Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 252-258).

CHAPITRE XXII

L’ÉCHAFAUD DE PORTILLAC

C’est ainsi qu’Amaury de Catinat et Amos Green purent voir de la fenêtre de leur donjon la voiture qui amenait la prisonnière ; de là aussi tout ce travail de nuit, et l’étrange procession au petit jour. Ce fut Françoise de Montespan qu’ils aperçurent au-dessous d’eux, conduite à la mort, et ce fut son appel désespéré qu’ils entendirent quand la lourde main du bourreau s’abattit sur son épaule et la traîna à genoux devant le billot. Elle se débattait en poussant des cris de terreur ; mais l’homme leva sa hache, et étendit le bras pour saisir la longue chevelure aux reflets d’or et maintenir la tête de sa victime quand soudain il demeura immobile de surprise.

Et en vérité, ce qu’il venait d’apercevoir était bien fait pour le remplir de stupeur. De la petite fenêtre carrée qui s’ouvrait en face de lui, un homme s’était élancé tête en avant et tombant sur ses mains avait rebondi en un clin d’œil sur ses pieds. Il fut suivi presque aussitôt d’un second qui tomba plus lourdement mais se releva aussi prestement. L’un portait l’habit bleu à parements d’argent des gardes du roi, l’autre avait le costume sombre des bourgeois. Chacun tenait à la main une courte barre de fer rouillée. Ni l’un ni l’autre ne prononça une parole, mais le soldat courut sur le bourreau et leva le bras au moment où il balançait sa hache pour frapper sa victime. On entendit comme le craquement d’un œuf qui se brise et la barre de fer vola en éclats. Le bourreau poussa un cri terrible, laissa tomber sa hache, porta ses deux mains à sa tête, fit deux ou trois pas en tournoyant sur la plate-forme et alla s’abattre comme une masse sur le pavé de la cour.

Rapide comme l’éclair, Catinat ramassa la hache et se planta devant Montespan, l’arme haute et les yeux menaçants.

— À nous deux, dit-il.

Le seigneur était resté si stupéfait au premier moment qu’il avait été incapable d’articuler une parole. Il comprit maintenant que ces étrangers venaient se mettre entre lui et sa proie.

— Emparez-vous de ces hommes, cria-t-il en se tournant vers sa suite.

— Un instant, dit Catinat d’une voix qui commandait l’attention. Vous voyez à mon uniforme qui je suis : garde du corps de Sa Majesté, chargé d’une mission spéciale. Me toucher, c’est toucher au roi. Prenez garde.

— Lâches ! hurla de Montespan, saisissez-le.

Mais les hommes d’armes hésitèrent, car la crainte du roi était, comme une grande ombre s’étendant sur la France entière. Catinat vit leur indécision et la mit à profit.

— Cette femme est la favorite du roi, dit-il, et vous risquez votre tête si vous touchez seulement à une mèche de ses cheveux. À vous de décider si, pour obéir à ce fou furieux, vous voulez risquer de voir craquer vos os sur la roue ou de vous tordre dans l’huile bouillante.

— Quels sont ces hommes, Marceau ? cria le seigneur furieux.

— Ce sont des prisonniers, Excellence.

— Des prisonniers, quels prisonniers ?

— Les vôtres, Excellence.

— Qui a donné l’ordre de les amener ici ?

— Vous-même. L’escorte avait votre anneau armorié.

— Je n’ai jamais vu ces hommes. Il y a quelque diablerie là-dessous. Mais ils ne me provoqueront pas dans mon propre château, et ils ne s’interposeront pas entre moi et ma femme. Non, par Dieu, ils ne le feront pas impunément ! Allons Marceau, Étienne, Jean, Gibert, Pierre, vous qui avez mangé mon pain ! en avant ! vous dis-je.

Ses yeux furieux parcouraient les rangs, mais ils ne rencontraient que des têtes baissées et pas un ne bougea. Poussant alors un horrible juron, il tira son épée et se précipita sur sa femme qui gisait évanouie auprès du billot. Catinat s’élança pour la protéger ; mais Marceau, l’intendant, avait déjà saisi son maître par la taille. Montespan, fou de colère, les dents serrées et l’écume aux lèvres se tordit sous l’étreinte de l’homme et, empoignant son épée par la lame, il s’en servit comme d’un poignard et la lui enfonça à travers la barbe jusque dans la gorge. Marceau poussa un cri inarticulé et tomba à la renverse, le sang sortant à flot de sa bouche et de sa blessure ; nais avant que son meurtrier pût dégager son arme, Catinat et l’Américain, aidés d’une douzaine de ses propres gens, le renversèrent sur la plateforme et Amos Green le ligota solidement. Ses propres serviteurs eux-mêmes parlaient déjà de le traîner au billot destiné à sa femme, car Marceau était populaire et ils voulaient venger sa mort, quand soudain éclata dans l’air calme du matin une sonnerie de trompettes. Catinat releva la tête comme un chien de meute à l’appel du cor.

