Les Prussiens d’aujourd’hui/Texte entier

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 1-379).

LES PRUSSIENS

D’AUJOURD’HUI


I

TROIS JEUNES SAGES ET UN VIEUX FOU

Par une de ces après-dînées d’hiver où tout est gai — de cette gaieté qu’on ne trouve que dans une ville allemande, avec ses palais bâtis d’après l’antique, ses parcs dessinés d’après la mode anglaise, ses promeneurs vêtus d’après la dernière mode française, et ses soldats à costumes hongrois, polonais ou autres, qui les serrent comme un étau, — trois jeunes gens, Andor, Wolfgang et Plant, las de regarder les allants et venants sur un Corso copié des villes italiennes, s’étaient engagés dans une rue étroite, où la jolie façade d’un petit palais, genre vénitien véritable, faisait une figure assez étrange parmi les vieux pignons tudesques du voisinage.

Devant ce palais fermé, bien en face de la petite porte, dont le heurtoir étrange représentait une tête grimaçante de faune, les trois amis s’arrêtèrent, comme d’un commun accord, examinant d’abord les colonnettes noircies par le temps, la fumée, puis, levant les yeux vers les fenêtres où la poussière faisait son nid :

— Entendez-vous cette musique ? dit tout à coup Andor.

Les deux autres clignèrent de l’œil et se mirent à écouter, la tête baissée, les paupières mi-closes. Les sons qui s’échappaient du palais mystérieux valaient la peine d’être entendus ; dans cette rue étrange et tranquille, ils retentissaient à la fois harmonieux, bizarres, aériens.

Dire qui jouait, quel instrument résonnait n’était pas facile. Tantôt on croyait entendre comme une puissante voix d’orgue grondant sous une vigoureuse main d’homme ; puis un chant de flûte lui succédait, ou bien c’était le doux murmure d’une voix de femme, qui parlait de désir, de passion, et expirait en ondes caressantes.

Jusqu’ici, il y avait eu comme de l’harmonie bienfaisante dans ces accords, tout bizarres qu’ils étaient ; soudain les sons commencèrent à se heurter, à se croiser ainsi que des vilains gnomes, et bientôt ce n’était plus qu’un affreux chaos dans lequel on ne distinguait çà et là que des notes aiguës semblables à des voix de furies ou à celle de la trompette du jugement dernier.

— Voilà de la vraie folie en musique ! observa Wolfgang.

— On dit qu’effectivement le maître de ce palais est fou, répondit Plant.

— Je ne sais s’il est fou ou non, murmura Andor, mais, pour moi, son jeu a quelque chose qui m’attire, me charme prodigieusement. Il doit être bien malheureux.

— Oh ! toi, fit Plant d’un air moqueur, tu es toujours attiré par tout ce qui te sort du grand chemin de la sagesse humaine ; plus ce tout est fou, mieux cela te va. Mais continuons à marcher.

— On raconte des choses étranges du comte, dit Andor, chemin faisant.

— Le comte Riva doit être fabuleusement riche, mais au lieu d’avoir équipage, loge à l’Opéra, au lieu de protéger une danseuse ou n’importe quelle fille d’Ève, il s’enferme dans son palais comme un blaireau dans son terrier ; il fuit les hommes, fait de la musique ou erre dans les rues, à la manière du neveu de Rameau.

— Ce qui ne manque pas complétement d’intérêt, s’écria Wolfgang.

— Tu trouves ? — riposta Plant. — Moi je dis que c’est stupide tout simplement ; du reste, sa façon de vivre en entier est bien celle d’un fou.

— Comment cela ? Parle, puisque tu sais.

— Personne dans la ville n’ignore de quelle manière il vit chez lui, dans son palais qui est fermé comme un cercueil, où personne n’a jamais pénétré, pas même la haute police prussienne, si prompte cependant à s’introduire partout, dans sa sollicitude pour le bien-être des sujets allemands. Quand il se montre dans les rues, il ressemble à une carte de l’Allemagne avec ses vêtements bigarrés, usés. En outre, chaque année il quitte la ville, dans quel but ? nul ne le sait ; mettons donc que c’est pour entreprendre un voyage. Dans cette circonstance, un vieux domestique à figure jaune, ayant l’air d’une momie, l’accompagne jusqu’à la gare avec un gros paquet. Le comte monte dans un coupé, ôte ses guenilles, dont son serviteur s’empare comme d’une dépouille royale et s’habille de la façon la plus élégante. À son retour, le domestique qui l’attend sur la plate-forme lui rend les vêtements habituels et le fou rentre dans son palais vêtu comme un gueux et à pied.

Tout en causant, les trois jeunes gens avaient tourné le coin d’une large et belle rue. Presque aussitôt, ils entraient dans un petit café où chaque après-midi ils venaient prendre place à une large table tellement serrée contre le mur qu’ils étaient forcés de s’y tenir assis en rameurs de galère ; mais cela ne devait pas leur déplaire, car leur physionomie rayonna en voyant que leur incommode coin était inoccupé.

Pourquoi avaient-ils choisi ce café de préférence à un autre et y venaient-ils à cette heure de l’après-midi ? Ce n’était pourtant pas un de ces féeriques établissements fréquentés par des barons ennuyés ou des boursiers, remuants à croire qu’ils ont du vif-argent dans les jambes ou dans lesquels de jeunes dames respirant des idées d’émancipation et nullement profanées par la fumée du tabac, siégent dans toute sorte de toilettes et toute sorte d’attitudes, prennent des glaces, feuillettent les journaux illustrés.

Non ; ce café avait, comme tant d’autres, l’été, devant sa porte, des orangers dans leur caisse d’un vert vénéneux, et tout le long de l’année on y trouvait un nuage de fumée, des professeurs jouant aux échecs, des petits employés s’échauffant aux tarots, des officiers à l’assiette d’un balancement hardi, un monocle dans l’œil, se tenant debout près du billard ou couchés sur ce même billard, la caissière avec sa figure habilement peinte, son sourire à tout venant, ses liseurs de journaux. Il n’y manquait pas même le petit chien au poil soyeux, au tremblement nerveux, que les habitués bourrent de sucre, dans chaque café.

Qu’était-ce donc qui attirait chaque jour ces jeunes gens à la même place désagréable ? Étaient-ce les jolies têtes de jeunes filles qui apparaissaient en ce moment, vis-à-vis, à une fenêtre du premier étage d’une vilaine maison ayant l’air d’une caserne, derrière des tulipes rayées jaune-rouge et des jacinthes ?

On aurait très-bien pu le supposer, en voyant Plant souffler maintenant contre la vitre et y effacer avec sa manche les fleurs cristallines, pendant que les jeunes filles, de l’autre côté, riaient sans gêne et sans motif, comme les jeunes filles ont coutume de rire.

Et la supposition eût été fondée ; c’était là le charme qui attirait les trois jeunes gens dans ce café et qui les avait liés, malgré la grande différence entre leurs trois natures.

Andor, un savant, un docteur en philosophie, titre qui fait sourire les gens d’aujourd’hui, donnait, à l’Université, des leçons particulières d’histoire. D’un lettré comme lui, tant au physique qu’au moral, on n’a jamais eu d’idée en Allemagne.

Il était grand et fort, à un tel point que du temps de Frédéric-Guillaume Ier, il aurait eu à se garer des enrôleurs prussiens. Le casque en tête il eût réellement fait bonne figure à Charlottenburg, parmi les grenadiers de la garde du corps.

La différence entre le jeune docteur et ces hommes géants était que ceux-ci avaient appris, sous le bâton du caporal, à tirer parti de leurs avantages physiques, tandis qu’Andor ne savait que faire de ses membres.

Chez lui, devant ses manuscrits, ses livres, il se trouvait à l’aise, il se sentait un homme, il ne redoutait rien ; mais, hors de son cabinet d’étude, il avait toujours peur que ses jambes ou ses mains ne vinssent lui jouer quelque méchant tour. Il détestait tout ce qui était élégance, toilette, non par principe, cela lui plaisait chez les autres ; mais il craignait tout simplement, sachant qu’une cravate neuve pouvait influer sur sa manière d’être, de se ménager des embarras en sacrifiant aux grâces.

Ce manque d’égards envers lui-même ne l’empêchait pas toutefois d’être ce qu’on appelle un bel homme ; sa figure respirait la virilité, l’esprit, quoiqu’il ne portât ni barbe ni lunettes. Ses cheveux châtains n’étaient pas trop longs, et dans ses yeux brillaient l’intelligence, la bonté.

Plant, le moqueur, différait d’Andor essentiellement. Il était de taille moyenne, plutôt élancé, élégant que fort, mais il avait une vraie passion pour la gymnastique, l’escrime, la nage, le cheval à l’occasion ; dès l’enfance il y avait eu en lui cette remarquable souplesse de membres, cet aplomb dans l’équilibre qui remplacent fréquemment la noblesse du maintien, même de la démarche.

Sa figure était assez ordinaire, et, par sa forme, son front ne différait pas des fronts d’étudiants en général.

Ce qu’il y avait en lui de frappant, de caractéristique, sa bouche à ligne ferme, énergique, à lèvre concupiscente, il la cachait, et sans parti pris, sous une barbe blonde. Il cachait de même, sous des lunettes bleues, ses yeux gris perçants, incisifs pour ainsi dire, qui semblaient repousser avec une froideur de glace toute tentative de voir dans son âme.

Plant avait toujours à ses talons un petit chien au poil hérissé, doué de la plus affreuse tête que l’on puisse voir et qui, à cause de cela probablement, avait été baptisé Honte-à-Toi. Il avait longtemps hésité entre ce chien et un terrier ; son hésitation provenait seulement de ce que ces deux races de chiens sont en ce moment à la mode et que, pour la mode, il avait une vénération presque religieuse.

Bien que pauvre, il n’en portait pas moins des habits à la coupe du jour. À l’aide d’un faux col en papier, d’une cravate en soie, de gants glacés, nettoyés et renettoyés au besoin, il savait donner à sa toilette un air d’élégance. Étudiant en droit et occupé en ce moment de son examen, il gagnait modestement sa vie en qualité de clerc chez un notaire.

Le troisième compagnon à table, Wolfgang, semblait, par son extérieur, vouloir crier de loin à chacun : je suis artiste, et, avec plus de force encore : je suis Allemand.

C’était un de ces infortunés patriotes qui trouvent tout parfait chez eux et qui aiment bien moins les vertus que les vices de leur pays.

Wolfgang s’appliquait surtout à être grossier de manières et en paroles. Dans une causerie, il ne laissait échapper aucune occasion de chercher la petite bête ; la tenait-il, il la jetait et la rejetait à la face de son interlocuteur, la roulant et la déroulant perpétuellement comme une ménagère allemande le bas qu’elle tricote.

D’assez belle taille, solidement bâti, il avait sur les épaules une vraie belle tête germaine, mais il n’était nullement fier de ses avantages. Un justaucorps de velours noir devait révéler au monde qu’il était artiste, tout aussi bien qu’un habit, et comme il était du nombre de ces chauvins allemands pour qui la nationalité allemande consiste moins dans la science, l’art, la valeur guerrière que dans les cheveux longs, le goût de la bière, de la gymnastique et du chant, il portait les cheveux longs.

Son Évangile était la Germania de Tacite. Avait-il logé dans sa cervelle que les anciens Germains ne se lavaient pas ? Ce n’est pas certain ; en tout cas, son aversion pour l’eau, le savon, ne souffrait pas le moindre doute.

Wolfgang était sculpteur ; mais, au lieu de sculpter, il préférait faire de la politique, de la chimie, des plans de campagne, des projets de sociétés ou encore s’occuper d’escrime, de piano, d’amour, de théâtre, de réforme religieuse, de l’élève des grenouilles-rainettes et des réponses aux annonces de journaux, les annonces de mariage particulièrement.

— Je ne comprends pas, — dit-il tout à coup de sa voix d’orgue, qui lui avait valu d’être première basse dans l’Association chorale ; — je ne comprends pas qu’on puisse prendre feu pour cette Teschenberg aux pâles couleurs, ni pour cette petite juive qui a une figure d’oiseau et jaune comme de la cire. Julie, à la bonne heure ! Voyez-la se pencher au-dessus des fleurs ; sa chevelure brille comme de l’or au soleil ; c’est une vraie beauté allemande.

— Mon cher Wolfgang, répondit Plant d’un ton calme, mesuré, comme il convient à un homme de loi, la devise de notre époque est la division du travail. Ce serait bien peu pratique de prendre feu tous les trois pour la même belle. Je trouve beaucoup plus logique que tu sois, toi, amoureux de la baronne Julie, qu’Andor rêve de mademoiselle Teschenberg et que moi je songe à la petite Rosenzweig, qui a deux grandes qualités : de l’esprit et de l’argent.

— Mais vous êtes tous deux anti-Allemands, riposta Wolfgang, tout prêt à troubler la paix qui avait régné jusqu’alors à la table. — Votre goût féminin…

La tirade que le sculpteur éleveur de rainettes allait lancer fut interrompue par l’apparition d’un étrange personnage qui attira sur lui tous les regards.

Le nouveau venu était un homme de plus de cinquante ans, petit de taille, efflanqué de corps. Il y avait comme un reste d’élégance dans ses vêtements déguenillés. Des bords, par places disparus, de son castor à haute forme, s’échappaient çà et là des mèches de cheveux bruns et gris. Son frac noir, de coupe antique et fendu en plusieurs endroits, laissait entrevoir, ainsi que le gilet noir ouvert, une fine chemise d’une propreté, d’une blancheur immaculées. Dans son pantalon, noir aussi, flottaient deux jambes fluettes, terminées par des bottes décousues et trouées.

Cette misérable toilette était en désaccord complet avec la figure bien coupée, fine, noble, de celui qui la portait, avec son maintien digne, imposant ; elle était en désaccord avec l’empressement des garçons à venir prendre le chapeau de ce personnage, à lui apporter une tasse de café noir et un échiquier.

— Voilà justement le fou dont je vous parlais, murmura Plant à ses deux compagnons.

— Comment ! ce serait là le comte Riva !

— Lui-même, en Diogène.

Comme s’il eût deviné que les jeunes gens parlaient de lui, le nouvel arrivé fixa sur eux tour à tour ses grands yeux bruns perçants. Leur tournant ensuite le dos, il prit place à la table voisine et se mit sérieusement à jouer avec lui-même une partie d’échecs.

Ce voisinage semblait gêner la conversation jusqu’alors bruyante des trois amis. Le sculpteur bassiste lui-même ne parlait plus que doucement.

Soudain retentit au dehors un bruit de grelots et de fouet claquant fortement. Aussitôt, Plant frôla la vitre de sa manche, et ses compagnons vinrent, comme lui, y coller leur visage.

Dans un traîneau attelé de quatre chevaux blancs, à tête empanachée de plumes flottantes, et ayant sur le siége de derrière un petit groom rouge qui grelottait de froid, apparut une jeune et jolie dame, en toilette d’hiver princière, guidant elle-même d’une main vigoureuse les coursiers fougueux.

En un clin d’œil, de même qu’une vision fantastique, elle s’était montrée et avait disparu, laissant derrière elle les trois jeunes gens plongés dans une extase muette.

Le premier à retrouver la voix fut le clerc de notaire.

— Quelle femme ! fit-il. Dans son regard et jusque dans son moindre mouvement, le despotisme de la beauté, l’énergie de la volonté, parlent en elle. Partout où elle se montre elle règne, elle commande en souveraine, et sans lutte, sans violence, on se soumet à son joug volontairement.

— Tu t’animes, Plant ! dit Andor en riant.

— Tu crois ? Je ne dis pas non ; mais, dans mon animation, il y a surtout de l’envie et de la rage de ce que des gens comme nous ne puissent approcher une admirable créature du genre de cette princesse Paula.

— Les femmes comme elle qui vous font l’effet d’un éclair, dit le sculpteur, on ne les trouve que dans les hauts rangs, les rangs princiers.

— Pardon, riposta le clerc, qui n’aimait pas les phrases incomplètes ; on les trouve dans le monde et le… demi-monde. Entre ces deux mondes, il y a le désert de la bourgeoisie, et c’est là que nous cherchons vainement le plaisir, la surexcitation. Nous, plébéiens, nous devons nous contenter des tabliers de cuisine ou parfois de quelques boucles plus poétiques, mais d’un joli modeste, d’un joli sage, d’un joli ennuyeux. Savoir se faire une belle existence est aussi un art. Les femmes, comme la princesse, sont initiées à cet art, et c’est pour cela que tout le monde les admire, désire les approcher.

Un rire bruyant coupa court à l’enthousiasme de Plant. Tout désagréable qu’il était, ce rire n’avait rien de faux, de diabolique ; c’était le franc rire d’un enfant à qui quelque chose fait grand plaisir. Il ne résonnait même désagréablement que parce qu’il provenait du solitaire joueur d’échecs, car c’était bien le comte Riva qui avait ri ainsi de tout cœur.

Ses voisins le regardèrent avec étonnement. Il n’avait pas changé de position, il ne quittait pas des yeux l’échiquier ; il avait l’air de causer avec lui-même. Bientôt les jeunes gens l’entendaient dire d’une voix gaie, pleine d’insouciance.

« Jadis, on mettait du moins une amorce pour pêcher à la ligne ; on se servait de cette amorce pour cacher l’hameçon. Aujourd’hui ce n’est plus l’amorce qui attire le poisson, qui l’amène à se faire prendre, c’est l’hameçon tout seul.

» Shakespeare n’a-t-il pas dit : « Pesez dans une balance une drachme de chair de femme contre un million ; vous ne parviendrez pas pour cela à la préserver de l’infection. »

» Oh ! nous ne nous donnons pas cette peine, bon Shakespeare ; cette espèce de chair de femme est précisément celle qui nous allèche le plus. »

Le comte se reprit à rire.

— C’est évidemment à nous qu’il s’adresse, chuchota Wolfgang.

— Laissons-le parler, répondit Plant, bien plus avec les épaules qu’avec les lèvres.

Le monologueur continuait presque aussitôt :

« Ils croient, ces petits hommes d’aujourd’hui, car ce sont réellement des petits hommes, — les vrais hommes s’en vont de plus en plus, — ils croient qu’ils ont accompli une action héroïque, un véritable travail d’Hercule en déracinant toutes les belles aspirations comme autant de sirènes, de dragons, de géants nuisibles.

» Pauvres gens pratiques ! Êtes-vous donc assez dépourvus de sens pour ne pas vous apercevoir que l’homme ne saurait vivre sans idéal ? Tout pratiques que vous êtes, vous, les enfants de l’époque actuelle, vous en avez un aussi d’idéal, comme nous, nous avions le nôtre, et de cet idéal, vous subissez la tyrannie. »

Les paroles du comte Riva devaient avoir à ses propres yeux une grande importance. Il avait saisi le roi noir par la tête, soulignant pour ainsi dire, avec force, sur l’échiquier, la longue phrase prononcée et il demeurait immobile, pendant que les pièces blanches et noires du jeu oscillaient, s’inclinaient comme la foule des fidèles sous l’eau bénite de l’officiant en un jour de consécration d’église.

« Juste, tout à fait juste », ajoutait-il bientôt avec la chaleur que l’on déploie pour convaincre un interlocuteur entêté. « Je vous accorde que votre idéal est plus pratique. L’idéal des hommes d’autrefois planait dans les nuages ainsi que les images des dieux anciens, mais il projetait son ombre sur cette misérable terre, et cette ombre suffisait à l’illuminer, à l’embellir.

» Cet idéal se nommait de différents noms, des noms étranges qui, par eux-mêmes et la pensée qu’ils réveillent, font rougir les gens de ce quart de siècle, et ces noms étaient : amour, travail, vérité, beauté, liberté. Je ne les cite peut-être pas tous ; mais je cite du moins ceux qui, de notre temps, ont, au plus haut point, le privilége d’exciter le rire.

» L’idéal des hommes d’aujourd’hui est moins vague certainement, beaucoup plus tangible. Il apparaît sur terre comme un brillant colosse d’or ; malheureusement ce colosse a des pieds d’argile. Oui, oui, le Plaisir, la Richesse, le Luxe, la Splendeur, la Puissance, sont des statues dorées qui ne manqueraient pas d’éclat, qui seraient même jolies ; malheureusement elles ont des pieds d’argile.

» Il n’y a pas à le nier, nous étions des fous, nous, les hommes du passé. Ainsi qu’à des enfants, il nous arrivait souvent d’oublier l’arbre chargé de fruits vermeils pour courir après un beau papillon aux ailes diaprées, et nous égarer dans un bois sombre, mystérieux ; mais lorsque, les pieds meurtris, saignants, nous finissions par retrouver notre chemin dans un coin du ciel au-dessus de notre tête, nous apercevions une belle étoile brillant d’un doux éclat consolateur. »

— Je ne le trouve déjà pas si fou — observa tout bas Andor. — Il y a beaucoup de vrai dans ses paroles.

— Allons donc ! — marmotta Plant. — Il est absurde.

Il y eut un temps d’arrêt pendant lequel le comte replaça ses pièces sur l’échiquier.

— Le prince héritier doit être amoureux-fou de la princesse Paula — fit alors Wolfgang.

— Elle n’est venue en visite à la cour — répliqua Plant — que pour l’enchaîner avec une de ses tresses soyeuses ou le ruban de sa jarretière. Il y a longtemps que le mariage est décidé et prêt diplomatiquement.

— La princesse Paula serait donc… ?

— Notre future reine. Nous avons le doux espoir de devenir ses sujets.

Le comte Riva recommença à rire, toujours du même rire d’enfant ; mais, cette fois, le rire n’était pas exempt de malice. Il dit ensuite, se parlant à lui-même comme avant :

« Elle a sans doute dans les veines du sang de Catherine II. La nature lui a, du reste, donné tout ce qu’il faut pour gouverner une race comme la race présente. Ah ! si on savait ce que je sais, notre jeunesse s’attellerait à son char. De fait, elle le mérite, elle le mérite du moins tout autant que Lola Montès autrefois, que nos princesses de théâtre aujourd’hui.

» Oui, elle le mérite, et si je suis homme à le reconnaître, je suis homme aussi à le démontrer. Je sais d’elle des faits probants, aussi probants qu’un coup de poing dans la nuque. Elle a été créée pour ensorceler cette race d’hommes et l’asservir. Si elle n’était pas appelée à devenir reine, elle deviendrait probablement une Aspasie ou une Pompadour. Allons ! dételez ses chevaux, jeunes gens, et attelez-vous à leur place ; elle le mérite, vous pouvez m’en croire. »

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Plant sans baisser la voix. Serait-il au fait de quelque petit roman de la princesse ? À mes yeux, un petit roman la rendrait plus intéressante encore.

En réponse aux dernières paroles du clerc, le comte, toujours penché sur son échiquier, ajouta immédiatement :

« Je le savais bien que je n’avais pas d’objection à attendre. C’est là aussi un idéal de notre temps. La vertu est ennuyeuse et le vice nous promet tant de plaisir ! Que diantre ! nous voulons nous distraire, et nous ne sommes plus assez simples pour nous contenter de ce que nos pères appelaient la joie. Il nous faut du surexcitant. Où cela nous mènera-t-il ? Peu importe : nous sommes assez pratiques pour ne nous préoccuper que du présent.

» Une femme qui s’estime suffisamment heureuse de nous aimer, de nous rendre la maison agréable, de maintenir nos enfants sains de corps et d’esprit, comme c’est ennuyeux, insipide, endormant ! Parlez-moi plutôt d’une jolie dame qui sait dépenser notre argent avec goût ; celle-ci vaut la peine assurément qu’on se sacrifie pour elle ; ne représente-t-elle pas pour nous les épices, le haut goût du gibier ? Vous me direz peut-être qu’étant avec nous, cette jolie dame fait les yeux doux à dix autres ; tant mieux ; qu’elle nous trompe et se rit de notre jalousie ; tant mieux encore ; qu’enfin elle ne se gêne nullement pour nous fouler de ses petits pieds ; mais c’est tout bonnement impayable, surtout lorsque ses petits pieds sont chaussés de mignonnes pantoufles brodées, et qu’elle sait nous trépigner avec goût. »

Le comte venait de se lever brusquement ; mettant son chapeau sur sa tête, jetant sur la table plusieurs pièces d’argent qui payaient largement sa tasse de café ainsi que le pourboire au garçon, il adressa aux trois jeunes gens un nouveau regard interrogateur. Mais ce coup d’œil ne devait sans doute pas lui suffire, car il se rapprocha d’eux, presque à les toucher, et se prit à les regarder avec compassion en plongeant ses deux mains dans les poches de son pantalon.

— Jeunes gens, vous pensez que je suis fou. Vous croyez que je n’ai pas ma raison, parce que je porte des habits déguenillés, parce que je plains les hommes et me parle à moi-même, à haute voix. Eh bien, vous errez. Je ne suis pas fou. Souvenez-vous de ce que je vous dis, et n’oubliez pas non plus cette grande vérité que j’ai découverte : toutes nos douleurs, toutes nos erreurs, toutes nos espérances déçues, tous les soucis, toutes les fatigues, tous les moments de faiblesse de notre existence sur terre ne proviennent que d’une seule et même cause : le désir de nous faire remarquer, de briller, que ce soit par la position, le titre, la fortune ou les avantages personnels. C’est parce que j’ai reconnu cela que je porte ces habits, et, croyez-moi, je suis heureux, sous ces haillons qui emprisonnent ma vanité, ma soif de jouissance, beaucoup plus heureux que vous ne le serez jamais avec votre idéal, mes jeunes gens pratiques. »

Après cette apostrophe, il sortit du café, majestueux comme un roi, laissant derrière lui les apostrophés passablement perplexes et quelque peu honteux.


II

OÙ IL S’AGIT DE TROIS JEUNES FILLES MODÈLES

À cette même heure de l’après-midi où les trois jeunes gens venaient au café, les trois jeunes dames, dont ils avaient fait leurs déesses, se rencontraient tous les jours dans l’habitation du conseiller aux finances Teschenberg. Quelques minutes après régulièrement, elles en ressortaient ensemble et, de rue en rue, elles se dirigeaient en se balançant vers une haute maison sombre, au troisième étage de laquelle elles montaient comme de simples mortelles.

Dans ce trio féminin, Micheline Rosenzweig jouait incontestablement le premier rôle et pour plusieurs raisons.

D’abord, c’était elle qui attirait les regards des passants ; et, de nos jours, une jeune fille qui plaît ou qui, tout au moins, est remarquée jouit d’une certaine considération. Le plus Allemand des Allemands, le sculpteur aux longs cheveux, lui avait décidément fait tort. Elle n’était ni petite, ni jaune comme de la cire ; il n’avait dit vrai qu’à propos de sa figure d’oiseau.

Ainsi que les femmes de l’Orient, Micheline, à dix-huit ans, avait atteint toute sa croissance, tout son développement de formes. Son teint brun d’un rouge vif éveillait l’idée que sa figure était éclairée en dedans et lui donnait un charme exotique. Ses traits n’étaient ni réguliers à l’allemande, ni harmonieux à l’antique ; ils étaient juifs tout simplement et sans conteste. Pourtant, malgré sa coupe effilée, malgré son manque de rondeur dans les lignes, sa figure d’oiseau avait précisément ce piquant qu’exige le goût de notre époque. Elle était encadrée de cheveux noir-bleu, légèrement annelés, et, sous les paupières à demi fermées, brillaient de grands yeux noirs veloutés qui, lorsqu’ils se fixaient sur quelqu’un, avaient toujours quelque chose de languissant

La créature humaine, tant l’âme que le corps qui l’enveloppe, se révèle tout particulièrement dans sa voix et l’usage qu’elle en fait. Micheline Rosenzweig parlait toujours comme si elle se fût adressée à une foule ; le son de sa voix résonnait un peu comme celui du cadran de la Bourse, où son père le banquier était sur un si bon pied.

La baronne Julie de Klebelsberg avait au contraire ce genre de voix mielleuse qui est tout âme et qui prend le cœur comme un adagio de Mozart ou un lied allemand.

Un peu moins grande que mademoiselle Rosenzweig, sans être cependant petite, élancée et délicate, elle était douée d’une de ces physionomies allemandes, comme les aimaient nos pères, qui semblent pétries de boutons de roses et de clair de lune ; sa chevelure rivalisait en éclat avec les rayons du soleil, en souplesse avec la soie la plus fine ; mais ses yeux bleu de ciel brillaient ardents, beaucoup trop ardents pour une jeune fille à la règle et au compas, comme les jeunes filles du jour.

Hanna Teschenberg représentait exactement, au physique et au moral, ce qu’on entend actuellement par jeune fille bien élevée, sage, charmante. Dans sa personne de taille moyenne, il y avait cette élasticité, cette désinvolture, cette délicatesse de potelé en bourgeon qui répond bien mieux aux désirs de notre génération que l’épanouissement de formes du Titien.

À vrai dire, Hanna n’aurait pu poser ni pour une Sémiramis, ni pour une Germania, ni pour une Vénus. Contre toute fantaisie que pourrait avoir dame Nature de laisser pousser le modèle voulu pour l’une ou l’autre de ces statues, le corset de nos jeunes filles est là, depuis l’enfance, et il ne faut pas s’en plaindre ; quel serait, sans cela, le sort des pauvres hommes de maintenant ?

La petite tête de mademoiselle Teschenberg était elle aussi une petite tête dans le goût affriolant du jour ; elle n’offrait aucun trait plein, saillant, bien en relief. On eût dit que tout y avait été calculé, arrangé pour les besoins de l’époque, depuis le front bas recouvert de cheveux châtains, les sourcils bien déliés, jusqu’au petit nez un peu relevé, à la bouche fine, avec des lèvres toujours mi-closes, au menton délicatement arrondi.

Comme il était surtout bien de notre temps, son grand œil gris qui brillait si clair, si fin, qui n’avait absolument rien de rêveur, de timide, d’étrange, qui ne parlait que de solide bon sens, d’inébranlable tranquillité des sens ! Ce n’était que lorsqu’il s’oubliait, ce grand œil, lorsqu’il lui arrivait de s’abriter légèrement derrière les cils bruns et de sourire un peu, oh ! pas beaucoup, qu’on pouvait le voir pétiller parfois, franc et frais comme la nature en fleurs. Il transformait alors toute la personne de la jeune fille, la parfumant pour ainsi dire d’un souffle printanier. Mais cela ne se produisait que rarement ; mademoiselle Teschenberg était très-bien élevée.

Oui, les trois jolies jeunes filles étaient très-bien élevées, à la mode d’aujourd’hui, et par cela seul étonnamment pratiques.

Non qu’elles eussent appris à gouverner un intérieur en habiles ménagères, ou à gagner leur pain, en cas de besoin, ou que, comme des femmes russes affolées d’émancipation, elles fussent versées dans les sciences ; les trois amies n’avaient pas eu permission de devenir bourgeoises à ce point, ou savantes jusque-là. Elles avaient été élevées d’une façon pratique, et, de nos jours, par façon pratique, ce n’est pas le travail ou la science qu’on entend, c’est seulement le calcul.

Nos trois jeunes filles modèles avaient donc été dressées au calcul par leurs parents modèles. Il ne faut pas croire qu’il s’agisse ici de calcul de Bourse ; il s’agit tout uniment de calcul d’amour. En vue de charmer les sens plutôt que les cœurs, en vue de la conquête des sacs d’argent, on les avait rendues très-expertes dans l’art d’être aimables ou mieux encore de se faire adorer. On leur avait surtout enseigné à faire valoir le plus possible les dons qu’elles tenaient de la nature, en mettant bien en relief leur corps et leur esprit, et au besoin à compléter par l’artifice ce qui pouvait leur manquer.

Aussi avaient-elles soin, toutes trois, de porter une tournure de Paris.

Il va sans dire qu’elles jouaient du piano, qu’elles chantaient d’une voix émue, avec un habile jeu de prunelles, qu’elles dansaient parfaitement, et que plus parfaitement encore elles patinaient, parlaient le français. Après tant de perfections, on peut même trouver étonnant qu’elles n’eussent pas besoin d’un épistolaire pour écrire leurs lettres, qu’elles ne fussent pas brouillées avec l’orthographe, que, dans leur géographie, Londres se dressât sur la Tamise, la Volga coulât ailleurs que dans les Alpes suisses, et que leur instruction allât même plus loin encore que tout ceci.

Notre époque aime l’art, soit qu’il crispe les nerfs comme la musique de Wagner, avec son chœur de furies où résonnent tous les instruments possibles et impossibles, soit qu’il fatigue les sens par l’excès de couleur et de lumière comme la peinture de Makart ; elle l’aime parce qu’il est pour elle un moyen de surexcitation. Ce quart de siècle matérialiste et nerveux ne peut voir dans l’art rien de plus que l’effet qu’il produit sur les nerfs. Et c’est pour cela que les jeunes filles qui veulent plaire, qui veulent faire des conquêtes, doivent considérer comme inestimable l’avantage d’être familières avec l’art.

Micheline jouait du piano avec une telle bravura, qu’on aurait dit que tous les ducats de son père pleuvaient sur les touches. Un orgue de Barbarie se serait révolté de cette manière de jouer ; mais on l’avait trouvée admirable dans un grand nombre de salons, et, à la suite d’un concert de bienfaisance, les journaux l’avaient même vantée. Pourtant c’était par la peinture qu’elle brillait particulièrement.

Un bichon peint par elle d’après nature avait fort intrigué les connaisseurs à la dernière exposition ; ils n’avaient pu décider entre eux si la toile représentait un manchon, un arbuste épineux ou un plumeau.

La baronne Julie avait un faible désordonné pour tous les genres d’architecture. N’ayant eu jusqu’ici aucune occasion de montrer en grand « son talent muet », elle se contentait de prouver ce qu’elle savait faire en dessinant des volières monumentales. Elle avait déjà fait construire, pour le bouvreuil de la comtesse Bärnburg un joli dôme gothique, pour le sansonnet du conseiller aux finances Teschenberg une école américaine, et pour son propre rossignol un merveilleux temple grec.

Hanna n’aimait pas ces arts qui ont, dans l’expression, du vague fantastique ou une harmonie froide ; inflexible, en véritable enfant du siècle, jolie, fine, mobile, elle préférait la poésie, parce que la poésie lui permettait de se servir de sa langue et qu’avec la couleur, le son, la ligne, on ne saurait être aussi clair qu’en paroles.

Elle aimait surtout la littérature. Elle avait lu Gœthe, Schiller, Paul de Kock, Heine, Ada Chrysten, Marlitt, le Nouveau Tannhaüser, la Vie de Jésus, de Renan, et toutes les Pensées de Nestroy, que la librairie Rosner de Vienne livre au public avec un zèle infatigable.

Née cent ans ou seulement cinquante ans plus tôt, elle eût infailliblement écrit des poëmes ; mais à notre époque pratique, elle écrivait des nouvelles en échange desquelles elle avait même la cruauté de demander de l’argent.

On a compris que les trois jeunes filles modèles devaient être amies ; elles l’étaient en effet et sans le moindre égoïsme de part ou d’autre. Cette amitié allait même si loin que jamais elles ne cherchaient à s’éclipser par leur toilette ou leur talent et à raconter l’une de l’autre des petites histoires, en visant à l’esprit, comme les diseuses de couplets. C’était à celle des trois qui dirait le plus de gentillesses aux deux autres, qui les enlacerait avec le plus de chaleur, qui les embrasserait avec le plus de tendresse, tant qu’il n’y avait pas dans le voisinage un homme valant la peine qu’on lui donnât la préférence.

Dans quel but nos trois jeunes filles modèles se rendaient-elles chaque jour au troisième étage de cette maison sombre ? Dans le but d’y apprendre un art, à leurs yeux bien supérieur à tous les autres arts : l’art de s’habiller.

Les exigences de notre époque pratique veulent que les dames à qui la fortune n’enlève pas toute espèce de soucis, sachent tailler, coudre, préparer elles-mêmes leurs toilettes, et cela par pure économie, bien qu’il leur soit en même temps permis de se reposer sur la cuisinière du soin de la table, et sur la nourrice, la servante, du soin des enfants.

Selon l’habitude, les trois jeunes filles entrèrent sans bruit, ce jour-là, dans l’école de couture, et, sans bruit aussi, furent accueillies par les autres jolies élèves déjà assises à la table de travail. Mademoiselle Kronowetter, la rigide prêtresse de ce temple de la mode qui taillait en ce moment un manteau de velours pour la générale Kukucksheim, se contenta d’adresser un signe de tête aux nouvelles venues.

Les trois jeunes filles modèles prirent place à la longue table recouverte d’une toile cirée verte, en compagnie de la comtesse Erwine Schnabelthal, de la branche cadette des Hühnerschnabel et de mademoiselle de Kronstein, la fille du ministre de Kronstein.

À peine étaient-elles assises, que les aiguilles se mettaient en jeu et en même temps les fines langues de celles qui s’en servaient. Depuis le roi qui protégeait le corps de ballet jusqu’à madame Peneke, la marchande à la toilette de la rue des Lys, chez laquelle toutes les jeunes dames de rang vendaient leurs costumes défraîchis, chaque personnage de la ville fut mis sur le carreau pendant une demi-aiguillée, une aiguillée ou tout un ourlet.

Cette passion de jaser était aussi peu extraordinaire que tout ce que l’on voyait ou l’on faisait dans l’école de couture de mademoiselle Kronowetter. En fait de choses remarquables, il n’y avait que les pelotes des jolies élèves. En les regardant de près, ces pelotes donnaient même à réfléchir ; chacune formait un assemblage de couleurs, quoique ces couleurs ne fussent jamais qu’au nombre de deux.

Les pelotes en question représentaient les amoureux des jeunes filles, et voici comment. Chaque néophyte de la couture avait un adorateur plus ou moins officiel, et il était de son devoir de faire connaître à l’école, avec franchise et humilité, la position de cet adorateur.

Selon la situation qu’occupait l’amoureux, la jeune fille faisait sa pelote et la recouvrait à deux couleurs. Les deux couleurs devaient leur adoption, leur origine historique à ce fait que la position militaire était celle qui plaisait le plus aux belles adeptes couturières.

Mademoiselle de Kronstein avait une pelote en toile blanche brodée de rouge, parce que son préféré était premier lieutenant dans la garde du corps. L’amoureux figuré par la pelote de la comtesse Erwine Schnabelthal, de la branche cadette des Hühnerschnabel, servait dans les hussards rouges. Micheline Rosenzweig piquait ses épingles sur bleu et jaune, les couleurs de la garde à pied ; tandis que devant la baronne Julie se dressait un vrai dominicain, son confesseur, le beau père Hasfege, qu’elle aimait comme le fiancé de son âme et dont elle était aimée non moins platoniquement et chrétiennement.

Nos jeunes filles sont si bien surveillées que jamais un chef-d’œuvre comme Faust ou Hamlet ne tombe entre leurs mains ; les convenances le défendent ; mais quand elles lisent Alexandre Dumas sous prétexte de perfectionner leur français, aucun cœur de mère ne voit du mal à cela. Elles font tout, comme par ordre de mufti et elles rougissent de pudeur, lorsqu’elles aperçoivent dans une galerie une Nymphe de Rubens qui a l’audace, le mauvais goût de s’exposer aux regards des hommes sans costume de bain. Elles n’en ont pas moins, à douze ans, leur idéal parmi les hussards, à quatorze ans, leur première amourette, et à seize ans, leur premier amoureux.

Deux de nos jeunes filles modèles en étaient donc déjà arrivées à la pelote à deux couleurs ; il n’y avait que la pelote d’Hanna qui gardât la blancheur de l’innocence. Cela lui valait bien des moqueries qu’elle supportait d’habitude avec une résignation pleine de dignité.

Mais ce jour-là, à la première occasion que lui fournit mademoiselle Kronowetter en quittant la chambre, elle se leva d’un air de triomphe et tira de sa poche, avec une précipitation que le Magasin littéraire de l’étranger eût certainement trouvée inconvenante, une lettre dont le format rappelait un acte notarié et qui semblait être plutôt une savante dissertation qu’un billet doux. Le papier représentait pourtant une lettre d’amour. Hanna l’éleva en l’air et sourit d’un ravissant sourire.

— Qu’est-ce que ce manuscrit ? demanda Micheline, mettant son pince-nez à cheval sur son effronté petit nez d’oiseau. As-tu encore écrit quelque nouvelle ?

— Ce manuscrit est le premier chapitre d’un roman dont votre fidèle amie Hanna devient l’héroïne et dont le héros reste entouré du plus profond mystère.

— C’est donc une lettre d’amour ? Parfait ! Lisez-nous-la, s’écria-t-on à la ronde à voix plus ou moins haute.

Hanna déplia la missive et la lut à ses compagnes attentives, non pas en une fois, mais en plusieurs, car aussitôt qu’un frou-frou annonçait la réapparition de mademoiselle Kronowetter, elle laissait tomber la lettre d’amour sur ses genoux et les aiguilles se remettaient à l’œuvre.

Lorsque le problème difficile de la lecture eut été enfin résolu, et que l’école eut entendu tout le contenu de l’épître, les commentaires ne firent pas faute.

— Il écrit avec beaucoup d’âme, dit Julie à l’œil bleu de ciel. Il faut que ses bons sentiments n’aient pas encore été gâtés. Assurément, ce n’est pas un militaire.

Vive interruption de toutes les néophytes dont les pelotes parlaient de porte-épaulettes dans les hussards, dans la garde du corps ou dans tout autre régiment.

— Moi, je ferai observer qu’il doit être très-riche, fit Micheline.

— Comment en arrives-tu à semblable supposition ? répliqua Hanna, assez pratique pour apprécier un riche adorateur et par conséquent ne demandant pas mieux que de voir la supposition fondée.

— Il écrit long, quatorze pages en petite écriture ; il a donc beaucoup de temps ; or, de nos jours, qui a du temps sinon les jeunes gens très-riches n’ayant besoin ni de travailler ni d’apprendre ?

