Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 182-189).

CHAPITRE XV

LES MESSAGERS DU ROI

Catinat s’était parfaitement rendu compte de l’importance de la mission qui lui avait été confiée. Le soin qu’avait pris le roi de lui enjoindre le secret, l’agitation qu’il manifestait, et la nature de ses ordres, tout confirmait les rumeurs qui commençaient déjà de circuler à la cour. Il connaissait assez les intrigues et les rivalités qui s’y donnaient carrière pour comprendre que sa mission était délicate et exigeait des précautions. Il attendit donc que la nuit fût complètement tombée avant de donner l’ordre à un soldat de conduire les deux chevaux à l’une des grilles du parc. Et comme il s’y rendait lui-même avec son ami, il traça au jeune Américain une rapide esquisse de la situation présente de la cour, lui fit entendre que leur expédition nocturne pourrait bien prendre les proportions d’un événement historique.

— J’aime votre roi, dit Amos Green, et je suis heureux de lui rendre service, il me paraît chétif, mais il a l’œil d’un chef. Si on le rencontrait seul dans une forêt du Maine, on le reconnaîtrait pour un homme différent des autres. Ma foi, cela me fait plaisir qu’il se remarie, quoique ce soit une bien grande maison à diriger pour une femme.

Catinat sourit de l’idée que se faisait son compagnon des devoirs d’une reine.

— Êtes-vous armé ? demanda-t-il. Vous n’avez pas d’épée ni de pistolets ?

— Non. Quand je ne peux pas prendre mon fusil, j’aime mieux ne pas m’embarrasser d’outils que je n’ai jamais appris à manier. J’ai mon couteau. Mais pourquoi cette question ?

— Parce que nous pouvons nous trouver en danger. Beaucoup de gens ont intérêt à ce que le mariage ne se fasse pas. Tous les plus hauts personnages du royaume y sont opposés. S’ils pouvaient nous empêcher d’accomplir notre mission, ils empêcheraient le mariage, au moins pour ce soir.

— Mais je croyais que c’était un secret.

— Il n’y a pas de secrets dans une cour. Le dauphin ou le frère du roi et leurs amis seraient enchantés que nous fussions dans la Seine avant que nous ayons atteint la maison de l’archevêque. Mais qu’est ceci ?

Une silhouette indistincte apparut vaguement dans la nuit sur l’allée qu’ils suivaient, comme ils approchaient, une lampe de couleur, qui se balançait à l’un des arbres, jeta sa lumière sur l’uniforme bleu et argent d’un officier des gardes. C’était le major de Brissac, du propre régiment de Catinat.

— Hé ! où allez-vous donc ? demanda-t-il.

— À Paris, major.

— J’y vais moi-même dans une heure. Voulez-vous m’attendre, nous irons de compagnie.

— Je suis désolé, mais je suis appelé pour une affaire urgente, je n’ai pas une minute à perdre.

— Très bien ! Bonsoir et bon voyage.

— Est-ce un homme à qui l’on peut se fier, que notre ami le major ? demanda Amos Green en jetant un coup d’œil en arrière.

— Franc et loyal comme l’acier.

— En ce cas j’ai envie de lui dire un mot. L’Américain revint en courant sur ses pas, tandis que Catinat l’attendait impatient de ce retard inutile.

Amos reparut cinq minutes après.

— Je vous demande pardon, dit-il à son ami. J’avais quelque chose à dire au major, et j’ai pensé que peut-être je ne le reverrais pas.

— En selle, dit le mousquetaire, et se tournant vers l’homme qui tenait les deux chevaux à la bride. Vous leur avez donné à manger et à boire, Jacques ?

— Oui mon capitaine, répondit l’homme.

— En route alors, ami Green, et au galop, nous ne ralentirons pas l’allure avant d’apercevoir devant nous les lumières de Paris.

Le soldat les suivit du regard à travers la nuit avec un sourire moqueur : « Vous ne ralentirez pas l’allure, vous croyez, dit-il à mi-voix comme il s’en allait. Nous verrons bien, mon capitaine nous verrons bien. »

Pendant une demi-lieue et plus les deux amis galopèrent genou contre genou. Le vent s’était élevé soufflant de l’ouest, le ciel s’était couvert de gros nuages gris qui couraient rapidement laissant voir de temps à autre un croissant de lune. Même pendant ces courts intervalles de lumière, la route ombragée comme elle l’était par des arbres touffus, restait noire, mais quand la lune était masquée, ils avaient peine à distinguer leur direction.

Tout à coup Amos Green chancela sur sa selle et poussa une imprécation.

— Eh ! bien, quoi ?… interrogea le mousquetaire.

— C’est une des courroies de ma selle qui vient de casser. Le fer est tombé.

— Pouvez-vous le retrouver ?

— Oui, mais je m’en passerai. Continuons.

Ils continuèrent de galoper, la tête du cheval de Catinat à quelques pieds de la croupe de l’autre, mais cinq minutes après, un craquement se fit entendre et le mousquetaire roula de sa selle sur le sol. Il ne lâcha pas les rênes cependant et en un clin d’œil il fut debout à la tête de son cheval, jurant comme seul un mousquetaire est capable de le faire.

