Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 230-242).

CHAPITRE XX

LA RUPTURE

Mme de Montespan était allée se reposer, l’esprit tranquille, après avoir reçu le message de son frère.

Elle aurait toute la journée du lendemain pour faire échouer les plans du roi, et si elle n’y parvenait pas, c’est qu’alors elle n’avait plus ni esprit ni beauté.

Au matin elle fit sa toilette avec un soin extrême : elle mit son nouveau déshabillé de velours violet et sa rivière de perles ; elle n’eut garde d’oublier sa poudre et le soupçon de rouge, et elle posa une seule mouche tout à côté de la fossette de sa joue, avec toute la sollicitude d’un guerrier revêtant son armure pour un combat où sa vie est en jeu. Elle n’avait reçu aucune nouvelle du grand événement qui s’était passé dans la nuit, bien que toute la cour le connût, car ses façons hautaines et sa langue acérée ne lui avaient pas laissé d’amis assez dévoués pour se risquer à être vus dans les appartements de celle qui avait à jamais perdu tout espoir de rentrer en faveur.

Elle était encore dans son cabinet de toilette quand son page vint lui annoncer que le roi l’attendait dans le salon. Mme  de Montespan put à peine croire à une telle bonne fortune. Elle s’était creusé la tête toute la matinée pour imaginer un moyen d’arriver jusqu’à lui et il était là qui l’attendait. Après un dernier coup d’œil à la glace, elle se hâta d’aller le rejoindre.

Il se tenait debout, le dos tourné vers la porte, examinant un tableau de Snyder. Au bruit qu’elle fit en entrant il se retourna et fit un pas vers elle. Elle s’était précipitée au-devant de lui avec un petit cri de joie, tout son beau visage rayonnant d’amour ; mais il fit de la main un geste d’autorité qui la cloua sur place. Il y avait dans le regard de son amant une expression qu’elle n’y avait jamais vue auparavant, et déjà quelque chose lui murmurait au fond de son âme qu’aujourd’hui elle n’était pas la plus forte.

— Vous êtes encore fâché contre moi, Sire ? s’écria-t-elle.

Il était venu dans l’intention de lui apprendre brusquement son mariage. Mais lorsqu’il la vit devant lui dans toute sa beauté, le courage lui manqua. Un autre le lui dirait.

Son silence augmenta l’alarme de Mme  de Montespan. douces et cependant fermes étaient nouvelles pour elle, et elle sentait que tous ses charmes demeureraient impuissants.

— Madame, ajouta le roi, j’ai bien réfléchi, et il en sera comme j’ai dit. Il n’y a pas d’autre solution. Puisqu’il faut que nous nous quittions, le plus tôt sera le mieux. Croyez-moi, ce n’est pas une chose agréable pour moi non plus. J’ai fait donner l’ordre à votre frère de se trouver avec une voiture à la petite porte à neuf heures, car j’ai pensé que vous désireriez peut-être vous retirer à la nuit.

— Pour cacher ma honte à une cour qui ne manquera pas de rire de moi. C’est très bien pensé, Sire !

— Ne me regardez pas avec ces yeux de reproche, reprit doucement le roi, je vous en prie. Que notre dernière entrevue laisse dans notre mémoire un souvenir agréable.

— Un souvenir agréable !

Toute son humilité l’avait quittée et sa voix avait pris un accent de mépris et de colère.

— Un souvenir agréable ! agréable pour vous peut-être, qui vous débarrassez d’une femme dont vous avez ruiné la vie, et qui pouvez en trouver une autre dans vos salons pour vous faire oublier votre perfidie. Mais pour moi, condamnée à languir dans quelque château de province, repoussée par mon mari, méprisée par ma famille, la risée et le dédain de la France, loin de l’homme pour

— Vous êtes venu pour me dire quelque chose et vous n’avez pas le courage de le dire. Dieu bénisse le cœur si bon qui arrête la langue cruelle !

— Non, non, madame, dit Louis. Je n’ai pas eu l’intention d’être cruel. Je ne puis oublier que votre esprit et votre beauté ont égayé ma vie et ma cour depuis des années. Mais les temps changent, madame, et j’ai envers le monde des devoirs qui sont en opposition avec mes inclinations personnelles. Pour plusieurs raisons je crois qu’il est bon que nous nous en tenions à l’arrangement que nous avons discuté l’autre jour, et que vous vous retiriez de la cour.

