Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 190-199).

CHAPITRE XVI

L’EMBUSCADE DE M. DE VIVONNE

M. de Vivonne avait habilement préparé son embuscade. Avec une voiture fermée et une bande de coquins triés sur le volet, il avait quitté le palais une bonne demi-heure avant les messagers du roi. Arrivé au croisement de la route, il avait donné l’ordre au cocher de conduire sa voiture un peu plus loin et lui avait confié la charge des chevaux attachés à une clôture. Puis il avait posté un homme de sa bande en sentinelle plus haut sur la route avec ordre d’allumer une lumière dès qu’il apercevrait les cavaliers du roi. Une solide corde avait été fixée à un sapin. Au signal donné, l’autre extrémité avait été attachée au montant d’une barrière en face, barrant ainsi la route à dix-huit pouces du sol. Les cavaliers n’avaient pu apercevoir l’obstacle, aussi leurs montures tombèrent-elles lourdement sur le sol, les entraînant avec elles. En un moment une douzaine de coquins, qui s’étaient cachés dans l’ombre des arbres, se précipitèrent sur eux l’épée à la main ; mais leurs victimes ne firent pas un mouvement. Catinat était étendu, respirant bruyamment, avec une jambe engagée sous son cheval. Un mince filet de sang ruisselait sur sa figure pâle, tombait goutte à goutte sur ses épaulettes d’argent. Amos Green n’était pas blessé ; mais sa sangle s’était rompue dans la chute et il avait été lancé sur la route avec une telle violence qu’il était resté étourdi.

M. de Vivonne alluma une lanterne et promena la lumière sur le visage des deux hommes à terre.

— Mauvaise affaire, major Despard, dit-il à l’homme qui était à côté de lui. Je crois qu’ils sont morts tous les deux.

— Allons donc ! Sur mon âme, les hommes ne mouraient pas si vite quand j’étais jeune, répondit l’autre en avançant sa tête grisonnante dans le rayon de lumière de la lanterne. J’ai été jeté à bas de mon cheval autant de fois que j’ai de boutons à mon pourpoint, mais sauf un os ou deux de cassés, je n’en ai éprouvé aucun mal. Passez votre rapière sous la troisième côte des chevaux, de la Touche, ils ne sont plus bons à rien.

Il y eut deux spasmes, et le bruit sourd des têtes retombant sur le sol indiqua que les deux bêtes étaient au bout de leurs peines.

— Où est Latour ? demanda M. de Vivonne. Achille Latour a étudié la médecine à Montpellier. Où est-il ?

— Me voici, monseigneur. Il ne m’appartient pas de me vanter, mais je sais tenir une lancette aussi bien qu’une rapière, et les malades ont fait une grande perte le jour où j’ai troqué la seringue contre le mousquet. Lequel a besoin de mes soins ?

— Celui-ci, sur la route.

Le soldat se pencha sur Amos Green.

— Il n’en a pas pour longtemps à vivre, dit-il. Je vois cela à sa respiration.

— Qu’a-t-il ?

— Une subluxation de l’épigastre. Oui, les mots scientifiques me viennent tout de suite sur la langue, mais le cas est difficile à expliquer en termes ordinaires. Je crois que je ferais bien de lui passer mon poignard à travers la gorge, car sa fin est proche.

— Non, si vous tenez à votre vie ! s’écria le chef. S’il meurt sans blessure, nous ne pouvons pas être accusés. Voyons l’autre.

L’homme se pencha sur Catinat et plaça sa main sur le cœur. Le soldat poussa un long soupir, ouvrit les yeux, et regarda autour de lui de l’air d’un homme qui ne sait ni où il est ni comment il se trouve là.

Vivonne, qui avait rabattu son chapeau sur ses yeux et caché la partie inférieure de son visage dans son manteau, sortit sa gourde et fit avaler quelques gouttes du cordial au blessé. En un moment les couleurs revinrent aux joues du mousquetaire, en même temps que l’éclair de la mémoire reparut dans ses yeux. Il se remit avec peine sur pied et se débattit pour repousser ceux qui le tenaient. Mais il était encore étourdi et il put à peine se tenir debout.

— Il faut que j’aille à Paris, dit-il, haletant. Il faut que j’aille à Paris. Je suis en service du roi. Vous risquez votre tête en m’arrêtant.

— Il n’a qu’une égratignure, dit l’ex-médecin.

