Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 302-306).

CHAPITRE XXVII

UN REFUGE PRÉCAIRE

Amos Green fut réveillé au matin par une main qui se posait sur son épaule, et, sautant sur ses pieds, il trouva Catinat debout auprès de lui. Les naufragés, groupés autour de la chaloupe, étaient plongés dans un lourd sommeil après les fatigues de la nuit. Le bord rouge du soleil apparaissait juste au-dessus de la ligne d’eau, et c’était un flamboiement écarlate et jaune sur toute la mer bleue et dans la grotte. Jamais palais de fée ne fut plus magnifique que ce refuge flottant.

Mais ni Amos ni Catinat n’avaient le loisir d’accorder une pensée à la nouveauté et à la beauté de ce spectacle. Le visage du Français était grave, et son ami lut l’inquiétude dans ses yeux.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il.

— L’iceberg ! Il s’en va en morceaux.

— Allons donc ! Il est aussi solide qu’une île.

— Je l’ai examiné. Vous voyez cette fente, au fond de la grotte. Il y a deux heures, je pouvais à peine y introduire le doigt. Maintenant, j’y passerais à l’aise. Je vous dis que le bloc se sépare en deux.

Amos se dirigea vers le fond de la caverne et vit, comme le disait son ami, une large fente qui se prolongeait en arrière, dans la masse du bloc, produite, probablement, par le choc des vagues ou par le heurt terrible de leur navire. Il réveilla le capitaine Éphraïm et lui montra le danger.

— Nous sommes perdus si nous avons une voie d’eau dans notre coque, dit celui-ci. L’iceberg fond plus vite que je n’aurais cru.

Ils virent alors que les murs de glace, qui sous la lumière de la lune leur avaient paru absolument unis, étaient en réalités striés de profondes crevasses, d’où l’eau suintait continuellement. L’énorme masse était sillonnée de petits canaux comme un rayon de miel. Ils entendaient le bruit de l’eau, qui dégouttait et ruisselait dans l’Océan.

— Hé ! cria Amos, qu’est-ce que c’est que cela ?

— Quoi ?

— J’aurais juré que j’entendais appeler.

Le capitaine Éphraïm mit sa main au-dessus de ses yeux et examina l’Océan. Le vent était complètement tombé maintenant et la mer s’étendait à l’infini sans autre chose qui retînt l’œil qu’une grande épave noire, flottant près de l’endroit où avait disparu le Golden Rod.

— Nous devons être sur le passage de quelques navires, dit le capitaine, se parlant à lui-même. Il y a les pêcheurs de morue ; nous sommes beaucoup trop au sud pour eux, je crois. Mais nous ne devons pas être à plus de deux cents milles de Port-Royal, en Arcadie, et nous sommes sur la route des navires de commerce du Saint-Laurent. Si j’avais trois pins de montagne, Amos, et une centaine de pieds de toile, j’installerais là-dessus un mât de fortune, capable de nous porter tout droit dans la baie de Boston. Mais qu’y a-t-il, Amos ?

Le jeune trappeur tendait l’oreille, la tête penchée en avant, les yeux fixes comme un homme cherchant à percevoir un bruit. Il allait répondre quand Catinat poussa un cri et tendit le doigt vers le fond de la grotte.

— Regardez la fente, maintenant.

Elle s’était élargie, au point que ce n’était plus une fente, mais un véritable couloir.

— Passons à travers, dit le capitaine.

— Cela ne peut nous conduire que de l’autre côté.

— Allons voir de l’autre côté, alors.

Il passa le premier et les deux autres le suivirent ; tout en glissant et trébuchant, ils finirent par atteindre l’autre face de l’iceberg, et se trouvèrent sur une sorte de plate-forme, à quelques pieds au-dessus de l’eau. Le travail de désagrégation de l’iceberg s’était fait beaucoup plus vite qu’ils ne l’avaient supposé, et la fente de la glace avait formé une série d’étages irréguliers jusqu’au sommet. Ils se mirent en état de gravir ces étages et, quelques minutes après, ils étaient à une soixantaine de pieds au-dessus du niveau de l’eau, d’où ils pouvaient embrasser une vue d’une cinquantaine de milles. Mais dans toute cette étendue, ils ne virent que le reflet du soleil sur les vagues.

Le capitaine Éphraïm siffla entre ses dents.

— Pas de chance ! dit-il.

Amos Green regardait de tous côtés.

— Je n’y comprends rien. J’aurais juré… Mais écoutez !

L’appel clair et vibrant d’une sonnerie militaire résonna dans l’air du matin. Avec un cri de surprise, les trois hommes se jetèrent à plat ventre et tendirent le cou au-dessus du précipice.

Un gros navire était juste à quelques mètres du pied de l’iceberg. Ils pouvaient apercevoir toute la longueur de son pont, la rangée des canons de cuivre, luisant sous le soleil, et les hommes d’équipage allant et venant. Une petite troupe de soldats faisait l’exercice sur l’arrière, et c’était de là qu’était venu l’appel qui avait si soudainement fait tressaillir les naufragés. Les cris qui partirent du navire au-dessous d’eux leur apprirent qu’ils avaient été aperçus à leur tour.

Sans perdre un instant, ils se laissèrent glisser d’aspérité en aspérité le long de la pente et se précipitèrent dans la grotte, où leurs camarades venaient eux-mêmes d’être surpris, au milieu de leur triste déjeuner, par cette sonnerie soudaine de trompettes. En un clin d’œil, la chaloupe fut remise à la mer et chargée de tout ce qu’ils possédaient. En quelques coups vigoureux d’aviron, ils eurent doublé une des pointes de l’iceberg et se trouvèrent sous l’arrière d’une belle corvette dont le pavillon blanc était semé de lis d’or de France. Quelques minutes après, leur chaloupe était hissée à bord et ils se trouvèrent sur le pont du Saint-Christophe, navire de la marine royale, transportant à son poste le marquis de Denonville, le nouveau gouverneur général du Canada.