— La lettre ne ressemble pas du tout aux lettres d’amour habituelles, ajouta la comtesse Erwine. Je m’imagine que celui qui l’a écrite doit être un de ces Russes fabuleusement riches que nous avons actuellement dans notre ville.

— Je gagerais qu’il est millionnaire, s’écria Micheline.

— C’est un prince russe, affirma la comtesse.

— Je ne souhaiterais guère un millionnaire pour Hanna, susurra la baronne Julie.

— Pourquoi pas ? demanda en souriant Hanna, qui ne trouvait pas qu’un homme à million fût digne de mépris.

— Tous les millionnaires sont gros et ont de vilaines têtes chauves.

— Quelles idées poétiques cela réveille ! fit Hanna avec un adorable haussement d’épaules.

— Encore une fois, c’est un prince russe, reprit la comtesse.

— Il faudra que je pense à faire la conquête d’un Russe, jeta mademoiselle de Kronstein. Chez papa, il vient plusieurs comtes et un vrai prince. Sont-ils blasés, ennuyés !

— Il n’y a qu’à se décider à les amuser, riposta Hanna. Pour cela, soyez chaque jour une nouvelle femme ; brillez sous un jour nouveau ; faites-vous intéressante d’une autre manière.

Telles étaient les pensées qu’échangeaient les néophytes de l’art de la couture, sans qu’il vînt à l’esprit d’aucune d’elles que l’amoureux qui avait écrit à Hanna pouvait être un jeune homme à la fois pauvre, bon, beau et sage.


III

VENDEUR OU ACQUÉREUR

Le soir de ce même jour où l’école de couture offrait un tableau si poétique de l’amour à son printemps, Wolfgang, le sculpteur, grelottant de froid sous son justaucorps en velours, vint à passer devant l’Opéra. Attiré par la lueur du gaz, il jeta, à travers la porte vitrée, un regard à l’intérieur de la confiserie du théâtre.

Le buffet resplendissant, avec sa jolie demoiselle de comptoir aux cheveux frisés, avec ses meubles à pieds dorés et les toilettes aux couleurs chatoyantes des dames le fascinait, l’attirait ; mais une voix intérieure lui disait de ne pas entrer sans avoir sondé ses poches. En se livrant à cette opération, il découvrit qu’il lui restait peu d’argent et qu’il n’en encaisserait pas de sitôt.

Il y eut alors une lutte entre le bon et le mauvais ange pour décider de ses quelques florins ; à la longue, le premier dut se voiler la face ; Wolfgang entrait dans la petite salle parfumée. Il demanda un verre de cognac à la tête bouclée qui le regardait avec des yeux étonnés.

L’illustre compagnie occupée à prendre des glaces ou à croquer des bonbons se contenta d’adresser au plébéien un simple coup d’œil, rien de plus. Une seule dame, peut-être aussi frappée de sa belle prestance que du sans-façon de son entrée, continua à braquer sur lui son binocle doré.

La dame en question, enveloppée d’un riche manteau d’hiver, était assise, une jambe sur l’autre, une cigarette aux lèvres. Il y avait dans son attitude, sa pose, un abandon, un sans-gêne qui rendaient difficile de décider si elle appartenait à la haute aristocratie toujours imbue de sa dignité personnelle ou si elle n’était qu’une beauté du demi-monde rompant insolemment en visière à la société.

Quand son examen fut fini, elle se tourna vers un jeune officier de hussards avec cette nonchalance pleine de noblesse que les autres femmes singeaient volontiers sans parvenir à bien l’imiter. Le sculpteur, à qui l’officier montrait le dos, comprit alors qu’il avait devant lui une dame de l’aristocratie et la regarda avec d’autant plus d’intérêt.

Elle n’était ni jeune, ni vieille, ni jolie, ni laide. Elle n’avait dans les formes rien de plastique ; elle n’avait pas non plus dans l’œil ce feu qui brûle bien plus vite que tous les autres charmes physiques ; on ne pouvait dire enfin que ses traits fussent réguliers, ou nobles, ou attrayants. Mais elle avait un don particulier qui surpassait tous les précédents ; elle savait s’abandonner, se mettre à nu, pour ainsi dire, avec tant de sans façon, qu’à première vue on était surpris, à seconde vue conquis et qu’on finissait par se sentir tout en émoi.

— Eugène, regardez ce jeune homme auprès du buffet, dit-elle à haute voix.

Wolfgang, qui avait entendu, rougit comme une jeune fille, ou plutôt comme une jeune fille de l’époque romantique, car nos jeunes filles d’à présent ne rougissent pas dans ces occasions. Quand ce sera redevenu de bon ton de rougir, elles rougiront probablement.

Le jeune officier de hussards se retourna légèrement, juste assez pour laisser voir au sculpteur que ses traits efféminés ne pouvaient servir de modèle pour un grand capitaine quelconque. La tête et le corps étaient d’une perfection féminine ; la figure régulière, au menton délicat et un peu fort, à la lèvre fraîche, aux yeux bruns, ronds et curieux, était entourée de cheveux bruns courts qui bouclaient et n’aurait pas été plus déplacée sur les épaules d’une bacchante que sur celles d’un Adonis.

Wolfgang l’avait examiné sans bouger.

— Que voulez-vous de lui, comtesse ? répondit le jeune dieu en veste de hussard.

— À mon lever, demain, je veux savoir qui il est, ce qu’il fait, où il demeure.

— Il vous intéresse donc ?

— Oui, il m’intéresse.

La dame ramena son manteau de reine sur ses épaules, se leva sans plus regarder le sculpteur, et fit mine de vouloir sortir. L’officier s’empressa de payer, de mesurer Wolfgang de la tête aux pieds et d’offrir son bras à sa compagne.

— Comtesse… commença-t-il sans oser aller plus loin.

— Baron ?

Il y eut un moment de silence, pendant lequel le jeune hussard cherchait fièvreusement une moustache qu’il ne trouvait pas.

— Vous êtes jaloux, baron Keith ?… dit enfin la comtesse riant de bon cœur.

Le baron Keith marmotta quelque chose entre ses dents.

— Mon cher Eugène, poursuivit sa compagne, votre mère vous a confié à moi pour que je fasse votre éducation. Vous n’avez donc aucun droit de vous plaindre, si je vous élève à ma manière, c’est-à-dire si je me constitue votre guide dans la vie. À peine sorti de l’école, vous êtes entré en campagne, allé en guerre et vous en êtes revenu tout aussi enfant, rien qu’un peu plus sauvage. On vous a laissé grandir comme une fillette et les hommes qui grandissent ainsi deviennent mauvais, lorsque tout n’est pas rose pour eux dans la vie. Je n’ai que de bonnes intentions pour vous, c’est pourquoi…

— C’est pourquoi vous me torturez.

— Je ne vous torture pas ; je vous élève seulement.

— Oh ! vous m’avez rendu si heureux, s’écria le jeune hussard avec une exaltation fébrile ; mais maintenant, depuis un certain temps…

— Voulez-vous m’obéir, oui ou non, lieutenant ?

Le lieutenant ne répondit pas ; mais, en sentant le bras de la comtesse chercher à se dégager du sien, il se hâta de lui saisir la main et de déposer un baiser brûlant sur l’échappée de chair rose visible entre le gant et la manche du manteau de velours.

— Demain, tous vos ordres seront exécutés, murmura-t-il ensuite.

— À la bonne heure !

Devant son palais, la comtesse s’arrêta, tendit sa petite main au baron et lui dit d’un ton badin qui n’en était pas moins impératif :

— Baisez-moi la main encore une fois, Eugène, et… allez-vous-en.

— Je ne dois pas, ce soir, rester avec… ?

— Non, ce sera votre punition. Au revoir !

Le bel officier demeura immobile, suivant de l’œil la femme qui l’élevait d’une façon si singulière, jusqu’à ce que le dernier pli de sa robe eût disparu dans l’escalier ; il frappa ensuite du pied, à faire sonner l’éperon, refoula une larme prête à couler et s’éloigna.

S’il n’avait eu par trop honte de lui-même, il aurait pleuré à chaudes larmes, non parce que l’affection était froissée en lui, mais parce que sa vanité était blessée. Il est des hommes qui souffrent de cela bien plus que d’autres ne souffrent du cœur.

Comme vanité, le baron Keith pouvait rivaliser avec la coquette la plus nerveuse.

Pour son malheur, on lui avait toujours dit qu’il était beau ; on l’avait sans cesse flatté : on avait obéi à son moindre froncement de sourcils ; on lui avait cédé en tout comme à une jolie femme. Il n’était donc pas étonnant qu’il fût vaniteux comme une femme, qu’il voulût plaire à tout le monde, qu’il fût aussi coquet avec le sexe fort qu’avec le sexe faible.

En tout temps et partout, il portait dans sa poche un petit miroir encadré en argent. Pendant la dernière guerre, au milieu du combat, alors que la mitraille ennemie renversait hommes et chevaux, il se mirait dans sa glace pour s’assurer s’il avait bonne mine.

Comment ce jeune dieu, qui semblait n’être venu sur terre que pour se laisser adorer, avait-il pu se prendre d’une aussi belle passion pour la comtesse Rosa Bärnburg, sa tante à un degré éloigné ?

Le miracle ne peut s’expliquer qu’ainsi : elle était deux fois aussi âgée que lui, ce qui, aux yeux des jeunes gens, vaut aux femmes autant de charme que de supériorité, et puis elle avait une manière de faire si nonchalante, si fine, si sûre, qu’il n’était pas possible de lui résister.

Pour le monde, la comtesse Rosa Bärnburg avait trente ans. Son extrait de naissance disait bien trente-six, mais les extraits de naissance sont toujours peu galants. Elle passait pour jolie parce qu’elle savait mieux que personne s’habiller richement, avec goût ; pour femme d’esprit, parce qu’elle ne se bornait pas à choisir ses connaissances dans l’almanach de Gotha et qu’elle était en correspondance avec l’abbé Liszt et la comtesse Hahn-Hahn.

Mais elle passait surtout pour excentrique.

Du temps des perruques à queue, les grandes dames étaient esprits forts ; la philosophie était de mode. Aujourd’hui, aucune d’elles n’a plus de caprices ; les caprices sont mauvais genre ; ce sont les excentricités qui deviennent de bon goût.

Dans les excentricités de la comtesse Bärnburg, il y a un trait marquant : l’universalité. Recevant tout le monde, elle prodigue, à tort ou à raison, la pluie d’or de sa sympathie. Elle brode une chasuble pour le beau dominicain Hasfege, de cette main qui tient le lorgnon pour admirer les Sept Pêchés capitaux de Mackart. Elle ne craint pas de chanter la chansonnette, après Thérèse et Mannsfeld, de quêter pour le pape à la porte des églises, de danser le cancan, et, en temps de guerre, elle soigne les blessés. Selon l’occasion elle est naïve, maligne, bonne, spirituelle, coquette, prodigue, galante, vertueuse, frivole ou pieuse, gaie ou sentimentale ; mais elle ne cesse jamais d’être enthousiaste.

C’est ainsi que le lendemain, dans l’après-midi, elle pénètre, le sourire aux lèvres, l’œil brillant d’enthousiasme, dans la chambre que Wolfgang, le sculpteur, appelle avec un peu d’exagération son atelier.

La comtesse se transforme volontiers de la sorte, quand elle a résolu d’accomplir une bonne œuvre.

Wolfgang s’est hâté d’ôter son fez ; il va et vient dans son justaucorps ; il est un peu honteux de la pauvreté et du désordre qui règnent dans sa retraite. La comtesse trouve tout cela naturel, se montre enchantée de voir au milieu de la chambre une grande botte en travers de laquelle gît le buste brisé d’une Vénus en plâtre, prend feu à propos du sabre rouillé dont l’artiste se sert pour tisonner, et, de ses mains gantées, joue avec les franges sales d’un vieux fauteuil luisant de graisse sur lequel elle a pris place tout d’abord. Elle a même tiré sa petite blague dorée et elle roule déjà une seconde cigarette ; celle-ci sera pour elle ; la première qu’elle a tenue entre les lèvres, elle l’offre, encore humide de son haleine, à son hôte quelque peu ébahi.

— Je suis fière de vous avoir découvert, assure-t-elle d’un ton aimable, irrésistible. Un talent comme le vôtre ne doit pas rester plus longtemps ignoré, se rouiller dans l’obscurité.

En finissant ainsi, elle a toute la hauteur d’une reine.

— Mais comment voulez-vous me mettre en évidence, répond Wolfgang. Il me manque les ailes pour voler vers le soleil ; la destinée me les a coupées ; je n’ai pas de bonheur.

— Mon Dieu ! je vous protégerai. Que voulez-vous de plus ?

La comtesse se fait maintenant naïve comme une fillette qui porte encore les pantalons bordés de dentelle.

Le sculpteur est ravi ; la tête lui tourne ; il oublie en ce moment qu’il est Allemand. Si la visiteuse lui disait : « M. Wolfgang, je me suis beaucoup intéressée aux Japonais ; ils sont mon idéal, » il laisserait couper sa chevelure allemande, sa barbe allemande ; il consentirait à porter entre les deux épaules une queue traînant jusqu’à terre.

— Oh ! vous êtes trop bonne, balbutie-t-il.

— Montrez-moi donc quelques-unes de vos œuvres commencées, supplie la comtesse.

Elle supplie réellement, et, quand elle supplie, elle sait être si séduisante !

La demande a électrisé Wolfgang. Il peut lui en servir des œuvres commencées ; il est justement l’homme des choses commencées. Que n’a-t-il pas projeté, modelé, ébauché ! Et maintenant le moment est venu où il peut étaler toutes ses richesses, tous ses trésors.

Il apporte d’abord une Vénus commencée, puis une jeune fille au bain commencée, un groupe commencé. Viennent ensuite une tigresse jouant avec ses petits, une ébauche de bacchante à cheval sur un lion, une ébauche du buste du roi, une autre ébauche d’un combat d’amazones et des bas-reliefs. La comtesse est de plus en plus ravie. Le sculpteur continue à lui soumettre d’autres sculptures, d’autres modèles commencés. Enfin l’enthousiasme de la visiteuse arrive à son zénith ; elle se sentirait la force d’embrasser l’artiste si ce n’était…

— Comme vous êtes laborieux, maître Wolfgang ! s’écrie-t-elle.

Elle l’a déjà appelé maître. Il se gonfle à vue d’œil ; le voilà grandi de deux pouces et demi.

— Le travail complète le génie. Ayez seulement confiance en moi, babille-t-elle à nouveau, mettant un lorgnon sur son nez et regardant tantôt les sculptures, tantôt leur athlétique auteur, avec le même plaisir, la même gentillesse.

— Vous n’êtes pas athée, poursuit-elle ; mais comme cette bacchante est jolie ainsi assise ! Qui donc saurait s’asseoir ainsi ? Puis, vous ne versez pas vos idées démocratiques sur la tête de chacune de vos œuvres, et quelle simple toilette ! C’est le climat, l’adorable ciel grec ; là-bas on peut se permettre cela. La démocratie est passée de mode aujourd’hui ; vrai, si j’étais reine, je me rangerais décidément parmi les esprits forts. Oh ! ces hanches arrondies on les baiserait ; notre sexe n’est plus bon à modeler, nous tirons tous nos charmes de Paris.

Sans reprendre haleine, elle ajoute avec élan : — Vous arriverez, maître Wolfgang, vous arriverez. D’abord, je ferai de la réclame pour vous, et la réclame, voyez-vous, c’est tout aujourd’hui. Mais où la faire, cette réclame ? Je n’ai pas de journal.

Elle le contemple avec une ingénuité d’enfant.

— Oh ! j’ai trouvé, j’ai trouvé !

Et la voilà qui danse dans la chambre. La botte, le buste de Vénus et le sabre résonnent sur le parquet. C’est un véritable cancan ; enfin elle s’assied sur le dos de la tigresse et ajoute :

— Je ferai comme si… comme si vous étiez mon adorateur, mon favori ; oui, cela je le puis et cela… vaudra tout autant que dix journaux. Mais il faudra me faire la cour sérieusement, très-sérieusement, n’est-ce pas ?

Quel charme dans le sourire accompagnant cette interrogation !

Wolfgang déclare qu’il s’estimera heureux, qu’il… Elle ne lui donne pas le temps de finir. Elle babille, elle sautille, elle gazouille, et, finalement la voilà qui l’embrasse. Elle n’a pu s’en empêcher ; c’est arrivé… par enthousiasme. Ah ! parlez-moi de l’enthousiasme ; il n’y a rien au-dessus.

Et la comtesse tient parole. Le sculpteur apparaît chez elle, dans son salon. Dieu sait quelle déesse lui a fait don d’une toilette de gentleman, lui a taillé la barbe et les cheveux. Il a fort bonne mine ainsi transformé ; la reine de la mode se laisse faire la cour par son protégé ; tout naturellement, on ne tarde pas à parler de lui partout.

Quinze jours ne se sont pas écoulés depuis la première visite de la comtesse à l’atelier, qu’un matin la porte de cet atelier s’ouvre, et un personnage âgé, éperonné, en uniforme râpé, se montre sur le seuil, la casquette militaire sur la tête, une cravache à la main.

Cette apparition semble avoir pétrifié notre jeune Allemand modèle. La tête de Jupiter à moustache de vieux chevronné qu’il a devant lui ne lui en impose nullement ; mais il songe que ce visiteur à tournure si raide ne peut être que le roi.

Aussi ne trouve-t-il pas un mot à dire ; heureusement le roi lui vient en aide.

— Appris, jeune homme, que commencé un buste de moi, veux le voir, dit-il avec sa rudesse habituelle.

Le visiteur s’assied dans le vieux fauteuil. Wolfgang pose devant lui le modèle en terre glaise qu’il découvre.

— Hem ! fait d’après un portrait de moi ?

— D’après une photographie, Majesté.

— Hem ! Du talent, jeune homme ; m’y entends un peu, beaucoup de talent. Faudra faire un buste en marbre pour moi ; signerai un bon pour l’argent nécessaire.

— Majesté, comment reconnaître…

Le roi interrompt le sculpteur avec bienveillance et demande à voir d’autres œuvres. Wolfgang montre la série connue de ses pièces commencées ; après chaque exhibition, il est récompensé par un « hem ! » du père du pays.

Le roi se lève enfin, prend le sculpteur par le bout de l’oreille, et lui dit :

— Beaucoup de talent et beaucoup de travail ; j’aime les travailleurs. Tous nos embarras sont causés par la perte du goût du travail. L’oisiveté, c’est la mort de l’homme, de l’art et de l’État. Gouverner est un travail aussi, mon ami, un travail sérieux, et lorsqu’on fait passer le plaisir avant la peine, il amène toute sorte de désordres ; le pays n’est bientôt plus administré qu’à la Pompadour. Restez fidèle à votre art, jeune homme ; c’est le seul idéal que nous ayons encore ; de tout côté le matérialisme nous bâille à la face. Vilaine affaire ! Je suis du vieux temps, moi. Je veux faire quelque chose pour vous, mon ami ; seulement, pas de remercîments ; obéissez ; à mes yeux, voilà l’essentiel. Je vous ferai monter un atelier au château ; là, vous pourrez travailler avec ardeur. Je poserai une fois. Vous ferez aussi le buste du prince héritier et de la princesse Paula, hein ? Des formes plastiques comme celles de la princesse on en voit rarement aujourd’hui ! Le produit d’une race non abâtardie, du sang slave !

— Pardon, Majesté, dit Wolfgang froissé dans ses sentiments de pur Allemand. Cette race ardente a des particularités de caractère incompatibles avec l’idée que nous, bourgeois allemands, nous nous faisons de la mère du pays.

— Mère du pays ! Qui vous a dit, jeune homme ?

Le vieux roi s’interrompt et fronce fortement les sourcils. Il ajoute ensuite :

— J’ai toujours apprécié la franchise. Vous savez quelque chose de la princesse ? Allons, parlez ; vous n’avez rien à craindre de moi. On raconte donc déjà ces histoires dans la ville ?

— Je ne sais rien de positif, Majesté, balbutie le sculpteur.

— Hem ! ni moi non plus, ni moi non plus. Elle a mis du plomb dans l’aile du prince héritier ; il en est… mais si c’était vrai, ce qui se dit, si… J’ai confiance en vous, jeune homme ; nous reparlerons de la chose ; mais pas de bavardages.

Le roi menaça Wolfgang du doigt et s’approcha de la porte, en ajoutant :

— Hem ! ils ont tous été galants dans cette famille ; ce serait un miracle si la princesse faisait exception. Je ne me pique pas d’être moraliste ; mais avec nous, Allemands, cela ne saurait aller. Nous reviendrons là-dessus ; surtout pas un mot.


IV

NOUS AVIONS MIS SUR PIED SEIZE BANNIÈRES

À l’heure accoutumée, dans l’après-midi, les trois amis étaient de nouveau au petit café. Andor s’absorbait dans la lecture d’un journal ; Plant savourait par gorgées sa tasse de café, la première de la journée, et Wolfgang, tout rayonnant du reflet de la majesté royale, mâchonnait un cigare.

— On donne, ce soir, la Pucelle d’Orléans au théâtre de la Cour, fit Andor.

— Iras-tu ? demanda Plant d’un ton moqueur.

— Certainement.

— Moi, je préfère voir un ballet ou un opéra de Wagner, magnifiquement monté.

— Affaire de goût.

— À notre époque, tout le monde a le goût de l’amusement ; seulement tout le monde n’a pas le courage d’en convenir. C’est pourquoi, lorsqu’on donne une pièce dite classique, on voit au théâtre tant de gens, assis comme des frères de la Société patronnée par le comte de Zinsendorf, bâillant à se démonter la mâchoire et s’excitant à ne pas s’en aller par les phrases habituelles en pareilles circonstances : « Quel grand homme que notre Schiller ! » « L’apôtre des bonnes mœurs ! » Mais tout cela n’est que tromperie. Ces gens-là se dévouent pour rendre un hypocrite hommage à notre prétendue culture intellectuelle ; la preuve en est qu’à la Belle Hélène ou à quelque grossière farce berlinoise, leurs figures rayonnent de plaisir.

— Premier début de M. Nordstern, lut Wolfgang.

— Un début ! Cela peut m’aller, s’écria Plant ; il y aura certainement du bruit.

— En quelle qualité cette nouvelle étoile apparaît-elle dans notre ciel artistique ?

— Comme chevalier lorrain.

— Ha ! ha !

Nous avions mis sur pied seize belles bannières,
Gens de la Lorraine, pour combattre avec vous.

— Et le chevalier Baudricourt de Vaucouleurs était notre chef, ajouta une voix sifflante et nasillarde.

La voix était celle d’un jeune homme à figure entourée de cheveux noirs tombant droit. Il sourit aux trois amis d’un sourire à la fois insolent, moqueur et obséquieux.

— Gansélès ! s’écria Plant.

— Je ne me nomme plus Samuel Gansélès, dit le nouveau venu, prenant place à table sans cérémonie ; je me nomme Robert Nordstern.

— Comment ! c’est toi le chevalier lorrain ?

— Oui, et je viens inviter la haute noblesse, l’honorable public, à la représentation d’aujourd’hui.

— Voyez-vous ! fit Plant. J’avais toujours dit que notre Gansélès était un génie, bien que je ne me fusse nullement attendu à le voir sous l’armure d’un chevalier. Ainsi, au gymnase où, au lieu d’étudier il faisait un petit commerce d’allumettes et de timbres-poste, n’ai-je pas déclaré souvent que notre petit juif deviendrait un Rothschild ? Et quand il fut mis à la porte, étant en cinquième, pour avoir prêté quarante-cinq kreutzer à un camarade en lui faisant souscrire un billet de quarante-cinq florins, ne me suis-je pas écrié que Gansélès ferait son chemin, qu’avec sa nature positive, il deviendrait banquier, ou homme de loi, ou ministre des finances. Il est vrai que, plus tard, en le voyant entrer chez le boutiquier Lévy Düten, où il jouait de l’aune assez habilement pour faire rendre soixante aunes et plus à une pièce d’étoffe de cinquante, l’idée ne me serait pas venue qu’il abandonnerait un jour la vanne à café et les caisses de dattes pour les lauriers de l’art. N’en comptez pas moins sur notre sympathie, monsieur Robert Nordstern.

— Que voulez-vous que je fasse de votre sympathie ? répliqua l’acteur haussant ses maigres épaules jusqu’à ses oreilles de satyre triangulaires ; je préférerais vos mains.

— Ah ! très-bien. En ceci je reconnais ta finesse, s’écria Plant. Tu es venu ici pour y chercher des claqueurs ; soit ! À quel endroit de la pièce faudra-t-il t’applaudir ?

— À quel endroit ? fit Gansélès. Voici !

Il se redressa et se mit à déclamer d’une voix aiguë :

C’était plus qu’un combat, Sire, une boucherie.
Deux milliers d’ennemis sur le sol étendus !
Sans compter la horde, dans le fleuve engloutie ;
Et de nos combattants, ni cent ni un perdus.

— Bravo ! Gansélès, bravo ! firent les trois auditeurs en chœur.

— Je vous en prie, pas bravo Gansélès, bravo Nordstern ! modifia le débutant.

Dans la soirée, avant le lever du rideau, Andor et Plant étaient déjà à l’olympe, nom donné au poulailler par les étudiants allemands.

Il y avait à peine quelques lampes allumées dans la grande salle, et encore ne projetaient-elles qu’une lueur trouble, indécise. Partout régnait cette demi-obscurité qui rend communicatif, et que recherchent les couples amoureux. Tous les bancs de l’olympe étaient occupés. On allait donner une tragédie, une œuvre de Schiller, et le peuple aime ses grands écrivains, ceux du moins qui méritent d’être ainsi appelés ; au théâtre, c’est lui qui est le public véritablement sympathique, véritablement cultivé.

Le temps n’est plus où les grands et les riches écoutaient, avec un frisson de l’âme, les manifestations de l’art. Aux dames parées qui s’étalent dans les fauteuils, dans les loges là-bas au-dessous, aux messieurs blasés qui s’appuient contre les colonnes du parterre, il manque la puissance de savourer, parce qu’ils ne sont pas venus dans la salle avec ce qu’il faut pour cela, avec l’esprit, la force de sentiment nécessaires.

Ce qui constitue la société de nos jours, ce qui donne le ton : la noblesse, les militaires, la finance, les juifs, passe à tort pour représenter la partie cultivée de la nation. Pour la trouver, cette partie cultivée, il faut la chercher dans les magasins, les comptoirs, les bureaux, les usines, les fabriques et, au théâtre, à la dernière galerie.

Là on rencontre les petits employés qui gagnent leur pain quotidien en faisant, la plume à la main, leur corvée à l’État, les étudiants, les bourgeois ayant une maisonnette ou un métier, les artistes pauvres aux longs cheveux, les cuisinières bien nourries, sensibles et flanquées de sous-officiers qui pleureraient si volontiers sur leurs grandes moustaches, quand Louise s’empoisonne ou que le vieux Gœtz de Berlichingen rend son âme vaillante ; les jolies ouvrières dont les jeunes cœurs sont si pleins de dévouement, de gaieté et de poésie ; les mères aux enfants bien portants, aux joues rouges, qui se mettent à crier lorsque les sorcières dans Macbeth apparaissent, par le tonnerre et les éclairs, ou que Max Piccolomini tire son épée ; les vieilles dames à cheveux gris que l’on croirait découpées dans un almanach et qui ont l’air si fines, si pleines de bon sens, avec leurs grosses lunettes en corne, leur sac à ouvrage en soie. Et tout ce monde babille, rit sous cape, est occupé de manière ou d’autre.

D’un côté, des jolies filles mordent à belles dents dans de grosses oranges dont le suc les inonde ; ailleurs, d’autres mangent des pommes, en ayant bien soin de garder les pépins pour leurs canaris ; plus loin des vieilles femmes lisent, quand c’est possible, ou tricotent. Les jeunes gens parlent raisonnablement s’ils ne sont pas amoureux ; s’ils le sont, ils se serrent la main en cachette, ou bien le frôlement de leurs pieds en dit plus que des milliers de paroles.

On parle des acteurs avec bienveillance ; on parle aussi des pièces et toujours avec un vif intérêt ; dans le diapason général, pas d’envie ; rien que de la bonne humeur, de l’élan.

Enfin le lustre descend lentement du plafond, étincelant comme un soleil. En un clin d’œil, tout s’éclaire dans la salle, tous les chuchotements cessent à l’olympe. Chacun se remet comme il faut sur son banc.

Les musiciens apparaissent l’un après l’autre ; on entend les violons crier, les flûtes soupirer plaintivement, et la voix du violoncelle broche sur le tout comme un engorgement d’ours en colère.

Toutes les places sont occupées rapidement. La galerie est maintenant tout yeux. Toutes les lorgnettes sont braquées sur les loges. Des officiers, dont les sabres résonnent ; des dandies à chapeaux luisants comme une glace, à cravate immaculée ou encore à fleur à la boutonnière, envahissent l’orchestre, regardent çà et là d’un air d’indifférence et bâillent à demi, sinon tout à fait.

Des dames, des messieurs élégants remplissent les stalles. Les ouvreuses s’empressent de çà de là. Cependant les loges sont encore vides pour la plupart, quoique les flammes de la rampe s’élèvent du dessous de la scène et que le chef de musique soit à son poste.

Madame Rosenzweig, une forte femme qui a la respiration difficile et qui transpire à quinze degrés de froid, Micheline et Hanna, se montrent dans une loge de premier rang.

Aussitôt après elles, la comtesse Bärnburg arrive dans une loge de parterre en toilette inouïe. Wolfgang et le jeune dieu en hussard, qui sont appuyés au-dessous de la loge, se mesurent de l’œil en ennemis.

Le souffleur a déposé sa tabatière et son mouchoir bleu près de son pupitre ; le chef d’orchestre vient de jeter un coup d’œil à ses musiciens ; l’ouverture commence et la comtesse soupire.

— Chaque fois qu’on donne une tragédie, on entend cette même fade musique, dit-elle à sa voisine, la femme du ministre de Kronstein.

Si elle savait que la musique du moment est un andante de Beethoven, elle serait enchantée.

L’orchestre s’est tu ; la toile se lève, découvrant un site champêtre. À droite, une madone dans sa niche ; à gauche, un grand chêne ; Thibaut Darc, ses trois filles et leurs prétendus.

Pendant que l’actrice remplissant le rôle de Jeanne ôte son casque et le remet, pendant qu’elle parle de sa mission divine, comme si elle était inspirée d’en haut, les loges se remplissent, et le bruit dure à l’infini. Les dames font crier leurs robes et donnent à haute voix des ordres à des laquais sans vergogne qui croient de leur devoir de fermer les portes avec force ; les jeunes gens, qui se sont attardés à table, dérangent, pour arriver à leurs stalles, des rangs entiers de messieurs fatigués, et tout cela parce que la représentation est classique et que personne ne veut y manquer. Ne sommes-nous pas un peuple classique, un peuple littéraire ?

La baronne Julie se fait voir avec son père le colonel, en face des dames Rosenzweig, et alors, du geste, des yeux, des lèvres, c’est un va et vient de saluts, juste au moment où Jeanne débite son fameux monologue. En même temps a paru au parquet un joli monsieur qui condamne à le laisser passer sept dames et un respectable personnage ayant l’air d’un vieux militaire. Ce dernier fronce les sourcils ; les dames s’efforcent de sourire. Tout à coup l’une d’elles pousse un petit cri ; le joli monsieur lui a marché sur le pied ; tout le public des loges est en émoi.

Le coupable s’excuse. L’actrice dit au même instant :

Dans du fer il faudra t’emprisonner les membres,
Et d’acier recouvrir ces deux beaux seins si tendres.

Et la dame, qui avait souri au pardon demandé, regrette que son pied n’ait pas été recouvert de fer, lui aussi.

Grâce à cet acte dans l’acte, Micheline a remarqué le joli monsieur, et alors que le destrier arrive sur la scène, que les trompettes sonnent, que le rideau tombe et que la galerie applaudit, elle fixe sur lui sa lorgnette. Son objectif est debout et appuyé contre la rangée de fauteuils devant lui. Cela lui importe peu de peser sur le chignon d’une jeune dame ; il a remarqué qu’on le regardait d’une loge et il s’empresse de rendre regard pour regard.

— Vois donc, quel bel homme ! murmure Micheline à son amie.

Le joli monsieur est, en effet, ce qu’on appelle aujourd’hui un bel homme. À ne pas mentir, sa figure n’a rien que de très-ordinaire, et son œil est sans expression ; mais il est bien bâti ; il a une jolie barbe et sa toilette est irréprochable. Il ne lui manque donc rien. Micheline est de cet avis et elle fait la coquette avec lui d’une manière qui, à l’olympe, passerait pour malséante, mais qui, dans une loge, ne sort pas du bon ton.

La toile se lève de nouveau. Le premier acte commence. Camp du roi Charles à Chinon. Le public cultivé s’agite encore comme de coutume.

Agnès Sorel ne tarde pas à faire son entrée dans toute la pompe du costume du temps ; toutes les lorgnettes la contemplent.

L’apparition de cette jolie actrice, en toilette éblouissante, a fait ce que Schiller n’avait pu faire. Le public cultivé s’occupe de ce qui se passe sur la scène et devient même tranquille. Mais cela ne dure que quelques minutes. L’effet produit par la robe de velours à roses d’or d’Agnès Sorel est promptement usé et, par-dessus le marché, la princesse Paula, la princesse Amélie, le prince héritier viennent d’entrer dans la loge royale. En ôtant le manteau de la jolie princesse Paula, le prince a l’air d’un canari qui chante de tout son gosier en l’honneur de sa petite femme ; il se rengorge avec un balancement du buste.

On fait cette remarque et on remarque, en outre, que la princesse lui a donné de l’éventail sur la joue. Avec un spectacle pareil sous les yeux, qui aurait pu songer à jeter un regard vers le roi Charles, perdu dans ses sombres pensées ?

Arrive enfin la scène importante, le moment critique. Déjà Lahire a annoncé au roi que les jours de malheur sont finis, que la fortune a tourné : « Un combat a été livré ; tu as été le vainqueur. »

Et voici le débutant, Robert Nordstern ! L’archevêque et Duchâtel l’introduisent, bardé de fer de la tête aux pieds.

— Il a meilleure tournure que je n’aurais supposé, marmotte Plant.

Sous sa visière baissée, Gansélès est exactement comme d’habitude, ni plus pâle, ni plus rouge. Il n’a aucun respect pour le public, aucun respect pour Schiller, encore moins pour lui-même. Il se tient là, l’œil expressif, l’attitude indifférente, absolument comme si c’était un autre qui fût à sa place et qui dût, pour la première fois de sa vie, parler devant des milliers de personnes.

Sa mère a une sœur, cette sœur coûte beaucoup d’argent à un banquier, et, à ce même banquier, ne coûte pas moins cher le directeur du théâtre de la Cour, le baron Klitzling. De là la protection accordée à Gansélès. S’il ne réussit pas dans cette voie, ne soyez pas en peine, il réussira dans quelque autre, il y a tant de ressources pour une nature positive comme la sienne.

— Tire-moi du doute et de la surprise, dit le roi Charles. Que m’annonce ton sérieux solennel ? Gansélès, le chevalier lorrain, est prêt à tirer le roi et le public de toute espèce de doute ; il n’a nullement besoin que l’archevêque lui dise : « Parle ! » Il s’avance jusqu’à la rampe, relève sa visière et s’écrie :

Nous avions mis sur pied seize belles bannières.

Au moment même où la figure caractéristique d’homme de bourse du débutant se montre enchâssée dans le casque, un spectateur se met à rire bruyamment et d’autres l’imitent. On a reconnu le chevalier lorrain à l’olympe et au parterre. Mais rien ne saurait mettre un frein à son flux de paroles, débitées du nez, de la gorge. Il voit la lorgnette de la plus belle des princesses fixée sur lui ; il voit même à ses pieds, près de la rampe, son tailleur auquel il doit soixante-quinze florins ; mais il ne perd pas contenance pour cela. Il arrive à la fin de son récit :

C’était plus qu’un combat, Sire, une boucherie.
Deux milliers d’ennemis sur le sol étendus !
Sans compter la horde, dans le fleuve engloutie ;
Et de nos combattants, ni cent, ni un perdus.

Quelques mains applaudissent. La galerie, mieux entendue, siffle comme un seul homme, d’un sifflement sec, bref, de serpent-monstre, qui étouffe l’applaudissement et étouffe aussi Gansélès. Le directeur, le banquier, sa mère, personne ne peut plus rien pour lui ; il est mort et enterré.

— Le plaisir passe et l’ennui dure, murmura Plant. Décidément, je préfère un opéra.

— Moi aussi, quand je veux rire, dit Andor attaqué dans son faible. Rien ne me semble aussi comique que de voir les chanteurs, parfois aussi le chœur, se grouper près de la rampe et chanter chacun à gorge déployée avec une grosse tache d’encre au milieu de la figure.

Plant n’écoutait que d’une oreille. Il venait de découvrir dans la loge des étrangers une jeune dame très-élégamment vêtue et d’une rare beauté exotique. Il avait dirigé sa lorgnette vers elle et la regardait sans discontinuer.

— Pour qui la prends-tu ? lui demanda Andor après avoir aperçu, lui aussi, l’inconnue. Pour une jolie enfant perdue, hein ?

— Je crois qu’elle peut tout aussi bien être une étrangère.

— Possible ; peut-être quelque Russe émancipée se rendant à Zurich pour y étudier la médecine.

Plant se mit à rire.

Dans l’intervalle, la salle est devenue d’acte en acte moins tranquille.

Les messieurs visitent les dames dans leurs loges, et, en pareil cas, il y a tant de dames mûres qui rabaissent leurs collerettes et leurs mantilles, tant de jeunes filles qui se cachent la figure derrière leurs éventails ! D’autres bâillent. Les garçons de la confiserie voltigent partout dans la galerie, comme de blanches tourterelles ; au-dessous, des laquais galonnés, aux mains sales, servent des glaces, et chacun jase, critique, rit, tandis que, çà et là, quelque gros conseiller, à gilet de velours à fleurs, regarde l’heure à sa montre.

À la longue, le public cultivé est délivré du supplice classique qu’il s’est infligé.

Bien courte est la souffrance, éternelle la joie.

Le rideau tombe ; on se hâte d’aller prendre du thé à la Restauration française, de la bière à la brasserie, ou de retourner vers sa dame qui, pendant que monsieur était au théâtre, à ouvert sa porte à un jeune lieutenant ; bref, on fait tout ce qu’on peut pour se remettre du plaisir enduré.

Andor a vainement cherché son ami. Dès le quatrième acte, Plant est sorti. Il se trouve maintenant au foyer. Il attend la belle inconnue.

Elle porte un voile épais ; mais il la reconnaît aussitôt à la plume blanche qui flotte sur son petit chapeau noir, à son manteau de velours rouge sombre. Elle n’est pas accompagnée ; il la suit et avec une émotion qui, par suite de son habitude de se moquer de tout, lui paraît risible.

— L’idéalisme est de nouveau sur le point de te jouer un mauvais tour, se dit-il, de ce ton de frivole ironie qu’il apprécie en lui-même et plus encore dans Heine.

Et pourtant, ni l’idéalisme, ni le cœur n’ont rien à voir dans son humeur du moment. Ce sont de tout autres sentiments qui l’agitent.

Lorsque l’inconnue arrive au troisième réverbère, il est déjà à côté d’elle, soulevant son chapeau, demandant s’il lui est permis de l’accompagner. Elle le regarde sans lui répondre.

— Puisque vous ne dites pas : non, ajoute-t-il, au point de vue juridique, c’est comme si vous aviez dit : oui.

— Je suis une jeune fille honnête, réplique l’inconnue.

— C’est bien ce que je pensais ; sinon, je ne vous aurais pas demandé de vous reconduire chez vous. Vous êtes sans doute étrangère, mademoiselle ?

— Non, je suis de la ville.

L’inconnue a une merveilleuse voix, une voix vibrante, mélodieuse. Plant tressaille quand il entend cette voix résonner et se rit ensuite intérieurement de ce qu’il ressent. Il est si bien de tout point l’homme de nos jours qui ne peut s’abandonner à aucun sentiment, à aucun plaisir, qui arrache lui-même les plumes aux ailes de sa joie !

— Alors je suis étonné de vous avoir vue, ce soir, pour la première fois.

— Qui sait ? Nous nous sommes peut-être déjà rencontrés.

— Oh ! quand une fois l’on a vu une personne comme vous, mademoiselle, on ne l’oublie plus jamais.

L’inconnue sourit. Plant se mord les lèvres. Il donnerait n’importe quoi pour être spirituel plus que de coutume, pour en imposer à cette jeune fille ; mais il sent que cela ne sera pas.

En vain fait-il appel au ciel et à la terre, en vain parle-t-il théâtre, Schiller, princesse Paula, toilette de la comtesse Bärnburg, sermon du moine Hasfege ; en vain en arrive-t-il à Dieu, l’immortalité, la Révolution française, Bockbier, Hégel, Gansélès lui-même et à peu près tout ce dont un Allemand moderne parle en semblable occasion, ce qu’il dit pèche et à ses yeux principalement.

Il est on ne peut plus mécontent de lui.

La naïveté lui manque pour comprendre cette vérité aussi simple qu’immortelle : que, aux yeux de sa compagne, ce qui aura le plus d’importance, ce ne sera ni son esprit, ni son savoir, ni ses principes philosophiques, mais bien l’impression produite sur elle par sa personne.

Au coin de la rue des Lys l’inconnue s’arrête.

— Il ne faut pas m’accompagner plus loin, dit-elle de sa jolie voix et d’un ton à couper court à toute supplication.

— Accordez une faveur à un pauvre mortel qui se souviendra toute sa vie de ce quart d’heure. Permettez-moi de vous revoir.

Plant sait très-bien que cette phrase sent l’épistolaire à l’usage des amoureux, et il en est honteux ; mais la belle n’est pas du même avis.

