avec une activité fiévreuse afin d’occuper son esprit et d’oublier sa défaite et la victoire de sa rivale. Le soir, tout fut prêt et elle donna l’ordre qu’on lui envoyât les caisses à Petit-Bourg, qu’elle avait choisi pour retraite.

Une demi-heure avant le temps fixé pour son départ un jeune cavalier, dont la figure lui était inconnue, fut introduit devant elle, il venait de la part de son frère.

— M. de Vivonne, dit-il, regrette que le bruit de votre départ se soit répandu à la cour.

— Il m’importe peu, monsieur, répondit-elle avec toute sa fierté d’autrefois.

— Il dit, madame, que les courtisans pourraient s’assembler à la porte Ouest pour vous voir partir…

Mme de Montespan eut un geste de colère et d’horreur à la pensée qu’une telle épreuve pouvait lui être réservée. Quitter ce palais où elle avait été plus que reine, sous les yeux méprisants et les sarcasmes amers de tant d’ennemis personnels ! Après toutes les humiliations qu’elle avait subies en ce jour, c’eût été le comble de l’affront. Elle ne pouvait s’y résoudre.

— Dites à mon frère, monsieur, que je lui serais fort obligée de vouloir bien prendre de nouvelles dispositions pour que mon départ soit ignoré.

— Il m’a chargé de vous dire que c’est déjà fait… Si vous voulez me suivre…

— Je suis prête. À la porte Ouest ?

— Non, à la porte Est. La voiture attend.

— Très bien. Alors, monsieur, si vous voulez prendre mon manteau et cette cassette, nous partirons sur-le-champ.

Ils sortirent ensemble, et prirent les corridors les moins fréquentés. Mme de Montespan sentait battre son cœur à chaque bruit qu’elle entendait dans les galeries désertes. Mais la chance la favorisa. Elle ne rencontra personne et se trouva bientôt à la petite porte de l’Est. Deux gros suisses flegmatiques étaient appuyés sur leurs mousquets de chaque côté de la grille et la lumière de la lampe suspendue au-dessus de la porte tombait sur la voiture qui l’attendait. La portière fut ouverte ; un cavalier enveloppé d’un manteau noir lui offrit la main, puis il prit place en face d’elle, et la calèche descendit l’allée principale au trot de ses deux chevaux.

Elle n’avait pas été surprise en voyant cet homme s’asseoir en face d’elle, car elle était habituée à être ainsi accompagnée, et il avait sans doute pris la place que devait occuper ensuite son frère. Cela n’avait rien que de naturel. Mais quand dix minutes se furent écoulées sans que l’homme eût bougé ou prononcé une parole, elle avança la tête et chercha à distinguer ses traits. Mais son chapeau était rabattu sur ses yeux, et il avait le bas du visage caché dans les plis du manteau ; tout ce qu’elle put apercevoir c’étaient deux yeux rivés sur les siens.

Se sentant alors envahie d’une vague inquiétude, elle prit le parti de rompre le silence.

— Assurément, monsieur, dit-elle, nous avons dépassé la grille où nous devions prendre mon frère.

Son compagnon ne répondit pas. Elle crut que ses paroles avaient été couvertes par le bruit de la voiture.

— Monsieur, cria-t-elle, je vous fais remarquer encore une fois que nous avons dépassé la grille du parc.

Pas de réponse.

Alors elle fut prise tout à coup d’une terreur folle. Elle se mit à pousser des cris et se leva pour baisser la glace et ouvrir la portière. Mais une main d’acier lui étreignit le poignet, et la força à se rasseoir. Cependant l’homme n’avait pas bougé de sa place et n’avait pas dit un mot. La voiture continua de rouler lourdement, avec bruit. Ils étaient déjà loin de Versailles.

La dame s’était blottie dans le coin de la voiture haletante, et ses yeux dilatés par la peur ne quittaient pas l’homme assis en face d’elle. C’était une femme courageuse, mais cette horreur étrange, inquiétante, venant après les émotions de la journée avait ébranlé tous ses nerfs. Elle eût préféré des menaces à ce silence qui la terrifiait, et qu’il fallait rompre à tout prix.

— Monsieur, dit-elle, il doit y avoir quelque erreur. Je ne sais pas de quel droit vous m’empêchez d’ouvrir cette portière et de donner mes ordres au cocher.

Il ne répondit pas.

De larges gouttes de pluie claquaient contre une des portières. Un vent d’orage s’était levé.

— Monsieur, supplia-t-elle, en avançant les mains et le prenant par son manteau. Vous m’effrayez, vous me terrifiez. Je ne vous ai jamais fait aucun mal. Quel motif avez-vous d’en vouloir à une malheureuse femme. Oh ! parlez-moi, pour l’amour de Dieu, parlez-moi.