— Me retirer, Sire ? Pour combien de temps ?

— Il faut que ce soit pour toujours, madame.

Elle le regardait toute pâle, et serrant les poings.

— Je n’ai pas besoin de dire que je vous rendrai cette retraite aussi agréable et aussi heureuse qu’il sera en mon pouvoir. Vous fixerez vous-même le chiffre de votre pension, un palais sera bâti pour vous en n’importe quel lieu de France que vous préférerez pourvu que ce soit au moins à vingt lieues de Paris. De plus, je…

— Oh ! Sire, comment pouvez-vous penser que tout cela puisse compenser la perte de votre amour ?

Elle était complètement abattue. S’il avait parlé avec colère, elle eût pu espérer de le retourner comme elle l’avait fait déjà ; mais ces manières lequel j’ai tout sacrifié, ce sera un étrange souvenir, vous pouvez en être sûr ?

Le roi avait vu l’éclair de colère qu’avaient lancé ses yeux, et cependant il s’efforça de se contenir. Après une altercation pareille entre l’homme le plus orgueilleux et la femme la plus hautaine de France, il était nécessaire que l’un ou l’autre cédât.

Il sentit que c’était à lui de le faire, et il le fit malgré ce qu’il en coûtait à sa nature impérieuse.

— Il n’y a rien à gagner, madame, dit-il, avec des paroles qui ne conviennent ni à vos lèvres ni à mes oreilles. Vous me rendrez cette justice de reconnaître qu’en ce moment je prie lorsque je pourrais commander, et qu’au lieu de vous donner un ordre comme à un sujet, j’essaye de vous convaincre comme une amie.

— Vous êtes vraiment trop bon, Sire ! Nos relations qui datent de vingt ans et plus suffisent à peine à expliquer une telle condescendance de votre part. Je vous dois en vérité de la reconnaissance de ce que vous avez bien voulu ne pas lancer sur moi les archers de votre garde, et ne pas me faire sortir de ce palais entre deux files de vos mousquetaires ! Comment pourrai-je vous remercier de cette attention, Sire ?

Elle fit une profonde révérence qu’elle accompagna d’un sourire, sardonique.

— Françoise, soyez raisonnable, je vous en supplie. Nous avons laissé la jeunesse derrière nous l’un et l’autre.

— Cette allusion à mon âge est gracieuse sur vos lèvres.

— Ah ! vous dénaturez mes paroles. Alors, je n’en dirai pas une de plus. Il est possible que vous ne me revoyiez plus, madame ; n’y a-t-il rien que vous désiriez me demander avant que je parte ?

— Grand Dieu ! s’écria-t-elle. Mais vous n’avez donc pas de cœur ? Sont-ce là les lèvres qui m’ont répété si souvent que vous m’aimiez ? Sondée là les yeux qui se sont mirés dans les miens avec tant d’amour ? Pouvez-vous donc rejeter loin de vous une femme dont la vie a été la vôtre, comme vous avez abandonné le château de Saint-Germain quand un autre plus magnifique a été prêt pour vous recevoir ?…

— Madame, cette scène est pénible pour nous deux.

— Pénible ? Où est la peine sur votre visage ? Pour moi, j’y lis de la colère parce que j’ai osé vous dire la vérité ; j’y vois de la joie parce que vous sentez que votre vile tâche est terminée : vous n’attendez que mon départ pour retourner à votre gouvernante !… Oui, oui. Ah ! vous ne me faites pas peur ! Ne croyez pas que je sois aveugle. Ainsi, vous auriez été même jusqu’à l’épouser ! Vous, le descendant de saint Louis et elle la veuve Scarron, la pauvre misérable que j’ai prise par charité dans ma maison ! Ah ! vos courtisans riront ! Comme les petits poètes vont préparer leurs plumes, et comme les beaux esprits vont s’en donner à cœur joie entre eux : Cela n’arrive pas à vos oreilles, naturellement, mais c’est quelque peu pénible à entendre pour vos amis.

— Ma patience ne peut en supporter davantage, s’écria le roi, incapable de se contenir plus longtemps. Je vous quitte, madame, et pour toujours.

Mais la fureur de Mme  de Montespan était à son comble. Elle lui barra le passage, la figure en feu, trépignant de rage.

— Vous êtes pressé, Sire ! Elle vous attend sans doute !

— Laissez-moi passer, madame.