— Mille millions de tonnerres du ciel ! Deux courroies en cinq minutes, ce n’est pas possible !

— Ce qui n’est pas possible c’est que ce soit le hasard, dit l’Américain gravement en sautant à terre. Eh ! qu’est-ce que cela veut dire ? Mon autre courroie est coupée, elle ne tient plus que par un fil.

— La mienne aussi. Je la sens en passant la main dessus. Avez-vous un briquet. Allumons une mèche.

— Non, non. L’homme qui est dans l’obscurité est en sûreté. Nous y voyons suffisamment.

— Mes rênes sont coupées également.

— Les miennes aussi.

— Et ma sangle !

— Nous avons de la chance d’être venus jusqu’ici sans nous rompre les os. Mais qui nous a joué ce petit tour-là ?

— Ce ne peut être que ce coquin de Jacques. Par la sangdieu, je lui ferai faire connaissance avec l’estrapade quand je serai de retour à Versailles. Évidemment il n’a été que l’instrument de ceux qui voulaient nous empêcher d’atteindre Paris ou tout au moins nous retarder.

— Cela est sûr, dit Amos Green, on doit nous poursuivre ou nous guetter. Aussi serais-je d’avis de changer d’itinéraire.

— Eh bien ! quel était leur but, à votre avis, alors ? dit Catinat impatienté. Concluez et faites vite, nous n’avons pas de temps à perdre.

Mais l’autre n’était pas homme à se départir de son calme méthodique.

— Ils n’ont pas pu songer à nous arrêter, continua-t-il tranquillement. Quel était donc leur but ? Ce ne pouvait être que de nous retarder. Et pourquoi voulaient-ils nous retarder ? Que leur importait que notre message fût rempli une heure plus tôt ou plus tard ? Cela leur était indifférent.

— Pour l’amour de Dieu ! interrompit Catinat avec impétuosité.

Mais Amos Green continua son raisonnement avec un calme imperturbable.

— Pourquoi voulaient-ils nous retarder ? dis-je. Je ne vois qu’une seule raison : afin de donner à d’autres le temps de nous devancer pour nous arrêter. Voilà, capitaine. Je vous parie une peau de loutre contre une peau de lapin que je suis sur la bonne piste.

— C’est impossible. Il nous faudrait retourner jusqu’à Meudon et prendre des chemins de traverse qui allongeraient notre route de quatre lieues.

— Mieux vaut arriver une heure en retard que de ne pas arriver du tout.

— Peuh ! Nous n’allons pas nous laisser détourner de notre mission pour de simples présomptions. Le chemin de traverse de Saint-Germain est à un mille d’ici. Quand nous y arriverons, nous prendrons à droite le long du fleuve et nous changerons ainsi de route.

— Mais il peut se faire que nous n’arrivions pas jusque-là.

— Si quelqu’un nous barre le chemin, nous verrons ce que nous avons à faire.

Amos Green haussa les épaules.

— Vous n’avez pas peur, assurément ?

— Si. J’ai peur, très peur. Je comprends qu’on se batte quand il n’y a pas moyen de faire autrement. Mais je dis que c’est idiot d’aller se jeter tout droit dans un piège quand on peut passer à côté.

— Vous ferez comme vous voudrez, répondit Catinat avec colère. Mon père était gentilhomme propriétaire de mille arpents de terre, et son fils n’est pas décidé à reculer quand il est au service du roi.

— Mon père, répondit Amos Green, était un marchand propriétaire de mille peaux de skung, et son fils sait reconnaître un sot quand il en voit un.

— Vous êtes un insolent, monsieur, cria le mousquetaire. Nous pourrons régler cette affaire en temps opportun. Pour le moment je continue ma mission. Vous pouvez retourner à Versailles, si le cœur vous en dit.

Il salua avec une politesse affectée, sauta sur son cheval et se remit en route.

Amos Green eut un instant d’hésitation, puis remontant à cheval il rattrapa bientôt son compagnon. Ce dernier cependant n’était pas dans une disposition d’esprit très accommodante, et il continua de galoper le cou tendu, sans un regard ni un mot à son camarade. Tout à coup ses yeux aperçurent dans l’obscurité quelque chose qui le rasséréna, malgré qu’il en eût. Loin devant lui, entre deux bouquets d’arbres noirs, apparaissaient une foule de points jaunes scintillants aussi épais que des fleurs dans un jardin. C’étaient les lumières de Paris.

— Voyez, cria-t-il en tendant le bras, voilà la ville ; la route de Saint-Germain doit être près d’ici. Nous allons la prendre pour éviter tout danger.

— Très bien. Mais vous ne devriez pas aller si vite avec votre sangle qui peut casser d’un moment à l’autre.

— Peuh ! Continuons toujours. Nous sommes presque arrivés. Voici la route de Saint-Germain.

Il enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval et ils tournèrent au galop le coin de la route. L’instant d’après, chevaux et cavaliers roulaient sur le sol. Catinat disparaissait en partie sous son cheval, tandis que son camarade, lancé à vingt pas en avant restait étendu sans mouvement sur le milieu de la chaussée.