— Alors tenez-le bien. Et d’abord portez l’autre dans la voiture.

La lanterne ne jetait qu’une très faible lueur, de sorte que Green était resté dans l’obscurité pendant qu’ils s’occupaient de Catinat.

Ils ramenèrent donc la lumière vers l’endroit où ils avaient laissé le jeune homme étendu. Mais ils ne le trouvèrent plus, il avait disparu.

Le groupe de coquins resta un instant abasourdi, la lumière de la lampe dansant sur les chapeaux empanachés et éclairant leurs figures farouches. Puis ils laissèrent échapper une bordée de jurons. Vivonne saisit le faux médecin à la gorge, et le renversant à terre, il l’aurait étranglé si les autres ne les avaient séparés.

— Chien de menteur ! cria-t-il. C’est là votre habileté ? L’homme s’est échappé, et nous sommes perdus.

— Ce sont les spasmes de l’agonie, bredouilla l’autre en se frottant le cou. Je vous dis qu’il était in extremis. Il ne peut pas être loin.

— C’est vrai, s’écria Vivonne, il ne peut pas être loin. Il n’a ni cheval ni armes. Vous, Despard et Raymond de Carnac, gardez celui-ci, qu’il ne nous échappe pas.

— Vous, Latour, et vous, Tuberville, à cheval et allez attendre à la porte sud. S’il entre dans Paris, il est forcé d’y passer. Si vous le prenez, attachez-le sur votre cheval et amenez-le au rendez-vous. En tout cas, peu importe ce que vous ferez de lui, c’est un étranger, il n’est là que par hasard. Maintenant conduisez l’autre à la voiture, et filons avant que l’alarme ne soit donnée.

Les deux hommes s’élancèrent à la poursuite du fugitif, et Catinat fut entraîné malgré sa résistance, et jeté dans la voiture qui attendait sur la route de Saint-Germain. Trois des cavaliers prirent la tête, le cocher reçut l’ordre de les suivre, et Vivonne, après avoir dépêché un de ses hommes avec un mot à sa sœur, forma l’arrière-garde avec le reste de la bande.

L’infortuné mousquetaire avait maintenant entièrement recouvré ses sens, et se trouva pieds et poings liés à l’intérieur d’une prison roulante, cahotant lourdement sur la route. Sa chute l’avait étourdi et sa jambe avait été fortement contusionnée par le poids de son cheval ; mais sa blessure au front ne présentait aucune gravité, et le sang avait déjà cessé de couler. Cependant ses souffrances morales étaient plus grandes que ses souffrances physiques. Lui, un vieux soldat, habitué aux ruses de la guerre, aller se jeter ainsi dans un piège aussi grossier ! Le roi l’avait choisi entre beaucoup d’autres pour lui confier une mission, et il n’avait pas su s’en acquitter, il s’était laissé prendre sans même dégainer, sans tirer un coup de pistolet. Et il avait été prévenu encore, prévenu par un jeune homme qui ne connaissait rien de la cour et qui n’avait été guidé que par son instinct naturel.

Mais à cette crise de désespoir succéda un retour de cet esprit de réflexion qui s’allie de si près à l’impétuosité du Français. À quoi bon se lamenter sur ce qui était fait ? Il ferait mieux d’aviser aux moyens d’y remédier. Amos Green s’était échappé : c’était un atout dans son jeu : il connaissait l’objet de la mission et son importance. À la vérité, il ne connaissait pas Paris, mais un homme capable de trouver son chemin la nuit à travers les forêts du Maine ne serait pas embarrassé pour trouver une maison aussi connue que celle de l’archevêque de Paris. Mais une pensée soudaine traversa l’esprit de Catinat et renouvela ses appréhensions. Les portes de la ville fermaient à huit heures du soir, et il était maintenant près de neuf heures. Il lui eût été facile, à lui, dont l’uniforme était un passeport, de se faire ouvrir et de passer. Mais comment ferait Amos Green, un étranger et un bourgeois ? Et pourtant, malgré l’impossibilité qu’il entrevoyait, il se raccrochait au vague espoir qu’un homme d’énergie et de ressources comme son ami saurait bien trouver le moyen de se tirer d’embarras.