— Mais vous avez été désappointé cette nuit, n’est-ce pas, mon pauvre Sire ! Et pour la gouvernante, quel mécompte ! Grand Dieu ! quel mécompte ! Pas d’archevêque ! pas de mariage ! Tout le joli petit plan à vau-l’eau ! Bien cruel, n’est-ce pas ?

Louis regardait avec étonnement ce beau visage en furie, et l’idée lui traversa l’esprit que le chagrin lui avait tourné la tête. Autrement que signifiaient toutes ces paroles incompréhensibles, l’archevêque ?… Un mécompte ?… Il serait indigne de lui de parler durement à une femme dans une telle détresse. Il fallait la calmer et surtout sortir de là.

— Je vous ai confié la garde d’un grand nombre de mes bijoux de famille, dit-il. Je vous demande en grâce que vous les conserviez comme un faible gage de mes sentiments.

Il avait espéré lui faire plaisir et la calmer, mais il n’avait pas fini de parler qu’elle avait ouvert son armoire secrète et qu’elle jetait des poignées de pierres précieuses à ses pieds. Les petites boules crépitaient et roulaient avec des éclairs rouges, verts, jaunes, sur le parquet et rebondissaient avec des lueurs d’arc-en-ciel contre les panneaux de chêne des murs.

— Ce sera pour la gouvernante si l’archevêque vient, à la fin, cria-t-elle.

Il fut plus convaincu que jamais qu’elle avait perdu la raison. Et, voulant tenter un moyen suprême, il ouvrit à demi la porte et donna un ordre à voix basse. Un instant après, un jeune garçon avec de longs cheveux dorés ruisselant sur son pourpoint de velours noir entra dans la pièce. C’était son plus jeune fils, le comte de Toulouse.

— J’ai pensé que vous désireriez lui dire adieu, madame, dit le roi.

Elle resta le regard hébété, comme si elle eût cherché à deviner. Et soudain elle comprit que ses enfants devaient lui être enlevés en même temps que son amant, et elle vit cette autre femme qui resterait avec eux et qui gagnerait leur affection pendant qu’elle-même serait reléguée loin d’eux. Alors tout ce qu’il y avait de haine et d’instincts mauvais en elle se déchaîna, et pendant un instant elle fut vraiment ce que le roi l’avait crue, véritablement folle. Un poignard garni de pierreries se trouvait au milieu de ses trésors, sous sa main. Elle le prit et se précipita sur l’enfant qui recula. Louis poussa un cri et s’élança pour l’arrêter ; mais une autre main avait été plus rapide que la sienne. Une femme venait d’entrer précipitamment par la porte ouverte et avait saisi le poignet levé. Il y eut un moment de lutte entre les deux femmes, toutes les deux admirablement belles, et le poignard tomba à leurs pieds. Louis le ramassa vivement et, prenant son fils par la main, il se précipita hors de l’appartement. Françoise de Montespan recula en chancelant jusqu’à l’ottomane sur laquelle elle se laissa tomber pour apercevoir devant ses yeux le visage sévère de l’autre Françoise, de la femme qu’elle trouvait toujours comme une ombre à chaque tournant de sa vie.

— Je vous ai sauvée, madame, d’une action que vous auriez été la première à déplorer.

— Sauvée ! C’est vous qui m’y avez poussée.

La favorite déchue s’était levée et se tenait appuyée contre le dossier du meuble, ses mains égratignant le velours derrière elle, les paupières à demi refermées sur ses yeux étincelants.

Mme  de Maintenon s’était fait une coupure à la main dans la lutte, et le sang coulait de ses doigts ; mais ni l’une ni l’autre des deux femmes n’avait le loisir d’y prendre garde.

— Oui, reprit Françoise de Montespan, c’est vous qui m’avez poussée à ceci, vous que j’ai recueillie quand vous saviez à peine où trouver la croûte de pain qui vous empêcherait de mourir de faim. Que possédiez-vous ? Rien…, rien qu’un nom qui était la risée de l’Europe. Et que vous ai-je donné ? Tout. Vous savez que je vous ai donné tout, argent, situation, l’entrée de la cour. C’est par moi que vous avez tout obtenu. Et maintenant vous vous raillez de moi.

— Madame, je ne me raille pas de vous. Je vous plains du fond de mon cœur.