Elle réfléchit et déclare qu’elle lui écrira. Il tire sa carte, y griffonne son adresse au crayon et la lui tend, avec un élégant salut qui lui est plus utile, aux yeux de la jolie fille, que tout le luxe d’esprit qu’il a étalé. Elle lui fait un signe de tête amical et tourne le coin de la rue.

Le lendemain, Plant est dans une agitation indescriptible. Il écrit même une pièce de vers, pour laquelle Heine lui sert légèrement, et, par sa chambrière, une autorité en pareilles choses, il se fait expliquer ses rêves de la nuit, à l’aide d’un petit livre crasseux. D’après cet oracle, la vue d’une jolie voiture annonce une liaison avec des gens de haut parage.

Cette fois, cependant, l’oracle a tout l’air de ne s’être pas trompé ; dans l’après-midi, lorsque Plant revient de son étude, sa chambrière lui donne une jolie petite lettre.

— Qui l’a apportée ?

— Un valet de grande maison.

Le cœur lui bat tandis qu’il déchire l’enveloppe. C’est un rendez-vous que son inconnue lui donne, à la brune, dans le parc. Elle est aristocrate, évidemment ; elle veut le revoir ; donc il lui plaît. La tête lui tourne de joie, de vanité satisfaite et il roule des projets hardis.

Il est exact au rendez-vous, et très-respectueux envers la belle inconnue qui, cette fois encore, est richement vêtue, soigneusement voilée. Dans la grande allée ils se promènent, deux dames viennent à passer.

— La comtesse Bartfeld, fait l’une, fixant l’inconnue. Je la reconnais à sa toilette.

Plant a entendu. Dans sa folle ivresse, il est sur le point de grimper aux arbres, de sauter par-dessus les haies.

Dès cette soirée, il change tout à fait avec ses amis. Il devient monosyllabique, réservé comme quelqu’un qui a un gros secret à garder. Il ne s’oublie qu’une fois. Wolfgang ayant reparlé de la comtesse Bärnburg avec un sourire d’homme heureux, le clerc lui jette à la figure :

— Il y en a d’autres que toi qui ont du succès auprès des grandes dames ; seulement ils sont assez délicats pour ne pas aller le chanter sur tous les toits.

Le sculpteur dévisage Plant avec fixité ; à dater de ce moment, il le traite avec plus de considération. À notre époque pratique, les admirateurs ne manquent jamais à un homme qui réussit sans peine.

Il y a longtemps qu’il est devenu un mensonge le vieux proverbe : Au-dessous de chaque métier, le sol est d’or. Nous sommes bien plus forts que cela : le Jeu, oui, voilà qui a un sol d’or, ainsi que la Fourberie et surtout la Honte.

Tel est le point culminant de culture moderne auquel nous sommes arrivés.

Les princes, les comtes, les généraux entrent dans la lice avec les gens de Bourse, et les dames du high life rivalisent avec le demi-monde.


V

UNE FAMILLE COMME IL Y EN A PEU ET UNE FAMILLE
COMME IL Y EN A BEAUCOUP


Depuis son rendez-vous avec l’inconnue qu’il croyait être une comtesse, Plant regardait de très-haut tous ceux avec qui il était en relations, y compris le notaire dans l’étude duquel il travaillait. Il gardait toujours, néanmoins, la même prédilection qu’autrefois pour la maison d’Andor. Il ne s’expliquait pas lui-même pourquoi il allait dans cette vieille maisonnette aux bahuts noircis par l’âge ; mais il sentait que cela lui faisait du bien.

Tout pratique, indifférent, ironique qu’il était ailleurs, là il lui arrivait de rester assis, tranquillement, des heures entières et de se réchauffer à l’idéalisme qui s’échappait de toutes les fentes. Jamais, dans aucune maison, il n’y a eu autant de lézardes, de saillies, de petits recoins que dans la maison d’Andor.

Il ne fallait pas espérer, malgré cela, y trouver trace de négligence ; tout y était propre, poli comme un miroir. La maison en entier comprenait deux chambres et une cuisine au rez-de-chaussée, trois chambres au premier étage et un jardinet perché sur le vieux mur de la ville. C’était une antique bâtisse allemande, étroite, haute, avec pignon, balcon en saillie, petites colonnettes aux fenêtres et tête de turc pour marteau.

Entre deux fenêtres du premier étage, il y avait une image de Notre-Dame et au-dessous, surplombant l’entrée, la sentence en lettres gothiques : « Celui qui a foi en Dieu, aura solidement bâti. » Il n’y manquait ni le banc en pierre à la porte, ni le banc noir en bois sur le palier du premier étage, ni la tonnelle de chèvrefeuille dans le jardinet, d’où l’on découvrait les toits de la ville, un coin du ciel bleu et, dans le lointain, une colline avec de vrais arbres verts.

L’une des chambres du rez-de-chaussée était habitée par le véritable maître de la maison, le capitaine Gerling, frère de madame Andor, en tout et pour tout un vieux soldat, sans crainte devant Dieu et devant les hommes, n’en disant pas long, mais parlant en véritable Allemand, vivant la pipe à la bouche du matin au soir et souvent même s’endormant le tuyau entre ses dents.

Près du capitaine logeait sa sœur, Régina Gerling, vieille demoiselle à figure lisse dont le plus grand bonheur était d’avoir des invités à la maison et de cuisiner pour eux. Elle lisait de préférence les Heures de rêverie. Elle ne dédaignait pas toutefois de faire par-ci par-là la connaissance de quelques-uns des héros d’Alexandre Dumas ou d’Eugène Sue. Son idéal de jeune fille avait été Richard Cœur-de-Lion ; en ce moment elle avait un faible secret pour le comte de Monte-Christo et trouvait le Juif-Errant un homme très-intéressant.

Madame Andor avait sa chambre au premier.

Veuve d’un conseiller de régence, elle touchait, comme son frère le capitaine, une petite, petite pension. Ses habits avaient la coupe de mil huit cent vingt, la taille courte, à plis, non qu’elle aimât cela, mais parce que les deux vêtements de soie qu’elle avait dataient du jour de son mariage. Son petit bonnet était blanc comme de la neige nouvellement tombée. Elle égayait toute la maison de sa bonne figure avenante qui, malgré ses petites rides sans nombre, était propre, sans tache, autant que la figure d’une innocente jeune fille de quinze ans.

Les jeunes gens lui témoignaient beaucoup de tendresse. Elle était pour tout le monde bonne, maternelle, et, chose plus rare encore, pas du tout prude, ainsi que toutes les femmes vraiment nobles, vraiment modèles. Sans reproche elle-même, elle était toujours disposée à pardonner aux autres les faux pas causés par la passion, par tout ce qui ne partait pas d’un mauvais cœur. Devant elle, on pouvait parler de tout et de tous ; elle se contentait d’habitude d’écouter, mais elle comprenait tout ; elle prenait sa part de tout ; elle ne se fâchait pas d’une phrase sentant le naturel ou manquant de formes, et lorsque, de temps en temps, elle disait un mot, ce mot était de l’or pur.

Son fils, le docteur, faisait son cours particulier d’histoire à l’université, s’enterrait aux Archives, dans de vieux parchemins, ou travaillait à la Bibliothèque, toutes occupations qui n’ont jamais rien eu d’utile à notre époque la plus idéaliste en Allemagne, et qui, aujourd’hui que nous sommes devenus tout à coup si pratiques, rentrent bien plus encore dans le genre des occupations à mourir de faim. Aussi en était-il réduit à donner dans quelques familles des leçons qui lui étaient convenablement payées.

Tout compte fait, la famille Andor n’avait que de faibles ressources ; elle n’était pourtant pas inhospitalière. Les jeunes gens qui venaient voir le docteur trouvaient chaque fois la table mise. Comment madame Andor parvenait-elle à ce résultat ? C’était une énigme pour chacun ; mais le fait parlait et l’invitation était toujours si cordiale ! Avec son sourire, madame Andor vous eût fait croire que les cuillers en grès étaient en argent ; et, avec cinq pains et deux poissons, elle eût nourri cinq mille personnes.

Quand un visiteur venait, il trouvait Andor assis dans la grande chambre du premier étage, servant à la fois de salon, de salle à manger, de serre chaude et de ménagerie.

Dans cette chambre, on voyait d’abord un vieux meuble de salon en étoffe rouge usée, à grosses fleurs blanches, puis une longue table entourée d’une demi-douzaine de siéges en canne, puis deux fenêtres remplies de fleurs, avec du lierre en treillis. À chacune de ces fenêtres, un haut rosier sauvage partait d’un vase en grès blanc, avec de petits amours, pour monter jusqu’au plafond, sur une croix de bois, et de vrais arbres verts répandaient un faible et doux parfum. Les murs étaient cachés par de grandes armoires remplies de livres, par de jolies vieilles estampes, et partout on entendait chanter, gazouiller, vivre.

Sur le poêle, un gros chat gris ronronne d’un air songeur. Du buffet où elles ont fait leur nid, dans la corbeille de fleurs d’une Flore en plâtre, s’envolent deux tourterelles ; sur les branches du rosier sauvage se balancent des canaris jaune d’or, des chardonnerets, des serins ; sous la table souffle péniblement et distinctement le gros chien de chasse borgne du capitaine, et lorsqu’il se fait tard, que tout est tranquille, le hérisson sort de son petit coin, quelque part, et trotte çà et là comme un diminutif de cheval de tournoi sous le harnais.

Par une après-dînée, Plant était assis à prendre du café avec Andor, au milieu de toutes ces bêtes. Madame Andor barguignait, à propos de pommes, avec un paysan dont la grosse corbeille était sur le parquet. Le paysan faisait de son mieux pour se défaire de sa marchandise ; il se montrait amical au possible, mais son prix était impossible.

Madame Andor prenait une pomme, puis l’autre, la regardait, faisait une question et la remettait en place. Après que madame Andor fut revenue s’asseoir à la grande table, le paysan, qui avait déployé toute son éloquence, releva sa corbeille sur un siége, puis sur son dos, et, mettant sa casquette, dit tranquillement :

— Je vois qu’il n’y a rien à faire avec vous.

Sur quoi, il s’éloigna, sans dire bonjour.

— Tu as eu là une exacte répétition de nos vieilles discussions, Andor, s’écria Plant saisissant l’occasion offerte. Ce paysan est, à mes yeux, bien plus instructif que cent tomes de nos savants allemands qui ne savent rien de plus de la vie qu’un petit poulet dans sa coquille. Il te représente la nature humaine. Tant qu’il a supposé qu’on lui achèterait quelque chose, il a été humble, amical au possible ; il a même caressé votre chien, et, certes, pas sans intention. Mais à peine voit-il qu’il ne peut rien vendre, il se couvre le chef de sa casquette et le voilà parti, sans même dire adieu. Avec des créatures comme celles-là, à quoi veux-tu que te mène ton idéalisme ?

— Tu sais que je suis pessimiste.

— Eh ! oui, en théorie. Tu es partisan de Schopenhauer, parce que ton intelligence le dit que l’optimisme est absurde ; mais que tu te trouves en face d’un fait ou d’un homme, ton intelligence se tait, ta philosophie se tait ; il n’y a plus que ton cœur faible et fou qui parle.

Andor sourit, comme s’il eût voulu dire :

« Tu as raison ; mais, que veux-tu ? je ne saurais changer. »

— Tu me préoccupes souvent, continua Plant. À chaque instant, tu cours donner de la tête, en aveugle, contre les coins de rue et tu en rapportes des noirs. Moi, je suis tout autrement. Je méprise le sentiment. Mon principe est que « en ce monde, on doit marcher comme en pays ennemi, » c’est-à-dire être armé jusqu’aux dents, ne pas demander de grâce, ne compter sur aucune, comme les Russes quand ils s’écriaient à Zorndorf : « Nous ne faisons pas de quartier ! »

— Tu n’as pas oublié la réponse des Prussiens ? Ils leur dirent : « Nous non plus. » Tu prêches la guerre de tous contre tous.

— J’applique tout simplement la leçon que nous donnent l’histoire, la statistique et surtout la science de la nature.

— Il me semble à moi que chaque science nous donne une grande et seule leçon de cette morale enseignée par Jésus de Nazareth et, avant lui, en Orient par Bouddha : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. »

— Juste.

— Retourne la maxime, rends-la positive et elle devient : « Fais aux autres le bien que tu te souhaites à toi-même. »

— Mais ce sont-là de vieilles idées !

Plant a raison ; personne ne lui dira le contraire à ce sujet. Notre époque n’a besoin de cette morale que comme les voleurs de grand chemin du siècle passé avaient besoin d’un masque de velours sur la figure. L’hypocrisie est commune, la morale rare.

Andor est, en effet, du vieux temps, par ses idées, sa manière d’être. Qui songe aujourd’hui à faire du bien aux autres, si ce n’est avec l’intention de voir son nom dans les journaux, ou d’en retirer tout autre profit ?

La famille Andor et la maison qu’elle habite vous font l’effet d’avoir été ensevelies sous terre pendant cent ans et tout récemment déterrées. Dans notre atmosphère chargée de poussière de charbon, des hommes de ce genre suranné ne peuvent plus prospérer.

Et pourtant, le reproche adressé à Andor sonnait étrangement dans la bouche de Plant. C’était ce qui faisait que le docteur gardait obstinément le silence. S’il n’avait eu si bon cœur, il aurait pu répondre victorieusement à son ami.

Il aurait pu lui dire : « Quand tu étais dans le besoin, quand tu n’avais que des mauvais souliers aux pieds, pas de chauds vêtements sur le corps, quand il te fallait souffler dans tes mains gelées pour les réchauffer un peu et que tu souffrais la faim, qui te serait venu en aide, si moi je m’étais laissé guider par tes belles maximes pratiques ? Qui t’a donné des habits, qui t’a donné à manger ? Moi-même, dont tu te moques maintenant. C’est moi qui t’ai sauvé de la misère, de la honte, du crime peut-être.

En effet, pour son premier examen, Plant avait emprunté à Andor son habillement noir et ne le lui avait jamais rapporté. Son ami s’était bien gardé de le lui rappeler ; il se serait plutôt mordu la langue.

Cela n’eût servi à rien, du reste, parce que Plant, aussitôt après l’examen, avait porté les vêtements à un prêteur sur gage et puis vendu la reconnaissance.

Telle avait été sa manière de reconnaître les bienfaits reçus dans la maisonnette du bon vieux temps ; et il était d’autant moins en droit de se rire de tous dans cette famille que, depuis son trait, on n’avait pas cessé de l’accueillir aussi amicalement qu’avant.

Tandis qu’Andor se taisait et que le clerc s’amusait avec un chardonneret becquetant des miettes dans sa main, le vieil oncle entra dans la chambre, annoncé comme un train par un nuage de fumée bleue.

— Écoute, docteur, commença-t-il de sa voix grondeuse, j’ai une leçon pour toi chez des gens très-bien, le conseiller aux finances de Teschenberg.

Andor rougit tellement que, pour un docteur en philosophie, professeur particulier d’histoire, c’était ridicule.

— Cela ne te sourit pas, docteur ? reprit l’oncle qui donnait toujours ce titre à son neveu. Il s’agit d’exercer en histoire trois recrues féminines et trois recrues très-jolies : la jeune Teschenberg, la petite Klebelsberg et la riche Rosenzweig. Tu as été recommandé par le colonel Klebelsberg, mon vieux compagnon d’armes depuis Leipzig. Les honoraires sont beaux ; mais, comme je l’ai dit, cela ne te sourit probablement pas. Ah ! que ne suis-je encore lieutenant ! J’aurais eu bientôt fait de dresser les fillettes. Eh bien ! qu’est-ce que tu réponds ?

— Vous savez, mon cher oncle, que dès que vous désirez ou décidez quelque chose, c’est pour moi une joie de…

— Si cela te déplaisait, docteur, il n’y aurait qu’à le dire ?

— Non, mon oncle, j’accepte la leçon avec plaisir.

— Alors, docteur, il faut aller de ce pas chez le conseiller aux finances. J’ai promis au colonel que tu te présenterais aujourd’hui même.

Andor s’achemina vers sa chambre pour s’habiller. Pour des choses de ce genre, il obéissait à son oncle au doigt et à l’œil. Entre lui et le capitaine il y avait réciprocité toute particulière de respect.

Lorsque le docteur avait un pas quelconque à faire dans le monde, il disait à sa mère : « Descends t’informer auprès de l’oncle qui a tout vu. » Lorsque le vieux capitaine rencontrait dans un journal, un livre, un mot étranger, quelque chose qu’il ne comprenait pas, il disait à sa sœur, la vieille demoiselle : « Monte t’informer auprès d’Andor, qui a tout lu. »

Peu après son entrée dans sa chambre, Andor appelait sa mère. Le grand garçon si fort, si savant, était comme un enfant à propos de toilette, il ne pouvait rien faire sans elle.

Après la mère vint l’oncle, puis la tante, puis Plant, et tous aidèrent le docteur à se vêtir.

Enfin, notre héros fut sous les armes. Il quitta la maison, suivi de Plant, et très-préoccupé. Il n’aimait pas les nouveaux visages, et puis il allait voir Hanna de près, lui parler même. Ce qu’il avait ardemment désiré depuis des mois lui semblait maintenant comme une punition. Aussi avait-il la figure bien plus colorée que d’habitude, lorsque le clerc lui serra la main devant la maison où demeuraient les Teschenberg.

Sur les marches de l’escalier, il dut s’arrêter plusieurs fois pour reprendre haleine. À la porte il eût fait volte-face volontiers ; il se décida pourtant à saisir la sonnette, et, dans son émotion, il la tira si fort, qu’elle sonna à le faire frissonner jusque dans la moelle.

Comment fit-il son entrée, comment se présenta-t-il ? Il ne s’en souvint jamais bien par la suite. Il suffira de savoir qu’il avait pénétré enfin dans une chambre de grandeur moyenne, où il s’était trouvé devant une dame âgée assise sur un sopha, où un monsieur plein de dignité lui tendit la main, où trois frais minois de jeunes filles se rirent de lui, où cinq têtes d’enfants l’entourèrent, le regardant avec un étonnement peu poli.

Et il était resté là debout, s’inclinant vers le sopha, vers le monsieur plein de dignité, vers les jeunes filles rieuses, non pas en baissant un peu la tête, mais en levant les talons et se balançant les jambes raides, comme un arlequin en bois.

Le monsieur plein de dignité lui offrit un siége. Andor s’assit sur le bord, délicatement, comme s’il eût craint de faire mal à la chaise. Les jeunes filles prirent place autour de la table. La dame sur le sopha tint le dé de la conversation.

Le visiteur s’efforçait de ne pas paraître embarrassé ; plus il visait à ce résultat, plus ses mouvements ressemblaient à ceux d’un pantin dont un enfant tire la ficelle. Il ne parlait pas mal, il parvenait même à être ironique, mais son regard errait dans la chambre, tantôt se fixant obliquement sur le parquet, tantôt s’arrêtant sur les portraits de famille au-dessus du sopha ; il regardait même au plafond, mais jamais où il aurait dû regarder.

En somme, il jouait un rôle ridicule et les jeunes filles, s’égayant à ses dépens, échangeaient des œillades, se poussaient du coude ou bien éclataient de rire.

Hanna n’avait pas plus de compassion que ses deux amies. C’était même elle qui riait le plus et qui faisait remarquer à ses compagnes la mine piteuse de leur victime.

Andor rougit plusieurs fois jusqu’à la racine des cheveux ; les larmes lui en venaient presque aux yeux, et cependant il s’attribuait à lui seul toute la faute de ce triste début. À qui donc arrive-t-il d’être embarrassé en présence de trois jolies poupées, aujourd’hui qu’il n’est plus de mode d’être honteux pour des choses bien plus sérieuses ?

Il n’y avait pourtant pas lieu pour le visiteur d’être embarrassé dans la maison des Teschenberg ; il aurait même pu regarder tout le monde de très-haut, sans en excepter le monsieur plein de dignité conseiller aux finances.

Le maître de la maison, un de ces hommes réguliers comme une montre ou un compteur, pour qui chaque jour ressemble au jour précédent, était un pacha de bureau, un tigre de plume, un impitoyable taxeur de cote personnelle et immobilière ; il pouvait servir de type pour ce qu’on appelle un serviteur de l’État modèle, dans notre Allemagne inondée de paperasses, noircie d’articles de loi, partagée entre des montagnes d’actes et des fleuves d’encre.

La conseillère avait une tête vide de potiron, dans laquelle les prêtres avaient allumé une petite flamme. Hanna était une folle jeune fille avec un cœur comparable à un morceau de silex qui ne donne des étincelles qu’en le frappant fortement, et les enfants gâtés, impolis, sots, avaient peur des spectres, pleuraient s’il arrivait au maître de leur donner un peu plus à apprendre.

De même que toutes les familles dont le chef occupe un certain rang dans la hiérarchie sans fin des mandarins, la famille Teschenberg croyait de son devoir « de vivre selon sa position ». Mais pour atteindre ce but louable, elle se heurtait à un obstacle avéré : les émoluments de conseiller, et le cri de cet obstacle, il fallait l’entendre quand même, comme ce député polonais qui, à chaque occasion, formulait son veto !

Toutefois, des gens d’un certain tact, comme les Teschenberg l’étaient incontestablement, savent tourner de semblables difficultés, et il faut avouer que le conseiller, la conseillère et Hanna faisaient preuve d’un grand esprit d’invention en couvrant si élégamment leur respectable pauvreté.

Une jolie maison sans domestiques, impossible d’y penser ! Un cocher a son utilité forcée et un cuisinier donne un véritable vernis de grandeur. Mais comment s’y prendre, quand on est contraint de réunir les trois charges de cuisinière, de bonne et de femme de chambre en la seule personne d’une servante ?

Le tact raffiné de la famille Teschenberg se montre en ceci. La cuisinière est rayée du nombre des vivants ; la femme de chambre devient un être invisible, un mythe qui n’existe que dans la bouche de la conseillère, sous l’appellation de « notre soubrette », et la servante à tout faire apparaît comme bonne dès que cela est nécessaire.

Est-il toujours possible de faire ainsi d’une unité une trinité ? Lorsqu’il n’y a rien absolument, pas le moindre élément, il doit vous sembler qu’une famille, même pleine de tact comme la famille Teschenberg, ne saurait opérer des mystères d’incarnation. Eh bien, il vous semble faux.

Le tigre de plume a un garçon de bureau doué de toute sorte de talents qu’il a développés comme sous-officier de uhlans. Ce garçon de bureau joue, dans la famille Teschenberg, le même rôle que les fameux hussards, gardes du corps d’un petit potentat de notre pays auquel un empereur russe, en voyage, avait fait l’honneur d’une visite d’un jour…

Le tzar arrive à la gare et y trouve le prince allemand entouré de ses généraux, au nombre de douze, qui se tiennent admirablement droits et ont des moustaches noires bien raides.

À la chasse de la Cour apparaissent, pour le service, douze coureurs et piqueurs en costume Louis XV. L’empereur remarque que ces serviteurs de son hôte ont aussi le maintien raide des généraux et leurs moustaches noires.

À table, ce sont douze hussards qui servent, et ils se tiennent admirablement droits ; ils ont des moustaches noires bien raides.

Le soir, il y a représentation de gala au petit théâtre de la Cour. On joue Fidelio. Le chœur des prisonniers qui font un terrible bruit de ferraille et ont l’air de soldats présentant les armes, se compose de douze personnages dont l’attitude est merveilleuse, admirablement droite et la moustache noire bien raide.

Le tzar n’y tient pas plus longtemps. Il cherche, questionne et découvre enfin que les « douze assortis » à moustaches noires sont les hussards, gardes du corps du prince, qui ont changé de costume pour fonctionner, tour à tour, comme généraux, piqueurs et choristes.

C’est ainsi que le garçon de bureau apparaît chez le conseiller aux finances, le matin, en qualité de cireur de bottes, qu’il se met ensuite au service des dames pour leurs commissions, leurs visites en ville et au théâtre ; que, lorsqu’il y a du monde à table, il endosse une livrée que madame Teschenberg a achetée à un marchand d’habits ; que, quand les maîtres sortent en voiture, il se transforme en cocher pour conduire les chevaux loués aux pompes funèbres, et qu’enfin il se démène dans la cuisine en veste blanche, casquette plate, chaque fois qu’il y a soirée chez les Teschenberg.

S’il est vrai que la vie soit surtout une comédie, celle qui se jouait dans la famille du conseiller était bien la plus piètre que l’on puisse voir.

Le matin, une tasse de café sentant le pétrole ; à une heure, trop à manger pour mourir de faim, pas assez pour engraisser ; le soir, régulièrement, pommes de terre et hareng.

À ce prix, on balaye les rues de la résidence avec une traîne de soie ; on a des meubles en velours au salon, et on se montre au théâtre dans une loge ; après, libre au ventre de ne pas être content, de crier comme un vieux chien de garde.

Il n’y en avait pas moins, en dépit de tout le tact possible, des élégances auxquelles la famille ne pouvait atteindre. À cet égard, elle avait fait une impayable découverte, dont nous recommandons l’usage aux nombreuses familles du même genre.

Elle se rejetait sur son goût.

Tout ce qui était hors de portée des Teschenberg portait atteinte à leur sentiment du beau.

Hanna était ennemie déclarée des chignons, parce qu’il lui manquait l’argent pour s’en acheter un.

Pour la même raison, la conseillère affichait résolûment son mépris des dentelles, des diamants. Quant au conseiller, il déclarait à chaque occasion que le vin était la boisson la plus nuisible, la plus dangereuse, qu’il était toujours falsifié ; il s’efforçait même d’attribuer la décadence des mœurs, le mouvement de recul de la race, en Allemagne, à l’abus du jus tant estimé depuis Noé.

Malgré tout cela, les Teschenberg avaient inspiré du respect à l’honnête Andor et il fut tout heureux de se retrouver dans la rue pour y respirer à son aise.

La porte s’était à peine refermée sur lui qu’on le passait au fil des langues, ainsi qu’il arrive pour toute personne qui a quitté une réunion de gens cultivés.

Hanna déclara qu’il n’avait pas plus de savoir-vivre qu’un ours dressé ; Micheline s’en prit à son tailleur et à ses pieds affreusement gros ; Julie lui reconnut de beaux yeux. En revanche, il trouva grâce auprès des parents. Le conseiller loua son savoir avec chaleur et la conseillère l’appela un jeune homme d’une modestie rare, de manières délicates.

— Le docteur Andor fera un jour un mari modèle, dit-elle après que les jeunes filles eurent affilé un certain temps leur esprit sur lui.

— Pourquoi pas ? répliqua Micheline haussant les épaules avec un inimitable dédain. Une pauvre fille n’ayant pas le moyen de choisir peut se contenter de lui. Moi, pour ce qui me concerne, je veux m’acheter un mari qui me plaise, qui puisse me faire aller dans le monde, à la Cour, un bel officier ou un comte ayant des dettes.

La conseillère ne répondit à la franchise de mademoiselle Rosenzweig que par un regard de reproche ; le tact était tout à ses yeux.


VI

AMOUR ALLEMAND

Sans doute, Andor avait beaucoup de caractère ; mais l’amour, le véritable amour est une de ces puissances mystérieuses, un de ces éléments contre lesquels nous nous débattons vainement de toutes nos forces.

Pendant qu’il s’éloignait de la maison Teschenberg, l’indignation qu’il ressentait de la conduite des trois jeunes filles modèles ne connaissait pas de bornes.

Dans la matinée suivante, il entretenait toujours la ferme résolution de renoncer à la leçon. L’après-midi, il réfléchit qu’il fallait cependant trouver une excuse pour ne pas retourner ; à quatre heures, il se déclara à lui-même qu’il n’était qu’un grand poltron s’il n’allait pas, en personne, expliquer au conseiller les motifs qui le décidaient à ne plus repasser le seuil de sa maison ; à quatre heures trois quarts, il franchit donc ce seuil et, à cinq heures…, il donnait sa première leçon.

Il commença par les Chinois. Pour nous, Européens, ce sujet ne manque assurément pas de comique ; de même que le sujet contraire doit être étrange, risible, aux yeux des enfants du Céleste-Empire. À qui n’est pas familier avec lui, notre saint Florian[1] peut difficilement sembler plus digne de vénération qu’un magot de la Chine à panse rebondie. Les trois jeunes filles n’en firent pas moins preuve, en cette occasion encore, de ce tact qui était tout pour la conseillère : elles ne cessèrent presque pas de rire sous cape.

Les hommes manquant de routine mondaine regardent d’un œil plus attentif la conduite des autres et sont aussi beaucoup plus sensibles que des coureurs endurcis de salons à tout ce qui les froisse, les fait se replier sur eux-mêmes. Pardessus le marché, Andor était amoureux. Il se tenait donc assis comme un tigre auquel on a mis un col en papier et une cravate bleue et il traitait ses Chinois avec une espèce de rage.

Tout à coup il se releva et, fixant sur Hanna ses grands yeux étincelants, il lui dit :

— Mademoiselle, je crois avoir à vous exercer en histoire ; pour le rire, il est évident que vous n’avez pas besoin de maître.

Sa voix vibrait sèche, émue ; mais il y avait en lui, en ce moment, quelque chose de solennel qui inspirait la crainte. Hanna tressaillit, devint pâle, puis rouge, contracta ses lèvres en un sourire et finit par se renverser sur le dossier de son fauteuil en fronçant les sourcils. Andor était le premier homme qui fût parvenu à en imposer à cette folle enfant gâtée, pleine de prétentions. Qui eût osé la gronder, elle à qui tous les jeunes gens disaient de jolies choses, à qui tous les vieux messieurs prodiguaient les regards d’admiration ?

La sortie du docteur lui valut de ne plus être troublé comme avant par les trois élèves. Micheline se mit à bâiller ouvertement ; Julie dessina sur une feuille de papier le modèle d’une synagogue et Hanna lança de temps en temps du côté du professeur une œillade timide où perçait même un certain intérêt.

En finissant, Andor donna à apprendre aux jeunes filles quelques pages de l’Histoire universelle de Weber, refusa poliment, mais résolûment, le café-pétrole de la conseillère, ce qui en imposa de nouveau à Hanna, et fit un salut si bref, que les trois élèves en furent stupéfaites.

À la leçon suivante, les jeunes filles apparurent bien frisées et en très-jolies toilettes ; mais, à cause de cela même, avec leurs petites têtes affreusement vides, malgré le sérieux qu’elles affectaient.

Des poëtes chinois, Micheline ne sut nommer qu’Ossian et Hérodote, et Hanna émit l’avis que les Chinois avaient, les premiers, inventé le chemin de fer.

Andor s’efforçait de garder son sérieux.

— Vous n’avez donc pas voulu prendre la peine d’étudier la leçon que je vous avais donnée ? fit-il enfin.

— Oh ! nous avons bien étudié.

— Ne m’interrompez pas. Vous n’avez rien appris. Vous trouvez probablement que cela vous est inutile d’apprendre quelque chose ; puisqu’il en est ainsi, je trouve indigne de moi de vous donner des leçons.

Il se leva ; les jeunes filles ouvraient de grands yeux.

Hanna fut la première à revenir de son étonnement. Elle s’élança vers Andor qui était déjà à la porte et le retint par la main.

— Monsieur le docteur, je vous en prie, restez. Nous apprendrons ; ne perdez pas patience si vite.

— Comment pouvez-vous être si méchant pour nous ! s’écria Micheline, vous, un homme si sa…

— Un homme si plein d’esprit, ajouta Julie.

— C’est au-dessous de votre mérite de vous fâcher contre nous, conclut Micheline.

— Les Chinois n’ont donc pas inventé le chemin de fer, monsieur le docteur ? intervint Hanna.

— Et Ossian n’est pas un poëte chinois ? continua Micheline pendant qu’elle forçait Andor à se rasseoir.

À partir de ce jour-là, les trois jeunes filles, pour faire plaisir à leur professeur, rivalisèrent de travail et, pour la première fois de leur vie, apprirent réellement quelque chose.

Une après-dînée où Hanna avait répondu avec empressement et exactitude à toutes les questions d’Andor sur les temps héroïques de la Grèce, où Micheline avait énuméré les différents ordres d’architecture, et Julie raconté en paroles imagées le texte de l’Odyssée, d’après ce qu’elle en avait lu dans l’excellente traduction de Vos, Andor se prit à rire presque sans le vouloir.

— Aujourd’hui, mesdemoiselles, j’avoue que vous méritez une récompense, dit-il avec amabilité ; c’est dommage que je n’aie ni la lampe merveilleuse d’Aladin ni la petite table du conte populaire à laquelle on dit : couvre-toi, et qui se dresse toute servie.

— Oh ! vous pourriez bien nous récompenser, si vous vouliez, répondit Julie.

— Nous récompenser en roi, affirma Micheline.

— Monsieur le docteur, exaucez une prière de moi, supplia Hanna, joignant les mains comme un gentil enfant.

— De moi aussi, s’écrièrent les deux amies.

— Soit, répliqua Andor. En récompense de votre application, de votre zèle, je suis prêt à exaucer un souhait de chacune de vous.

— Votre parole, docteur ? demanda Julie.

— Ma parole.

— Pour ma part, je désire que vous nous donniez un témoignage de satisfaction que nous conserverons en souvenir de notre cher professeur.

— Accordé avec plaisir, répondit Andor, préparant trois feuilles de papier et commençant à écrire.

— Moi, que pourrais-je bien demander ? ajouta Micheline, dont l’interrogation fit rire ses amies et le professeur… Oh ! je sais, je sais ; je souhaite que vous me fassiez une visite, docteur.

— Je n’aurai garde d’y manquer, répliqua Andor avec un signe de tête. Et vous, mademoiselle Hanna, que demandez-vous ?

— Je désire, docteur, que vous veniez aujourd’hui patiner avec nous, s’empressa de répondre

Hanna, élevant la tête d’un petit air de majesté rusée.

— Mais, je ne patine pas.

— Tant mieux ! je vous apprendrai.

Il y avait en ce moment de l’espiéglerie dans son regard. Elle se réjouissait à l’idée de voir une fois encore le docteur ne sachant comment se retourner.

Andor avait fini d’écrire. Il tendit à chacune des trois élèves un témoignage de satisfaction en jolie écriture. Hanna s’empara du sien avec une certaine hâte ; à peine eut-elle jeté les yeux dessus qu’il se produisit quelque chose d’étrange.

Elle devint rouge comme une pivoine, et, dans son trouble, elle lisait et relisait les quelques lignes. Le professeur leva les yeux sur elle et aussitôt le sang vint lui colorer les joues traîtreusement.

Hanna avait fait une découverte pour le moins aussi importante aux yeux d’une jeune fille que celle du télégraphe électrique ou de la vapeur l’est pour nous. Elle venait de reconnaître, sur son témoignage, l’écriture de cette lettre qui avait tant occupé jadis l’école de couture. Si elle eût constaté de la même manière que l’auteur de cette lettre était un prince russe ou un millionnaire, son triomphe eût été à peine plus grand qu’en acquérant la certitude que son enthousiaste

adorateur était précisément ce méchant, ce savant Andor qui lui en imposait, qu’elle craignait. Elle s’expliquait très-bien maintenant pourquoi la fameuse lettre n’avait été suivie d’aucune autre.

Oh ! comme elle jubilait intérieurement, sans oser, toutefois, relever les yeux ! Elle les aurait longtemps encore tenus fixés sur le témoignage, si la baronne Julie ne lui était venue en aide en s’écriant :

— Ainsi nous menons le docteur sur la glace !

— Oui, oui ; mais d’abord une tasse de café, fit Hanna, sautillant hors de la chambre.

Andor se laissa faire comme on voulut ; il était dans la situation d’un assassin que l’œil de la justice a découvert ; il se voyait trahi et peut-être maintenant se riait-on, se moquait-on de lui à lèvres que veux-tu. Il but sans se plaindre le café-pétrole ; sans se plaindre il attendit que les trois jeunes filles et la conseillère eussent fait toilette.

Lorsque les dames reparurent, le docteur, tout insensible qu’il était au luxe de la toilette, ne put cacher son admiration. Son sens du beau, fortement remué, lui faisait entrevoir toute sorte de folles visions. Sous son lourd costume d’hiver, la conseillère lui semblait une tzarine russe ; la baronne Julie en toilette de patineuse, coupe polonaise et portant sur ses blonds cheveux une coquette casquette à quatre coins, lui rappelait l’inimitable Pan Thadéus d’Adam Miskiewicz ; Micheline, en dolman et kalpak hongrois, faisait résonner en son âme une corde vibrant comme les mélodies originales de Pétœfi et, enfin, Hanna, Hanna !

Il la crut tout d’abord descendue d’un de ces petits cadres si parfaits de Dow ou de Miéris ; puis il vit tout à coup se dérouler le steppe en hiver, avec la troïka qui file comme un oiseau, le bruit des grelots des chevaux, des hurlements des loups ; après, il revint en esprit aux boutiques rouges, à la garde rebelle de Pierre III, à la haute stature déliée de Catherine, qui, le chapeau enguirlandé de feuilles de chêne, s’en allait en guerre contre son mari.

C’est ainsi qu’Andor est heureux dans son idéalisme, qu’il voit défiler sous ses yeux de jolies figures, de jolies scènes qui changent dans un salon où un autre n’aurait découvert que quatre fidèles de la mode vêtues richement et avec goût. De grand cœur il se laisse charger par celle qu’il adore des patins des trois jeunes filles, et il suit les dames dans l’escalier.

Malgré la découverte qu’Hanna a faite et qui la remplit de joie, d’orgueil, plus qu’elle ne se l’imagine, elle persiste dans son intention de faire du docteur, sur la glace, un amusement pour les autres. Dès que les jeunes filles s’aperçoivent qu’un homme les aime, la méchanceté naît en elles, et elles se conduisent comme des enfants qui ont pris un oiseau.

Chemin faisant, Hanna donne à Andor d’excellentes leçons sur l’art de patiner. Il écoute d’un air pensif, mais il n’en retirera pas plus de profit qu’on ne saurait en retirer d’une théorie : il tombera quand même sur le nez, et comme Hanna sera contente !

Bientôt le petit lac gelé du parc apparaît entre les arbres courbés sous la neige. Le tableau qu’il offre est plein de vie, de mouvement enfiévré.

Messieurs et dames filent, s’entrecroisent comme des faunes et des bacchantes. C’est un pêle-mêle de nations. Les Polonaises et les Russes glissent droites, fières, les bras croisés sur la poitrine ; les Hongrois, les Hongroises, volent, la main dans la main, et leurs dolmans brodés d’or flottent derrière eux comme des ailes ; un des lions de la résidence, qui ressemble à s’y méprendre à un Esquimau, découpe sur la glace toute sorte d’arabesques ; un officier, beau à peindre, ne le quitte pas de l’œil et une mystérieuse dame voilée, en costume de velours, semble décrire des cercles magiques autour de tous les deux.

Des enfants à figure rougie par le froid se poursuivent çà et là ; d’autres crient sur les bords et lancent des boules de neige.

Une aristocratique Junon est nonchalamment couchée dans un fauteuil bien rembourré qu’un petit officier de la garde, à l’haleine courte, pousse partout en se tenant debout derrière comme un laquais. Il a la sueur au front, mais elle ne se lasse pas de regarder les gens avec son lorgnon ; elle semble avoir oublié son cavalier.

Dans les buissons, les moineaux sautillent sur les branches couvertes de givre étincelant ; le soleil du soir verse ses reflets rouges sur ce tourbillon d’êtres et de couleurs, de telle sorte que tout brille, tout scintille étrangement. Sous le poids, la glace ondule, crie et craque.

Autour du lac, sur des bancs en bois, sont assises des dames richement vêtues, cachant dans leurs manchons leurs mains glacées et suivant des yeux les mouvements hardis de leurs filles.

Une vieille femme qui a un mouchoir bleu à tabac enroulé autour de la tête et paraît souffrir du mal de dents, loue des patins qu’un enfant en gros souliers de feutre, à figure verdâtre, maladive, attache aux pieds des messieurs, des dames aussi, quand leur cavalier ne préfère pas se réserver cette faveur.

Nos trois jeunes filles s’assoient l’une près de l’autre sur une espèce de banc à fouetter qui branle et ne demandent rien tant que de voir Andor leur rendre ce service d’esclave. Dans leur désir il y a de l’orgueil, de l’espiéglerie et aussi un peu de sensualité.

L’hypocrisie a si bien pénétré dans notre vie sociale, si bien condamné comme coupables les choses les plus innocentes, que, pour être logique avec elle-même, elle devrait tolérer moins de licences. Peut-il y avoir quelque chose de plus excitant pour l’imagination, de plus provocant pour les sens de plus répréhensible aux yeux des moralistes qu’une jolie jeune femme mettant son pied sur le genou d’un homme accroupi devant elle, soulevant par conséquent sa jupe, riant peut-être par-dessus le marché, tandis que les mains de l’esclave sont occupées au-dessus de la cheville, à l’endroit où apparaît le bas blanc ? Quand le pied d’Hanna s’appuya avec confiance, mutinerie, sur son genou, Andor lui-même savoura ce bonheur inespéré, et lorsque ce pied le pressa un peu, par mégarde, évidemment, il lui sembla que des fourmis couraient par tous ses membres. Il va sans dire qu’il mit le plus longtemps possible à en finir avec ces petits pieds ; il était si maladroit ! À la longue, cependant, les patins furent en place ; alors il s’occupa de lui, et Hanna, à son tour, l’aida à choisir une paire de patins que l’enfant verdâtre attacha en gémissant.

Hanna le prit ensuite par la main droite, Micheline par la main gauche, Julie se mit derrière pour le pousser et, à elles trois, elles amenèrent le malheureux docteur jusqu’au milieu du lac. Là, elles le lâchèrent, lui montrant comment il fallait faire, criant, riant, jusqu’à ce qu’il eût complétement perdu la tête ; puis elles s’éloignèrent, faisant flotter leurs vêtements, l’invitant de la main à les suivre.