La pluie continua de battre sur la vitre, mais pas une parole ne sortit des lèvres de l’homme.

— Peut-être ne savez-vous pas qui je suis, continua-t-elle, en essayant de prendre son ton d’autorité habituel. Cette plaisanterie pourrait vous coûter cher. Je suis la marquise de Montespan, et je n’oublie pas une injure. Si vous fréquentez à la cour, vous devez savoir que j’ai quelque crédit auprès du roi. Vous pourrez m’emporter dans cette voiture, mais je ne suis pas une personne qui puisse disparaître sans que l’on s’en préoccupe. Si vous… Ah ! mon Dieu…

Du milieu du nuage était parti un éclair qui avait soudain inondé d’une lueur livide l’intérieur de la calèche, et elle avait pu apercevoir la figure de l’homme à quelques pouces de la sienne, les yeux brillants et les traits convulsés par un rire silencieux, et dans cette figure cruelle contractée par un spasme de haine, elle venait de reconnaître l’homme qu’elle craignait le plus au monde, son mari.

— Maurice, cria-t-elle ! Maurice, c’est vous ?

— Oui, ma chère petite femme. C’est moi ; nous voici réunis de nouveau, après un si long temps.

— Oh ! Maurice, comme vous m’avez fait peur ! Comment avez-vous pu être si cruel ? Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé ?

— Parce qu’il était si doux de me trouver là dans le silence, et de penser que je vous avais tout entière à moi, sans personne entre nous, après tant d’années. Ah ! ma petite femme chérie, comme j’ai attendu cette heure avec impatience.

— Je vous ai fait bien du mal, Maurice, je vous ai fait bien du mal ! Pardonnez-moi.

— Nous ne pardonnons pas dans notre famille, ma chère Françoise. Songez plutôt que…

— Ah ! misérable, vous m’avez tordu le poignet, vous m’avez brisé le bras… Vous me frappez… Au secours !

Il venait en effet de se précipiter sur elle, et lui frappait le visage avec sauvagerie. Elle s’était jetée à genoux, la tête cachée dans les coussins ; mais il continuait de s’acharner sur elle, frappant à tort et à travers dans l’obscurité. Les coups résonnaient tantôt avec un bruit sourd, quand sa main rencontrait le cuir du siège, tantôt avec un claquement sec quand elle portait sur le bois, où elle se meurtrissait, mais dans sa rage folle il ne sentait pas la douleur.

— Ah ! je vous ai réduite au silence, dit-il à la fin. C’est avec des baisers que j’arrêtais les paroles sur votre bouche autrefois. Mais le monde marche, Françoise, et les temps changent, et la perfidie entre dans le cœur des femmes, et le désir de la vengeance dans celui des hommes.

— Vous pouvez me tuer si vous voulez, gémit-elle.

— Je le ferai, dit-il simplement.

La voiture continuait de rouler, cahotant sur l’étroite route de campagne coupée de profondes ornières. L’orage était passé, mais les roulements du tonnerre s’entendaient encore, bien loin dans le ciel. La lune brilla, argentant les grandes plaines bordées de peupliers, éclairant de sa lumière froide la silhouette de la femme affaissée sur le plancher de sa voiture et celle de son terrible compagnon. Il se tenait maintenant renversé en arrière, les bras croisés sur la poitrine, les yeux fixés sur la femme qui avait rendu sa vie misérable.

— Où me conduisez-vous ? demanda-t-elle à la fin.

— À Portillac, ma toute belle.

— Et pourquoi à Portillac ? Que voulez-vous faire de moi ?

— Je veux faire taire à jamais cette petite langue perfide et menteuse. Je veux qu’elle ne puisse plus tromper d’autres hommes.

— Un assassinat !

— Appelez-le comme vous voudrez.

— Vous avez une épée à votre côté, Maurice. Pourquoi ne me tuez-vous pas tout de suite ?

— Soyez assurée que je l’eusse fait déjà si je n’avais une excellente raison.

— Laquelle ?

— Je vous la dirai. À Portillac, j’ai droit de haute, moyenne et basse justice. Là je suis le maître, le juge, je condamne et j’exécute. C’est un privilège que la loi me confie. Ce pitoyable roi ne pourra même pas vous venger, car le droit m’appartient et il ne peut s’y opposer sans se faire un ennemi de chaque seigneur de France.

Il partit d’un éclat de rire, à l’idée du plan qu’il avait combiné, tandis qu’elle, tremblant de tous ses membres, cacha sa tête dans ses mains pour éviter ce regard où brillait une joie méchante, et elle pria Dieu de lui pardonner les péchés de sa vie.