— Vous ! me plaindre ! Ah ! la veuve Scarron plaindre une Mortemart ! Votre pitié peut aller rejoindre votre gratitude et votre réputation. Nous savons ce qu’elles valent.

— Vos paroles me chagrinent.

— Votre conscience ne vous reproche donc pas vos infamies ?

— Je n’ai jamais eu la moindre intention de vous faire du mal.

— Vraiment ! Ah ! misérable femme !

— Qu’ai-je donc fait ? Le roi est venu chez moi pour assister aux leçons des enfants. Il s’y est plu, il y est resté. En suis-je responsable ?

— C’est vous qui l’avez détourné de moi.

— Je serais fière, en vérité, si je pouvais croire que c’est moi qui l’ai ramené à la vertu.

— Ainsi vous avouez que vous m’avez volé l’amour du roi, veuve très vertueuse ?

— J’ai toujours eu pour vous une profonde reconnaissance. Vous avez été, ainsi que vous me l’avez souvent rappelé, ma bienfaitrice. Je ne l’ai jamais oublié une minute. Cependant je ne nie pas avoir dit au roi, qui me consultait, que le péché est le péché et qu’il serait plus digne de lui de briser les liens coupables qui le retenaient.

— Pour en contracter d’autres ?

— Ceux du devoir.

— Votre hypocrisie me soulève le cœur. Si vous prétendez être une nonne, pourquoi n’êtes-vous pas là où sont les nonnes ? Non, vous voudriez avoir à la fois les avantages de ce monde et de l’autre, il vous faut tout ce que la cour peut offrir et vous singez les manières du cloître. Mais je ne me laisse pas prendre à vos façons. Je connais aussi bien que vous le fond de votre cœur. Moi j’étais une honnête femme, et ce que j’ai fait je l’ai fait en face du monde. Vous, vous vous cachez derrière vos prêtres et vos directeurs de conscience, et votre prie-Dieu, et vos missels.

Les yeux gris de sa rivale étincelèrent pour la première fois, et elle fit un pas en avant, sa main blanche à moitié levée pour protester.

— Vous pouvez dire de moi ce qu’il vous plaira, dit-elle. Je n’en tiens pas plus compte que du sot bavardage de votre perroquet dans l’antichambre. Mais ne touchez pas à ce qui est sacré. Ah ! si seulement vous vouliez élever vos pensées vers ces choses, si vous consentiez à vous replier sur vous-même, et à voir avant qu’il ne soit trop tard quelle vie indigne vous avez menée ! Que n’auriez-vous pu réaliser ? Son âme était entre vos mains comme l’argile du potier. Si vous vous étiez occupée à élever son esprit, si vous l’aviez conduit dans des sentiers plus hauts, si vous aviez pris soin de développer tout ce qu’il y a de bon et de noble en lui, votre nom eût été honoré et béni dans le château comme dans la chaumière. Mais non ! vous l’avez traîné dans la boue, vous avez gaspillé sa jeunesse, vous l’avez éloigné de sa femme, vous l’avez empêché d’être vraiment un homme. Pareil exemple venant de lui a fait commettre mille crimes à ceux qui le prennent pour modèle, et tous ces crimes c’est vous qui en êtes responsable. Prenez garde, madame. Au nom de Dieu, prenez garde avant qu’il ne soit trop tard. Malgré toute votre beauté, il se peut qu’il ne vous reste, à vous comme à moi, que quelques brèves années à vivre. Alors, quand ces cheveux seront blancs, quand ce visage sera sillonné de rides, quand l’éclat de ces yeux aura pâli, ah ! Dieu prenne pitié de l’âme de Françoise de Montespan !

Sa rivale baissait enfin la tête. Un instant elle demeura silencieuse, domptée pour la première fois de sa vie ; mais bientôt sa nature hautaine reprit le dessus et elle releva la tête avec un mouvement d’ironie et de défi.

— Je vous remercie : j’ai mon directeur, dit-elle. Ne vous imaginez pas que vous me jetez de la poudre aux yeux. Je vous connais, je ne vous connais que trop.

— Détrompez-vous, vous me connaissez bien moins que vous ne croyez.

— Si fait, riposta Mme  de Montespan. Vous êtes la gouvernante de mes enfants et la maîtresse secrète du roi.

— Vous vous trompez, articula Mme de Maintenon, avec un grand calme. J’ai été la gouvernante de vos enfants et je suis la femme légitime du roi.