Andor était maintenant comme quelqu’un qui a fait naufrage et qui voit la vaste mer déferler tout autour de son îlot-refuge. Une angoisse indicible s’empara de lui ; lorsqu’enfin il eut pris son courage à deux mains, essayé de glisser et réussi contre toute prévision à parcourir un certain espace, il se sentit à peu près aussi ranimé qu’un ours à qui l’on aurait mis des ailes et que l’on aurait lancé dans les airs du haut d’une tour.

Il se tenait toujours droit ; ses patins, qui avaient l’air d’être possédés du démon et qui semblaient glisser d’eux-mêmes comme ils voulaient, l’entraînèrent bientôt parmi les patineurs les plus élégants, les plus hardis, où il fut un objet d’étonnement. Les jeunes filles l’avaient suivi et criaient bravo. Lui, riait ; mais il était bien plus inquiet que fier de ses prouesses, et non sans motifs, car un peu plus tard il venait tomber sur la glace, bien devant la mystérieuse dame en velours. Elle poussa un cri perçant ; pendant qu’elle s’estimait heureuse d’en être quitte pour la peur, une fière Polonaise, lancée en plein du côté du docteur, butta contre lui et se trouva… assise sur son épaule.

La position péchait contre les convenances, mais le hasard n’est pas moraliste.

Après qu’Andor fut parvenu à se débarrasser de sa jolie cavalière, il se releva avec l’aide de Julie. Une minute ne s’était pas écoulée qu’avec une audace dont personne ne l’aurait cru capable, il allait serrer dans ses bras une dame de la cour fortement étoffée.

Se détachant de la vigoureuse poitrine de la dame, ainsi qu’une bille de billard se détache de la bande élastique, il fila, en décrivant des courbes, à travers un rond d’enfants se tenant par la main, les renversa à droite et à gauche et finit par s’abattre lui-même sur eux, ainsi qu’un héros des Niebelungen sur un monceau d’ennemis vaincus.

Pendant que le docteur patinait de manière à égayer tout le lac de ses prouesses, un autre patineur étranger faisait sensation au plus haut point et d’une tout autre manière.

C’était un homme de vingt à vingt-cinq ans, au corps souple, vigoureux, admirablement dessiné par l’espèce de pantalon hongrois, la veste richement brodée qu’il portait, à la barbe fine, à l’œil plein de défi sous ses épais sourcils bruns. Personne ne le connaissait, et il semblait ne connaître personne ; il n’en patinait pas moins à la satisfaction de chacun, y compris les curieux sur le bord.

Il commença par déployer une habileté que la plupart des spectateurs considéraient comme le dernier mot de l’art du patinage ; il continua en éclipsant tout ce qu’on avait vu jusqu’alors dans la résidence, et finit même par s’éclipser lui aussi. Avec son patin, il écrivit sur la glace tout aussi bien que le meilleur calligraphe avec sa plume sur une feuille de papier ; il tourna sur lui-même comme une toupie hollandaise ; il sauta, franchit des obstacles, comme s’il avait eu sous les pieds deux chevaux de course au lieu de deux patins ; il dansa mieux que le meilleur danseur sur un parquet, comme un maître de ballet.

Tout le monde demeurait immobile à le contempler ; on ne parlait plus que de lui, et lorsque Andor tomba deux fois encore en revenant au rivage, où il fut délivré par l’enfant verdâtre des deux mauvais génies qui l’avaient torturé, on ne fit pas même attention à lui.

L’assistance était très-préoccupée de son incertitude complète, en ce qui concernait la personne, la position de celui qu’elle admirait.

On le disait étranger, mais un étranger, cela peut tout aussi bien vouloir dire un coiffeur, un acrobate, un aventurier que « l’un des nôtres ». Chaque comtesse calculait déjà ce qu’elle aurait à faire si le patineur venait l’inviter à se laisser conduire par lui sur la glace. Quel honneur ce pouvait être, et peut-être, en fin de compte, quel déshonneur !

Il n’y avait pas du tout lieu, pour les illustres dames, d’être ainsi embarrassées. D’abord, le baron Keith, qui connaissait l’étranger, vint lui dire bonjour ; il eut aussitôt l’occasion de répandre cent dix-sept fois la nouvelle que le patineur était un baron Oldershausen, propriétaire terrien dans un état voisin.

En second lieu, il ne vint nullement à l’idée du matador du patinage de faire reine du jour l’une des comtesses fanées ; au contraire, il alla tout droit à la jolie Micheline Rosenzweig, se présenta lui-même et entraîna précipitamment sur la glace la rose du Ghetto, radieuse de joie, pour y tracer avec elle toute sorte de figures fantastiques. Tandis qu’il se courbait vers elle par-dessus le fauteuil et qu’elle levait vers lui ses yeux brillants, elle le reconnut pour le joli monsieur du théâtre avec lequel elle avait si vivement coqueté.

Les comtesses, les baronnes et toutes les demoiselles à particule déclarèrent dès lors que l’étranger, malgré sa tournure de sporting gentleman, devait être un parvenu.

Dans cette même soirée, le baron Oldershausen se rendait chez le comte Bärnburg, son parent éloigné, et lui demandait des renseignements sur Micheline, dont il affirmait qu’il était amoureux.

Amour allemand, qu’es-tu devenu avec le temps ?

Jadis, tu n’allais pas sans clair de lune, sans poésie, chant du rossignol ; avec une guitare, on te chantait sous la fenêtre de sa belle, on t’offrait comme un bouquet de fleurs parfumées.

Amour allemand, à tes yeux aussi, aujourd’hui, des gants glacés irréprochables ont plus de prix que des vers, l’éclat doré d’un bracelet vaut plus que le scintillement des étoiles, et pourtant tu ne peux échapper tout à fait au romantique.

Le baron Oldershausen veut savoir exactement quel est l’âge de Micheline, quelle éducation elle a reçue, c’est-à-dire si elle est en état de faire les honneurs d’un salon ; il veut savoir aussi ce qu’on pense de Rosenzweig, pas de sa personne en elle-même, mais de sa fortune ; il n’oublie pas non plus de demander combien d’enfants dans la famille, combien aura Micheline de ce que possède son père. Après qu’il a obtenu réponse à son gré à toutes ces questions, il devient romantique. Aller plus loin tout de suite… cela demande réflexion ; la jeune fille passe pour excentrique.

Le lendemain matin, le baron Oldershausen s’affuble donc des habits d’un vrai commissionnaire et le voilà au coin de rue le plus voisin de la maison Rosenzweig.

Micheline vient à passer avec sa mère. Il la salue, et elle découvre en lui le héros du lac. Il n’en faut pas plus à l’éveillée jeune fille pour qu’elle comprenne tout.

Rentrée chez elle, elle s’assied à une table à écrire, griffonne quelques lignes à Hanna, appose sur l’enveloppe son cachet de fantaisie : une couronne de roses sur un lion au repos, et sonne le domestique. Alors que ce dernier, répondant à la sonnette, arrive à la porte, elle ouvre la fenêtre, s’assure qu’Oldershausen est seul au coin de la rue et ordonne au serviteur d’aller chercher un commissionnaire.

Quelques minutes plus tard, Oldershausen, qui a monté l’escalier quatre à quatre, est devant Micheline et seul avec elle dans sa chambre à coucher. Il n’y a pas dans le code des convenances de règles qui défendent aux commissionnaires d’être seuls avec les jeunes filles dans leur chambre à coucher. L’heureux baron n’a qu’un petit nombre de secondes, mais il en profite autant qu’Andor aurait profité d’un pareil nombre d’années ; il se jette aux pieds de Micheline et lui dit, avec ce même aplomb dont il a fait preuve sur la glace, qu’il l’aime, qu’il est son adorateur.

Un désagréable incident vient troubler le tête-à-tête. Maman Rosenzweig a eu besoin, elle aussi, d’un commissionnaire et elle arrive avec bruit dans la chambre. Par un de ces bonds qu’il a l’habitude de faire sur la glace, Oldershausen se retrouve sur ses pieds ; mais il serait impossible à Micheline de lui répondre, s’il y avait quelque chose d’impossible à une jeune fille rusée.

Elle va à la table à écrire d’un air d’indifférence, griffonne de nouveau quelques lignes et les met sous enveloppe, avec celles adressées à Hanna.

En tendant la lettre au baron, elle lui recommande de la porter immédiatement chez les Teschenberg, de la remettre en mains propres à mademoiselle Hanna.

C’est ensuite le tour de la maman.

— Mon brave homme, fait-elle, vous irez d’abord chez Ranzoni, où vous vous ferez donner pour moi un gros pâté de foie gras, une grosse boîte de sardines et une petite boîte de caviar ; de là, vous irez prendre chez mademoiselle Kronowetter un paletot de velours qu’il faudra porter délicatement ; puis chez Schilling et Ce des cartes de visite, un carton de papier à lettre ; après, vous demanderez chez Schwertmaul, au coin de la rue du Roi et de la rue Olga, si mes pantoufles sont prêtes. Allez et revenez vite ; vous savez qu’un bon pourboire vous attend.

Oldershausen s’en va contrarié. L’amour fait de lui, sans façon, une bête de somme ; mais il n’y a pas à balancer ; il se résigne avec l’espoir de toucher le cœur de la mère par son zèle de commissionnaire, et de faire d’autant plus facilement la conquête de la fille. Il va d’abord remettre la lettre entre les mains d’Hanna.

Hanna l’a reconnu tout de suite ; elle rit et lui donne les lignes que Micheline a enfermées pour lui dans la lettre.

— Oh ! permettez-moi de les lire ici même ; sinon je mourrais de…

— Ne mourez pas et lisez, fait Hanna sur un ton de plaisanterie.

Il lit donc :

« Monsieur,

» Je pourrais vous tourmenter, vous infliger le supplice de l’incertitude, ainsi qu’il est d’usage chez les jeunes filles, mais je trouve cette manière d’agir aussi peu pratique, aussi ridicule que le sentimentalisme, le romanesque d’autrefois.

» Vous me plaisez. Ai-je de l’amour pour vous ? Je ne pense pas qu’il faille avant tout s’aimer pour s’épouser. Pour moi, le mariage sans amour me promet plus de plaisir qu’un attachement passionné qui nous amène facilement hors du droit chemin. Je n’ai qu’un mot à vous demander en réponse à cette question : voulez-vous faire de moi la baronne Oldershausen ? Oui ou non. Votre — M. »

Oldershausen baise la lettre, demande à Hanna la permission de répondre quelques mots, et après les avoir mis sous enveloppe, il prie la jeune fille d’écrire de sa main l’adresse de son amie. Hanna accède aussitôt à la prière.

Une heure plus tard le baron déposait aux pieds de madame Rosenzweig le pâté, les sardines, le caviar, annonçait que les cartes de visite, le papier n’étaient pas prêts, aidait galamment à endosser le paletot de velours, faisait acte de servitude en mettant les pantoufles et recevait avec une horreur comique un demi-florin de pourboire qu’il tenait sur la paume de la main, sans oser l’empocher.

Micheline lui fit signe de l’œil qu’il fallait le garder. La maman saisit l’œillade au passage et s’imagina que, d’après sa fille, elle n’avait pas assez donné. Lâchant les rênes de sa générosité, elle se tourna vers le baron et lui dit :

— Écoutez, commissionnaire, vous pouvez descendre à la cuisine et vous régaler de tous les restes de la semaine.

— Oh ! c’est trop de bonté, madame, balbutia Oldershausen.

Il donna la lettre à Micheline et se précipita dans l’escalier comme s’il avait eu derrière lui les spectres de tous les poulets, de toutes les oies, de tous les canards tués dans la semaine chez les Rosenzweig.

En fille qui connaît ses devoirs, Micheline complimenta sa mère sur ses petits pieds, d’une jolie longueur de frégate par le fait, et ouvrit ensuite l’enveloppe de sa lettre où elle trouva les lignes suivantes :

« Mademoiselle. Vous êtes aussi spirituelle que jolie. Mon adoration pour vous ne connaît plus de limite. Illimité aussi sera mon bonheur, si vous consentez à me suivre à l’autel. Celui qui vous aime au delà de toutes les limites. Baron Oldershausen. »

La lettre était plus qu’ordinaire, sans style même, puisqu’en trois lignes le même mot revenait trois fois : limites, illimité, limites. Pourtant Micheline la trouva très-jolie, très-spirituelle. C’est qu’elle lui apportait la certitude que sous peu elle serait baronne Oldershausen.

Amour allemand, qu’es-tu devenu avec le temps ?


VII

MÉTAMORPHOSES

Plant avait reçu trois nouvelles lettres de sa belle inconnue qui lui accordait un autre rendez-vous, encore dans le parc et à la brune.

Il s’y rendit avec la ferme résolution d’en finir cette fois ; il n’avait plus envie de se morfondre de froid pour le seul plaisir d’admirer des formes indécises, sous le velours qui les enveloppait, d’entrevoir à peine un teint mat sous un voile épais.

L’inconnue arriva, comme toujours richement vêtue et complétement enveloppée. Elle lui tendit sa petite main, finement gantée, lui adressa toute sorte de questions banales le concernant. À la longue, elle cessa de parler. Aussitôt Plant lui fit part de sa décision, avec l’impétuosité, la force irrésistible d’un train.

— Quelle impatience ! lui répondit-elle en clignant des yeux sous son voile. Et si cela m’amusait réellement de ne pas me faire connaître ?

— Oh ! je n’ai pas besoin que vous vous fassiez connaître. Depuis notre premier rendez-vous, je sais qui vous êtes.

— Vraiment !

— Vous êtes la comtesse Bartfeld !

Un joyeux éclat de rire s’échappa de dessous le voile, donnant à comprendre au clerc qu’il venait de se trahir, qu’il était de nouveau à la merci de l’inconnue.

— J’ai cependant très-bien entendu, l’autre soir, quand ces deux dames de l’aristocratie ont reconnu votre toilette en passant.

— La toilette de la comtesse Bartfeld ! Je ne dis pas non.

— Mais alors ?

L’inconnue s’assit sur un banc et regarda son compagnon.

— Vous mourez d’envie de savoir qui je suis, n’est-ce pas ; et vous n’en voyez pas la possibilité. Je vais, moi-même, vous mettre en garde contre le danger de vous illusionner plus longtemps. Je ne suis ni la comtesse Bartfeld, ni une dame ; je suis la fille de la marchande à la toilette Peneke, dans la rue des Lys.

Plant resta un moment abasourdi.

— Comme vous voilà saisi ! continua-t-elle avec moquerie. Toutes vos illusions s’envolent ; vrai, je vous plains de tout mon cœur.

Elle rit de nouveau.

— Il vous plaît de me plaisanter, mais cette toilette…

— Ma mère l’a par le fait achetée, à peu près neuve, à la comtesse Bartfeld. Ma mère achète beaucoup aux dames.

La déconfiture du clerc était complète. Personne ne l’avait trompé. C’était son idéalisme seul qui l’avait induit en erreur, ce moderne idéalisme si ardent à courir vers le plaisir, le luxe, la distinction. De rage, il se serait battu lui-même.

« Encore et toujours ces folles illusions », se murmura-t-il ; « tu ne deviendras donc jamais sérieux ».

Furieux contre lui-même, il fit brusquement face à la jeune fille assise auprès de lui.

— Je vous en prie, donnez-moi un soufflet, lui dit-il.

— Pourquoi ?

— Pour me punir de ma bêtise.

— En me prenant pour une comtesse ?

— Précisément.

— Je veux bien.

Elle ôta le gant de sa main droite et appliqua un bon soufflet à Plant.

Le clerc devint d’un beau rouge ; ses yeux, froids d’habitude, s’allumèrent. Un baiser brûlant ne l’eût pas mieux électrisé que le coup vigoureux frappé par cette petite main. Il s’empara de la main dégantée et la pressa contre ses lèvres.

— Me voici revenu tout à fait à moi, articula-t-il, et je vous jure que je vous adore, bien que…

— Je ne sois pas une comtesse, acheva sa belle compagne avec un sourire.

Marie Peneke était réellement belle, belle de la beauté antique, de la beauté du Titien, de Véronèse, et aussi de cette beauté voulue par le goût moderne, sur lequel le bizarre, le piquant, fussent-ils maladifs, font beaucoup plus d’impression que la saine harmonie et la plénitude des formes grecques.

Marie était une Vénus telle que l’entendaient les Grecs, une Vénus de la tête aux pieds. Pas un défaut dans toute sa personne à la fois déliée comme celle d’une jeune fille et potelée comme celle d’une femme. Chez elle, aucun angle petit ou grand, aucune forme trop accusée. Aussi parfaite que son corps était sa petite tête camée dont le profil semblait avoir été taillé par une main d’artiste dans un magnifique morceau d’ivoire transparent ou d’albâtre. L’ovale allongé de sa figure était fin, délicat ; le front bas encadré de cheveux bruns respirait la douceur, la gaieté ; les sourcils se découpaient nets, réguliers, et les cils s’abaissaient de telle sorte que l’œil brun, petit, vif, se cachait derrière les longues paupières noires, non pas mélancoliquement, mais d’un air malicieux.

Tout cela était antique.

Moderne, au contraire, était l’usage que la belle fille de la revendeuse faisait de son corps olympien ; moderne aussi l’expression qu’elle donnait à sa tête de Vénus, le reflet de son âme visible sur sa figure d’albâtre.

Dans sa manière de marcher, il y avait précisément ce qui nous charme si fort. Sa démarche n’était pas fière, belle : elle se balançait nonchalante, portant une jambe sur l’autre, faisant ainsi légèrement onduler ses hanches, bruire, craqueter les plis de sa jupe.

Ses lèvres, légèrement retroussées, laissant volontiers voir les dents, le cercle de ses yeux, le frémissement de ses narines, dans les ailes, parlaient de soif de plaisir et dans son regard on lisait tour à tour la froide prudence, l’humeur moqueuse ou l’insensible fermeté.

De tout point c’était une vraie beauté taillée pour faire perdre la tête aux héros de notre temps.

Ses parents, ou pour mieux dire les bonnes gens qui lui servaient de parents ne savaient pas de qui elle était la fille, à quelle famille elle appartenait.

Un soir, une vieille femme avait apporté la petite Marie à la revendeuse Peneke. Celle-ci avait pris l’enfant parce qu’elle était jolie et riait gentiment. La vieille femme avait aussitôt payé une année d’entretien et s’était éloignée pour ne plus reparaître. Chaque nouvel an arrivait une lettre avec de l’argent. Lorsque Marie eut quatorze ans, plus de lettres.

Madame Peneke, qui n’avait pas d’enfants à elle et qui aimait, élevait Marie comme sa propre fille, se vit alors délivrée d’une grande angoisse. Jusqu’ici, chaque fois que la porte s’était ouverte, elle avait tremblé qu’on ne vînt lui enlever la fillette. À dater de ce moment, elle n’eut plus d’inquiétudes et ne pensa plus qu’à être heureuse, fière de Marie, de sa beauté.

La revendeuse était trop rusée, elle connaissait trop intimement le monde élégant pour ne pas avoir la conviction que sa fille adoptive sortait de l’aristocratie.

La conviction s’appuyait sur la remarquable finesse de la personne de Marie, sur ses passions nobles.

Toute enfant, Marie profitait de chaque occasion pour se parer des jolies choses que madame Peneke achetait à vil prix aux dames de la noblesse ou que des actrices, des femmes du demi-monde engageaient chez elle. La jolie fillette était-elle parvenue à s’attifer d’une jupe de soie, d’une casaque de velours, à mettre la main sur des bracelets d’or, un diadème étincelant pour sa chevelure brune, elle s’empressait de jouer à la comtesse. Les enfants qui venaient la voir devaient représenter ses serviteurs : cocher, chasseur, femme de chambre, et elle leur donnait des ordres, leur distribuait des soufflets comme une vraie dame. D’autres fois elle s’emparait d’un manteau de pourpre et alors il fallait que chacun s’agenouillât devant elle ; gare à qui la mettait en colère ! Elle l’envoyait en prison, c’est-à-dire elle l’enfermait dans le grand poêle, avec les mains liées derrière le dos.

Devenue grande, elle consacra tout son temps à lire des romans ou à faire toilette. Presque chaque soir, elle allait au théâtre où elle écoutait, les lèvres serrées.

Son imagination avait été ainsi échauffée, surexcitée au plus haut point ; mais, au lieu de tourner aux idées romanesques, elle tournait aux idées pratiques de nos jours. Les hauts faits d’une Jeanne Darc, l’amour vaillant de la petite Clara dans Egmont ou la franche tendresse de la Gretchen de Gœthe, elle n’avait pas envie de les imiter ; ce qu’elle enviait, c’était une lady Milford avec sa puissance, son luxe, surtout ses toilettes.

Que de fois, revêtue des oripeaux de cour constellés d’étoiles d’une princesse de théâtre, elle se mettait devant la glace, jetait le manteau royal sur ses épaules et se disait qu’elle remplirait si bien un rôle de reine, qu’elle serait si jolie entourée de la pompe du trône.

Ce trait de son caractère était écrit sur son beau front en signe de sa destinée.

La femme moderne n’a qu’un défaut qui engendre tous les autres ; ce ne sont pas les plaisirs de la table ni les joies délirantes de l’amour qui la fascinent, l’entraînent. Les toilettes d’une actrice égarent aujourd’hui plus de femmes que tous les drames adultères, tous les romans scabreux réunis ensemble.

La femme de nos jours a une soif ardente de luxe, de toilette, et elle veut apaiser cette soif, fût-ce au prix de l’affection de son mari, de son amant. Sans réfléchir, elle sacrifie tout à la toilette ; s’il le faut, elle s’y sacrifie elle-même.

La manière dont madame Peneke élevait Marie ne contribuait pas peu à développer le goût naturel de celle-ci pour les chiffons. Pour rien au monde, la revendeuse ne l’eût laissée travailler sérieusement, mettre la main à une besogne grossière ; c’eût été dommage pour les jolies mains de mademoiselle ; il lui suffisait qu’elle jouât un peu de l’aiguille. Elle qui était si active du matin au soir, si pratique, si avisée, aimait mieux que sa fille, ainsi qu’elle appelait Marie, passât ses journées à lire quelque volume usé du cabinet de lecture ou à rester à demi couchée sur un divan, dans la boutique encombrée de belles robes, de tableaux, de lampes, de pendules, d’armes, de vases et de mille autres objets. Il arrivait alors à madame Peneke de donner à son mari un petit coup dans les côtes et de lui dire :

— Quelle savante que notre Marie, et comme elle est jolie dans cette pose ! Une vraie comtesse !

Cette femme laborieuse considérait le travail comme une honte pour Marie ; et voilà comment il s’était fait que la jeune fille ne pensait qu’à lire, à rêver, à faire toilette. Cependant, les idées de richesse, d’éclat qu’elle entretenait, l’avaient jusqu’ici préservée de toute autre tentation.

Se sachant extraordinairement belle, pressentant quel bonheur elle pouvait donner, elle estimait qu’un prince Charmant était seul digne de sa beauté. En attendant ce prince Charmant, elle se mettait bien au-dessus des cavaliers, des riches juifs qui venaient chaque jour dans la petite boutique de la rue des Lys, pour le seul plaisir de la voir, de lui faire des cadeaux, de lui présenter leurs hommages.

Aucun de ces personnages ayant des armoiries sur leur cachet, aucun de ces gros bonnets faisant monter le cours de la Bourse ne pouvait se vanter d’avoir obtenu de Marie la plus petite faveur, même d’avoir fixé son attention. Elle croyait faire assez pour eux en acceptant leurs cadeaux.

Elle fit la connaissance de Plant et, chose étrange, elle l’aima, elle l’aima à première vue, autant qu’elle était capable d’aimer, sans exaltation, sans envie de se sacrifier à lui, mais avec cette ardeur, ce caprice inhérents à sa nature.

Le clerc n’était certes pas un prince Charmant. Par cela seul qu’il représentait justement tout l’opposé, qu’il était un pauvre gratte-papier, elle l’en aima peut-être d’autant plus. Ce côté de son caractère s’était déjà révélé dans ses yeux d’enfant.

Celui de qui elle a espéré toute la grandeur de la puissance, tout le luxe fastueux d’une Pompadour, ne vient pas la chercher, bien ! elle s’abandonnera à qui lui plaît. Elle prodiguera ses tendresses à l’homme de son choix, mais comme une reine à son esclave ; tout en le rendant heureux elle lui fera sentir qu’elle se donne et se reprend selon sa fantaisie.

À vrai dire, Marie était loin d’entretenir réellement de semblables pensées ; elles s’agitaient pourtant dans sa tête et à son insu.

Nous ne pouvons jamais secouer complétement les impressions de notre enfance ; elles gouvernent notre vie comme une destinée, une bonne ou mauvaise étoile. La fille de la revendeuse avait sans cesse un diadème étincelant sur ses cheveux bruns ; aussi sortait-elle la tête haute ; même mendiante elle ne l’eût pas baissée.

Fière et sans crainte ni honte, elle conduisit Plant chez ses parents, parmi les robes de soie, les vases, les pendules, les hallebardes et les vieux divans.

— Voici mon amoureux ! dit-elle simplement.

M. Peneke, un gros homme à cou court qui marchait lourdement et pensait de même, se leva et tendit la main au clerc. Madame Peneke fut toute heureuse d’apprendre que Marie avait un amoureux, un brave et beau jeune homme, comme elle disait.

Les amoureux vécurent dès lors d’une manière assez étrange en apparence, mais pas du tout étrange en y regardant de près. Cet idéal que Rothschild et Strousberg ont en commun avec le pauvre petit boursier qui s’époumone à gagner un quart pour cent, était aussi leur idéal, et, dans leur position, ils faisaient certainement de leur mieux pour le réaliser à peu près.

Certains de ne pouvoir jouir sans travail, ils se décidèrent à travailler.

Ils ne se voyaient que le samedi soir et le dimanche. Toute la semaine, Plant écrivait chez son notaire ; après ses heures de bureau, il faisait ce qu’il avait toujours dédaigné de faire : il rédigeait secrètement des plaintes pour les paysans et autre petit monde ; il se faisait écrivain public. Malgré ce surcroît de besogne, il ne mangeait que du pain sec et buvait un petit verre d’eau-de-vie. Marie ne buvait pas d’eau-de-vie, ne mangeait pas de pain sec ; mais au lieu de lire les romans, elle travaillait tout le jour pour les pratiques de madame Peneke, cousait pour elles des négligés dans lesquels elles recevaient leurs amoureux, ourlait les mouchoirs à l’usage de leur nez de grandes dames et, le soir, renonçait au théâtre pour faire de belles serviettes blanches qu’elle leur allait chercher dans un magasin de la rue des Lys.

À eux deux ils gagnaient ainsi beaucoup d’argent dans la semaine. Le samedi soir, ils comptaient gaiement leur avoir ; la main dans la main, assis l’un près de l’autre sur le divan, ils faisaient leurs projets pour le lendemain et allaient se coucher, aussi agités que des enfants qui sont à la veille de leur anniversaire et attendent des cadeaux.

Chaque dimanche Marie semblait une princesse enchantée et Plant le prince qui a trouvé le mot de délivrance. La boutique de madame Peneke se transformait en harem, en boudoir de bayadère, en temple de Vénus. Le monde lui-même semblait éclairé par une tout autre lumière que celle de la semaine, le ciel était plus bleu, les hommes plus joyeux.

Le clerc accourait dès qu’il faisait jour pour prendre le café préparé par la revendeuse et ne laissant rien à désirer comme couleur, goût, parfum. Les gâteaux étaient servis et il prenait place avec Marie, monsieur et madame Peneke. Son costume ce jour-là se composait d’un pantalon collant gris de pigeon, un gilet blanc, un frac bleu à boutons de métal blanc, un pardessus en velours noir et un castor ; le tout neuf, à la dernière mode. Sa bien-aimée le recevait en robe noire de moire antique, garnie de vraies dentelles, joli costume que madame Peneke avait acheté à la princesse Amélie.

Après que le clerc avait fumé un havane, Marie une ou deux cigarettes du plus fin tabac turc, la fille de la revendeuse, aidée par son cavalier, emmanchait une belle jaquette de velours que la comtesse Geiersheim n’avait portée que cinq fois, se coiffait d’un petit chapeau en soie blanche, et l’heureux couple s’en allait bras dessus, bras dessous, faire en ville des petites emplettes pour la soirée. C’était là leur seul travail dans cette journée.

Le reste du temps était entièrement consacré au plaisir. Ils commençaient par déjeuner chez Ranzoni, le marchand de comestibles de choix ; après, venait une promenade dans les rues pleines de monde.

Marie aimait beaucoup se faire admirer et Plant se faire envier. Le soir, ils dînaient au Grand-Hôtel, allaient se promener au parc en voiture découverte ou en traîneau, feuilletaient pendant une heure les journaux illustrés au café des dames et se rendaient au théâtre.

Avant, Marie rentrait changer de toilette. Le clerc la menait toujours dans une loge et, comme les ouvreuses ne l’appelaient que le baron, chaque dimanche, le public élégant se préoccupait beaucoup du baron étranger, et de la jolie femme si bien mise qu’il avait avec lui. Le théâtre fini, la boutique de madame Peneke devenait le paradis de Mahomet.

Monsieur Peneke se trouvait alors à la brasserie à jouer aux tarots. Madame Peneke, qui avait tout mis en ordre, comme le désirait sa favorite, tendait la clef au couple de retour, et allait rendre visite à une actrice du voisinage, chez laquelle elle restait longtemps à causer ou à jouer au mariage.

Selon la fantaisie des amoureux, la boutique avait été transformée en une tente ou pavoisée de fleurs ou tendue de tapis. Tantôt deux hamacs se balançaient dans le sens de la largeur du local, tantôt c’étaient des divans qui avaient été préparés avec leurs coussins bien gonflés.

Dans ces réunions, Marie se métamorphosait comme le Vichnou indien. Un jour, elle se montrait en vraie marquise, avec la robe de soie à ramages, les cheveux poudrés, les mouches, l’éventail ; un autre jour, elle apparaissait en sultane, avec le pantalon de soie rouge, la veste courte de soie jaune, le justaucorps brodé en velours bleu par-dessus la chemisette de gaze argentée, avec les monnaies d’or, les perles en guirlandes dans les cheveux noirs, en colliers, en bracelets ; elle se couchait sur une peau de tigre et ne songeait qu’à rendre heureux son esclave.

C’étaient de belles heures d’abandon et de plaisir. Pour les embellir le Nord et le Sud fournissaient leurs produits choisis. Les amoureux buvaient les meilleurs vins et ils s’aimaient… Ah ! comme ils s’aimaient bien !

Au coup de minuit le charme était rompu ; la princesse se rendormait, le prince disparaissait pour refaire place au pauvre écrivain, et les robes de soie, les vêtements de velours, la peau de tigre, les hamacs de nouveau suspendus aux longs crochets de la boutique se redisaient, au clair de la lune, toutes les douces choses mystérieuses, merveilleuses qu’ils avaient entendues.


VIII

UN BAL CHEZ LES ROSENZWEIG

Malgré le début malheureux d’Andor chez les Teschenberg, on le vit venir avec plaisir, dès qu’il se fut montré tel qu’il était, dès qu’on se fut habitué à ses idées antiques.

Les enfants l’aimaient ; il ne trouvait pas indigne de lui de les laisser chevaucher sur ses genoux, de leur découper avec de grands ciseaux des chevaux, des voitures, des dames, des chiens, des arbres, et de simuler pour eux, chaque dimanche dans l’après-midi, une bataille avec des soldats en papier et des petits canons à pois. Quand il arrivait, tous les bambins s’élançaient vers lui, grimpaient sur lui, lui embrassaient les mains.

Madame Teschenberg vantait sa modestie, son amabilité, son tact parfait. Effectivement, Andor avait le tact de jouer au mariage avec elle des soirées entières, de caresser la tête de son petit chien et même de trouver bon le café-pétrole.

Le conseiller, dont il faisait de temps en temps la partie d’échecs, disait qu’il était un garçon d’esprit, d’un savoir prodigieux, avec lequel des hommes de rang, d’un âge mûr, avaient encore quelque chose à apprendre.

Hanna se voyait à la veille de devenir amoureuse du docteur ; ce n’était pas qu’elle appréciât son mérite, mais il lui accordait si peu d’attention, et l’on sait combien l’indifférence attire les femmes les plus fières, excite les femmes les plus froides.

L’amour que notre héros ressentait pour la jeune fille était des plus ardents ; mais la force, la profondeur de son affection le rendaient silencieux, absorbé, et l’entouraient ainsi de ce nimbe d’insouciance, qui était cause qu’Hanna, sans s’en rendre exactement compte, accordait, même dans la maison, où le goût prononcé des Teschenberg voulait la plus grande simplicité, beaucoup d’attention à sa toilette.

Elle soignait surtout sa magnifique chevelure qui, défaite, lui descendait jusqu’aux genoux et l’enroulait tantôt d’une manière, tantôt de l’autre, enserrant toujours de plus en plus dans ses tresses le cœur enfiévré d’Andor. N’était-elle pas sûre que sa coiffure du jour lui allât bien, la petite rusée faisait un essai sur l’amie de son âme, Micheline.

S’il arrivait à Micheline de complimenter Hanna sur quelque chose ou de se dire ravie de ceci, de cela, celle-ci devinait aussitôt que ce qu’on louait en elle ne lui seyait pas. Si, au contraire, la jeune juive trouvait à redire, mettait en avant sa sincérité, alors Hanna était certaine qu’elle éclipsait sa chère camarade.

Mademoiselle Teschenberg avait essayé une nouvelle manière d’arranger ses cheveux, manière copiée d’un vase grec. Elle les avait enroulés en un gros nœud sur le derrière de la tête, et de ce nœud se détachaient des boucles isolées tombant sur ses blanches épaules, tandis que de petits frisons en accroche-cœur venaient cacher le front. C’était une coiffure à suspendre les battements du cœur d’Andor, à couper la parole à Micheline.

Revenant de sa surprise, la jeune juive s’écria d’un ton de reproche :

— Hanna, chère Hanna, comment peux-tu te coiffer ainsi ? Porte donc tout simplement tes cheveux lissés en arrière, tu as une si jolie petite tête ronde !

Coiffée de la sorte, Hanna était positivement affreuse, mais Andor, prenant la chose au sérieux, ne s’en fit pas moins le champion de cette coiffure.

— Vous n’y voyez donc pas, mademoiselle Micheline ! observa-t-il du ton d’un professeur en chaire. À un cheveu près Hanna ressemble à la Vénus de Milo, tandis que vous… vous avez une tête comme on en voit dans la vitrine d’un coiffeur ou dans un journal de mode. Vrai, est-ce joli, cela ?

Micheline se tut ; mais, en rentrant chez elle, elle acheta trois livres de faux cheveux chez la friseuse de la Cour.

Quand on peut, avec cent florins, se transformer en une Vénus de Milo, c’est trop bon marché pour s’en priver.

La jeune juive était donc très-contente, mais elle voulait encore avoir l’occasion de se montrer en Vénus, et de produire un effet saisissant. Cette occasion ne pouvait se présenter ni dans la rue ni au théâtre, dans un salon seulement. Elle résolut donc de donner un bal chez elle, et avec cette intention elle pénétra dans le cabinet de son père.

M. Rosenzweig, banquier et membre du conseil de surveillance de plusieurs compagnies par actions était parti de très-bas pour monter très-haut. On pouvait dire avec raison qu’il avait porté la balle, et c’était là le malheur de sa vie. Il aurait volontiers donné son million pour que son père eût porté l’épée ou eût occupé un fauteuil dans un bureau, pour qu’il lui eût été permis de faire précéder son nom de la particule.

Il aurait mieux aimé sortir de table avec la faim, en qualité de « M. de Rosenzweig », que boire chaque jour du champagne, comme M. Rosenzweig tout court, que rencontrer chaque jour un général qui lui avait souscrit un billet alors qu’il était encore lieutenant ou retrouver conseiller de cour un étudiant auquel il avait acheté un vieux pantalon. Cette fatalité de sa vie le rendait accessible à de mauvais sentiments d’envie.

Bien qu’il ne fût pas philosophe, M. Rosenzweig s’entêtait à prendre Arthur Schopenhauer, en particulier, pour une romancière, et entretenait presque continuellement des pensées de mort.

Allait-il en chemin de fer, il lui arrivait toutes les mésaventures possibles en un train, et, à la plus légère secousse, il ramenait prestement ses jambes sur le siége. Il avait entendu dire que dans cette position on risquait moins d’être mis en morceaux.

Sortait-il dans son équipage, il craignait toujours de verser, et recommandait au cocher de ne pas aller si vite, lui répétant qu’il était un bon bourgeois, qu’il ne voulait pas transgresser les ordonnances de police.

Un orage éclatait-il, il se hâtait de faire fermer toutes les fenêtres ; il s’enveloppait d’un domino en soie, et, comme un messager de la Sainte-Vehme, il errait en silence çà et là, ou bien il se jetait sur un divan tendu de soie aussi. Chaque fois qu’il prenait une indigestion, il croyait mourir, et demandait à faire son testament, parce qu’il croyait que c’était le plus sûr moyen d’éloigner la mort.

Ce jour-là, il avait dîné chez le ministre Kronstein et il se mourait sur son lit, lorsque Micheline entra. Les stores verts étaient baissés. Dans le demi-jour verdâtre, par son profil aigu, son front chauve, son nez d’aigle, ses yeux fermés, il remettait en mémoire le buste de Caligula. Étendu de tout son long, il gémissait, gémissait. En entendant le bruit de pas, il murmura :

— Que me veut-on ? Que ne me laisse-t-on mourir tranquille !

— C’est moi, papa.

Nouveau gémissement.

— Papa, je voudrais te demander quelque chose.

Le gémissement devient bruyant comme la soupape de dégagement d’une locomotive.

— Pauvre papa ! Tu es malade, très-malade.

— Ah ! ah ! ah ! Mon Dieu ! mon Dieu !

Cette fois, M. Rosenzweig est mort, tout à fait mort.

— Je voudrais, cher papa… je voudrais donner un bal.

— Un bal ! s’écrie le mort ressuscitant.

— Un bal auquel nous inviterons la haute volée.

— La haute volée ?

M. Rosenzweig est en voie de se rétablir.

— Ton idée est bonne, ma fille, fait-il languissamment, mais qui voudra venir chez le pauvre Rosenzweig, qui n’est pas noble et qui a porté la balle.

— Laisse-moi faire, papa. D’abord je te promets que le baron Oldershausen viendra, puis le colonel baron Klebelsberg avec sa fille, le conseiller aux finances Teschenberg avec sa famille…

Rosenzweig se trouve tout à fait bien maintenant.

— Ensuite le sculpteur Wolfgang, le protégé du roi.

— Le protégé du roi !

D’un bond, Rosenzweig est hors de son lit, sur ses jambes.

— Oui, mon enfant, s’écrie-t-il, oui, nous donnerons un bal, un très-beau bal. Tu es ma fille. On est vraiment heureux d’avoir des enfants quand ils ont été bien élevés.

Dès le lendemain, M. Rosenzweig a fait les invitations officielles et Micheline les invitations intimes. Le docteur joue à l’éléphant avec grâce, fait sa visite, et présente ensuite le baron Oldershausen, Wolfgang et Plant qui, en cette occasion, font agréablement connaissance avec la provision de cigares du maître de la maison.

Wolfgang, ce même Wolfgang qui sculpte en marbre le roi, le prince et les princesses, trouve que Rosenzweig a une « bonne tête » pour le ciseau, et émet le désir de le faire en pied sous une toge romaine. Le banquier, touché, embrasse sa fille en lui murmurant : les enfants sont la joie des parents, quand ils ont été bien élevés.

Les journées qui suivent sont des journées à grandes préoccupations. Les dames siégent du matin au soir, comme des déesses de l’Olympe, en pleins nuages de soie, de gaze, de tarlatane et de dentelles. Les messieurs profitent des rares moments où la porte des divinités est entre-bâillée pour leur arracher un quadrille ; chacun est affairé, et le plus en émoi de tous c’est M. Rosenzweig, qui se meurt et ressuscite au moins trois fois par jour.

Enfin elle arrive, la soirée attendue qui a donné la migraine à tant de coiffeurs, qui a fait passer des nuits blanches à tant de couturières, et qui fournit à tant de mères l’occasion d’apprendre l’art de la diplomatie, tandis que la jeunesse n’a qu’un seul souci : celui de s’amuser.

Depuis le jour où Ève s’est vêtue d’une feuille de figuier, jamais la toilette n’a donné, à un enfant des hommes, autant d’ennuis qu’à notre bon Andor. Mère, tante, oncle, avaient eu beau venir l’aider de leur mieux, il continuait à se regarder dans la glace avec mécontentement de lui-même.

Il n’avait pas attendu à maintenant pour s’avouer qu’il n’était pas beau, mais en ce jour il se trouvait bête par-dessus le marché.

Il plissait fortement son front et il disait au miroir : pédant ! Il essayait de sourire agréablement et il se criait : sot petit maître ! et ses infortunes n’allaient pas se borner à cela.

Il eut la malheureuse pensée de vouloir recourir à un coiffeur, au coiffeur-dieu, qui faisait les hommes jolis, qui savait changer en tête de cavalier la tête la plus hérissée.

Tout près du palais Rosenzweig, Andor entra dans un salon de coiffure brillamment éclairé. Deux garçons parfumés, bien autrement élégants que lui, bondirent aussitôt de leurs siéges. L’un, le bon génie, le fit asseoir devant une grande glace et lui noua le peignoir blanc autour du cou ; l’autre, le mauvais génie, lui tendit un journal.

Le docteur remarqua que tous les messieurs élégants se renversaient nonchalamment dans leurs fauteuils et lisaient. Il fit donc comme eux.

— Les cheveux sont un peu longs, observa celui des deux garçons représentant le mauvais génie.

— Quelle coiffure voulez-vous ? interrogea l’autre garçon, debout derrière, le peigne légèrement planté dans les cheveux séparés au milieu et l’œil clignotant comme s’il avait eu sommeil. La coiffure artiste, frisée à raie médiane, ou la coiffure Lion, Fiesco ?