— Avez-vous entendu, Amos ? C’est la sonnerie de la Garde ! Au portail, Vous autres, vivement, et baissez le pont-levis. Allez et dépêchez si vous ne voulez pas payer pour les fautes de votre maître.

Amos, pendant ce temps, avait arraché l’ample manteau noir de Montespan. Il en fit un oreiller qu’il posa sous la tête de la femme toujours évanouie.

Il était encore penché sur elle quand le pont-levis s’abaissa, et un instant plus tard une troupe de cavaliers entra dans la cour avec un cliquetis d’acier. À leur tête était un homme de belle prestance, vêtu de l’uniforme des gardes, avec un chapeau garni d’un énorme panache de plumes ondulantes, des hauts gants en peau de buffle, et un sabre qui étincelait sous la lumière du soleil. Il fit avancer sa monture jusqu’à l’échafaud et parcourut du regard le groupe qu’il avait devant lui. La figure de Catinat s’éclaira lorsqu’il l’aperçut et il fut auprès de lui en un instant.

— Brissac !

— Catinat ! Comment diable êtes-vous ici ?

— J’étais prisonnier. Dites-moi, Brissac, avez-vous remis le message ?

— Certainement.

— Et l’archevêque est venu ?

— Oui.

— Et le mariage ?

— A eu lieu comme c’était arrangé, et c’est pourquoi cette pauvre femme que je vois là-bas a été obligée de quitter le palais.

— C’est bien ce que je pensais.

— J’espère qu’on ne lui a fait aucun mal ?

— Nous sommes arrivés juste à temps, mon ami et moi, pour lui sauver la vie. Voilà son mari, là, à côté d’elle. C’est un véritable démon, Brissac.

— Possible, mais un ange aurait pu le devenir, s’il avait été traité comme il l’a été.

— C’est nous qui l’avons ficelé ainsi. Il a tué un homme et j’en ai tué un autre.

— Ma parole, vous n’êtes pas restés inactifs.

— Comment avez-vous su que nous étions ici ?

— Mais je ne savais pas…

— Vous ne veniez pas pour nous chercher alors ?

— Non, nous venions chercher la dame.

— Comment son mari a-t-il pu mettre la main sur elle ?

— Son frère devait l’emmener dans sa voiture. Montespan l’a appris ; il a réussi à l’attirer dans la sienne qui attendait à une autre porte. Quand Vivonne s’est aperçu qu’elle n’arrivait pas et que ses appartements étaient vides, il s’est informé et n’a pas tardé à apprendre ce qui s’était passé. On avait reconnu les armes de Montespan sur les panneaux de la voiture, et le roi m’a donné l’ordre de me rendre à Portillac avec ma troupe aussi vite que nos chevaux pourraient nous porter.

— Vous seriez arrivé trop tard, si un étrange hasard ne nous avait conduits ici. Je ne sais pas qui nous a amenés. Mais tout cela s’éclaircira plus tard. Pour l’instant, il s’agit de savoir ce que nous allons faire.

— J’ai mes ordres. Je dois accompagner la dame à Petit-Bourg, et tous ceux qui l’ont maltraitée seront gardés prisonniers ici en attendant le bon plaisir du roi, qui confisque en même temps le château où je vais laisser quelques-uns de mes hommes. Mais vous, Catinat, vous n’avez rien à faire maintenant ?

— Rien, si ce n’est que j’ai la plus grande envie de me rendre à Paris pour voir ce qui se passe chez mon oncle.

— Ah ! oui, il y a cette jolie cousine là-bas, dans la rue Saint-Martin. Eh bien ! je vous ai rendu le service de porter un message pour vous, vous allez en faire autant pour moi.

— De tout mon cœur. Où cela ?

— À Versailles. Le roi est impatient de savoir le résultat de notre expédition, et c’est vous qui avez le plus de qualité pour le lui apprendre, puisque, sans vous et votre ami, nous aurions eu une mauvaise nouvelle à lui rapporter.

— Je serai là-bas dans deux heures.

— Avez-vous des chevaux ?

— Les nôtres ont été tués.

— Vous en trouverez ici dans les écuries. Prenez les meilleurs, puisque vous avez perdu les vôtres au service du roi.

Le conseil était bon. Catinat fit signe à Amos Green et ils se dirigèrent ensemble vers les écuries pendant que Brissac donnait l’ordre de désarmer les soldats de Montespan et assignait son poste à chacun de ses hommes pour la garde du château et de son propriétaire. Une heure plus tard, les deux amis galopaient ventre à terre sur la route de Versailles, aspirant à pleins poumons la brise du matin qui leur paraissait encore plus fraîche après l’air empesté qu’ils avaient respiré dans le donjon.