Puis il songea à s’échapper lui-même. S’il y parvenait, peut-être arriverait-il encore à temps pour remettre son message. Quels étaient ces hommes qui le tenaient prisonnier ? Ils n’avaient pas dit un mot qui pût lui faire deviner pour qui ils agissaient. Monsieur et le Dauphin se présentèrent à son esprit : ce devait être l’un ou l’autre. Il n’avait reconnu que l’un d’eux, le major Despard, un habitué des cabarets de bas étage, et un homme dont l’épée était toujours à la disposition de la bourse la mieux fournie. Où le conduisaient-ils ? À la mort peut-être : et cependant pourquoi avaient-ils pris la peine de le faire revenir à lui ? Rempli de curiosité, il regarda par les portières.

Un cavalier se tenait de chaque côté. Il essaya de reconnaître l’endroit où il était, et comme le ciel s’était éclairci il put apercevoir sur sa droite la pleine campagne avec çà et là des massifs d’arbres, tandis que sur sa gauche, mais beaucoup plus loin, les lumières de Paris scintillaient comme des étoiles. Ils n’allaient donc ni du côté de la capitale ni du côté de Versailles. Puis il se mit à peser ses chances de fuite. On lui avait enlevé son épée, et ses pistolets étaient restés dans les fontes de son cheval. Il était sans armes, ligoté et gardé par une douzaine d’hommes au moins. Il y en avait trois devant chevauchant de front sur la route baignée par le clair de lune, puis un de chaque côté, et il jugeait par le bruit des sabots qu’ils ne devaient pas être moins d’une demi-douzaine derrière la voiture. Cela faisait exactement douze avec le cocher. Il ne pouvait évidemment songer à tromper la vigilance d’une escorte aussi nombreuse. Comme il relevait la tête, ses yeux se portèrent sur la glace qui fermait le devant de la voiture et ce qu’il vit le frappa d’horreur.

Sur le dos du cocher s’étalait une large tache rouge autour d’un trou béant dans l’habit juste au-dessous de l’épaule gauche. Catinat se demanda comment il pouvait même se maintenir sur son siège avec une si horrible blessure. Et il frissonna quand l’homme leva son fouet et lui laissa apercevoir sa main toute rouge de sang coagulé. Il tendit le cou pour tacher de distinguer ses traits, mais son chapeau à larges bords était rabattu sur ses traits et le col de son manteau relevé, de sorte que son visage restait dans l’ombre.

Ils étaient arrivés à un endroit où la route allait en droite ligne, mais un petit chemin de traverse descendait en zigzag la pente rapide d’une colline dans la direction de la Seine. L’escorte de tête continua de trotter sur la grande route, quand, à l’étonnement de Catinat, la voiture tourna brusquement avec un cahot qui faillit la faire verser et se mit à descendre à une vitesse effrayante la pente rapide, les deux chevaux galopant follement, et le cocher debout les cinglant à tour de bras ; la lourde voiture bondissait et retombait avec des craquements sinistres, tandis que le prisonnier secoué entre les deux banquettes, voyait tantôt à une portière, tantôt à l’autre les peupliers dansant sur le bord du chemin, et devant lui le cocher infernal brandissant furieusement son fouet de sa main ensanglantée et hurlant après ses bêtes affolées. Cependant les cavaliers de l’arrière-garde serraient la voiture de près, et le galop de leurs chevaux se faisait de plus en plus distinct ; tout à coup Catinat aperçut à la portière la tête d’un cheval, puis sa crinière, et à quelques pouces de celles-ci, la tête farouche de Despard, et le scintillement d’un canon de pistolet.

— Au cheval, Despard ! au cheval, cria une voix autoritaire.

Le coup partit, un des chevaux fit un bond convulsif et la voiture se souleva d’un côté. Mais le cocher hurlait et fouettait ses bêtes plus violemment que jamais, pendant que la voiture continuait de descendre avec des bonds terrifiants.

La route faisait maintenant un coude brusque et là, droit devant eux, à moins de cent pas, la Seine coulait froide et tranquille sous la lumière de la lune.

Le cocher n’eut pas une seconde d’hésitation et lança ses bêtes effrayées dans le fleuve.

Les chevaux se cabrèrent quand ils sentirent le froid de l’eau sur leurs jambes, et l’un d’eux s’abattit. La balle de Despard avait porté. Rapide comme l’éclair, le cocher sauta de son siège dans le fleuve, mais les cavaliers furent sur lui en un instant et une demi-douzaine de mains le saisirent avant qu’il pût se mettre à nager et le ramenèrent sur le bord. Son large chapeau était tombé dans la lutte et Catinat put voir son visage. C’était Amos Green !