— Fiesco ! ce doit être joli, songea Andor, se souvenant du comte de Lavagna, son idéal d’étudiant. Va pour Fiesco, fit-il nonchalamment et il se plongea dans la lecture de son journal.

Qui pourrait peindre son horreur lorsqu’en se regardant dans la glace, la coiffure finie, il se vit tondu, complétement tondu comme un galérien ou un aliéné.

Il en aurait pleuré volontiers.

Sans mot dire, il paya, mit sur sa tête son chapeau qui lui tombait maintenant jusque sur les oreilles et sortit prendre l’air.

Il se demanda sérieusement s’il irait au bal oui ou non ; mais il avait engagé Hanna pour le quatrième quadrille, et il n’avait plus le choix.

Il gravit donc résolûment l’escalier recouvert de tapis, orné de fleurs. Dans l’antichambre, il fit toute sorte de cérémonies avec le domestique qui voulait lui enlever son pardessus, et essaya de se passer la main dans les cheveux. Hélas, ses cheveux étaient absents. Il traversa les quatre salles, saluant à droite et à gauche. Dans la salle de danse, il se vit aussitôt rejeté contre le mur, où les hanches arrondies d’une jolie petite femme potelée, ayant bien devant elle un tout jeune homme, le retinrent impitoyablement cloué.

« Cela commence bien », se dit Andor.

Il avait beau être un philosophe pessimiste et un idéaliste descendu en droite ligne de Bouddha, il n’était qu’un homme, après tout. Aussi se trouvait-il comme « le jeune homme dans le poêle rougi ». Il essaya lentement de se dégager à gauche, mais la belle, devant lui, fit un mouvement qui le retint prisonnier à nouveau. Il voulut s’échapper à droite ; trop tard d’une longueur de nez ; une seconde jeune dame, très-maigre celle-ci, vint se poster en avant de lui et darda ses coudes en arrière comme deux lances.

Il fallait se résigner. Le docteur tenta alors de se distraire de son mieux. Tantôt il laissait errer ses yeux sur la foule des habits noirs, des uniformes blancs, bleus, verts, sur les jupes de soie chatoyantes, les dentelles flottant çà et là, ou bien il les fermait complétement pour écouter la musique, pour écouter toute cette variété de sons remplissant l’intervalle entre deux danses et faite de paroles, de rires, de bruissements, de claquements, de cliquetis, de mouvements de pieds et de cris.

Tout à coup, quelqu’un prit son bras. C’était M. Rosenzweig, qui aimait bien s’entretenir avec les gens nobles, mais qui ne détestait pas non plus de causer avec les gens savants.

— Vous voilà à faire des études, docteur, fit le banquier.

Andor s’inclina gracieusement.

— Peut-on savoir, continua le maître de la maison, ce que vous concluez de vos observations ?

— Si cela vous plaît, monsieur de Rosenzweig.

Le banquier devient rouge de satisfaction, serre plus fort encore le bras d’Andor et lui tapote dans la main en disant :

— Je vous prie, je vous prie !

— Je me disais, M. de Rosenzweig, qu’il faut que nous soyons de fiers hypocrites pour oser réclamer que l’on mette des feuilles de vigne aux belles statues grecques de nos musées, et je me demandais où est le bois de figuiers qui pourrait fournir toutes les feuilles nécessaires dans une salle de bal.

Ibi jacet lepus, docteur, fit le banquier, uniquement pour pouvoir traduire « c’est là que gît le lièvre » et étonner Andor par son latin.

— Une jeune fille qui danse peut regarder toute statue, lire tout livre, continua Andor.

— C’est cela même. Vous êtes un homme d’esprit, docteur.

Pendant que Oldershausen tournoyait avec Micheline qui, les yeux brillants, s’abandonnait de plus en plus sur le bras de son danseur, il ne fut pas possible à Andor d’arriver jusqu’à Hanna. De nouveaux obstacles venaient toujours l’en empêcher. Parmi ces obstacles il y en avait d’agréables comme les gorges nues des jeunes femmes, au sujet desquelles la morale n’a rien à dire, quel que soit l’effet qu’elles produisent, quel que soit le nombre de jeunes gens qu’elles font rêver, quel que soit même le résultat de cette nudité pour celles qui l’étaient.

Mais il y avait aussi des obstacles fatals, comme les gros nez, les décorations, les têtes chauves de conseillers ou les squelettes de générales ayant dansé, il y a trente ans, à fatiguer tous les hommes, et jetant sur tout, aujourd’hui, leurs regards de dédain forcé.

Cependant, lorsque les premières mesures du quatrième quadrille retentirent dans la salle, Andor aperçut Hanna qui semblait le chercher. Elle était vêtue très-simplement ; pour parure de ses beaux cheveux, rien qu’un camellia blanc.

Cette fois, il y avait eu du bon dans le goût de la famille Teschenberg. Hanna éclipsait toutes les autres femmes. On eût dit une fée venant, faite de parfums de fleurs, vêtue de rayons de la lune, parmi les princesses de la terre.

— Enfin, vous voici, s’écria-t-elle en apercevant Andor. Je ne vous ai pas vu danser. Où étiez-vous ?

— Je n’ai pas dansé ! Je vous ai cherchée sans jamais pouvoir arriver jusqu’à vous.

— Grand Dieu ! comme vous voilà fait !

L’exclamation fit perdre contenance à Andor. Il entrevit vaguement que Micheline et Oldershausen lui faisaient vis-à-vis, puis sa vue se troubla. Il marcha sur la robe de la baronne Julie, s’excusa avec force supplications, jurant que chose pareille ne lui arriverait plus et, pour appuyer ce serment, s’empressa de mettre son pied sur la pointe de celui du ministre Kronstein qui se tenait derrière lui. Nouvelles excuses ; le quadrille est en désarroi. Chacun critique, se moque et l’on finit ainsi par s’apercevoir de la diabolique coiffure d’Andor. Il devient alors le point de mire de tous les regards.

Hanna sent qu’on se rit de son danseur ; son amour-propre de femme en est froissé ; elle ne donne plus la main à Andor qu’à contre-cœur. Le quadrille fini, elle le laisse seul.

Le docteur est anéanti, mais il veut affecter de ne pas être embarrassé, de s’amuser ; malheureusement Micheline survient.

— Docteur, dit-elle, regardez-moi donc ; suis-je à votre goût, ce soir ?

Andor regarde et voit avec étonnement, sur la tête de son élève, les trois livres de faux cheveux achetés à la friseuse de la Cour.

— Oh ! que de cheveux, de jolis cheveux ! réplique-t-il, et la nuit par dessus le marché !

Micheline demeure interdite. Quelques vieilles dames dans le voisinage se mettent à rire.

— Qui est ce scélérat ? s’écrie un diplomate à cravate blanche en braquant son lorgnon sur notre héros.

Andor a gagné la porte.


IX

LE PREMIER PAS VERS LE MILLION

Le lendemain du bal chez les Rosenzweig, dans l’après-midi, Andor et Plant étaient assis dans le petit café, en face de la maison Teschenberg, et avaient l’air songeur.

Andor ruminait comme une haine féroce contre tous les hommes en général et les coiffeurs en particulier.

Plant réfléchissait sur son humeur changeante. Un certain temps, il s’était figuré aimer Micheline sérieusement, et il voyait avec étonnement qu’elle lui était indifférente, qu’elle ne lui avait même rien inspiré, tandis qu’elle valsait avec lui et lui effleurait la joue de sa chaude haleine.

— C’est cependant une jolie femme, fit-il tout à coup, pensant à haute voix.

— Qui donc ?

— Micheline.

Andor haussa les épaules.

— Quels yeux à vous ensorceler ! Que de passion dans son joli petit nez d’aigle !

— Mon cher Plant, répliqua Andor, ce qui nous semble un beau nez d’aigle n’est le plus souvent qu’un bec de poule très-ordinaire.

Évidemment, le coiffeur, en le dépouillant de ses cheveux, l’avait du même coup dépouillé de son optimisme, de sa bienveillance. Depuis la veille, il était terriblement méchant ; il représentait un Fiesco impitoyable.

Il y eut une nouvelle pause. Andor en profita pour regarder les fenêtres des Teschenberg. Les stores étaient baissés, et, de temps en temps, une ombre apparaissait derrière. « Est-ce Hanna ? » se demandait le pauvre fou amoureux. Et il étudiait la silhouette, les mouvements de l’ombre, pour en tirer toutes sortes d’inductions.

Le désagréable tête-à-tête des deux amis fut interrompu, à la longue, par l’arrivée de Wolfgang. Il entra vêtu en grand seigneur, fit un petit salut aristocratique, et s’assit auprès d’eux d’un air qui voulait dire : Voyez que de condescendance en moi ! Je n’oublie pas les camarades !

Depuis que Wolfgang avait son atelier au château royal, depuis qu’il avait fini le buste du roi, commencé celui de la princesse Paula, il marchait, il se tenait droit, il parlait, il sentait d’une tout autre manière qu’avant.

— Les enfants, fit-il, je partirai bientôt pour l’Italie ; le roi le veut ainsi.

— Pour l’Italie ! répéta Andor.

Si l’envie avait pu trouver place en lui, ce voyage en Italie aurait été la seule chose qu’il eût enviée à son ami.

— Parfait ! dit Plant envisageant le voyage sous son côté pratique. Là tu pourras t’instruire dans ton art. À Vienne, à Florence, à Rome, à Naples, tous les trésors de l’antiquité vont se dérouler devant toi ; tu vas voir dans toute leur vivante originalité les belles œuvres de Benvenuto Cellini, de Michel-Ange, de Jean de Bologne, de Canova.

Wolfgang haussa les épaules et s’écria :

— Le carnaval de Rome m’attire bien plus que tout cela, bien plus que toutes ces vieilleries en marbre.

— Vraiment ?

— Mon Dieu, je sais d’avance ce qui m’attend : quelques chefs-d’œuvres grecs, beaucoup trop naïfs pour notre goût, les imitations de l’antique de Cellini, les œuvres enfiévrées, maladives, de Michel-Ange et enfin les nudités sentimentales de Canova, dans le genre de sa Vénus italienne qu’un Faune poursuit et qui s’enveloppe d’un grand vilain drap comme une timide jeune fille.

— Mais, Wolfgang, tous ces noms-là font autorité.

— Je ne reconnais pas d’autorités !

— Et tu as raison, interjette Andor avec force. Ce n’est pas pour rien que, nous modernes, nous avons l’ironie, cette ironie que Heine et Bœrne ont introduite dans nos esprits et qui nous a délivrés de toutes les traditions, de tout respect pour les anciens, de tout le passé. Pour nous, il n’y a plus d’autorités. Jadis, un débutant admirait les grands maîtres ; quelque bien doué qu’il fût, il aimait à vivre de leur art ; il les imitait même un certain temps, il se faisait ensuite, d’après eux, son genre particulier et, à son tour, il finissait par devenir maître. Aujourd’hui, nous n’avons plus besoin de tout cela. Pourquoi en aurions-nous besoin ? Virgile s’est inspiré d’Homère, Dante de Virgile ; Racine et Corneille sont allés à l’école de Sophocle et d’Euripide, Gœthe et Schiller à celle de Shakespeare ; mais, parmi nous, quiconque broie des couleurs se croit au-dessus de Raphaël ; quiconque manie les ciseaux dans un bureau de journal se croit au-dessus de Voltaire et de Lessing. Notre spécialité à nous est de promettre des chefs-d’œuvre titanesques, au lieu de les enfanter, de ne jamais rien compléter, de ne jamais rien finir.

— En toi vit encore la vieille foi robuste du charbonnier, — dit Wolfgang, après s’être remis un peu de la boutade d’Andor. Mais parlons de quelque chose qui soit plus pratique ; Plant, j’ai une position à t’offrir.

— Laquelle ?

— Le comte Bärnburg cherche un secrétaire qui puisse en même temps surveiller ses domaines. C’est une situation à enrichir un homme. Je t’ai recommandé. Tu peux donc te considérer comme accepté. Fais bien attention que le comte aime les gens pratiques, les gens ne voyant pas au delà de ce qu’ils ont à faire.

Plant remercia avec chaleur ; ses paupières tremblaient d’émotion. Il se leva et se mit à marcher de droite et de gauche. Il savait, l’homme pratique, de quelle importance serait sa position chez les Bärnburg ; c’était le premier pas vers le million et il voulait être riche à tout prix.

— Le comte Bärnburg ira chez toi, continua Wolfgang, pour te voir, te juger entre tes quatre murs. C’est là une de ses nombreuses manies. Je lui ai dit qu’on te trouvait au logis depuis six heures du soir. Comme il est très-impatient, il se présentera sans doute ce soir même. Il est bientôt six heures ; donc…

— Je rentre à la hâte, fit le clerc.

Par le fait, il courait plutôt qu’il ne marchait. Son chien que la neige agaçait clignotait des yeux et faisait mine, de temps en temps, de vouloir s’arrêter sur le trottoir. La bête et le maître pénétrèrent pourtant ensemble dans la petite chambre que Plant occupait, et il eut encore le temps de donner au désordre de son intérieur une apparence de propreté pédantesque.

Lorsqu’il eut fini, il ouvrit un livre sur sa table, afin de faire croire qu’il le lisait.

À six heures précises, un coup fut frappé à sa porte et le comte Bärnburg entra. Il se nomma, examina Plant, examina la chambre et arrêta enfin son regard sur le livre.

— Que lisez-vous donc là ?

— L’Économie sociale de Roscher.

— Voilà qui me plaît ; je n’aime pas les beaux esprits.

Le comte Bärnburg s’assit sur le petit sofa, croisa les jambes et se mit à questionner Plant, debout devant lui, dans une attitude de respect, ne manquant pas d’élégance.

Le clerc avait au plus haut point le talent d’abonder dans les idées de l’homme auquel il voulait plaire. Il se donna donc un caractère qui n’était pas le sien, choisissant justement celui qu’il lui fallait en ce moment, et jouant son rôle si naturellement que ses amis auraient eu de la peine à le reconnaître. Son chien en était stupéfait.

Avec le comte Bärnburg, il affecta d’être un homme pratique, instruit, mais sérieux. Il avait monté d’une octave le ton habituel de sa voix, et ce qu’il disait était un heureux mélange de laconisme militaire, de pédantisme sec, confiant en lui-même. Honte-à-toi, assis devant lui, le regardait en clignotant, comme s’il se fût dit :

« Est-ce bien mon maître ? »

Le comte lui adressa toute sorte de questions contradictoires pour le prendre au piége.

— Dans une maison comme la mienne, il arrive assez fréquemment qu’une poésie de circonstance est la bienvenue. Seriez-vous en état d’en faire à l’occasion ?

— Je n’ai jamais fait de vers, répond le clerc d’une voix qui semble sortir de la tombe.

Son chien sursaute et lève le nez vers lui.

— Mais vous pourriez apprendre.

— Pardon, monsieur le comte, je ne m’entends pas du tout à ces choses-là.

Il a parlé de cette même voix creuse qui résonne si décidée, si pratique. Nouvelle stupéfaction illimitée du chien qui renverse sa tête et se met à hurler comme s’il eût perdu son maître.

Enfin le comte se déclare satisfait.

— Maintenant, dit-il, il faut faire votre visite à la comtesse ; je ne prends jamais de décision importante sans la consulter. Présentez-vous demain à midi.

Plant se rend d’abord chez madame Peneke pour se renseigner sur la comtesse. La revendeuse est très-utile dans cette sorte d’affaire. Elle livre gratis, pour le seul plaisir de parler, des secrets que l’on paierait volontiers mille florins et plus. Les renseignements qu’elle donne à Plant lui font concevoir les plus belles espérances.

— Si tu obtiens l’emploi, nous pourrons nous marier ! s’écrie Marie, toute joyeuse.

— Certainement, nous pourrons nous marier ! répond Plant.

Mais, en sortant de la boutique, il a déjà résolu d’abandonner la jeune fille, de remplacer Wolfgang, et de devenir le favori de la comtesse.

Il s’achemine, de là, vers la maison d’Andor. Il a besoin d’un habit noir, et c’est le docteur qui le lui prêtera.

Le docteur ne dit ni oui, ni non. Il sait très-bien que Plant ne lui a pas rendu le premier habit noir prêté, et il craint qu’il n’en soit de même pour le second ; mais son excessive délicatesse l’empêche de répondre catégoriquement : Ami, tu as encore l’habit noir que je t’ai prêté, jadis ; comment oses-tu venir m’en demander un autre ?

— Je comprends que tu te méfies, dit Plant faisant face au danger. Je t’ai donné lieu de me croire un vaurien.

— Ce n’est pas cela.

— Oui, oui, je suis un vagabond, j’ai très-mal agi ; en tant que morale, les Bohémiens valent mieux que moi. Tu as raison de penser cela de ton camarade ; mais songe dans quelle fâcheuse position je me trouvais. Maintenant une belle occasion s’offre à moi ; tu peux me mettre à même d’en profiter ; tu peux me sauver. Si tu ne m’aides à devenir un homme rangé, je me dérangerai plus encore. Où veux-tu que je trouve un habit d’ici à demain midi ?

Le clerc se blâme lui-même vivement ; c’est le plus sûr moyen de désarmer les autres. Andor est touché.

— Ne me rends pas mauvais, ajoute Plant forçant son ton habituel de plaisanterie, ou bien je ne te prête jamais plus d’argent.

Cinq minutes plus tard, le clerc quittait la petite maison du vieux temps portant sous son bras en un gros paquet le nouvel habit noir d’Andor ; et, chose merveilleuse, il ne se moquait pas de son ami ; non, il était étonné d’avoir réussi auprès de lui et il secouait la tête en murmurant : « C’est cependant un brave garçon, un garçon comme il y en a peu ! »

Dans la journée suivante, à midi juste, Plant entre dans l’antichambre de la maison du comte, salue le valet de chambre et se trouve bientôt en présence de la comtesse.

Quelle différence entre sa manière de se présenter et celle d’Andor chez les Teschenberg ! Marie lui a acheté des gants et une cravate, elle lui a donné une chemise brodée qu’un jeune premier d’un théâtre des faubourgs a engagée avec beaucoup d’autres chez madame Peneke ; elle lui a donné aussi une épingle sur laquelle le valet de l’archevêque a reçu cinquante florins ; bref, elle l’a habillé des pieds à la tête ; mais elle ne lui a pas donné le savoir-faire qui est à lui, bien à lui.

Il se présente d’un air modeste, comme un jeune comte, s’incline comme un lieutenant de hussards et parle comme un livre ; mais, cette fois, il ne s’agit pas de l’Économie nationale de Roscher ; il s’agit de Dumas fils ou de Sardou.

La comtesse est enchantée.

— Vous pourrez entrer en fonctions chez nous, dès demain, dit-elle, en se pelotonnant sur son sopha comme une araignée.

Elle ne semble pas avoir besoin de l’avis de son mari.

En prenant congé, Plant s’empare de la petite main que la comtesse agite et qui est tout à fait froide. Il s’incline et baise cette main.

La comtesse frissonne de tout son être ; elle est si nerveuse !

À la sortie, le clerc, son chapeau sur la tête, demande du feu au valet de chambre. Le valet de chambre lui souhaite bonne chance. Le premier pas vers le million est fait.


X

POINT D’HONNEUR

Cette fois, Plant se montra très-convenable. Après avoir obtenu son emploi chez le comte, il rapporta à Andor, à la faveur des ténèbres, l’habit noir emprunté. C’était à contre-cœur, disons-le ; et il se faisait violence, comme nous tous quand nous avons à lutter contre des habitudes, des penchants enracinés, mais, enfin, il s’exécutait.

Le docteur parut surpris. Il remercia Plant comme si Plant, dans un excès de générosité, lui eût fait cadeau du vêtement noir. Il est vrai que, pour qui connaissait le clerc, restitution ou cadeau, c’était presque tout un.

Dans sa reconnaissance de ce que Plant n’avait pas engagé ce second habit comme le premier, Andor se montra si excentrique qu’il faillit le lui offrir à nouveau.

— Te voilà donc secrétaire chez les Bärnburg ? lui dit-il. Tous mes compliments. Mais, dans ces maisons-là, on attache plus d’importance à l’extérieur d’un homme qu’à ses capacités ; as-tu les vêtements qu’il te faut ?

— À peu près. J’ai d’abord mon costume de tous les jours, puis un joli costume de ville, — il faisait allusion à celui qu’il mettait le dimanche pour passer la journée avec Marie, — et enfin j’ai, en gage, un habit noir que je dégagerai maintenant.

Andor regarde son ami. Ils n’ignorent ni l’un ni l’autre que cet habit noir dont il est question appartient au docteur ; mais Plant est une nature beaucoup trop positive pour baisser les paupières, en cette occurrence ; tout ce que Andor peut donc faire, c’est d’avoir honte, aux lieu et place du clerc, et il a honte effectivement. Le voilà qui balbutie, qui baisse les yeux, qui rougit. Il faut que Plant lui vienne enfin en aide et lance la conversation sur un sujet moins pénible.

À peine entré en fonctions, le nouveau secrétaire gagne du terrain de jour en jour.

Au comte, il enlève toute espèce de soucis, depuis celui de la gestion des biens jusqu’à celui de s’acheter des cigares ; à la comtesse, il sert de serviteur en tout ; il a le don pour deviner ses désirs, avant qu’elle les formule : c’est un homme précieux, très-précieux.

Il y a de ces choses qu’il est si difficile de dire. Quand la comtesse le souhaite, il lit pour elle des romans, naturellement. Que peut lire une dame du monde, une dame de goût, sinon des romans ? Ils sont seuls elle et lui en pareil cas, et il arrive souvent que la comtesse étendue sur une chaise longue, interrompt son lecteur, met sa jolie main diaphane dans le livre, en guise de signet, et lui sourit de ses yeux tranquilles.

— Comme c’est piquant, n’est-ce pas ? murmure-t-elle. Aimeriez-vous vous trouver dans une situation semblable ?

Pendant ce temps, le pauvre jeune dieu en veste de hussard, l’amoureux baron Keith, endure toutes les tortures de la jalousie. Il voit un rival heureux en Wolfgang, alors que la comtesse commence déjà à n’être plus visible pour le sculpteur ; c’est qu’il n’est reçu lui-même qu’exceptionnellement, ou, en d’autres termes, quand la comtesse est de mauvaise humeur et qu’il n’y a pas autour d’elle d’autre mouche pour lui arracher les ailes.

Le plus fâcheux en tout ceci, est que le baron Keith a besoin de beaucoup d’argent et que, dans sa noblesse, la comtesse a eu coutume, avec lui comme avec d’autres, de ne pas faire de différence entre le tien et le mien. Donc, non-seulement il perd la femme qu’il adore, mais encore sa position est en danger. Il a fait des dettes, et ses créanciers commencent à l’ennuyer de leurs lettres, de leurs visites.

L’infortuné jeune homme vit avec l’idée que par un coup d’audace il peut se remettre à flot.

Il adresse à la comtesse une lettre dans laquelle il l’accuse d’infidélité et déclare qu’il ne passera plus le seuil de sa maison.

La comtesse envoie cette lettre en rejoindre d’autres.

Le baron attend quinze jours une réponse, il vient errer en sentinelle devant le palais de la comtesse. Il veut lui parler ; il faut qu’il lui parle ; il sait qu’elle ne lui résistera pas. Lorsqu’elle sort de chez elle, il court au devant comme pour se jeter à ses pieds ; elle se contente de le dévisager froidement et de passer avec cette calme lenteur qui coupe court à toute espérance.

Keith se contenant, calcula alors comment il pourrait se tirer sans bruit de ses embarras financiers. En marchant à pas lents, il aperçut sur la façade d’une petite maison de la rue des Lys, un écriteau portant : chambre à louer. Il entra résolûment dans la maisonnette. C’était madame Peneke qui avait la chambre à louer. Le bel officier lui plut et ils furent bientôt d’accord.

Le baron abandonna son élégant appartement de la rue du Roi, qui semblait plutôt fait pour une diva de théâtre que pour un hussard, et vint s’installer au premier étage chez madame Peneke. Sa chambre était large, très-propre ; mais il la considérait comme une bien pauvre chambre. Il congédia ses domestiques, passa son temps chez Ranzoni, à l’hôtel, au Jockey-Club, au théâtre, mangea la cuisine de la revendeuse et but l’eau de puits fraîche, en place de Rudesheimer. Tout cela était très-louable, mais cela ne suffisait pas.

Il aurait pu travailler, gagner de l’argent pour sauvegarder son honneur ; l’idée ne lui en vint même pas. Il était noble et par-dessus le marché officier. Toute sa morale, toute sa philosophie étaient basées sur le point d’honneur.

Or, le point d’honneur permet de faire des dettes, de ne pas les payer, de trouer même de son épée les créanciers, lorsqu’ils perdent patience ; il permet d’incommoder, de faire souffrir les honnêtes femmes — il y en a encore — et de tuer en duel le mari qui défend la sienne ; il permet en outre bien d’autres choses, le point d’honneur ; mais faire un métier honnête, c’est une honte qui atteint toute la classe des nobles ; et celui qui s’est montré indigne, en travaillant, doit être exclu de cette classe.

Le baron Keith était aussi imbu de ces principes que n’importe quel autre fils de grande famille, à la vue courte, ayant le malheur d’appartenir à la classe qui ne travaille ni ne produit.

Il entra chez les Peneke avec la pensée qu’il ferait honneur au maître de la maison en lui empruntant de l’argent et en cherchant à séduire Marie. La jolie fille à corps et à tête de Vénus, il la regarda dès le premier moment comme destinée à devenir sa favorite. Elle n’en restait pas moins fière et froide avec lui. S’il entrait dans la boutique, elle en sortait. Alors le jeune dieu tourmentait le duvet ombrageant sa lèvre supérieure, duvet aussi rare chez lui que chez une amazone, et faisait sonner ses éperons de dépit.

Il lui arriva une fois de rencontrer Marie dans l’escalier. Elle essaya de passer à côté de lui avec une légère inclination de tête ; mais il lui prit la main et la retint.

— Vous n’avez pas beaucoup de sympathie pour moi, mon enfant, commença-t-il.

— Je vous crois bien plus enfant que moi, monsieur le lieutenant, lui répondit-elle.

— Vraiment, mademoiselle.

Elle détourna la tête d’un air hautain.

— Vous aurais-je froissée ?

— Je ne suis pas fille à supporter qu’on me traite à la légère, d’autant moins que vous avez à mes yeux deux grands défauts.

— Lesquels ?

— Vous êtes baron et officier.

— Je m’efforcerai de m’en défaire pour vous être agréable.

— Vous avez déjà commencé aussi bien que possible.

— Voulez-vous que nous soyons amis, belle Marie ?

— Monsieur le baron, ce serait plus juste de dire amies. Vous avez bien plus l’air d’une jeune fille que d’un homme.

— Vous trouvez ?

— Je suis sûre que sous des vêtements féminins, vous feriez une très-jolie femme ; vous rendriez tous les hommes fous. Mais pour nous, femmes, vous n’êtes pas du tout dangereux. Vous êtes trop beau pour un homme. En ce qui me concerne, je vous assure que votre beauté m’agace.

— Vous avez raison, fit Keith tristement. Cela est ainsi ; les femmes préfèrent des hommes qui…

Il s’arrêta court.

— Des hommes qui sont loin d’être aussi beaux que vous, compléta Marie. Oui, oui ; vous feriez une bien jolie femme. Je voudrais vous voir en toilette de dame.

— Rien ne s’y oppose.

— Venez, baron, s’écria gaiement la jeune fille. Venez que je vous habille, et demain nous allons ensemble au café des dames. Vous verrez comme on coquettera avec vous, comme on vous fera la cour.

L’officier descendit en riant l’escalier avec la jolie fille. Ils choisirent dans la boutique les vêtements qu’ils jugeaient convenables et madame Peneke découvrit un chignon natté de la nuance des cheveux de Keith. En quelques minutes, la métamorphose fut complète ; au milieu de la boutique se dressait une grande jolie femme, aux lèvres roses, à l’œil humide, velouté, irrésistible. M. Peneke se mit à rire en ours qui lèche du miel, madame Peneke, en poule caquetant sur son œuf pondu et Marie comme une alouette qui s’enlève.

Le jour suivant, la jeune fille écrivit quelques lignes à Plant pour lui donner avis de la mascarade dans la soirée. Lorsque Marie et Keith entrèrent dans le café, Wolfgang y était déjà. Plant lui avait demandé d’y venir, afin de pouvoir avec son aide se débarrasser plus facilement de la jeune fille. Il n’osait plus se laisser voir en public avec elle.

Mais les choses se passèrent tout autrement que ne l’attendait le clerc. À peine était-il entré, que Wolfgang se précipita vers lui et lui murmura :

— Quelle est cette dame, en compagnie de ta bien-aimée ? Elle a l’air d’une nouvelle mariée.

Plant leva les yeux et vit à côté de Marie une belle personne à formes arrondies, à traits véritablement un peu forts, mais n’enlevant pas à la figure sa majesté, son piquant.

— Présente-moi, je t’en prie, demanda le sculpteur.

Le clerc prit le bras de son ami sous le sien, s’approcha de la table où étaient assis Keith et Marie, ôta son chapeau et dit à la jeune fille.

— Présente-nous.

— Plant, mon fiancé, dit tout bas Marie un peu embarrassée, monsieur Wolfgang, sculpteur, madame de Karzow.

— Vous êtes Russe, madame, commença Wolfgang.

— Pas précisément, répondit Keith, qui portait une jupe en soie verte, un paletot de velours noir, et qui avait aussitôt abaissé le voile attaché à son chapeau français en velours noir. Je suis étrangère ici ; j’ai fait des emplettes chez madame Peneke ; c’est ainsi que j’ai connu sa charmante fille.

— Séjournerez-vous longtemps parmi nous ?

— Aussi longtemps qu’il me plaira.

— Oh ! cela vous plaira, cela vous plaira.

— Vous dites cela bien résolûment ?

— Nous y prendrons peine, mon ami Plant et moi ; tout le monde… si vous le permettez.

Wolfgang perdait le fil ; il n’y était plus ; il semblait surexcité. Il regarda la jeune femme à son côté et ajouta :

— Quelle jolie voix vous avez ! J’aime la voix d’alto à en devenir fou.

Keith se prit à rire, et sa voix résonna si féminine, si enchanteresse, que le sculpteur se passionna de plus en plus. Il s’emparait bientôt de la main de la prétendue Russe et il ne paraissait nullement disposé à la lâcher.

Le baron, que cette situation gênait, fit signe à Marie de se lever.

Il arriva alors que Plant offrit le bras à sa bien-aimée et que la Russe dut rester avec Wolfgang. Celui-ci, sentant trembler dans la sienne la main qu’il tenait, devint plus hardi. Il parla de la profonde impression qu’elle avait faite sur lui quand elle était entrée ; il parla d’une passion dont la flamme menaçait de le dévorer, et plus le rire par lequel on lui répondait, sous le voile, devenait gai, moins il réussissait à se dominer.

— Voilà une heure que je puis dire agréablement passée, murmura-t-il ensuite. Je sens qu’il me faut aujourd’hui vous conquérir ou vous perdre pour toujours. Déclarez-moi que vous ne voulez plus me voir ou permettez-moi de vous rendre visite demain ; non, non, aujourd’hui même.

— Où avez-vous la tête ?

— Demain donc.

Keith songeait non pas à la demande du sculpteur, mais comment il pourrait exécuter la pensée qui venait de se faire jour en lui, une pensée de vengeance, de triomphe.

— Vous pourrez venir me voir, me voir et me parler, articula-t-il.

— Où ? quand ?

Trouvez-vous demain, à huit heures du soir, au coin de la rue des Lys et de l’Étoile. Là vous saurez le reste.

— Oh ! merci, merci !

Ils étaient alors devant la boutique. Wolfgang pressa tendrement de ses lèvres la main de son ennemi et prit congé respectueusement.

— Tu peux t’en aller aussi, dit Marie à Plant.

Le clerc la regarda avec étonnement. Il avait calculé, au café, comment il pourrait se défaire d’elle ; c’était elle qui le renvoyait, et alors, l’envie lui venait de rester. Ainsi sont nos hommes modernes : ils veulent qu’on les maltraite, qu’on soit mal avec eux ; cela les captive. C’est pour cela qu’ils fuient les larmes de leur jolie petite femme pour courir vers les soi-disant dames à cœur de marbre.

Ce fut par une sombre soirée d’hiver que Wolfgang, enveloppé dans un manteau, gagna le coin de la rue des Lys. Il tremblait d’émotion, de doux espoir.

À huit heures sonnantes, Marie, enroulée dans un grand châle, vint le chercher. Dans l’obscurité, elle le guida jusqu’à la porte de Keith qu’elle ouvrit, le fit entrer et referma la porte derrière lui.

Le sculpteur fut ébloui. Marie avait tout arrangé gentiment, de manière à satisfaire même le goût d’un artiste.

Des rideaux rouges cachaient les fenêtres et un ciel de lit rouge surplombait le lit à oreillers de dentelle. Le parquet était recouvert d’un grand tapis. Une petite lampe, suspendue au plafond, répandait une faible clarté dans la chambre. Près de la cloison était un divan turc très-bas, entouré d’orangers, de citronniers et de lierre espalier. Une peau de tigre cachait le meuble, et sur cette peau de tigre était couché le jeune dieu, revêtu d’une robe de satin blanc, d’un pardessus en soie garni de dentelles noires. Un voile noir enroulé autour de sa belle tête de Bacchus, il se tenait accoudé sur un bras et souriait à Wolfgang.

Le sculpteur voulut s’approcher, trébucha, dit quelques phrases banales, et ne tarda pas à comprendre qu’il faisait sotte figure. Le jeune dieu, au contraire, s’acquittait de son rôle comme s’il eût été vraiment une femme, une femme altérée de vengeance, et il jouait avec Wolfgang ce jeu cruel que les femmes sont seules, dit-on, à savoir jouer.

La coquette la plus endurcie aurait pu lui envier ses artifices, sa manière languissante de parler, son jeu de gorge perfide, son regard ardent, provocateur, plein de promesses, ses mouvements de chatte amoureuse.

Wolfgang ne parvenait pas à se dominer. Le moment arriva bientôt où, n’y tenant plus, il tomba sur un genou, murmura des paroles d’amour, supplia qu’on l’aimât et appuya son front brûlant contre le coussin du divan.

Keith, l’œil rayonnant de satisfaction intime, contemplait l’homme tremblant d’émotion à ses pieds. Tout à coup il se redressa et partit d’un éclat de rire. Au même instant la porte s’ouvrit et Marie entra, portant dans chaque main un chandelier en argent à cinq branches. La lumière fit sortir de derrière les rideaux de la fenêtre et du lit les camarades de l’officier, qui riaient à se tenir les côtes.

Le baron s’était prestement débarrassé de ses vêtements de femme, de ses faux cheveux et de son voile. Il apparut alors en uniforme devant Wolfgang, qui était toujours agenouillé et le regardait d’un air de stupéfaction complète ; d’anéantissement.

— Je suis désolé de ne pouvoir répondre à votre flamme, dit le baron lentement. Vous voyez vous-même qu’à mon grand regret, je suis hussard au lieu d’être femme.

Cette déclaration fut accompagnée d’un nouvel éclat de rire général et non moins moqueur que le premier.

Cette fois, au lieu de rester muet, immobile, le sculpteur se redressa vivement. Il voulut parler ; ses lèvres remuaient, sa poitrine se soulevait, mais il ne pouvait articuler un mot. Tout ce qu’on entendit pendant qu’il agitait sa main droite dans le vide, ce fut une espèce de gémissement semblable à la plainte d’une bête.

Marie lui tendit son chapeau.

Il leva les yeux une fois encore, non pour regarder les personnes présentes, mais pour les fixer sur le vide, comme s’il eût voulu découvrir quelque chose au loin, et s’achemina vers la porte, le buste redressé, la démarche raide. Il avait l’air d’un ivrogne qui s’efforce de ne pas tomber. Sur le palier on l’entendit broncher à nouveau, et puis la farce fut jouée pour Wolfgang.

Après le départ du sculpteur, toute retenue cessa dans la chambre du baron. Marie apporta des flacons de vin et des gâteaux froids. Les officiers se mirent à leur aise, débouclant leurs ceinturons, défaisant les agrafes dorées de leurs dolmans. Keith se costuma en femme une seconde fois et siégea parmi ses hôtes. Il singeait tantôt les gestes hardis d’une demi-mondaine, tantôt les manières sans gêne d’une coquette aristocratique. Ses camarades lui faisaient la cour à qui mieux mieux. Puis, l’un d’eux ayant tiré un jeu de cartes de sa poche, ils se mirent à jouer le « onze et demi », à boire, à chanter, à s’échauffer de plus en plus. Au moment où ils faisaient le plus de bruit, Marie reparut au milieu d’eux pour demander si ces messieurs désiraient quelque chose.

— Nous ne désirons que vous, s’écria l’un des hussards.

— Tenez-nous compagnie, ajouta un autre.

— Ce ne serait pas convenable, répliqua la jolie fille. Que diraient mes parents ?

— Foin des parents ! fit Keith, qui avait déjà trop bu ; restez avec nous, Marie.

Il se leva et la prit par la taille.

— Lâchez-moi ! cria-t-elle avec force.

Son amour-propre la poussait à se révolter contre toute violence ; mais le baron n’avait plus sa tête à lui. Il attira contre sa poitrine la jeune fille se débattant avec colère, ferma la porte et releva ensuite sur son bras, comme une enfant, la prisonnière, qui le mordait, l’égratignait, le repoussait du genou. Que voulait-il ? Il ne le savait pas bien lui-même, peut-être montrer sa force, vaincre une résistance.

Mais Marie finit par pousser un cri qui retentit dans toute la maison et même jusque dans la rue.

Monsieur Peneke, qui avait déjà gravi lourdement l’escalier, frappa à la porte.

— Messieurs, je vous en prie, cria-t-il, lâchez-la !

— Impossible, mon bon revendeur.

— Nouveaux rires suivis d’un second cri : à l’aide ! de Marie.

Alors Peneke commença à s’échauffer. Il avait servi dans la garde et n’entendait pas plaisanterie en pareille matière.

— Lâchez-la, répéta-t-il, ou j’enfonce la porte.

Les autres officiers engagèrent Keith à ouvrir. Il finit par s’y décider, mais il empêcha le revendeur d’entrer.

— Qui demandez-vous chez-moi ? lui dit-il.

— Ma fille.

— Elle n’est pas ici.

— Il ment ! interjeta Marie.

— Jolies histoires, souffla Peneke à qui la colère coupait la respiration ; filouter l’argent du père et chercher à…

Il repoussa Keith en lui mettant la main sur la poitrine et pénétra dans la chambre.

Blême de fureur, le baron dégaina le sabre d’un de ses camarades, appuyé contre le montant de la porte, et coucha Peneke sur le carreau.

Tout ceci avait été fait en un clin d’œil. Les officiers arrivèrent trop tard pour désarmer leur hôte.

Pendant les quelques minutes qui suivirent, personne ne disait mot ; tous les spectateurs semblaient muets.

Marie fut la première à revenir à elle. Elle se jeta sur le vieillard étendu dans une mare de sang, et appela au secours ! Madame Peneke accourut en jupon, casaque de nuit, bonnet de nuit, et s’évanouit. L’un des officiers était allé chercher un médecin. Quand le praticien arriva ce fut pour déclarer que le revendeur était mort.

Dans l’intervalle, Keith, toujours habillé en femme, était resté assis sur un fauteuil, immobile autant qu’un cadavre. Ses camarades lui enlevèrent sa défroque d’emprunt, lui mirent son ceinturon, son képi et l’emmenèrent.

Le lendemain, des centaines de curieux entouraient la petite maison de la rue des Lys. Quelques journaux racontèrent le fait de manière à chatouiller désagréablement les nerfs de Bismarck, mais… nous sommes en Allemagne ; la police dispersa le rassemblement ; les journaux furent supprimés, et de la tragédie il ne resta qu’un sujet de conversation pour les brasseries.

Keith fut mis aux arrêts, puis en prison pour trois mois. La vie d’un bourgeois n’est pas estimée plus que cela. Il faut reconnaître pourtant que le baron eut à subir une autre punition à laquelle il fut plus sensible ; on l’invita à donner sa démission.

L’invitation n’avait pas pour motif qu’il avait commis un meurtre, dans le sens vulgaire du mot ; non, elle avait pour motif qu’en commettant ce meurtre, il ne s’était pas servi, d’après le règlement, de l’arme lui appartenant.

S’il eût frappé le vieux Peneke du taillant de sa lame, au lieu de le trouer de la pointe, il n’aurait point mérité la déconsidération, il n’aurait pas encouru de punition.

Le revendeur était couché sur le catafalque tristement éclairé par des cierges jaunes. Marie se roulait en sanglotant sur le parquet de sa chambre et s’arrachait les cheveux. Madame Peneke prisait affreusement pour refouler ses larmes, et de nombreux badauds entraient et sortaient, venaient voir le mort, soupirer, exhaler des regrets, jeter la pierre à la malheureuse jeune fille, avec leurs insinuations, leurs demi-mots, leurs regards vers le ciel. Plant seul ne se montrait pas.

Les chants funèbres retentirent devant la petite maison de la rue des Lys ; les porteurs à nez rouge, comme un nez de masque, et ayant trop bu, chargèrent le vieux brave sur leurs épaules ; derrière le convoi cheminèrent en chancelant deux femmes vêtues de noir, la figure cachée dans leur mouchoir. Plant ne se montrait toujours pas.

Les pelletées de terre tombèrent dans la fosse ouverte ; l’église se vida ; sur un tertre s’évanouit une jolie jeune fille pâle ; une vieille femme tremblante lui prêta secours, et, ne pouvant la ranimer, jugea à propos, dans le trouble de son cœur, de s’accorder une prise de tabac. Même en ce moment, Plant fut invisible.

Il vint pourtant, après quelques jours, mais il vint la nuit, la figure bien enfoncée dans un cache-nez et pas pour consoler.

— C’est un scandale, dit-il ; toute la ville parle de Marie, et lui jette la pierre.

En parlant ainsi, il faisait le moraliste comme tout Allemand de nos jours.

— Je veux bien croire, ajouta-t-il, qu’en tout ceci elle est innocente ; mais dans toute sa conduite il y a eu de la légèreté ; elle n’a pas des principes solides ; elle n’aurait pas dû entrer dans la chambre de l’officier. C’est un scandale et il faut nous séparer.

Marie ne s’émut pas, ne pleura pas, ne pria pas le visiteur de rester.

— Il faut nous séparer, fit-elle avec fermeté. Il a tout à fait raison ; je suis légère.

Ils se séparèrent donc.

Lorsque Plant fut parti, madame Peneke se bourra le nez de tabac.

— Il a raison, dit-elle, tu es légère. Nous t’avons élevée comme une comtesse ; mais il faut que cela change. Travail n’est pas honte.

Marie monta dans sa chambre, s’enveloppa d’un grand châle, ouvrit la fenêtre et s’y accouda.

À minuit elle était encore là regardant le ciel qui dans sa clarté d’hiver, dans son froid éclat, semblait verser le calme, et en elle il y avait autant de tranquillité que si elle eût enfin trouvé ce qu’elle voulait après l’avoir longtemps cherché.

Elle regardait les étoiles sans tristesse, sans enthousiasme. À ses yeux, elles n’étaient pas des mondes brillants, des mondes infinis, des puissances mystérieuses réglant, protégeant ou menaçant la vie des hommes ; non, elles étaient des diamants étincelants ; voilà pourquoi elle les regardait et souriait.


XI

LE PENSUM DANGEREUX

Pendant un certain temps, Andor fut le bienvenu dans l’entourage des Teschenberg ; il apportait du nouveau, de l’original. Vint ensuite le temps où il fut considéré comme indispensable, où l’aiguille de la pendule n’indiquait jamais assez tôt l’heure de son arrivée. Et puis le moment arriva où il devint insupportable à tout le monde, où, comme par entente malveillante, il fut le plastron de toutes les attaques. Nul ne sera très-étonné d’apprendre que ce dernier moment ne tarda guère à venir.

Il est dans l’ordre moral des choses que tout ce qui est nouveau attire d’abord fortement et repousse ensuite dans la même proportion. Or Andor était un étranger parmi tous ces gens vaniteux, au brillant plumage.

Il n’y a pas déjà si longtemps, la mode changeait moins vite. Du vivant de nos grands-pères, bien des gens portaient toute leur vie le même frac de fin drap bleu, vert ou brun, à boutons de laiton. À cette même époque, on avait aussi des amis qui vous suivaient dans la vie et ses nombreuses vicissitudes, depuis l’heureux temps des joyeux ébats de la jeunesse jusqu’à l’heure dernière, à la tombe. Il n’était même pas rare de voir dans une famille un de ces vieux amis transmis de mains comme un héritage. Parfois, assurément, ces vieilles amitiés jaunies devenaient ennuyeuses ; mais elles étaient bon teint et durables. On voulait alors des relations convenables, comme on veut aujourd’hui des relations intéressantes. On cherchait longtemps, longtemps, jusqu’à ce qu’on eût trouvé l’ami ayant les mêmes idées, les mêmes goûts, partageant votre manière de sentir en toute chose, entretenant autant que possible les mêmes aspirations, et, dès qu’on l’avait rencontré, on s’attachait à lui, on le retenait fortement. Tout cela n’est plus.

Aujourd’hui, la vie court rapide, comme poussée par la vapeur. De même que le monstre à l’haleine de feu, aux yeux rouges, nous entraîne dans sa course, faisant défiler au vol devant nous les champs, les forêts, les fleuves, les montagnes, de même aussi changent sans cesse, autour de nous, les figures humaines. En tout, même en amitié, nous soupirons après le changement rapide.

Plus un homme apporte dans notre milieu du nouveau, de l’étrange, moins cet homme s’adapte au milieu et plus il y est le bienvenu. Mais les forces contraires ne tardent pas à se repousser ; l’ami choisi avec enthousiasme se détourne bientôt avec indifférence, même avec répulsion, et nous nous retrouvons seuls ; seuls, non ; dans l’intervalle nous avons découvert dix nouveaux amis.

Andor était assez modeste pour croire qu’il méritait tout à fait les moqueries dont il était l’objet.

C’était peut-être parce que, dès qu’il s’agissait des réalités de la vie et non de problèmes, il ne voyait pas clairement ; c’était peut-être aussi parce qu’il portait des lunettes couleur de rose mises sur son nez par la ravissante Hanna Teschenberg, et au travers desquelles le monde lui paraissait toujours aussi joli qu’une veille de fête de Noël.

Rosenzweig avait cru mourir une fois encore, et célébrait sa glorieuse résurrection par une brillante soirée. Sous le gaz, dont les jets de flamme bruissaient comme des ailes de chauves-souris fendant l’espace, se pressaient bon nombre de robes de soie, beaucoup d’habits noirs et des laquais en culottes courtes, se glissant sans bruit, rapides, pour offrir des rafraîchissements. Il y avait encore un pianiste aux longs cheveux, qui essayait d’abîmer, en une seule soirée, un piano tout neuf, acheté mille florins par le banquier, et une jeune dame qui, chaque fois qu’elle devait chanter, se disait indisposée et chantait tout de même. Sur une table à tapis vert on jouait au whist.

Tout à coup, Hanna eut l’idée de demander à Andor ce que voulait dire le mot : féodal. Les jeunes dames avaient vu dans les journaux qu’il était question d’un parti féodal, et elles ne craignaient pas d’avouer qu’elles ne savaient point ce que cela signifiait. L’ignorance, on le sait bien, fait aujourd’hui partie du bon ton dans la belle société.

Le docteur entama une explication au milieu d’un cercle de messieurs et de dames prêtant l’oreille. Un homme moins plein de science que lui eût fait comprendre l’expression en quelques mots. Andor, au contraire, remonta hardiment jusqu’à l’Orient antique et redescendit ensuite au moyen âge en passant lentement par les Indous, les Égyptiens, les Juifs, les Grecs et les Romains. Il parlait depuis plus d’une demi-heure et il n’avait pas encore abordé la véritable question.

C’était une faute, évidemment. Oldershausen, qui se donnait déjà, les allures d’un prétendant accepté, se souvint que jusqu’ici on n’avait pas encore ri de l’orateur.

Il ferma donc la paupière, se renversa nonchalamment dans son fauteuil, fit craquer ses souliers vernis et bâilla une fois, deux fois, de manière à être remarqué. Autour de lui on commença à rire sous cape.

Pendant que la savante explication d’Andor continuait à couler ainsi qu’un ruisseau murmurant dans la prairie, Oldershausen dit soudain à haute voix :

— Si cela dure ainsi, nous ne saurons pas avant demain à cette heure-ci ce que veut réellement dire le mot féodal.

— Mon intention n’est pas d’ennuyer la compagnie, répondit le docteur.

— Vraiment ! s’écria Oldershausen.

Il y avait dans son exclamation tant d’étonnement comique que tout le monde éclata de rire, à l’exception d’Hanna. Elle avait vu Andor rougir et faire un pas en arrière. Elle était seule à ne pouvoir rire, parce qu’elle se sentait prise d’un effroi soudain, semblable à celui que l’on éprouve en voyant un homme faible et sans défense sous le couteau d’un vigoureux adversaire.

Mais elle faisait erreur en supposant qu’Andor était faible, sans défense, et ce qui suivit fut tout le contraire de ce qu’elle et les autres invités attendaient.

— Monsieur le baron, reprit le docteur d’un ton ferme, incisif, il faut en tout cas plus d’esprit pour ennuyer les autres à ses propres dépens que pour les amuser aux dépens d’autrui.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria Oldershausen se levant et allant droit à Andor.

Il espérait lui en imposer par ses allures cavalières, mais il n’y parvint nullement.

— Cela veut dire que vous m’avez offensé, répliqua son interlocuteur.

— Et ?…

Ce « et » était accompagné d’un sourire narquois qui voulait être dominateur et n’était, en réalité, que commun.

— Et que je ne suis pas homme à supporter vos offenses… qui ne sont peut-être, en somme, que des grossièretés, des sottises.

Cette fois, le baron pâlit et se mordit les lèvres.

— Nous reparlerons de tout cela, murmura-t-il en tournant le dos au docteur.

Celui-ci s’inclina devant les dames et quitta le terrain de la lutte en vainqueur. Sa victoire se lisait facilement sur les figures des assistants qui le suivaient d’un œil moitié surpris, moitié admirateur.

— Que dis-tu du docteur, Hanna ? s’écria Micheline venant à son amie en gesticulant avec feu. Quel manque de tact ! Il ne faut pas qu’il revienne chez nous ; c’est toi qui lui diras que notre porte lui est fermée.

— Tu as tort, Micheline, répondit Hanna à voix basse, mais avec fermeté. Le baron l’a provoqué ; il lui a parlé grossièrement.

Micheline regarda son amie avec stupéfaction.

— J’avais toujours dit, gronda le conseiller aux finances, en revenant chez lui en voiture, j’avais toujours dit que le docteur Andor n’était pas homme à moitié. Il faut montrer les dents aux aristocrates. Oui, il le faut.

Dans la matinée suivante, va-et-vient de missives entre les jeunes filles. « Chère Hanna, écrivait Micheline sur papier rose, une farce très-amusante se prépare ; Oldershausen va provoquer le docteur. Je voudrais bien voir la figure que fera le rongeur de livres quand on lui donnera le choix entre le sabre et le pistolet. Tu comprends, n’est-ce pas, qu’il s’agit d’un duel ; mais il n’y a rien de sérieux ; le baron veut seulement faire peur à Andor. »

Deux heures plus tard, seconde lettre. « Pense donc, quelle audace ! le docteur a envoyé ses témoins au baron ; mais Oldershausen ne se battra pas ; je ne veux pas le permettre. »

C’est bien agréable d’avoir une fiancée, une femme, ou au besoin une mère qui « ne veut pas permettre ». Oldershausen se trouvait dans cette commode situation. Doué d’un talent de comédien aussi mince que tous ses autres talents, il n’avait pas l’air à son aise quand il lui fallut annoncer aux deux officiers de cavalerie à qui il avait confié son affaire d’honneur qu’il ne pouvait plus se battre. Avant de dîner chez M. Rosenzweig, il se rendit, avec ces deux officiers, à la maison d’Andor, ainsi que celui-ci l’avait exigé et fit des excuses. Après lui, le docteur s’excusa à son tour.

— Il a voulu se battre, dit à la mère d’Andor le capitaine Gerling, dont le vieux cœur de soldat s’épanouissait de joie et dont la pipe laissait échapper de formidables bouffées de fumée. Il a du sang de brave dans les veines. Ce sont peut-être ses vieux bouquins qui lui ont infusé cela aussi. Je suis content de lui. Un vrai soldat n’aurait pas mieux mené l’affaire à bonne fin.

Lorsque l’aiguille de la grande pendule approcha de l’heure à laquelle Andor avait coutume d’arriver chez les Teschenberg, dans l’après-midi, le cœur d’Hanna battait de plus en plus fort contre son corset ; de plus en plus elle baissait sa jolie petite figure rougissante sur le métier à broder devant elle.

Enfin elle entendit son pas régulier, ferme comme celui d’une sentinelle. Il frappa à la porte un coup sec autant que celui d’un marteau.

Un « entrez ! » à peine perceptible répondit au coup et le docteur se dressa dans la chambre grand, bien droit, embarrassé de ses membres, selon son habitude. Mais aujourd’hui Hanna ne voyait rien de tout cela. Il lui apparaissait en héros d’Homère ou en Siegfried à la peau cornée, le tueur du terrible dragon ; et comme il ne prenait pas un air vainqueur, des allures de héros, ne souriait pas fièrement et s’asseyait au contraire à la table, selon sa coutume, Hanna fut saisie d’admiration pour lui. Ses traits trahirent une charmante confusion virginale ; elle renversa le métier en se levant, et au lieu de tremper sa plume dans l’encrier, elle y trempa son crayon.

— Où sont donc mes deux autres élèves ? demanda le docteur après avoir regardé la pendule.

— Elles ne viendront pas, répondit Hanna, baissant les yeux. Il faudra vous contenter de moi seule pour aujourd’hui.

Andor s’était mis à feuilleter un livre ; son élève le regardait de côté, très-timidement mais avec beaucoup de bienveillance.

— Avez-vous fait le pensum que je vous ai donné avant-hier ? demanda le professeur.

— Ne soyez pas méchant envers moi, docteur, balbutia Hanna. Je… je n’ai pas pu le faire. Vous m’aviez infligé la description du printemps, que sais-je du printemps, grand Dieu, si ce n’est qu’à cette saison on envoie les fourrures chez Kürschner, le fourreur, qu’on se prépare des toilettes légères, et qu’on commence à manger des épinards et des écrevisses ?

— Vous ne sortez donc jamais de la ville, mademoiselle ?

— Mais si ; je vais au parc, répondit Hanna avec vivacité, pendant que ses grands yeux clairs erraient de tout côté, ainsi que des fleurs doucement agitées par le vent ; et lorsque l’été arrive, nous faisons çà et là une petite partie de campagne, avec du café froid que l’on réchauffe. Dans ces excursions, on voit tout juste que la forêt est verte, le ciel bleu, et quand nos compagnes ne bavardent ou ne rient pas trop, on entend dans la profondeur du bois des voix étranges d’oiseaux. Mais c’est tout ce qu’on voit, tout ce qu’on entend ; et, de même qu’en ville, on ne parle guère que des toilettes des actrices, des histoires galantes des grandes dames. Ce qu’il y a de mieux encore, c’est quand on joue aux jeux innocents. Je sais bien que ce n’est plus de bon ton, mais on a du moins occasion de se remuer.

— Ainsi, mademoiselle, vous n’avez jamais, au printemps, écouté les premiers grands bruits de la terre qui se réveille ! Combien je vous plains !

— Dans les poésies que j’ai lues, il y a toujours une alouette qui s’élève des champs de blé et monte vers le ciel avec des cris joyeux ; mais je n’ai jamais entendu l’alouette chanter. J’en ai vu une, un jour, chez le confiseur de notre rue ; elle était enfermée dans une cage et ne chantait pas.

— Et vous ne connaissez pas non plus ce sentiment qui s’empare de nous au printemps, ce sentiment mélangé de vive surexcitation et de douce langueur, par lequel nous sommes tantôt élevés vers le bleu du ciel le plus pur, tantôt ramenés vers les profondeurs les plus secrètes de la terre ; ce sentiment qui nous tourmente comme un mystère, qui se compose à la fois de réflexions, de rêveries, de désirs, défilant, s’agitant autour de nous ainsi que des ombres qu’on ne peut saisir, et d’ardeur inquiète, de malaise indéfinissable ? On pourrait le rapprocher, ce sentiment en question, de l’instinct qui entraîne le marin sur la grande mer bleue pour aller découvrir de nouveaux pays dans les zones lointaines ; car, nous aussi, nous voudrions voyager, mais nous ne savons vers quel but ; nous voudrions aller chercher et sans pouvoir dire ce que nous désirons trouver. Il y a en nous tour à tour comme un grand besoin de pleurer et une folle envie de rire.

— Ce sentiment, je le connais, murmura Hanna regardant devant elle comme quelqu’un qui est absorbé en lui-même, c’est-à-dire je le connais depuis quelque temps, depuis peu. Le printemps va-t-il donc venir ?

Elle avait tressailli à ses propres paroles ; le tendre incarnat de ses joues devenait plus vif. Andor poursuivit :

— Ce sentiment réveillé en nous par les premiers frémissements du printemps se rattache aussi à l’émotion que l’amour naissant, encore frêle bouton, fait éprouver à notre cœur, aux douces sensations intimes de la tendresse vraie, pure et bonne, qui nous ravit si douloureusement, nous fait frissonner de tout notre être avec tant d’inquiétude.

Longtemps encore, le jeune docteur eût parlé de la sorte, et sans s’apercevoir de l’effet que ses paroles produisaient sur Hanna. En tout temps, il observait fort peu ce qui se passait chez les autres : il n’étudiait guère leur figure, leurs mouvements ; mais, quand il parlait, il ne voyait ni n’entendait plus rien du tout. Un tout petit incident survint, qui lui mit, pour ainsi dire, le doigt sur l’effet qu’il avait produit.

Pendant qu’il s’était interrompu un moment, il entendit un bruit qui l’étonna. Il entendit comme une pluie tomber sur le cahier devant Hanna ; il regarda et vit en effet deux grosses gouttes sur le papier. Surpris, il releva les yeux sur son élève et aperçut des larmes qui brillaient à ses longues paupières.

— Grand Dieu, mademoiselle, qu’avez-vous donc ? s’écria-t-il.

— Ah ! je suis bien malheureuse, répondit Hanna, cessant de se dominer, cachant sa jolie petite figure dans ses mains et se mettant à pleurer à chaudes larmes.

Lorsqu’une jeune et jolie jeune fille très-gâtée se sent malheureuse pour la première fois, cela veut dire tout bonnement que, pour la première fois depuis qu’elle est au monde, elle se trouve réellement heureuse. Il en était du moins ainsi pour Hanna.

Mais Andor devint tout inquiet à la vue de son élève. Il se leva vivement, lui prit les mains, qu’il écarta doucement de sa figure, et se pencha vers elle pour essayer de lire dans ses yeux. Cela lui fut impossible : les beaux yeux ne voulaient pas se détacher du papier qu’ils regardaient obstinément.

— Hanna ! chère Hanna ! murmura Andor, ne pensant plus qu’il était dans l’austère maison des Teschenberg, oubliant le monde entier, s’oubliant lui-même, ne pleurez pas ; je ne saurais vous voir pleurer. Si cela pouvait vous servir à quelque chose, je donnerais ma vie pour que vous soyez heureuse.

— Vrai ! répondit la jeune fille à voix basse, très-basse, en levant vers lui ses yeux encore tout humides de larmes, dans lesquels brillait la joie. Ah ! Andor, que de soucis vous m’avez donnés hier et aujourd’hui. J’étais entièrement avec vous par la pensée ; je sentais mon cœur à la veille de se briser, tant j’avais peur pour vous.

— Pour moi, chère Hanna, murmura le jeune homme devenant tout à coup aussi hardi qu’il l’avait été en face du baron. Vous me voulez donc du bien ? Moi… Hanna… je ne pense plus qu’à vous. Je ne saurais vous dire ce que j’ai dans le cœur ; c’est comme une douleur profonde et une joie infinie. Je vous aime tant, tant, Hanna.

Elle s’empara brusquement de ses mains, les serra contre son sein, qui se soulevait, et son regard chercha celui d’Andor avec tant d’abandon qu’il perdit tout à fait la tête.

Tandis que, dans la chambre contiguë, la grosse conseillère comptait tranquillement sur ses doigts épais les mailles de son bas, le docteur attirait la belle Hanna sur sa poitrine et leurs lèvres se rencontraient en un baiser.

Après, la jeune fille s’écarta de son professeur, le fixant comme si elle eût voulu graver à jamais son image dans son âme, puis elle rejeta en arrière ses cheveux bruns et, plus hardie qu’il n’eût osé l’être, revint vers lui toute frissonnante pour l’entourer de ses deux bras avec force, avec tendresse, pour l’embrasser, une fois, deux fois, l’embrasser encore.

Ils ne pouvaient se lasser de se caresser, de se regarder, savourant tous deux leurs sensations auprès desquelles tout le reste n’était rien. Ils savaient qu’ils s’aimaient et ils ne savaient rien de plus, ne pensant ni aux hommes, ni à ce qu’ils pouvaient dire, ni au monde, ni à son opinion, ne pensant pas même à l’avenir.

Dans l’intervalle, la conseillère avait recommencé trois fois à compter ses mailles. Elle avait à demi prêté l’oreille à ce qui se passait dans la chambre à côté, et elle avait trouvé étrange le silence qui y régnait.

Elle finit par jeter son bas sur le parquet ; le pauvre bas sembla réellement ressentir cette humiliation ; il inclinait un de ses bouts ainsi qu’un pécheur repentant sa tête. Mais la conseillère le ramassa bientôt, et lorsque les aiguilles à tricoter recommencèrent leur jeu, le bas se remit à danser aussi gaiement que pouvait le faire un honnête bas prenant les choses en optimiste.


XII

UN HEUREUX DÉBUT

Chaque jour, régulièrement, Marie avait dû entendre de la bouche de madame Peneke les mêmes remontrances sérieuses. « Il faut que tu travailles, » lui disait le matin la revendeuse pendant que, en camisole de nuit fripée, elle déroulait ses papillotes devant un petit miroir dont l’étain était tombé par places. « Il faut que tu travailles » était son dessert au dîner. « Il faut que tu travailles » redevenait la prière du soir, avant d’aller se coucher.

La belle jeune fille en arriva donc à s’habituer à cette idée et essaya de faire quelque chose.

Dans la matinée, on pouvait la voir assise auprès de la fenêtre de la boutique, arrangeant à l’aiguille les objets que madame Peneke avait achetés. L’après midi, lorsque la revendeuse était en ville à vendre ou à acheter aux dames, Marie recevait les chalands à sa place. Mais ce genre de vie lui allait à peu près comme un jupon et un corsage de paysanne peuvent aller à une princesse : elle avait l’air de jouer avec les robes, et s’il s’agissait de vendre quelque chose, les acheteurs riaient de sa manière de faire.

Un jour, après s’être bourré le nez de tabac au point qu’il ressortait comme une cheminée pleine de suie au milieu de sa large face plate, madame Peneke dit à sa fille adoptive :

— Marie, ton amourette avec Plant et le scandale avec le baron t’ont fait perdre la considération du monde ; mais je ne crois pas trop m’avancer en t’assurant que tu peux promptement reconquérir ton bonheur perdu, en menant une existence laborieuse.

La jeune fille répondit d’abord à ces paroles par une moue, une moue si dédaigneuse, que madame Peneke en fut peinée jusqu’au plus profond de son âme.

— Si je travaille, s’écria-t-elle ensuite, c’est à cause de toi ; mais ne me dis pas que le travail est respecté, qu’il honore. On ne respecte pas le travail, on ne respecte que l’argent ; et l’argent gagné à la sueur de notre front est moins apprécié que celui dont nous héritons sans peine, ou celui que la honte, les spéculations amènent dans notre bourse. On n’apprécie que l’argent gagné au jeu, soit que l’on ait risqué pour cela d’autre argent, soit que la beauté ou toute autre chose ait servi d’enjeu. Quiconque est condamné au travail est par cela seul à peu près condamné au mépris.

La revendeuse ne trouva rien à répliquer immédiatement ; elle se mit à frotter fortement avec sa manche un chandelier à plusieurs branches et en plaqué. Elle lança ensuite :

— Tu as vu cela dans tes maudites pièces de théâtre et dans tes romans du diable.

— J’ai vu cela dans la vie de chaque jour. Quelqu’un salue-t-il un ouvrier, un artisan, parce qu’il travaille ? Non, certes. Par contre, notre brave homme de voisin, qui nourrit sept enfants avec son aiguille et qui est phthisique à laisser voir le jour à travers, se découvre humblement devant la maîtresse d’un banquier parce qu’elle daigne lui donner à faire ses riches vêtements.

— Allons donc ! Tu sais bien que ce que tu dis-là n’est pas la vérité.

— Je vois les choses telles qu’elles sont, soupira Marie, et je ne m’imagine pas que d’un chardon on puisse tirer de l’essence de rose. Quiconque travaille est méprisé comme l’âne qui, d’une année à l’autre, traîne la charrette dans les rues. C’est ainsi et nous n’y changerons rien.

Cependant la jeune fille semblait supporter avec beaucoup de calme le mépris qu’elle disait attaché au travail. Du matin au soir, elle aidait en tout madame Peneke ; mais dans la soirée, alors que sa mère d’adoption, qui se couchait de très-bonne heure, tombait lourdement sur les coussins et sur les coussinets de plume de son lit, ainsi qu’une de ces déesses de l’école flamande qui semblent écraser de leur poids les nuages floconneux, Marie s’enfermait dans sa chambrette, retirait de son armoire quelque robe d’apparat qu’elle y tenait cachée, s’en habillait, ornait sa chevelure brune de fausses perles et se mettait à lire des pièces de théâtre, à apprendre des rôles par cœur, à les déclamer, puis à les jouer.

Elle avait commencé par le rôle de Lady Milford. À la Milford avait succédé Marie Stuart, parce que Marie savait que le velours noir l’avantageait beaucoup. Était venue ensuite la Judith d’Hebbel, parce que, en personnifiant la belle juive, elle avait l’occasion de laisser voir ses beaux bras. Quand elle en eut fini avec ce dernier rôle, elle résolut de mettre à exécution un projet qu’elle nourrissait vaguement depuis longtemps.

Elle mena ce projet à bonne fin, par une belle nuit de printemps, fraîche et parfumée.

Elle fit semblant d’aller se coucher en même temps que madame Peneke. À la porte de sa mère d’adoption, elle prêta l’oreille jusqu’à ce que celle-ci se fût couchée et eût fait entendre ce son nasal et régulier qui imite de si près celui de la scie dans le bois. Après, sans souliers, sans faire plus de bruit qu’une ombre, elle redescendit l’escalier et ouvrit la boutique.

Dans l’assortiment des toilettes, elle choisit une des plus belles robes, un certain nombre d’autres objets et des bijoux. Elle revêtit une robe de soie verte, une jolie casaque en velours noir et mit son chapeau avec un voile assez épais pour la rendre méconnaissable. Ceci fait, elle se rechaussa, arrangea tout ce qu’elle avait choisi en un gros paquet, comme en portent les compagnons en voyage, glissa dans sa poche un revolver à trois coups ; saisit une canne plombée et quitta la maison en ayant soin de refermer les portes.

De l’argent, elle n’en avait pas pris ; cela lui eût semblé un vol. Pour les toilettes, elle savait que madame Peneke les lui aurait données, si toutefois elle avait consenti au départ. Elle n’emportait donc, par le fait, que ce qui lui eût appartenu, et elle ne pensait pas le moins du monde qu’elle agissait mal.

Pourquoi, du reste, aurait-elle pensé ? On nous a si longtemps reproché de trop penser, que nous sommes en bon chemin de perdre cette habitude. Notre devise est : agir promptement, et si le succès couronne l’acte, l’acte est bon… d’après notre morale.

La fugitive jeta un dernier regard sur la petite maison, bien plus peut-être par habitude que par émotion réelle, et se mit en route d’un pas rapide.

À l’heure où les premières bandes blanches vinrent rayer l’horizon, la ville était loin derrière Marie. De la colline où elle se trouvait alors, elle vit une dernière fois les tours briller au soleil du printemps ; puis les tours disparurent et un paysage inconnu se déroula peu à peu devant elle.

En traversant un village, elle entra dans une maison qu’une branche d’arbre aux feuilles desséchées se balançant à la brise fraîche du matin désignait comme une auberge. Elle y acheta un petit pain. L’aubergiste la regarda avec étonnement et la suivit un moment de l’œil sur la route où elle cheminait. Elle ne s’en préoccupa guère.

À l’entrée du petit bois, elle s’assit et mangea son pain. Elle se mira ensuite longuement dans le ruisseau à ses pieds. Dans l’attention soutenue qu’elle prêtait à son image, il n’y avait ni vanité ni amour-propre, rien que le froid calcul du marchand qui examine sa marchandise. Après s’être bien regardée ainsi un certain temps, elle parut fort contente.

Envers elle les hommes s’étaient montrés durs, sans cœur ; elle avait résolu d’agir avec eux sans aucune cérémonie et elle se tenait là assise, froide, endurcie, aussi irritée, aussi furieuse qu’un conquérant pour qui les hommes ne sont que des chiffres avec lesquels il fait ses horribles comptes.

Peu à peu, cependant, son cœur s’apaisa sous le calme solennel de la nature. Ce n’était pas encore le printemps en plein épanouissement, avec sa belle robe de verdure, qui entourait la jeune fille. La terre commençait seulement à se réveiller et avec lenteur. Dans les vallées et sur les montagnes, la neige s’était fondue et tout respirait, s’étirait. Les rayons du soleil non encore bien chauds tremblotaient sur la terre ; l’eau, jaillissant en perles transparentes, répandait une fraîcheur à faire frissonner. Les insectes voltigeaient dans l’air. Çà et là, le gazon, jaune comme de la paille, commençait à verdir. Les arbres dénudés, tristes, se chauffaient au soleil, poussant de petits bourgeons et les semailles de l’hiver apparaissaient comme des tapis d’émeraude dans la campagne brune, désolée. Dans le lointain, un paysan menait sa charrue, et son bonnet de coton blanc se balançant, comme une fleur, brillait à l’œil agréablement.

Les arbustes qui entouraient Marie et qui, comme poussés par la curiosité, allongeaient vers elle leurs tiges flexibles, portaient de petits minets ayant l’air de se hérisser de froid et de longues houppes se balançant doucement en mesure. Des papillons jaunes, aux ailes diaprées, voltigeaient dans l’espace et parmi eux un magnifique papillon tête de mort.

Autour de la jeune fille se dressaient des euphorbes vert jaune, des violettes odorantes et des pâquerettes ressemblant à la blanche lampe dans laquelle brûlent trois cierges jaunes. L’ombre des branches, au-dessus de sa tête se dessinait sur la terre en grillage sombre ; devant elle la colline s’étendait en pente douce, et bien qu’un merle sifflât et qu’un autre lui répondit, bien qu’un murmure continuel se fît entendre partout et que là-haut, invisible dans l’air, une alouette chantât, il lui semblait qu’un profond silence l’entourait et que ce silence lui faisait du bien.

Elle oubliait le passé ; elle ne songeait pas non plus à l’avenir ; elle regardait avec plaisir chaque coin de verdure, les couleurs brillantes qui commençaient à orner le manteau d’été de la terre, chaque scarabée suspendu à l’extrémité d’une tige.

Longtemps elle resta ainsi assise.

Quand elle se décida à poursuivre sa route, elle se sentait mieux, plus résolue.

Tard dans la nuit, elle arriva à la ville qui était le terme de sa course. Elle descendit dans un petit hôtel fréquenté seulement par des voituriers, des bouchers, des merciers de la campagne, et s’endormit aussi tranquillement que si elle avait eu la conscience la plus pure.

Elle dormit longtemps, déjeuna avec beaucoup d’appétit et fit sa toilette avec toute l’habileté qu’elle savait y mettre. Vers dix heures, elle se présentait chez le directeur du théâtre, M. Crameaux.

Celui-ci, petit homme à figure intelligente, à cheveux noirs, courts, en l’air, fixa sur elle un regard exprimant à la fois l’habitude de calculer et une malicieuse tendance à l’humour.

— Vous venez me demander un engagement, n’est-ce pas ! dit-il d’un ton sec et désagréable.

— En effet, répondit Marie. À quoi le devinez-vous ?

— Je l’ai deviné rien qu’en vous voyant, comme je devine aussi que vous n’avez jamais mis les pieds sur les planches. Vous êtes de bonne famille, hein ? Prenez place.

Marie s’assit et attendit de nouvelles questions. Elle jugeait avantageux pour elle de ne pas répondre à la dernière. Un mystère concernant la personne, la naissance, peut servir au théâtre, et elle le savait.

— Il y a en vous quelque chose d’aristocratique, continua le directeur. Vous voulez jouer les premiers rôles, n’est-ce pas, les dames du monde ? Nous savons cela. Votre extérieur vous le permet ; vous avez tout à fait le physique de l’emploi.

— Vous plairait-il de me soumettre à une épreuve, monsieur le directeur ?

— Pourquoi ?

— Pour voir si j’ai dit talent ?

— Du talent ! s’écria M. Crameaux se mettant à rire. À quoi bon, du talent ? Vous êtes jolie, très-jolie ; cela suffit aujourd’hui. Si vous avez de la toilette, parfait ; si vous n’en avez pas, il se présentera bientôt un ami qui s’occupera de ce détail. L’important, c’est de plaire au public et je crois que vous lui plairez. Votre démarche est élégante, vos mouvements sont gracieux et l’organe agréable. Nous n’avons pas besoin d’autre chose. Du talent ! Pourquoi du talent ?

Vous êtes venue avec des illusions, paraît-il, Nous connaissons cela : la vocation, les aspirations vers le sublime, le besoin de réaliser sur la scène l’idéal introuvable dans la vie. Débarrassez-vous sans retard de tout ce lest inutile. Je pensais comme vous, moi aussi, lorsque j’abandonnai, au grand chagrin de mon père, le droit pour l’art, changeant mon nom de Kramm en celui de Crameaux plus aristocratique et que, au lieu de devenir employé, je me mis à suivre la muse court-vêtue ; moi aussi je m’imaginais que du haut de la scène je relèverais, j’ennoblirais les hommes. Les hommes aiment mieux être amusés que relevés. Je connais le public ; j’ai gagné de l’argent avec le théâtre ; donc, je connais le public. Si par hasard vous avez du talent, cela me fera plaisir pour moi et pour les grands poëtes qui ont eu le mauvais goût de consacrer leur génie à la scène et au public de théâtre. Je joue encore quelquefois, et je remplirai le rôle du valet de chambre pour votre début, dans Lady Milford.

— Ce rôle est, en effet, celui que…

— Je le sais ; je sais tout. Avez-vous les costumes nécessaires ?

— Je les ai.

— Alors, écoutez bien. Vous débuterez demain. Si vous avez du succès, vous êtes engagée chez moi. Pour les premiers mois, je vous payerai largement, afin que vous puissiez être sur un bon pied et… faire votre choix. Je n’aime pas que les dames de mon théâtre ne s’apprécient pas à leur valeur de femme. Il y a de très-riches fabricants. Dès que vous aurez trouvé un ami, je réduis des deux tiers la somme stipulée. Ainsi, je vous engage pour deux ans ; les trois premiers mois, cent cinquante florins ; après, cinquante. Convenu, n’est-ce pas ?

— Avec le plus grand plaisir.

— Le plaisir est tout pour moi, mademoiselle !… Pardon ; quel est votre nom ?

— Mon nom d’actrice est Valéria Belmont.

— Bien, très-bien. Votre serviteur, mademoiselle Belmont.

Marie s’inclina légèrement et avec grâce, imitant de son mieux les comtesses chez lesquelles elle était allée avec madame Peneke, et quitta le cabinet du directeur d’un pas rapide et fier. Plus rien en elle de la modeste jeune fille de la bourgeoise ; de la tête aux pieds, elle était maintenant Valéria Belmont, l’actrice, la femme qui voulait faire fortune, chercher le plaisir, le luxe, et qui ne craindrait pas de payer tout cela au prix qui lui serait demandé.

À la fin de la journée, Valéria Belmont avait déjà fait la connaissance de toutes les dames du théâtre ; elle s’était déjà mesurée hardiment avec l’héroïne qui, depuis trente ans, jouait les Catherine et les Élisabeth ; elle avait déjà lié connaissance avec la duègne comique qui était réellement comique, avec l’amoureux, réellement très-aimable, et avec l’ingénue qui était, sans aucun doute, l’innocence en personne. Dans la soirée, elle invita ces deux dernières dames à souper dans le premier hôtel de la ville, que fréquentaient les messieurs élégants.

Quelle idée avait-elle, sachant que l’argent lui manquait complétement, de s’offrir ainsi un souper délicat, très-cher, et d’inviter ses deux camarades par-dessus le marché ? Elle avait été assez longtemps en relations avec des femmes de théâtre pour savoir que, plus encore hors de la scène que sur la scène, tout dépendait pour elle d’un début heureux. Qu’elle parvînt à faire parler d’elle, surtout de manière à amuser les messieurs élégants et blasés, et à fournir aux femmes l’occasion de faire briller leur vertu une fois encore par le contraste, et sa carrière était faite.

En très-belle toilette, ses cheveux noirs tombant en deux nattes épaisses de son petit chapeau sur ses épaules, elle entra dans la salle à manger de l’hôtel. Le long des tables occupées par des soupeurs très-bien mis, elle ne regardait personne, elle fronçait même les sourcils d’une manière peu engageante. Derrière elle, ses compagnes souriaient à droite, souriaient à gauche, comme si elles se fussent entendues pour proclamer Valéria Belmont inabordable et, par conséquent, d’autant plus intéressante.

La nouvelle actrice prit place dans l’embrasure d’une fenêtre, en ne se permettant pas même le mouvement de hanches affecté, prétentieux ou jugé charmant, sans lequel les femmes ne savent plus s’asseoir. Elle ne s’amusa point, comme l’amoureuse et l’ingénue, à remuer les chaises avec bruit, à rire tout haut, à lisser ses cheveux. Elle se contenta d’ôter ses gants, de montrer ses mains admirables à travers lesquelles passait comme à travers un transparent la lumière du gaz vers laquelle elle tendait la carte.

Elle commanda du filet de chevreuil aux confitures, des asperges, des écrevisses et une bouteille de vin du Rhin.

De toutes les tables, rapprochées ou éloignées, les yeux se tournaient vers elle, vers elle seule. Elle faisait semblant de ne pas s’en apercevoir et causait avec ses deux amies.

Tout à fait dans le voisinage était une petite société de cavaliers, pour la plupart des propriétaires des environs, qui paraissaient s’en donner à cœur-joie en l’absence de leurs femmes bien nées.

Parmi eux, on remarquait un jeune officier de hussards caressant continuellement sa moustache, et remarquable en ce que, dans sa façon d’être, il n’affectait pas ces allures d’aristocrate ennuyé devenues de mode aujourd’hui. C’était un jeune homme à figure fraîche, jolie, intelligente. Il montrait en effet qu’il était intelligent, en ne se servant pas des expressions habituelles aux nobles et aux officiers, telles que : « sur l’honneur », « pompeux », « fade », « affreux », « abominable », etc., et en parlant d’une manière vive, rapide, au lieu d’affecter la maladie à la mode de mâcher, de traîner les mots, comme un gâteux.

Évidemment, il était question, dans la petite société, de la nouvelle brillante étoile. Le hussard, qui tournait à moitié le dos aux nouvelles venues se retourna tout à coup et fixa Valéria Belmont, non à travers un carreau enchâssé dans l’œil, selon la coutume des chevaliers modernes, mais tout droit, hardiment, et il la regarda si longtemps de son œil brillant, honnête, qu’elle finit par lever une seconde fois les yeux sur lui.

Cette seconde suffit à la future Lady Milford pour décider du sort de celui qui la contemplait. Elle se disait :

« Il est jeune, ardent ; il paraît riche et pas du tout blasé ; il est assez jeune pour qu’on lui en fasse accroire et assez raisonnable pour faire contre mauvaise fortune bon cœur ; c’est ce qu’il me faut. »

Elle ajouta à sa commande une bouteille de champagne Rœderer, carte blanche.

Pendant ce temps, le hussard avait fait un mouvement de flanc stratégique lui permettant de coqueter avec Valéria, sans se donner le torticolis, et il coquetait avec une ardeur juvénile, un empressement d’autant plus grand que la jolie fille l’encourageait, tantôt par un long regard, tantôt par un sourire, et n’avait d’attention que pour lui.

— Qui est cette dame étrangère ? demanda-t-il au chef des garçons qui passait en ce moment avec son éternelle cravate blanche et sa figure couleur d’oignon rose, à sourire de faune stéréotypé. C’est sans doute une actrice.

— Elle se nomme mademoiselle Belmont, débute demain dans Lady Milford, beauté divine ; issue de famille noble ; très-fière, d’une vertu à toute épreuve, murmura le chef des garçons qu’on ne prenait jamais sans vert.

— Elle a des mains merveilleuses, dit l’un des convives que sa tête chauve, luisante, proclamait connaisseur.

— Vous a-t-il fallu tout ce temps pour vous en apercevoir ? questionna un autre convive ; vous me rappelez la parabole du chien mort que tout le monde trouve si laid et en qui le Christ finit, par louer les belles dents. Notre voisine est d’une beauté si parfaite qu’il faut n’avoir pas de goût pour la détailler.

Ces dernières paroles amenèrent une violente discussion, tant il est impossible à des Allemands de causer sans en arriver à discuter, puis à se dire des grossièretés. Le hussard prit la balle au bond et découvrit chez Valéria « un détail » jusqu’alors échappé à tous ceux qui la regardaient : son petit pied.

Valéria avait vu la direction du regard de son voisin. Sans en avoir l’air, elle releva sa robe de soie lentement, de manière à laisser voir l’attache fine de son pied. Les yeux du jeune officier ne se détachant plus de cet objectif, elle releva la jupe un peu plus, puis davantage encore, à la seconde bouteille de champagne. Elle était devenue très-gaie avec cette seconde bouteille ; elle envoyait à ses nouvelles amies des boulettes de pain, dont l’une, tombée dans les brandebourgs du hussard, fut dévorée par lui ; elle leur offrait de petites cigarettes de la Ferme et fumait avec elles.

Le jeune officier sentait son cœur battre de plus en plus fort ; il se demandait comment il pourrait approcher la belle avant que quelque Jupiter d’usine tombât à ses pieds, sous forme de pluie de billets de banque. Il entendit alors Valéria demander l’addition d’un ton de grande dame.

Le chef des garçons accourut, inscrivit rapidement la dépense sur une bande de papier blanc, portant en tête la raison sociale de l’hôtel, au revers le prospectus d’une maison de confection et, s’inclinant respectueusement, tendit la note à Valéria. Elle ne daigna ni la toucher de la main ni l’honorer du regard.

— C’est… c’est l’addition demandée, dit le chef des garçons, un peu décontenancé par l’attitude de Valéria.

— Donnez-la au lieutenant que voilà, répondit-elle aussi tranquillement que si elle eût dit : Donnez-la à mon mari.

Le chef des garçons resta confondu ; debout entre les deux tables, sa note à la main, il regardait tour à tour Valéria Belmont et le hussard.

Bien que les paroles de l’actrice n’eussent pas été prononcées à haute voix, elles avaient été entendues de la salle entière et tous les regards se tournaient vers le héros de cette aventure extraordinaire. Les conversations avaient cessé et les deux autres dames de théâtre elles-mêmes ne parlaient plus, effrayées qu’elles étaient de l’audace de leur nouvelle amie. À la table du lieutenant, les autres cavaliers avaient d’abord ouvert de grands yeux et, selon leur goût, ils étaient occupés maintenant à se mordre les lèvres ou à arranger leur cravate.

Le hussard était devenu d’un beau rouge. Mais lorsque le chef des garçons, prenant enfin une résolution, vint se placer derrière sa chaise, il s’empara de la note à sensation et la mit dans sa poche en faisant un léger signe de tête.

Ce signe suffit au garçon ainsi qu’à Valéria, qui se leva majestueusement, jeta à l’officier un coup d’œil très-expressif et quitta lentement la salle avec un joli frou-frou de sa jupe de soie.

Le lendemain, la piquante histoire de la note faisait le tour de la ville ; elle arrivait jusque dans le cabinet du président du tribunal ; elle pénétrait, malgré la sextuple surveillance, dans le couvent des jeunes filles nobles ; elle franchissait même le seuil de l’évêché, et, le même soir, à son début dans Lady Milford, Valéria Belmont obtenait un véritable triomphe. Elle le méritait, du reste. Dans sa robe de moire à ramages, très-décolletée, laissant voir son buste modelé comme celui d’une statue de déesse grecque, avec ses yeux étincelants sous la perruque poudrée, elle faisait un effet prodigieux.

Après la représentation, le directeur du théâtre vint à elle.

— Vous êtes engagée, mademoiselle Belmont, lui dit-il par saccades. Vous avez plu ; il n’en faut pas davantage. Brillante, très-brillante ! Schiller crierait vengeance à votre manière de jouer ; mais cela ne fait rien ; vous avez du talent, beaucoup de talent, et il le faut bien, puisque je vous le dis. Vous ferez votre chemin. Mes compliments sur votre début.

À sa sortie du théâtre par la petite porte de derrière, Valéria se trouva face à face avec l’officier de hussards. Elle prit son bras sans façon et ils allèrent souper ensemble dans un cabinet particulier de l’hôtel.

Le jour suivant, l’actrice recevait au moins cent visites de messieurs. Elle fut assez sage pour donner la préférence, non au joli hussard, mais à un riche fabricant ; ce qui la décida, c’est qu’il était marié. Les hommes mariés offrent toutes les garanties désirables.

Le deuxième rôle joué par Valéria Belmont fut celui de Marie Stuart ; le troisième, celui de la tsarine dans les Victimes de la tsarine. Ce dernier rôle, elle l’accepta sur la demande expresse du directeur qui voulait qu’elle se montrât dans la comédie. Elle l’apprit en un jour et le joua après une seule répétition, ce qui la grandit considérablement dans l’estime de M. Crameaux. Elle profita de cette occasion pour présenter au public son fabricant, c’est-à-dire deux costumes neufs d’une richesse impériale.

Deux jours plus tard, elle figurait sur l’affiche comme sujet reçu de la troupe.

Sept correspondants et autant de journaux de théâtre de Berlin, Munich, Vienne et Leipzig firent sur ses débuts des comptes rendus frénétiques. « C’était un talent de premier ordre, une beauté comme l’Europe n’en avait plus vu depuis Lola Montès, une voix qui était pour la diction, la déclamation, ce que la Patti était pour le chant, etc. » Le fabricant avait évidemment fait tout ce qu’il y avait à faire, et Valéria Belmont s’éveilla un beau matin artiste dramatique célèbre.

Son premier idéal s’était réalisé.


XIII

UN VÉRITABLE ALLEMAND NE PEUT SOUFFRIR
LES FRANÇAIS

Les réunions d’Andor et de ses amis dans le petit café avaient cessé d’être régulières comme par le passé.

Toutes ses heures de liberté, souvent nombreuses, le docteur les consacrait aux Teschenberg, espérant trouver et trouvant en effet un moment propice pour embrasser Hanna ou lui presser furtivement la main.

Wolfgang continuait à jouir de la faveur royale et Plant était satisfait de son rôle de favori de la comtesse Bärnburg.

De temps en temps, néanmoins, les trois amis se donnaient rendez-vous pour se communiquer leurs idées et leurs aventures. Ce fut ainsi que, par une pluvieuse après-dînée de printemps, ils devaient se retrouver à leur ancienne table préférée.

Andor avait été le premier à faire son apparition dans la demi-obscurité permettant d’entrevoir vaguement le billard, les tables. Il sonda tous les coins et recoins sans découvrir ni Wolfgang ni Plant. En revanche, il aperçut le comte Riva, qui, dans son costume négligé, était assis à une petite table où il jouait seul aux échecs.

Il n’y avait pas d’autres consommateurs dans ce café et ce vide inusité donnait à leur rencontre comme une certaine intimité. Aussi, lorsque le comte fixa sur le docteur son regard quelque peu interrogateur, il sembla à celui-ci qu’il entrait dans la maison d’une bonne connaissance et il salua cette bonne connaissance peut-être malgré lui.

L’étrange personnage rendit le salut avec politesse et, d’un mouvement plein de grâce, de distinction, l’invita à prendre place en face de lui de l’autre côté de l’échiquier. Andor accepta l’invitation en silence comme elle lui avait été faite.

Il gagna une partie et en perdit deux.

— Savez-vous ce qui me plaît en vous ? demanda tout à coup le comte après la troisième partie, c’est que vous ne portez ni barbe ni lunettes, que vous dédaignez ces sots moyens de vous masquer. Celui qui veut cacher son véritable caractère n’a pas tort, évidemment, de couvrir d’un voile ses lèvres et son menton, les deux endroits où le caractère se lit le mieux ; celui qui veut cacher le fond de son âme ou sa sottise n’a pas tort non plus de mettre des lunettes à verres foncés si cela se peut, mais les honnêtes gens ne craignent pas qu’on voie dans leurs yeux.

Ils avaient entamé leur quatrième partie, lorsque Plant entra et vint s’asseoir à côté d’Andor. Au moment où le comte faisait mat son adversaire, Wolfgang parut à son tour.

Le sculpteur regarda le fou d’un air moqueur et se fit servir du café.

Le comte Riva abattit les pièces sur l’échiquier et le referma.

Selon son habitude blessante pour les autres, Wolfgang se mit alors à donner à entendre qu’il était le favori du roi, et que quiconque ne l’était pas comme lui devait s’estimer heureux qu’il lui dit bonjour et lui parlât.

Il défila son chapelet de phrases habituelles : « Aujourd’hui encore le roi est venu dans mon atelier. » « Ma statue de l’Amour sera très-réussie, m’a dit le roi. » « Il faut que je fasse un voyage ; le roi le désire. » Et ainsi de suite.

Le comte souriait à ces vaniteuses confidences prouvant ainsi qu’il n’était ni fou ni Allemand ; car quel est l’Allemand qui, n’étant pas fou, oserait se rire de la faveur d’un roi, ce roi ne fût-il qu’un roitelet, quelque chose comme un tyran de Lilliput ou le chef d’une armée de soldats de plomb.

— Vous riez, monsieur le comte, lui dit le sculpteur se tournant brusquement vers lui. Vous semblez ne pas croire qu’un artiste allemand puisse être traité d’une manière… oui, d’une manière aussi gracieuse par un monarque allemand.

— Oh ! du tout, répondit l’interpellé. Je songeais seulement combien c’est heureux pour nous, Allemands, que l’époque werthérienne soit loin derrière nous, ainsi que l’époque… me voilà embarrassé pour définir cette période où quelques têtes à part et peu pratiques s’enthousiasmaient pour la liberté, comme Werther pour l’idéalisme du cœur. Dans notre littérature, nous n’avons pas de type politique de ce genre représentant ce que Werther et Faust sont dans l’autre sens. Mais cela n’empêche nullement d’affirmer qu’il fut un temps où nous avions foi dans la fraternité des peuples, où, en même temps que d’autres peuples asservis, nous rêvions de marcher contre les tyrans. Ce temps n’est plus, et il est bon qu’il ne soit plus.

« La liberté ! Qu’est-ce que la liberté ? Un idéal très-peu pratique, et nous sommes devenus des gens très-pratiques. Notre manière de nous exprimer n’est plus aussi philosophique, aussi nébuleuse qu’autrefois. Le canon parle une langue qui a du moins cet avantage de ne rien laisser à désirer sous le rapport de la clarté. Nous sommes un peuple très-original ; vous en avez certainement déjà fait la remarque, mes jeunes amis. Nous n’imitons les Français en rien ; en rien, c’est peut-être beaucoup dire ; mais, pour les choses principales, nous ne les imitons pas ; c’est positif.

» Du temps de la grande Révolution française, nous nous étions pris d’un bel enthousiasme pour la République, les droits de l’homme ; nous nous sommes détournés ensuite avec horreur des scènes finales de cette terrible tragédie, pour fonder la Tugendbund[2] et la Sainte-Alliance. La guillotine que le peuple laissait fonctionner nous épouvanta ; mais la schlague, les casemates des forteresses, la Sibérie et la potence, ces jolis moyens pratiques des gouvernements, ne nous causaient aucune épouvante. Nous restâmes ensuite, un certain temps, de bons citoyens, de bons sujets, jusqu’à ce qu’en 1830 la fantaisie fût venue à nos voisins d’outre-Rhin de chasser leur roi.

» Aussitôt nous redevînmes des hommes altérés de liberté, et notre soif dura jusqu’à la merveilleuse comédie de 1848. Alors nous vîmes la République tomber une seconde fois et puis expirer sous la morsure venimeuse d’un serpent, comme elle avait expiré une première fois sous la puissante griffe d’un lion. Nous trouvions qu’il n’y avait rien de plus odieux, de plus condamnable qu’un conquérant, la guerre, un peuple avide de gloire militaire. Cette opinion était déjà la nôtre du temps de Louis XIV ; nous la remîmes en avant contre Napoléon le Grand et puis contre Napoléon le Petit. Nous chantions de belles chansons contre la guerre et la gloire ; nous déclamions, nous écrivions de quoi remplir des bibliothèques ; et, après avoir tant chanté, déclamé, écrit contre la race des tyrans, la vaine gloire, la soif des conquêtes, nous en arrivâmes à…

— Monsieur le comte, dit Andor, si vous voulez parler de la dernière guerre contre la France, vous n’avez pas raison. Les Allemands ont été attaqués, et ils n’ont fait que reprendre des provinces qui leur avaient été jadis enlevées par la force.

— Je ne veux pas parler de cette guerre, répondit le comte Riva ; je parlerai seulement de ses conséquences, des traces qu’elle a laissées dans notre conscience, notre âme et surtout dans notre esprit. Je parlerai des modifications survenues dans notre manière de concevoir le juste et l’injuste, depuis que cette guerre a modifié notre situation. Quand nous étions encore ce peuple que Bulwer a appelé « un peuple de penseurs », quand nous étions les faibles, les vaincus, nous condamnions les fusillades de Napoléon. Ainsi, dans l’exécution d’Andréas Hofer, par exemple, nous voyions… non, je vous ferais de la peine en vous disant ce que nous voyions. Mais les francs-tireurs français de nos jours avaient-ils fait autre chose que Hofer et ses paysans tyroliens ? Nous étions les heureux, les vainqueurs, voilà tout, et nous parlions des Français exactement comme le Moniteur avait jadis parlé des paysans tyroliens, de la landwehr autrichienne et des guérillas espagnoles. N’y aurait-il donc ni morale ni justice dans la vie des peuples ? L’idéal ne serait-il, en pareil cas, qu’une phrase que le vaincu retourne contre le vainqueur, sauf à la renier comme son adversaire à un moment donné ? Je ne suis pas homme à dire d’une lampe malpropre : voilà une étoile. Pour moi, une étoile est une étoile, et une lampe à huile malpropre est une lampe à huile malpropre. Je dis que nous avons déclamé contre la gloire des Français et condamné tout ce qu’ils faisaient au nom de cette gloire, jusqu’au jour où nous avons retourné la perche pour faire à notre tour, comme autrefois le général Davoust : fusiller, réquisitionner, imposer des contributions. Je ne prétends pas qu’on puisse agir autrement, en temps de guerre ; non. Mais ce n’est pas une raison pour que j’approuve ce qui a été condamné pendant cent ans, pour que je condamne ce qui était approuvé précédemment, la guerre n’eût-elle été faite que pour repousser une agression. Schill, Lützow, Korner, Palm et Hofer rougiraient de honte s’ils entendaient, aujourd’hui, ce que nous disons de braves gens comme eux, par la seule raison que ces braves gens étaient des Français et que c’était nous qui avions un Davoust à notre tête. Je m’exprime peut-être vivement, mais je suis pour tout de bon ennemi déclaré des guerres et des chants de triomphe, comme du temps des Césars j’aurais été l’ennemi des combats de gladiateurs et des applaudissements des arènes. Pour moi, un homme en vaut un autre, un peuple vaut un autre peuple, et je les estime d’après leur valeur morale, non d’après leur origine.

— Ah ! oui ! s’écria alors Wolfgang d’un ton superbe, ce sont là de vieilles idées démodées sentant la Révolution française. Il y a longtemps qu’elles n’ont plus cours chez nous.

Le comte Riva inclinait la tête en signe d’assentiment.

— C’est bien cela ; c’est bien cela ; fit-il. Un Allemand de nos jours pense, sent et parle comme s’il n’y avait jamais eu un Voltaire, un Lafayette, un Robespierre. Je trouve cela merveilleux. J’ai déjà déclaré que nous étions un peuple original, que nous n’imitions pas les Français. Après quelques péchés de jeunesse, nous voici à notre apogée et monarchistes décidés. Que les Russes et les Cosaques continuent nos rêves de liberté ; nous, nous restons un peuple original. La liberté est une phrase creuse, mais les milliards des Français sont un fait positif. La force est au-dessus de la liberté, et le succès nous donne raison. Lorsqu’il dit : « Je vois que nous ne pouvons rien savoir, » Faust n’est qu’un imbécile. Nous savons, nous, comment on fabrique les meilleurs fusils, les canons à longue portée, comment on transforme tout un peuple en soldats-machines ; que faut-il de plus ? Nous nous rions de ces grandes idées du siècle précédent qui nous avaient ravis, et nous nous en rions justement. Tant que cela semblait une honte d’être Allemand, nous nous disions citoyens du monde ; tant qu’on se moquait de nos trente-cinq rois et roitelets, nous étions républicains ; mais, aujourd’hui, c’est bien différent : l’Allemagne est puissante, son empereur considéré ; assez de phrases, assez.

— Voudriez-vous nous faire croire, monsieur, que les mots liberté, égalité, fraternité, ont jamais été autre chose que des mots pour le peuple de singes vaniteux d’outre-Rhin ? s’écria Wolfgang. Moi, je vous dis que c’étaient de grands mots cachant, assez mal du reste, la vantardise et le désir de conquêtes des Français.

— En aurait-il été ainsi, ce que je conteste, un joli nom eût du moins recouvert une vilaine chose. Il vaut toujours mieux, ce me semble, verser le sang au nom de la liberté qu’au nom de la monarchie du droit divin. Mais il n’en était pas ainsi, je le répète. Trois fois dans la marche du temps, trois fois, de l’autre côté du Rhin, des centaines de mille hommes ont chanté à pleine gorge et à plein cœur :

Allons, enfants de la patrie,
Le jour de gloire est arrivé.
Contre nous de la tyrannie
L’étendard sanglant est levé.

Trois fois le peuple français a essayé de fonder la république. En admettant que sa dernière tentative échoue comme les deux autres, ce qui serait un malheur pour la France et bien plus encore pour nous, il resterait du moins à « votre peuple de singes d’outre-Rhin » la consolation d’avoir tenté de réaliser cet idéal politique qui naguère était aussi le nôtre. Nous, nous n’avons pas même tenté l’épreuve. Ne venez pas me dire que jamais, en Allemagne, la situation n’a été aussi mauvaise qu’en France avant la grande Révolution.

Nous n’avions pas de Bastille, c’est vrai ; mais, en revanche, que de forteresses et de prisons ! Nous n’avions pas non plus de grande Pompadour à l’époque ; mais nous comptions cinquante petites Pompadours, coûtant pour le moins cinquante fois autant que celle de France. Jamais un roi de France n’a bâtonné ses sujets en pleine rue ni vendu les enfants de son royaume à des potentats étrangers ; tout au contraire, Louis XVI, le guillotiné, envoyait ses soldats par delà l’Océan au secours de la liberté. Pourtant les Français ont fait une révolution et, nous, nous ne l’avons pas faite ; nous, nous avons marché contre la liberté sous la conduite de nos princes. Ne sommes-nous pas, au fond, un peuple très-original ?

La force et la gloire nationale, tel est l’idéal politique de notre temps. Alors que les Français, les Anglais et les Russes poursuivaient ce même idéal, c’était révoltant à nos yeux ; aujourd’hui, nous pensons différemment à cet égard. Nous trouvions même ridicule que les Tchèques, les Croates, les Serbes et tant d’autres pussent s’atlâcher «avec un si ardent amour à leur pauvre nationalité. La raison en était que nous n’avions jamais songé à aimer la nôtre tant qu’elle était peu estimée. Par contre, en ce moment, nous la chérissons de toutes nos forces. Ne sommes-nous pas, au fond, un peuple très-original ?

Quand les Français suivaient avec enthousiasme le drapeau tricolore et couvert de gloire de Napoléon, c’était un défaut national chez eux ; tandis que, chez nous, c’est une vertu nationale d’acclamer le drapeau prussien victorieux. Quand les Russes se faisaient égorger pour Dieu et le tzar, c’était, à nos yeux, la conséquence de leur manque de culture intellectuelle ; mais, lorsque les Allemands meurent pour Dieu, le roi et la patrie, c’est le résultat de notre culture intellectuelle. Nous sommes, vraiment, un peuple bien original.

On prétend, à vrai dire, qu’il n’y a pas de peuple original, que chaque peuple a reçu sa civilisation d’un autre et l’a transmise à son tour, pour payer sa dette ; que les Italiens et les Espagnols ont pris beaucoup des Juifs, des Grecs, des Romains et des Arabes ; que les Français ont hérité des Italiens et des Espagnols et les Anglais de tout le monde. On prétend encore que nous, nous tenons des Anglais, que les Russes tiennent de nous, que chaque peuple débiteur a bien rendu ce qu’il avait reçu, et qu’à leur tour les Russes ont commencé à s’acquitter envers nous avec Pouschkine, Lermontow, Gogol et Turgenieff.

S’il est vrai que l’on ne puisse être original en ce monde d’échange matériel et intellectuel, il faudrait du moins être conséquent. Ou bien c’était une vertu nationale chez les Français de s’enthousiasmer pour Napoléon, et chez les Russes de se faire hacher pour Dieu et le tzar à Pultawa, Otchakof, Ismaïl, Borodina et Ostrolenka, ou bien nous n’avons, nous les Allemands, pas plus de vertu nationale que les Français, pas plus d’intelligence que les Russes.

La force est sujette à caution et le succès d’aujourd’hui peut être l’échec de demain ; mais le droit reste le droit « dans la bonne et la mauvaise fortune », pensions-nous à l’heure des revers ; je regrette profondément que nous l’ayons oublié avec la prospérité ; car je crois que tout ce qui est nationalité est destiné à périr, qu’il ne restera que ce qui est humain, et qu’il ne faut pas agir comme si l’Allemand seul devait personnifier cet « humain ».

— Et moi, je vous déclare, reprit Wolfgang, qu’il n’est plus le temps où la France commandait à l’Europe, que l’Angleterre a eu son temps, et que maintenant c’est le tour de l’Allemagne qui est arrivé.

— C’est vrai, reprit l’homme étrange d’un ton solennel, c’est vrai ; il est venu ce temps que nous avons attendu, désiré, pour lequel nous avons prié ; mais il nous trouve comme il a trouvé les autres peuples, sans idéal. Nous semblions appelés à poursuivre un tout autre but que la puissance, la gloire nationale ; et voilà que, de même que les autres nations arrivées à leur apogée, nous sommes prêts à couronner le succès, à adorer la force. Faites-moi donc le plaisir d’envoyer toute votre littérature au pilon et d’en fabriquer des cartouches pour votre million de soldats. Vous avez trop parlé avant d’avoir pu agir, et, maintenant que l’heure de l’action a sonné, vos actes sont en désaccord avec ce que vous disiez. Donc au pilon votre littérature !

— Très-amusant, ma foi ! s’écria le sculpteur s’adressant plutôt à ses amis qu’à son interlocuteur. Nous nous étions crus jusqu’ici supérieurs en tout à nos voisins, principalement en civilisation, en moralité ; mais non, il paraît que nous nous trompons, que nos actes sont en contradiction avec nos paroles, que c’est nous qui sommes immoraux, sans culture intellectuelle, et que nous pourrions même aller à l’école chez les Français frivoles, corrompus, ignorants…

— Il n’était pas question de cela, répondit le comte lentement et avec calme. Mais, puisque nous voici sur ce chapitre, entamons-le. D’abord, je suis d’avis qu’aucun peuple n’est apte à se juger, pas plus qu’un homme ne saurait avoir une opinion juste de lui-même ; il faut, par conséquent, demander aux autres. Ce n’est pas ce que nous pensons de nous-mêmes qui fait autorité, c’est ce que pensent les autres nations. Mais, me direz-vous, elles seront partiales et dans le sens qui nous sera défavorable. Juste, très-juste. Que faire alors, sinon s’adresser aux faits, demander aux chiffres leur opinion. Vous reconnaîtrez que j’en appelle à des juges équitables, sévères, inflexibles même.

Nous sommes, d’après vous, le peuple le plus moral. Voyons ce que disent les chiffres implacables.

La meilleure mesure de la moralité nous est fournie par le chiffre des naissances illégitimes comparé au chiffre des naissances légitimes. À ce sujet, la réponse de la statistique est bien singulière.

En Prusse, sur 1,000 naissances on en compte 120 illégitimes ; dans l’Allemagne du Sud, on en compte jusqu’à 200, tandis qu’en France il n’y en a que 70, en Angleterre 60, malgré les difficultés qu’oppose au mariage, à l’établissement des ménages, le grand développement des besoins matériels dans ces deux pays.

L’Autriche nous fournit des révélations encore plus étonnantes. Dans cet Empire, les Allemands ont la prétention de représenter l’élément moral ; mais les chiffres sont encore là pour mettre à néant leurs prétentions. Prenons les pays slaves. En Galicie, sur 1,000 naissances, 92 illégitimes ; en Croatie, 63 ; en Dalmatie, 44 ; Confins militaires, 14 seulement. Passons aux pays allemands. Sur le même chiffre de naissances, nous trouvons dans la haute Autriche, 213 illégitimes ; dans la Styrie, la basse Autriche, 305 ; en Carinthie, jusqu’à 456.

Nous prétendons aussi être le peuple le plus cultivé. Appelons-en de nouveau aux chiffres.

Les chiffres disent qu’effectivement le nombre des individus sachant lire est plus grand en Allemagne qu’ailleurs ; mais à quoi cela leur sert-il de savoir lire, s’ils ne lisent pas ?

En France et en Angleterre, le nombre de gens sachant lire est moindre, mais tous ceux qui savent, lisent. En Allemagne, au contraire, la grande majorité de ceux qui ont passé par l’école ne lit nullement ; et, au total, le chiffre des cultivés est moins considérable chez nous que dans les deux pays ci-dessus.

Les Français et les Anglais ont beaucoup plus de grands journaux que nous ; la liste des abonnés de nos journaux paraîtrait ridicule auprès de la liste de chacune de ces feuilles étrangères.

En revanche, il est un point sur lequel ces maudits chiffres nous font dépasser tout le monde ; c’est lorsqu’il s’agit de la consommation de l’eau-de-vie. Nous consommons plus d’eau-de-vie que les autres nations ; par tête, nous absorbons plus de schnaps que de livres.

En Allemagne, on dépense par tête et par an, en moyenne 8 silbergros pour des livres, tandis que l’impôt sur l’eau-de-vie rapporte, par tête, de 14 à 15 silbergros. Remarquez que je dis l’impôt à lui seul, car la consommation en elle-même doit donner une proportion encore plus élevée. Et nous nous étonnons encore de voir les meilleurs auteurs allemands beaucoup moins payés que les auteurs anglais, français et même russes.

Le travail littéraire est le mieux rétribué dans le pays où on lit le plus. Je crois donc que nous avons d’excellentes raisons pour ne pas tant vanter notre culture intellectuelle, puisque, jusqu’à ce jour, nous avons lu moins que les autres nations et moins bien payé nos écrivains que les Français, les Anglais, les Russes ne payent les leurs.

En ce qui concerne notre moralité, nous invoquons comme preuve notre profond respect des convenances, l’innocence incontestable de notre littérature. Pour notre culture intellectuelle, nous nous prévalons de l’énorme quantité de nos productions intellectuelles. Très-bien. Mais si nous écrivons et nous imprimons plus que toute autre nation, cela prouve seulement que la classe active et productive, en fait de culture intellectuelle, étant plus considérable chez nous, l’indifférence de la masse de la nation pour cette activité, cette production, est plus impardonnable encore ; et, comme déduction de cette preuve, il résulte que si nous sommes au-dessus des autres nations par la force productive de l’intelligence, nous sommes au-dessous en tant qu’éducation populaire.

Je déclare, en outre, que, tout en ne permettant pas à nos écrivains les mêmes licences que les autres nations, nous ne sommes pas plus moraux qu’elles, ainsi que l’ont attesté les chiffres. Seulement, nous savons mieux dissimuler.

À cet égard, du reste, les Anglais nous dépassent encore, eux qui ont mis au ban de la morale quelques-uns de leurs plus grands poëtes, tels que lord Byron et Shelley. À vrai dire, nous, nous n’avons pas couronné de roses les auteurs de Werther, de Faust et des Brigands ; mais enfin nous ne les avons pas excommuniés, déclarés bons pour l’enfer avec tant d’hypocrisie.

En France, en Italie, en Russie, le vice, l’égoïsme vulgaire s’étalent dans toute leur nudité, ce qui fait qu’on les connaît très-bien et qu’on peut les éviter, quand on veut. En Angleterre et en Allemagne, au contraire, le vice se couvre du masque de la crainte de Dieu, du masque des bonnes mœurs, et ressemble tellement à la vertu qu’on finit par ne plus distinguer l’un de l’autre.

Nos Messalines commettent l’adultère, se livrent à la débauche, les yeux tournés vers le ciel, et nous opprimons, nous pillons nos semblables avec le doux sourire, le front calme de l’honnêteté. Que, par hasard, un écrivain allemand ose nous montrer nos actions et notre situation, non pas voilées hypocritement d’un idéalisme funeste, mais hardiment, fidèlement, comme Gogol, Turgenieff, Pisemksi l’ont fait pour la Russie, Augier, Sardou, Balzac, Erckmann-Chatrian, Claude Tillier pour la France, Thackeray et Dickens pour l’Angleterre, et vous verrez quel tapage infernal, quels cris soulèveront la corruption et l’indécence de l’auteur.

Nous voulons être aveugles ; nous ne voulons pas de ces écrivains qui écartent de nos yeux le bandeau de l’erreur ; nous ne voulons pas savoir comment nous sommes ; nous aimons mieux paraître ce que nous ne sommes pas, que voir, reconnaître nos défauts et nous efforcer de les corriger.

Mais je pense que de tous les défauts qu’un peuple peut avoir, le plus dangereux pour lui, c’est d’être hypocrite envers les autres et de s’illusionner lui-même.

Depuis longtemps nous nous sommes débarrassés de l’idéal en toute chose ; nous feignons quand même de l’avoir conservé, de le porter haut. Mieux vaudrait avouer sincèrement qu’en politique, en art, en science, en amour, en tous les autres grands moteurs de la vie humaine, nous sommes des matérialistes, puisque, malgré notre hypocrisie d’idéalisme, nous le sommes effectivement.

Vous êtes stupéfaits, mes jeunes amis, et quand je serai parti, vous vous rirez de moi, vous hausserez les épaules, vous vous écrierez : Le vieux fou ! Je vous répondrai que, dans un pays où tout est mensonge, hypocrisie, la vérité ressemble à la folie.

Le comte se leva, fit un léger salut de la tête et sortit à pas lents.

Les trois jeunes gens se regardèrent. Enfin Wolfgang se mit à rire aux éclats, et Plant fit comme lui ; mais Andor ne riait pas.

Quelques jours après, le sculpteur disparut de la ville aussi complétement que s’il eût été englouti dans le sein de la terre. Ses amis firent cette supposition et bien d’autres ; mais ils n’étaient pas sur la bonne piste.

Dans la vie de la princesse Paula, il y avait un point noir ; ce point noir flottait dans son passé ; mais il n’en existait pas moins.

Le vieux roi était informé de l’existence de ce point noir et s’opposait vivement à l’union de son fils avec la belle étrangère ; mais comme le prince Théodore insistait sur ce sujet avec une certaine irritation nerveuse qui remplace aujourd’hui la passion chez les grands, Sa Majesté se souvint que le jeune sculpteur, son favori, avait fait un jour, dans une conversation, allusion au passé de la princesse Paula.

Or il se trouvait que Sa Majesté, malgré toute sa droiture militaire, était très-rusée. Elle voulut acquérir une certitude, une certitude qui ne pouvait s’obtenir que dans cette capitale du Nord où la princesse avait passé sa jeunesse, à la brillante cour de son père.

Sa Majesté était bien trop fine pour confier cette affaire délicate à un diplomate. En dépit des airs mystérieux qu’ils se donnent, lorsqu’il s’agit de choses connues de tout le monde, les diplomates livrent volontiers les secrets ; d’un autre côté, les investigations de son ambassade auraient éveillé la surprise, les susceptibilités ; tandis qu’un jeune artiste inconnu, venant pour étudier les trésors artistiques si peu visités de la capitale du Nord, pouvait bien, dans ses moments perdus, s’enquérir d’un scandale ayant eu lieu à la cour. Il n’y avait en ceci rien d’étonnant.

Sa rusée Majesté envoya donc M. Wolfgang en émissaire très-privé, et M. Wolfgang disparut subitement sous terre, pour aller reparaître tout à coup comme un champignon, dans la capitale du Nord, sous son veston en velours noir et son chapeau de rapin.

Pendant que ceci se passait dans le monde de la cour, Micheline Rosenzweig s’unissait au baron Oldershausen.

Ce fut un mariage tout à fait moderne, sans la couronne de myrte, et sans le voile. Les deux futurs reçurent la bénédiction en habit de voyage, et prirent ensuite le premier train pour Paris, donnant ainsi un échantillon de notre hypocrisie d’idéalisme.

Notre jugement si raffiné nous a fait découvrir enfin ce qui avait échappé à nos pères. Avoir père, mère, frères, sœurs pour témoins des premiers jours de notre bonheur conjugal, c’est blesser la pudeur ; mais passer une nuit de noces dans une chambre d’hôtel, au milieu de garçons et de domestiques, voilà qui ne froisse point nos sentiments.

Nous n’ignorons pas, cependant, qu’il y a dans certains hôtels des chambres spéciales aux jeunes mariés et que les portes de ces pièces sont percées de petits trous, afin que des débauchés blasés puissent se permettre un amusement à leur manière. Nous savons cela et nous le trouvons peut-être piquant ; nous ne sommes pudiques que lorsque le bon ton l’exige.


XIV

LA PELOTE NOIRE ET GRISE

Les savants modernes qui ont analysé, calculé, pesé tous les éléments du corps humain, s’imaginent connaître la nature humaine ; et cependant elle reste une énigme dont le mot nous échappe.

La nature humaine déjoue les grands efforts de civilisation des siècles écoulés, les efforts de l’éducation et surtout des principes à l’aide desquels on veut la diriger, même la dominer. Les beaux enseignements de la morale n’ont pas été capables de vaincre ses passions ; l’instinct naturel n’a fait que se replier plus profondément, comme un lion blessé se retire dans l’obscurité de son antre pour en ressortir à l’occasion.

À la honte de la science et de cent systèmes philosophiques, nous voyons se perpétuer les folies, les vieilles folies qui existaient déjà du temps des Pyramides, des Sphinx, des grands cèdres du Liban et toute la philosophie pratique de notre siècle s’épuise vainement à combattre un petit muscle qui s’appelle le cœur. Car c’est un simple muscle qui nous rend si inquiets, qui nous cause tant de joies trompeuses et tant de douleurs absurdes, qui vient se jeter à la traverse de nos calculs les plus sûrs, de nos appréciations les mieux fondées. Nous qui savons tout aujourd’hui, qui avons résolu tous les problèmes sous la voûte du ciel, nous connaissons ce petit muscle dans les moindres détails de sa construction, de ses fonctions, et néanmoins il nous gouverne sans que nous puissions jamais lui faire la loi.

Nous avons banni tous les dieux de la terre ; nous en avons chassé l’amour et la poésie, nous avons prouvé rigoureusement que c’étaient là des choses non pratiques, n’ayant pas de raison d’être ; nous sommes même allés jusqu’à déclarer que ces choses-là n’existaient plus, que c’en était bien fini avec elles ; mais qu’elles se dressent subitement, en travers de notre chemin, renversant nos interminables colonnes de chiffres, et nous croyons voir des fantômes en plein jour. Nous nous souvenons, après, qu’il n’y a pas de fantômes, que l’oxygène, l’azote et le carbone sont des substances trop matérielles pour produire de semblables fantasmagories ; et alors nous nous en prenons à nos nerfs ; nous parlons d’hallucinations.

Ce fut précisément ce qui arriva pour la fille modèle de la si pratique maison Teschenberg.

Elle était parfaitement élevée ; dans toute sa personne, vous n’auriez pas découvert une ombre de sentiment, un soupçon de fantaisie ; tout en elle était d’un froid gris de plomb, disant assez que le sentiment, l’imagination représentent pour nous des dorures inutiles.

Élevée pour conquérir un bon parti, pour se sentir heureuse en ayant autour d’elle le désert brillant du luxe où les sensations les plus nobles se fanent et se dessèchent, elle était préparée à tout, excepté à l’amour. Le jeu du petit muscle n’était jamais entré en ligne de compte pour elle et maintenant qu’il se rencontrait un homme sachant faire résonner toutes les fibres de son jeune cœur, elle était beaucoup plus troublée qu’une autre jeune fille enthousiaste dont les rêves sont allés au delà de ce que peut donner l’amour le plus ardent.

Hanna aimait Andor.

Elle ne pensait pas à l’avenir ; encore moins songeait-elle à un projet d’union, de mariage ; mais elle appartenait au docteur ; elle ne respirait, ne vivait que pour lui.

Les sensations en elle pouvaient se comparer à ce qu’elle eût éprouvé en descendant le courant d’un fleuve dans un canot manquant de gouvernail, s’en allant à la dérive. Elle se sentait très-heureuse, quand elle pouvait le regarder, le regarder longtemps et encore, bien que la personne d’Andor n’offrît absolument rien de beau, rien de tout ce qui peut charmer l’imagination d’une jeune fille.

Qu’était-ce donc quand elle pouvait lui parler, prendre sa main dans les siennes, ou quand, dans un élan subit, il l’attirait dans ses bras puissants et l’embrassait en la soulevant de terre ?

Quelquefois pourtant, lorsqu’il la saisissait trop vivement dans ses mains maladroites, la nature pratique de la jeune fille réapparaissait.

Une fois, Andor arriva, et, prenant un air aussi important que le comte de Chambord lorsqu’il est bien décidé à dire quelque grosse niaiserie, il offrit une rose à Hanna.

Ce n’est assurément pas manquer d’esprit que d’offrir une rose à une jolie fille ; mais la jolie fille sait compter, et elle se dit que la rose a coûté tout au plus vingt kreutzers à son adorateur.

Naturellement, en recevant la rose des mains d’Andor, Hanna rougit ; la pudeur virginale n’y était pour rien : elle pensait aux diamants que le baron Oldershausen avait offerts à Micheline, diamants que, du reste, la jeune juive devait payer plus tard de son propre argent, et toutes les épines de la rose entraient dans le cœur vaniteux de mademoiselle Teschenberg.

Une autre fois, Andor, en se promenant avec sa mère, rencontra dans la rue Hanna, accompagnée de la baronne Julie Klebelsberg. Il commit la maladresse d’aborder sa bien-aimée, de lui présenter sa mère qui, avec ses manières simples, naïves, invita mademoiselle Teschenberg à venir la voir. Sur quoi, le petit nez de la baronne Julie se retroussa et sa figure, faite de boutons de roses et de rayons de soleil, eut un sourire incontestablement moqueur.

Le lendemain, à l’école de couture, il fut admis, comme suffisamment prouvé qu’Andor était l’adorateur de mademoiselle Teschenberg, et, lorsque mademoiselle Kronowetter quitta la chambre, la coupable fut soumise à un sévère interrogatoire.

Un peu honteuse de la pauvreté d’Andor, elle nia avec obstination ; mais ses joues brûlantes parlaient pour elle ; les mouvements de son sein révélaient ce que ses yeux essayaient de cacher.

L’école la reconnut coupable. Ses compagnes furent assez généreuses pour ne pas la bouder, uniquement peut-être parce qu’une question brûlante allait être soulevée : comment serait recouverte la pelote d’Hanna ? Il n’y avait pas le moindre doute sur ce point que, dorénavant, cette pelote devait porter les couleurs du bienheureux adorateur.

La baronne Julie se prononça pour la couleur verte, parce qu’elle avait vu un tableau allégorique de l’amour sur fond vert. Mais la comtesse Erwin Schnabelthal protesta de sa voix aiguë comme le sifflet qui annonce un train. Le vert, prétendait-elle, est la couleur des chasseurs. Mademoiselle de Kronstein opina pour le noir, emblème de la science sévère. Une autre jeune fille demanda le gris, qui représente, en double allusion, le brouillard dans lequel erre le chercheur et l’âne de Buridan entre deux bottes de foin, ou, plus nettement, l’idéalisme et le matérialisme.

Après une longue discussion, on adopta le gris et le noir, au grand déplaisir d’Hanna, et la pelote, recouverte de ces couleurs, se dressa, triste et bien modeste, au milieu des autres aux couleurs brillantes, ayant l’air d’être honteuse de sa pauvre toilette. Hanna eut pitié d’elle et la couvrit de sa robe de satin bleu qu’elle était occupée à coudre.

Chaque fois que mademoiselle Teschenberg sortait de l’école de couture, Andor l’attendait au coin de la rue. La baronne Julie disait alors au revoir à son amie, l’embrassait avec d’autant plus d’ardeur qu’elle n’avait personne autre à embrasser, et les deux amoureux rentraient ensuite par le chemin des écoliers.

Dans ses promenades, Andor aimait à parler de ce qui lui remuait l’âme, des belles œuvres de l’art, des vicissitudes humaines, des grandes actions de ces hommes auxquels on ne dresse pas de statues équestres, mais dont un seul a plus de droit à la gratitude de notre génération que cent bons princes, mille généraux victorieux. Il était convaincu que Hanna comprenait tout ce qu’il lui disait, qu’elle s’intéressait à tout ce qui faisait battre son cœur à lui ou captivait son imagination. C’est un de nos torts de croire les femmes extraordinairement intelligentes et même spirituelles, aussitôt qu’elle savent prendre sur elles de nous écouter avec patience et convenablement.

Le docteur ne remarquait nullement que sa compagne examinait les toilettes des dames qui passaient, pendant qu’il lui parlait de Roméo et Juliette, et qu’elle s’arrêtait devant l’étalage d’un bijoutier ou d’une marchande de dentelles, au moment même où il s’enflammait au souvenir des premiers grands jours de la Révolution française.

Il aimait Hanna. Donc rien d’étonnant si son esprit, emprisonné dans son amour comme dans un maillot, devenait enfantin, s’il voyait dans la jeune fille la créature la plus accomplie du monde. À ses yeux, elle était noble, sensible, dévouée, poétique, spirituelle, instruite, pleine de grandes idées et d’aspirations élevées, en un mot, tout ce qu’il était lui-même.

Chacun de nous n’a-t-il pas eu, une et même plusieurs fois, un idéal féminin qui nous semblait né pour diriger les destinées d’un grand peuple, ou pour tenir la plume de George Sand, et qui, par le fait, n’était bon qu’à surveiller le pot-au-feu ?

Pourtant, il y avait des heures où Hanna s’élevait jusqu’à Andor. Elle ne le comprenait pas mieux que d’ordinaire, il est vrai, mais elle sentait comme lui, avec lui ; elle respirait, et avec joie, le même air que celui qui l’aimait.

Malheureusement, cela n’arrivait que lorsqu’elle allait voir la mère d’Andor, lorsque l’atmosphère chaude et idéaliste de cette maison l’enveloppait insensiblement de son charme si doux, lorsqu’elle était assise dans sa chambre à lui, entre les hautes rangées de livres et qu’elle examinait les vieux volumes en cuir jauni qui avaient leurs rides comme tous les vieillards.

Dans ces moments, elle eût été capable de s’arracher à tous les rêves brillants qui lui semblaient avoir tant de valeur et de s’en aller avec lui, au loin dans le monde, pour partager ses peines et ses luttes.

Mais ce n’étaient là que des aspirations passagères, qui la faisaient sourire plus tard.

Parlait-il de l’avenir, de son doux espoir de la conduire un jour chez lui comme sa femme, elle se taisait obstinément et fronçait fortement les sourcils. Il ne s’apercevait pas plus de cela que du reste, et se croyait aimé sans calculs, sans bornes, comme il sentait qu’il aimait lui-même.

Un jour, elle lui avoua qu’elle écrivait et lui donna à lire un petit récit qui avait paru dans un journal de modes. L’histoire était aussi banale, aussi bourgeoise qu’il le faut pour cette espèce de publication. Il y trouva autant de poésie qu’il en avait reconnu dans Hanna, et, dès lors, il commença à voir dans sa bien-aimée un être supérieur par lequel il était élevé, ennobli.

Madame Teschenberg observait et jugeait les relations des deux amoureux avec son esprit réfléchi ordinaire. Elle ne concevait aucune crainte pour sa fille, qu’elle jugeait trop bien élevée, et trouvait imprudent d’opposer la moindre résistance à ce caprice. Jamais elle n’eût donné son consentement à un mariage avec le savant sans pain, mais sa vertu maternelle n’en était pas moins blessée de ce qu’il ne faisait pas la demande.

Dans des causeries en apparence innocentes, elle profitait de chaque occasion pour raconter des histoires qui arrivent tous les jours, histoires d’amours déçus, d’illusions perdues, d’unions malheureuses ; elle savait chaque fois faire ressortir très-adroitement que les circonstances matérielles défavorables étaient toujours la cause de tous les dénouements malheureux.

— Il faut bien réfléchir, dit-elle un jour, les jeunes gens qui songent à se marier ne se doutent pas, généralement, de ce que coûte un ménage. De nos jours, une femme est un luxe que les riches seuls peuvent se permettre.

Andor rougit et garda le silence. Hanna se prit à réfléchir. Son adorateur eût été effrayé jusqu’au fond de l’âme, s’il avait pu connaître les pensées de la jeune fille.

Un beau jour, la Faculté proposa Andor comme professeur. Ce jour-là, en se rendant chez les Teschenberg, il lui semblait voir sur chacun des nuages blancs courant dans le ciel des petits amours fripons, et ces amours tenaient un violon dont ils jouaient.

Hanna accueillit la grande nouvelle fort tranquillement ; mais, à l’école de couture, cette nouvelle produisit beaucoup d’effet.

Le docteur Andor deviendrait professeur. En calculant bien, cette position rapporte à peine le quart de ce que gagne un teneur de livres dans une bonne maison : mais elle est honorable ; il y a des professeurs qui vont à la cour, ce qui n’arrive jamais à un teneur de livres. On pouvait donc épouser Andor.

« Oui, on peut l’épouser, » répétait mentalement Hanna.

L’oncle d’Andor, le capitaine, avait une autre manière de voir.

— N’espère pas être nommé, disait-il à son neveu. Nous vivons, il est vrai, dans cette flatteuse conviction que, chez nous, le mérite seul décide. Nous parlons avec dédain de la Russie, où la corruption tient toujours une si grande place. Nous mettons volontiers en avant notre équité. Mais, crois-moi, les choses ne vont pas mieux chez nous qu’ailleurs. Si nous ne sommes pas accessibles aux offres d’argent, nous écoutons d’autant plus facilement un mot favorable d’un homme influent, la recommandation d’un ami, et nous nous laissons corrompre par toute sorte de considérations de famille.

Dans aucun autre pays l’abominable système des influences n’est mieux établi qu’en Allemagne. On se heurte sans cesse à des considérations personnelles. Si tu es en relations intimes avec le professeur X…, le professeur Z…, si tu vantes chaque triste élucubration qu’ils mettent au monde, par la voie des journaux littéraires, tu es sûr d’obtenir un bon poste. Tu l’obtiendras également si tu épouses la fille d’un conseiller au ministère, en train de sécher sur pied, ou si tu es recommandé par quelque grande dame ; mais, tel que je te connais, homme capable et instruit, sans prétention, tu ne seras jamais professeur.

L’oncle eut raison effectivement. Andor ne fut pas nommé. On donna la chaire vacante à un jeune homme qui avait été précepteur, pendant quelques années, chez le ministre Kronstein.

Quand le pauvre docteur apprit cette nouvelle si pénible pour lui, il se mit à chantonner un refrain courant les rues. On a bien entendu un jour un condamné à mort vocaliser en apercevant l’échafaud.

Dans l’après-dînée de ce jour, Hanna arriva toute honteuse chez mademoiselle Kronowetter. Elle était compromise aux yeux de toute l’école de couture, de toutes ses compagnes qui cachaient leur triomphe sous d’aimables paroles de condoléance. Elle accepta tous ces témoignages de compassion, en cousant avec une espèce de rage, en enfonçant constamment et avec force son aiguille dans sa pelote grise et noire, comme si, sans savoir pourquoi, elle en eût réellement voulu à Andor.

Pendant ce temps, Andor avait de rudes assauts à supporter : les sourires narquois de madame Teschenberg, les regards pleins de reproche d’Hanna et les sages réflexions de Plant.

En semblable occurrence, ce sont nos amis qui nous font le plus de mal et avec un plaisir indéniable. Ils affectent de nous vouloir beaucoup de bien pour s’accorder le droit de nous dire des choses qui ont la prétention d’être sensées et qui sont tout bonnement dures et méchantes.

— Vrai ! disait Plant, je suis content, mon cher Andor, que tu n’aies pas été nommé professeur ; oui, je t’assure que je suis content ; maintenant le dernier chapitre de tes amours avec la petite Teschenberg va se dérouler rapidement. L’épouser eût été pour toi le plus grand des malheurs. Toi et Hanna ! ce serait par trop comique. Tu es un homme honnête, simple, ayant appris plus de choses que tu ne saurais en montrer aux gens. Tu mérites d’être heureux, oh oui ! Hanna, au contraire, est une jeune fille élevée en dame, pour un banquier, un baron et non pour toi, mon cher Andor. Elle veut briller ; comment le pourrait-elle, étant ta femme ? Tu t’imagines peut-être qu’elle t’aime. Elle t’accepte comme un passe-temps, parce qu’elle n’a personne autre pour lui faire la cour ; je ne craindrais même pas d’affirmer qu’elle se moque de toi. Je te dis tout cela, sans détours, sans flatterie ; je suis ton ami, ton sincère ami.

Madame Teschenberg, de son côté, disait à sa fille :

— Nous voilà débarrassées d’un grand souci. C’eût été, en somme, bien pénible de faire comprendre au docteur qu’il n’est pas un parti pour toi. Si ma petite Hanna est raisonnable, elle aura un jour équipage et loge à l’Opéra. Sans doute, il est honorable de faire soi-même son pot-au-feu, de ravauder soi-même ses bas ; mais l’amour s’en va pendant ce temps, et il ne reste plus que l’existence pénible, mesquine de la petite bourgeoise. Je pleurerais toutes les larmes de mon corps si je devais voir ma fille en arriver là.

La conseillère essaya de verser quelques larmes ; elle faisait tout son possible pour y parvenir ; mais les larmes ne coulaient pas ; alors elle mit à la hâte son mouchoir devant ses yeux et sortit. L’effet était produit. Son premier résultat fut que Hanna cessa ses visites à madame Andor. Quelque temps après, madame Teschenberg tenta le second pas, le pas décisif.

Tandis qu’Andor donnait sa leçon, elle entra bruyamment et lui dit du ton le plus mielleux, le plus bienveillant :

— Mon cher docteur, vos leçons sont parfaites, soit dit sans vous flatter. Je suis sincère, vous le savez ; et je ne souffrirai à ce sujet aucune objection de votre incomparable modestie. Vous avez fait faire à notre fille, en peu de temps, des progrès qu’un autre ne lui eût pas fait faire en plusieurs années. Nous vous en remercions de tout cœur, ce qui nous permet de passer plus rapidement à un autre sujet. Hanna et Julie vont prendre ensemble des leçons de dessin et nous ne saurions vous déranger plus longtemps de vos autres occupations. Remercie donc bien le docteur, Hanna ; le conseiller et moi nous serons toujours enchantés de vous voir chez nous, monsieur Andor.

Hanna devint rouge pourpre. Andor s’inclina sans rien dire. C’était un congé formel. En même temps que la leçon, cessait toute possibilité de voir souvent la jeune fille, de lui parler sans contrainte.

À dater de ce jour-là, Andor ne pouvait guère se permettre de venir chez les Teschenberg plus d’une fois par semaine. Chaque fois qu’il arrivait, la conseillère, affectant une amabilité irrésistible, l’entraînant dans une conversation sans fin jusqu’au retour du conseiller, à qui elle le livrait alors pour faire la partie d’échecs.

Tant que le tendre regard d’Hanna chercha le sien, tant que la main fiévreuse de la jeune fille serra tendrement la sienne au moment de se retirer, le jeune homme ne fut pas absolument malheureux ; il était si peu exigeant. Mais il arriva un jour où les yeux si expressifs d’Hanna évitèrent les siens, où la petite main, devenue froide, eut l’air de faire une grâce en tendant le bout des doigts. Puis vint une lettre que la jeune fille envoyait par un commissionnaire pour dire : « Cher Andor, attendez-moi ce soir, sans faute, dans le parc, près du second jet d’eau ; j’ai à vous communiquer, sans délai, quelque chose de très-important. »

À la lecture de ces quelques lignes tracées par une main si chère, une angoisse sans nom étreignit le cœur d’Andor. Il prit son chapeau et sortit par la ville ; mais les brillants étalages, les équipages qui passaient, les gens en toilette, le ciel sans nuages lui-même, tout lui était insupportable.

Il rentra et se mit au travail avec un empressement qui avait quelque chose de farouche, d’égaré, qui le faisait s’acharner sur les vieux documents autour de lui.

À la nuit, il était assis sur un banc en pierre du parc. Son cœur battait avec force. À côté de lui, le jet d’eau lançait dans l’air sa colonnette d’eau argentée qui, en retombant, rafraîchissait son front brûlant de sa poussière humide. Le croissant de la lune brillant à travers les branches sombres des arbres dessinait sur l’allée blanche devant lui des ombres indécises qu’il cherchait à interpréter, avec autant d’anxiété et aussi inutilement qu’une femme au cœur faible.

Enfin, il vit s’avancer vers lui deux sveltes silhouettes. Il se leva et reconnut la baronne Julie, puis Hanna, dont un voile épais cachait la figure.

— Cher Andor, lui dit mademoiselle Teschenberg, nous n’avons que peu de moments à vous donner. Je suis en visite chez le baron Klebelsberg, et c’est grâce à Julie que j’ai pu m’esquiver. Venez donc que je vous parle, venez.

Elle prit le bras du jeune homme avec une précipitation qui le fit tressaillir, et se dirigea avec lui vers une allée obscure, silencieuse.

— Grand Dieu ! Hanna, qu’avez-vous donc ? interrogea-t-il.

— On veut nous séparer, Andor, nous séparer pour toujours, lui répondit-elle. Voilà pourquoi on nous a fait cesser nos leçons ; voilà pourquoi on nous empêche d’échanger quelques mots sans témoins ; voilà pourquoi on me fait partir maintenant.

— Partir ? Comment ? Pour où ?

— Mes parents m’envoient en province, comme institutrice, chez le général Mardefeld. Là-bas, je dois vous oublier, Andor, mais je ne vous oublierai jamais ; je ne me laisserai jamais séparer de vous.

Elle l’enlaça de ses bras avec transport, le couvrit de caresses et se mit à pleurer.

— Calmez-vous, chère bien-aimée Hanna, répondit Andor d’une voix suppliante, je ne veux pas vous voir pleurer ; je ne veux pas. Pourquoi vous tourmenter ainsi ? Vous savez que je vous appartiens, à vous, à vous seule, que le sentiment qui m’a donné à vous tout entier est sans bornes et n’aura pas de fin. Je vous aime ; je vous aime tant, que je ne saurais vous dire tout mon amour ; mais vous devez le sentir. Comment pourrais-je vivre sans vous ? Ayez seulement de la fermeté, Hanna ; ne vous laissez pas influencer ; soyez ferme.

— Je vous appartiens, Andor, s’écria Hanna avec ivresse, je vous appartiens pour toujours. Je comprends maintenant qu’il me serait impossible de vivre sans vous. Que ne m’a-t-on pas dit dans ces dernières semaines ! Mais je ne crois qu’en vous. Je vous serai fidèle. Andor, je vous le jure ; rien ne m’en empêchera, rien au monde. Écrivez-moi souvent, très-souvent ; écrivez-moi tous les jours ; moi, je n’y manquerai pas une seule fois. Et maintenant, adieu.

Elle se jeta dans ses bras, et se mit à sangloter.

Le docteur la tint longtemps ainsi. Enfin, elle se dégagea de sa poitrine.

— Ne m’accompagnez pas, fit-elle, cela vaudra mieux. Adieu !

Elle remonta rapidement l’allée. Arrivée à l’extrémité, elle se détourna une fois encore, et lui fit un salut de la main.

Après qu’elle eut disparu, Andor alla s’asseoir sur le même banc en pierre d’où il l’avait vue venir et se prit la tête à deux mains. Il se reprochait de ne pas être plus profondément affecté, mais il n’y pouvait rien. Il se sentait seulement très-oppressé, et son cœur était plein de doute, d’amertume, de dégoût.

Quelque touchante qu’eût été l’explosion subite des sentiments d’Hanna, Andor n’imposait pas silence aux doutes qui l’agitaient. Il croyait encore à l’amour d’Hanna ; il n’avait plus foi en sa constance.

Il resta longtemps ainsi, perdu en lui-même. Autour de lui, on n’entendait que le jet d’eau retombant dans le bassin.

Tout à coup, il perçut un bruit de pas lents, solennels, qui cessèrent devant lui. Il ne releva pas la tête. Une main toucha son épaule et le tira de ses sombres méditations. C’était la main du comte Riva, qui se tenait baissé vers lui et lui disait :

— Ne me considérez pas comme un indiscret ; ne croyez pas que je veuille m’initier aux secrets d’autrui. J’aime les malheureux, les opprimés, tous ceux qui ont du chagrin. J’ai, en outre, une certaine sympathie pour vous, jeune homme, et je m’imagine que je puis vous être utile. Faites-moi donc vos confidences. Je ne suis pas aussi fou que le pensent les gens raisonnables. Peut-être, à mon tour, aurai-je confiance en vous… peut-être, plus tard. Alors vous serez surpris, oui, bien surpris.

L’étrange personnage s’assit à côté d’Andor, et ils restèrent ainsi, sans parler, pendant quelque temps.

— Vous aimez, dit enfin le comte, et vous n’êtes pas heureux dans votre amour. Je sais l’effet que cela produit. S’il y a quelqu’un qui doit le savoir, c’est moi.

Andor le regarda avec étonnement.

On eût dit que le vieillard avait touché le cœur du jeune homme avec une baguette mystérieuse et lui faisait doucement violence pour le forcer à parler. Il parla donc, et chaque parole nouvelle semblait lui soulager le cœur de plus en plus.

Le comte écoutait avec attention. Soudain, il détourna la tête et s’essuya les yeux.

Andor cessa de parler.

— J’en sais assez, j’en sais assez, dit le comte souriant tristement ; mais n’allez pas vous coucher, vous ne dormiriez pas, je vous le déclare. Venez plutôt avec moi, je vous y invite. Vous pouvez franchir le seuil de ma maison : la douleur vous a béni, le doute vous a sanctifié. Venez.

Il se leva et se mit à marcher si rapidement qu’Andor avait peine à le suivre.


XV

UN JOURNALISTE MODERNE

Devant le petit palais en style italien, le comte saisit le marteau et le laissa retomber avec force. Presque aussitôt la porte s’ouvrait comme d’elle-même. Le maître de la maison fit entrer son compagnon dans un large corridor et referma soigneusement.

— Vous vous attendez, sans doute, à trouver chez moi beaucoup de choses étranges, dit-il à son hôte, pendant qu’ils montaient les marches d’un escalier recouvert d’un tapis. S’il en est ainsi, vous allez éprouver une déception. Si j’ai parcouru le monde entier, ce n’est ni pour trouver tout bon dans mon pays et tout mauvais ailleurs. Partout où j’ai vu quelque chose de mieux fait que chez nous, je me suis procuré ce quelque chose. Considérez donc ces conquêtes comme la cueillette de la sagesse, de l’expérience, plutôt que comme des curiosités.

Le mécanisme qui ouvre et ferme la porte de cette maison est d’origine italienne. Les avantages qu’il offre sautent aux yeux. Dans les maisons italiennes habitées par plusieurs familles, chaque étage a, à l’entrée de la maison, sa sonnette particulière, avec un numéro correspondant. De l’étage auquel on veut arriver, on ouvre au moyen d’un cordon. En outre, chaque étage a encore une autre sonnette qu’il faut tirer pour se faire ouvrir. La maison n’est donc pas plus ouverte le jour que la nuit et cela par un procédé des plus simples. Comparez ce système à celui qui existe pour les maisons de Vienne, et vous aurez une nouvelle preuve qu’aucune nation ne se suffit à elle-même, qu’elle prend chez les autres beaucoup de bonnes choses pratiques.

Au premier étage, le comte et Andor furent reçus par un vieux domestique dont le corps parcheminé disparaissait sous une livrée bleue toute neuve. Il avait des culottes courtes, des souliers à boucles, des gants blancs et portait un flambeau en argent massif.

— Jacques, conduisez monsieur dans la chambre verte, lui dit son maître.

— Très-bien, votre seigneurie.

Le vieux domestique momifié glissa sur le tapis du corridor comme un fantôme, sans faire le moindre bruit, Andor le suivit. Ils arrivèrent devant une grande porte en bois brun plaquée de cuivre jaune. Jacques ouvrit.

La pièce dans laquelle ils pénétrèrent s’appelait à bon droit la chambre verte. Non-seulement les murs en étaient tendus de vert et le parquet recouvert d’un tapis de même couleur, mais encore l’ensemble en était disposé comme une espèce de verdoyant recoin de forêt. Dans la salle s’élevaient jusqu’au plafond de jeunes pins et sapins ayant de la mousse dans le bas et paraissant plantés dans le parquet. Ces arbres se trouvaient groupés, serrés autour d’un grand piano américain, séparé ainsi du reste de la pièce par l’espèce de vert rideau transparent que formait le feuillage.

Un bruit d’eau fraîche, tombant avec un murmure, se faisait entendre, et dans un coin de la salle un épais gazon semblait inviter au repos. Andor découvrit bientôt que le bruit était fait par un jet d’eau dont la colonne redescendait dans une grande et blanche coquille servant de bassin, que le beau gazon vert était un lit de repos recouvert de velours vert, très-ras, ne s’élevant que fort peu au-dessus du parquet et propice à la méditation, à la rêverie.

Le visiteur ne resta que peu d’instants tout seul. Bientôt paraissait le comte, soigneusement vêtu, en habit noir élégant, à la dernière mode. Il portait une cravate blanche et il était bien frisé. Le vieux domestique qui le suivait mit un flacon, des verres, près du lit de repos en velours et s’éloigna.

— Je ne vous offre pas à souper, mon ami, — dit le maître de la maison. — Dans votre situation d’esprit, on ne peut pas manger ; mais buvez, buvez ; le vin rend le cœur libre. Étendez-vous là, si cela vous plaît ; sinon, faites ce que vous voudrez. Je vais jouer du piano ; peut-être la musique vous calmera-t-elle.

Il passa derrière le rideau de verdure et, dans la demi-obscurité, s’assit au piano.

Le flambeau avait été placé sur un guéridon, dans un coin, et les reflets de la lumière zigzaguaient, brillants sur le sol, à travers les aiguilles vertes des arbres.

— J’ai disposé ainsi cette pièce, dit le comte, parce que j’aime par-dessus tout la verdure des arbres, le bruit de l’eau qui tombe. Je pourrais trouver tout cela et bien mieux dans la forêt ; mais il ne m’est pas possible d’y transporter mon piano. Voilà ma raison. Puis l’arôme des arbres à aiguilles est si bon pour la poitrine et les nerfs !

Il laissa courir ses doigts sur les touches et se mit à jouer.

Andor ne savait si le comte jouait un morceau ou s’il suivait simplement les inspirations de sa fantaisie ; mais le jeu du vieillard faisait sur lui un effet prodigieux.

Ce fut d’abord comme la chaleur étouffante précédant l’orage ; après, les notes grondèrent retentissantes comme le tonnerre, fulgurantes comme l’éclair. Soudain, tous les éléments semblèrent se déchaîner, toutes les passions éclater à la fois. On entendait tantôt le cri effrayant du fou, tantôt des pleurs déchirants ; puis, cette terrible tempête fit place aux accents de la plainte timide, de la mélancolie élégiaque, et enfin on eût dit qu’une sainte paix descendait d’en haut, dans des accords sublimes.

Il semblait à Andor qu’un arc-en-ciel consolateur, plein de promesses, allait briller parmi les pins, les sapins verdoyants. Les sons continuaient toujours de plus en plus doux, ainsi que le murmure d’une source ; ils s’éteignirent enfin, sous le bruit monotone de l’eau retombant dans le petit bassin.

— Eh bien, demanda le comte après une pause, comment vous trouvez-vous ?

— Bien, très-bien.

— Je vous guérirai, entendez-vous ; je vous guérirai complétement.

Il se leva et vint au docteur qu’il saisit par un bouton de la redingote.

— Ayez confiance en ma méthode, ajouta-t-il. Vous perdez votre bien-aimée uniquement parce que vous n’avez pas de position vous assurant une existence sans soucis. Cette même perte pourrait se renouveler un jour ; coupez le mal à sa racine. Pourquoi n’avez-vous pas de position ? Parce que vous n’êtes pas pratique. Remarquez bien que je dis : vous n’êtes pas pratique ; il y a pour moi une grande différence entre matérialiste et pratique. On peut être pratique tout en poursuivant un but idéal ; on devrait même l’être davantage, parce que c’est le seul moyen d’arriver à son but, élevé ou non. Vous êtes un homme de science, c’est très-bien. Je n’ai rien à dire à cela ; mais je vous blâme de ne pas rendre votre science applicable, utile à la vie. C’est là, du reste, un défaut commun à tous les savants allemands. En voulez-vous un exemple ? Qui a appliqué, fait connaître les recherches, les idées de David Strauss ? Renan, un Français, et Renan est lu dans le monde entier, tandis que Strauss n’est connu que d’un petit nombre de lettrés. Mais il est quelqu’un qui vous expliquera cela beaucoup mieux que moi. Connaissez-vous le docteur Wiepert, rédacteur de la Réforme ?

— De nom seulement.

— Ce docteur est ce que j’appellerai un journaliste moderne. Ne vous imaginez pas un de ces esclaves de la plume commandés par les pachas industriels que la Gartenlaube[3] appelle les maréchaux de la presse, ni un de ces ouvriers de la corporation des écrivains qui livre son travail comme on livrait avant lui et suivant la coutume des temps. Non, le docteur est un homme qui répond, en tant que journaliste, à toutes les exigences de notre époque, et c’est beaucoup dire. Allez le voir demain, il sera prévenu de votre visite.

En ce moment, le bouton de la redingote, tordu et retordu, céda entre les doigts du comte. Il s’interrompit, regarda le bouton d’un air ébahi et, finalement, le jeta sur le parquet.

— Qu’avais-je encore à vous dire ? reprenait-il bientôt. Cela ne me revient pas. N’importe. Remplissons nos verres, et foin des soucis !

Il versa du vin du Rhin dans deux petites coupes ciselées, en offrit une à Andor et se mit à chanter d’une belle voix de baryton :

Gaudeamus igitur, juvenes dum sumus[4].

Le lendemain, dans la matinée, Andor n’eut garde de ne pas faire sa visite au rédacteur de la Réforme.

On l’introduisit dans une grande pièce où le long des murs, ainsi qu’au centre, se dressaient de hauts rayons pleins de livres formant de véritables ruelles et des petites places nettement marquées. Dans un recoin mystérieux, auprès d’une fenêtre ne laissant passer les rayons du chaud soleil d’été qu’à travers des rideaux verts, Andor découvrit celui qu’il venait voir, assis dans un fauteuil à roulettes devant une énorme table de travail.

C’était un petit homme malingre, à figure pâle, spirituelle, encadrée d’une forte barbe noire. Ses yeux intelligents, vifs et respirant la bonté, s’abritaient derrière des lunettes d’or.

À la table, une dame assise écrivait.

À l’approche du visiteur, le maître de la maison lui tendit cordialement les deux mains, et la femme se leva pour le saluer amicalement, elle aussi. Andor s’aperçut alors que cette femme n’était pas jolie, mais jeune, élégante, qu’elle avait une figure fine, entourée d’une épaisse chevelure noire, que tout son être trahissait cette grâce de l’esprit qui est bien supérieure à la beauté des formes.

— Mon jeune ami, je vous demande pardon de ne pas mieux vous recevoir, dit le docteur Wiepert, mais j’ai les pieds à peu près paralysés, et je ne me sers de mes bras que bien malgré eux. Si je n’avais à côté de moi ce bon esprit, qui n’est pas dépourvu d’un corps en parfait état, comme vous pouvez le voir, je ne saurais vraiment comment me mettre en rapport avec le monde extérieur. Asseyez-vous donc.

Le docteur indiqua du doigt une chaise et Andor y prit place. Pendant quelques instants, M. Wiepert eut l’air d’étudier la physionomie de son visiteur. Il reprit enfin :

— Vous m’avez été chaudement recommandé par quelqu’un que j’estime beaucoup ; c’est ce qui a fait que je vous ai appelé ami. Je suis d’autant plus enchanté de la recommandation, que l’impression que vous venez de produire sur moi est une impression de sympathie. Ce n’est que lorsque nous voyons un homme pour la première fois que nous pouvons nous faire de lui une idée exacte. Avec le temps, on s’habitue à chaque figure, et l’on perd la faculté de lire sur les physionomies.

Une foule de détails nous frappent, nous égarent, tandis qu’à la première rencontre, on voit toujours bien l’homme dans son ensemble. Mais venons au fait. Vous me permettez, n’est-ce pas, de vous parler sans détours ?

— Je vous en prie.

— Avant tout, il faut nous expliquer au sujet d’une certaine jeune fille.

Andor rougit et regarda le bout de ses souliers d’un air embarrassé.

— Vous aimez, continua M. Wiepert baissant la voix, vous aimez et vous n’êtes pas payé de retour. La jeune fille qui vous a charmé, — tout amour n’est-il pas un charme ? — vous jure un amour sans fin, une fidélité éternelle, mais elle vous quitte. Elle éprouve quelque chose pour vous, sans avoir la force de triompher des circonstances. Nous savons donc ce qui va arriver. Elle vous écrira ; puis ses lettres deviendront de plus en plus rares, jusqu’à ce qu’elles cessent tout à fait. Mettez-vous bien cela dans l’esprit, maintenant, afin d’arracher à temps de votre cœur tout ce qui ressemble à une illusion, à un espoir quelconque, afin de supporter avec moins de douleur ce qui doit arriver, ce qui arrivera fatalement. Je connais les femmes, mon jeune ami, c’est pourquoi je ne m’illusionne nullement sur la nature féminine ; c’est pourquoi je suis heureux avec ma femme. Regardez-moi bien ; quelque incroyable que cela vous paraisse, je suis parfaitement heureux en ménage. Ma femme, — je ne crains pas de le dire devant elle, — n’a pas un grain de vanité ; ma femme est un ange véritable sous sa petite robe fraîchement lavée. Savez-vous ce que c’est de consacrer sa vie à un paralytique ? Un grand, grand sacrifice.

— Ce n’est pas un sacrifice, s’écria la jeune femme ; pour moi, ce n’en est pas un.

Wiepert la regarda avec un bon sourire venu du fond du cœur et se tourna à nouveau vers Andor.

— Mon ange dit que ce n’est pas un sacrifice ; moi, je soutiens que c’en est un énorme et que je dois mon bonheur à ce sacrifice. Il est dans la nature même de la femme de n’être tout à fait heureuse qu’en se sacrifiant. Elle est capable de faire tout le bien imaginable ; mieux que l’homme elle sait vaincre son égoïsme ; mais tout cela ne lui est possible que lorsqu’on le lui demande. La grande faute que commettent les hommes de notre temps est de demander à leur femme le moins qu’ils peuvent, de la traiter comme un jouet, une poupée qui n’est autour d’eux que pour être habillée et déshabillée. Qu’en résulte-t-il ? Que la femme cherche un autre homme, un amant pour lequel elle s’expose au danger, pour lequel elle aura à souffrir peut-être.

Demandez à la femme, quand elle vous aime, et elle vous donnera tout ce que vous lui demanderez. Si vous êtes pauvre, demandez-lui de partager votre indigence, vos soucis, et elle prendra pour elle plus de la moitié de vos chagrins ; demandez-lui de soulager vos douleurs, et elle souffrira avec vous ; demandez-lui d’être mère, de donner sa vie goutte à goutte pour ses enfants, et elle offrira sa vie ; elle sera même heureuse de l’offrir. Que son mari ne lui demande rien, au contraire, et fût-il esclave à ses genoux, elle sera inquiète, mécontente, malheureuse.

Tenez, voici ma femme. Elle est mon bras droit ; elle feuillette les livres pour moi, elle écrit pour moi ; elle me soutient quand j’essaye de faire quelques pas dans la chambre ; elle passe des nuits entières près de mon lit de douleur, quand je souffre, et en même temps elle est à la cuisine, partout où il faut. Demandez-lui donc si elle est malheureuse, malgré tout cela. Elle vous répondra qu’elle ne l’est pas, parce que sa vie a un but sérieux, parce qu’elle peut se sacrifier.

Déplacez cette même femme au cœur généreux ; mettez-la dans un équipage ; installez-la chaque soir dans une loge ; ne lui imposez pour devoir que celui de plaire à son mari, de l’entretenir agréablement, et l’ange se changera en démon capable d’arracher le cœur de la poitrine de celui qu’elle a épousé, pour le faire fouler aux pieds par le premier Adonis venu.

Vous n’avez demandé aucun sacrifice à votre bien-aimée, mon jeune ami ; il ne faut pas vous attendre à ce qu’elle vous en fasse un. La partie est perdue. Voyons donc comment obvier au chagrin que vous cause cette perte.

Vous êtes idéaliste ou, pour mieux dire, vous faites partie de cette paisible confrérie qui conserve, vénère tout idéal éternel de l’humanité, et n’adore pas l’idéal changeant du jour, tel que la force, la richesse, le plaisir, le luxe.

Autrefois, c’était le privilége de la vieillesse de prétendre aux aises de la vie ; de nos jours, c’est la jeunesse qui réclame cet avantage, et sans se donner beaucoup de peine pour le mériter. Elle veut récolter sans avoir semé. N’est-ce pas déplorable ? Du reste, en tout et pour tout, la jeunesse d’aujourd’hui demande trop à la vie.

De mon temps, quand j’étais un pauvre étudiant, nous ne connaissions pas de plus grand bonheur, notre travail terminé, que d’écouter, le soir, du haut de la galerie, une bonne pièce de théâtre, ou de lire, à la clarté d’un bout de chandelle, un bon livre que nous discutions ensuite.

Voyez-vous, mon ami, on n’est heureux que lorsqu’il faut gagner chaque jour son pain et son plaisir par de sérieux travaux du corps et de l’esprit. Le peu que nous gagnons nous-mêmes nous rend contents, au lieu que les richesses tombées du ciel engendrent ce mécontentement et ce dégoût de la vie, qui, chose étonnante et odieuse, sont de nos jours la conséquence de la poursuite acharnée des jouissances.

Le secret de ces phénomènes moraux est qu’en ce monde, il n’y a rien, rien qui en soi-même puisse nous donner le bonheur, si ce n’est la lutte, les efforts vers un but.

Il existe une joie à la portée de tous, même du plus pauvre, et cette joie, c’est de faire quelque chose, un travail utile à soi-même aussi bien qu’aux autres. Un travail sans résultat palpable comme le vôtre n’est pas un travail. Jadis, il pouvait être permis de se séparer du monde, de s’adonner entièrement aux recherches, aux études savantes pour le seul plaisir de ces recherches, de ces études minutieuses. Aujourd’hui, cela n’est plus possible. Vous êtes un homme d’esprit, de talent, de savoir ; pourquoi enterrer tous ces dons ? Vous ne voulez pas me faire croire, je suppose, que vous êtes utile à quelqu’un avec vos cours, pendant lesquels vos auditeurs pensent à quelque chose de plus amusant, ou que vous faites quelque bien avec vos écrits, qui ne sont et ne peuvent être lus que par des savants ?

Vous reconnaîtrez sans peine, je m’imagine ; qu’un seul ouvrage comme l’Histoire de la civilisation, de l’Anglais Thomas Buckle, a rendu plus de services à l’humanité que toute notre littérature historique, dont nous sommes si fiers et qu’un penseur qui écrit d’une manière aussi claire que Voltaire, ou Arthur Schopenhauer, contribue bien autrement à ôter aux hommes « le bandeau de l’erreur » que tous nos philosophes archi-sages pris en bloc.

Que de mal n’a pas fait notre Hegel à lui tout seul !

Ce que vous faites en ce moment n’étant profitable ni à vous ni à d’autres, n’est donc pas un travail réel ; ce n’est qu’une occupation fatigante, bonne à perdre son temps. En jouant aux échecs toute la journée, vous auriez le même droit de prétendre que vous exercez votre esprit.

Notre époque a besoin de travail et surtout du travail d’hommes comme vous. L’idéal en tout genre a été détruit : un matérialisme grossier l’a remplacé. Nous vivons dans un temps de transition, de fermentation ; tout est chaos autour de nous, comme aux premiers jours de la création. Pendant longtemps nous n’avons fait qu’amasser de la matière, de la matière grossière, sans âme ; mais l’esprit, qui doit planer sur les eaux pour former, animer cette matière, ne vient pas, ne veut pas venir. L’édifice idéal élevé par une génération antérieure s’est écroulé, parce que ses fondements ont été ébranlés, et il ne saurait être reconstruit avec les nouvelles pierres que nous avons.

Un jour viendra où cette matière inerte, animée enfin, servira à de nouvelles créations magnifiques ; une morale nouvelle existera et de nouvelles formes d’idéal descendront en nous, comme génies, pour nous élever. Mais il faudra lutter, livrer un grand, un terrible combat, avant que ce jour arrive.

— Vous êtes donc d’avis, demanda Andor, que l’homme ne peut vivre sans idéal ?

— Pas plus qu’il ne saurait vivre isolé. Je vous ai déjà dit que le bonheur n’est que dans les efforts que l’on fait vers un but ; mais où il n’y a pas de but, de grand but, l’effort cesse. Ces grands buts représentent l’idéal de l’individu aussi bien que de l’humanité tout entière, et il est naturel qu’aussitôt un but atteint, un but nouveau surgisse. Il se rencontre des générations, comme la nôtre, qui récoltent sans aucune peine, de même qu’un héritier un gros héritage, ce qu’une grande époque précédente a semé, et, à l’exemple de l’héritier enrichi, ces générations cessent de travailler, de faire des efforts, pour s’abandonner uniquement aux jouissances.

Nous sommes les héritiers de ce grand mouvement qui a commencé avec la lutte de l’indépendance américaine. Ce mouvement est arrivé à ses dernières conséquences dans la Révolution de 1848, à peu près vers la même époque où finissait aussi un autre mouvement qui s’était manifesté d’abord par la Jacquerie, les prédications du franciscain John Bull en 1381, par l’insurrection de Wat Tyler, qui fit en 1846 tant de milliers de victimes dans la Galicie, et qui n’a complétement cessé en Europe que par l’affranchissement des paysans russes, en 1856.

Satisfaits de jouir de ces résultats pour lesquels d’autres générations ont lutté, combattu, souffert, nous sommes devenus des sybarites. Parce que nous avons été victorieux dans quelques guerres qui nous ont valu des milliards, nous nous imaginons avoir accompli un travail de civilisation ; mais les guerres ne sont jamais que des pas en arrière de la civilisation, qu’une interruption plus ou moins longue que les monarques et les hommes d’État font subir au travail pacifique des peuples. Nous n’en restons pas moins des sybarites désireux d’acquérir, de jouir, sans travailler, et par conséquent toujours prêts à nous jeter dans les bras de la spéculation, de la fraude.

Je le répète, notre époque manque de grands buts humanitaires, manque d’idéal, et, l’homme ne pouvant vivre sans idéal, il aime mieux remonter de plusieurs siècles dans le passé, que se contenter du brutal évangile de la matière. La conséquence naturelle et juste de ceci est que des millions d’individus, nos contemporains, reviennent à la foi idéale du moyen âge, qu’il se produit même de nouveaux miracles, et que ce noble instinct de mettre l’humanité au-dessus de la nationalité, pousse les chefs de tous les peuples appartenant à la même foi à se jeter dans les bras de l’Église et du pape.

La religion est avant tout l’idéalisme du vulgaire et elle le sera aussi longtemps que nous ne trouverons rien de mieux à mettre à sa place. Le grand mouvement clérical de nos jours n’est pas dû, comme le croient les gens à contre-vue, à quelques lois libérales, mais au matérialisme qui a tué tout idéal et qui n’a su nous offrir en échange que la matière sans esprit, morte, nous inspirant le dégoût.

— Très-vrai, très-juste, s’écria Andor. Mais quel rôle conseillez-vous au savant, dans cette époque précédant un nouvel enfantement ?

— Le rôle en question, je ne le conseillerais pas au savant seul. Je suis sûr que comme tout le monde et, en particulier comme toute la gent des diplômés, vous avez une très-mauvaise opinion du journalisme. Mais moi je vous dirai que lorsque chacun est matérialiste, on ne saurait, sans avoir une forte dose de naïveté, exiger que le journaliste pense, sente, agisse en idéaliste, lui qui est plus que tout autre exposé aux tentations. Certes, il y a beaucoup de gueux de lettres, d’écrivailleurs déguenillés dans le monde des journaux ; je ne crois pas cependant que les gens de la finance, de la grande industrie ou de toute autre classe dominante soient plus moraux, plus convenables, aient l’esprit plus cultivé que notre confrérie tant décriée. Quelque mauvaise opinion que vous ayez de nous et de notre influence, je n’en soutiens pas moins que, dans la grande lutte civilisatrice qui se prépare, la presse est destinée à jouer le rôle le plus important. Vous êtes étonné ; je m’explique.

Parlons d’abord des moyens dont la presse dispose.

Supposons qu’un auteur scientifique d’une vraie valeur écrive chez nous un bon livre. Si ce livre se vend bien, on en débitera cinq cents exemplaires. Je parle de ce qui est la règle et non des rares exceptions. Soit cinq cents acheteurs.

Comptons cent lecteurs pour chaque exemplaire, — l’estimation est incontestablement beaucoup trop élevée — et nous aurons en tout cinquante mille lecteurs. Je mets la moyenne de nos journaux à dix mille abonnés ; il y en a à quarante mille. Donnez à chaque numéro, comme pour le livre, cent lecteurs, et cela vous fait un million de lecteurs par jour.

Dès lors, à vouloir produire, faire valoir une idée, quel sera le moyen le plus pratique, du livre qui sera lu une fois par cinquante mille lecteurs, ou du journal lu quotidiennement par un million de lecteurs ? Le journal, évidemment.

Nous voici au point que je visais dès le commencement.

Celui qui suit sans idées préconçues et d’un œil clairvoyant le développement de la littérature européenne, arrive à cette conclusion que la littérature est de plus en plus absorbée par la presse quotidienne. En général, parmi les personnes qui lisent encore, il y en a peu qui lisent des livres ; elles lisent surtout les journaux ou un journal.

Ce développement soudain et gigantesque du journalisme a des inconvénients que je nierai d’autant moins que j’ai ma profession en très-haute estime.

Par le passé, le journaliste n’était qu’un simple rapporteur, et voilà que, maintenant, il doit être à la fois homme d’État, militaire, théologien, jurisconsulte, poëte, historien, géographe, naturaliste, musicien, que sais-je encore. De là le travail superficiel, l’abus des phrases, ce jeu de cache-cache derrière un tas de lieux communs à l’usage de la grande majorité des journaux de petit format.

Mais, examinez les grands journaux, et vous pourrez y constater déjà le commencement de cette nouvelle phase du journalisme et de la littérature que je vois poindre.

Dans ces feuilles, vous verrez l’homme politique écrire sur la politique, le jurisconsulte parler de la salle d’audience, le militaire révéler l’art de la guerre, le poëte exposer les figures variées de sa fiction, le musicien critiquer l’Opéra et les concerts, l’historien remonter à notre profit le courant du passé, et ainsi de suite.

Figurez-vous ce système pleinement développé, et vous aurez le journal tel qu’il sera un jour, c’est-à-dire le miroir du monde, le foyer de tous les intérêts.

Déjà, le peintre cherche à faire reproduire son tableau par un journal illustré, parce que de cette manière il sera mieux connu que par cent expositions. La musique elle-même se réfugie dans les journaux littéraires.

Quand la presse en sera au point qu’elle doit atteindre, dans un laps de temps assez court, tous les reproches qu’on lui adresse avec raison ne seront plus fondés. La frivolité sempiternelle du journaliste à tout faire sera remplacée par le travail sérieux, clair, de l’homme spécial, et peut-être alors n’y aura-t-il plus de journaliste proprement dit, parce que tout le monde sera journaliste.

L’homme politique, qu’il appartienne au gouvernement ou à un parti d’opposition, ne dédaignera plus d’écrire lui-même le principal article dans le journal de sa couleur. Les belles-lettres et la science s’empareront du feuilleton. L’économiste, le financier diront leur avis dans les colonnes de la feuille. La critique ne sera plus faite, comme il arrive trop souvent, par des gens qui viennent de quitter les bancs de l’école. Le littérateur parlera de la poésie ; le musicien de la musique ; le peintre des tableaux.

Vous allez comprendre maintenant ce que j’entends par matérialisme et idéalisme, en matière de journalisme.

La presse quotidienne domine toute notre existence ; c’est un moteur avec lequel il faut compter, une puissance qui ne peut pas être contestée. Cette puissance s’est développée pour ainsi dire spontanément, sans système, sans but supérieur à atteindre. Tout le monde crie contre les défauts de ce produit né d’un besoin général ; mais personne n’aide à le faire meilleur, à le relever, et pourtant personne ne saurait se passer de nous, journalistes, et de nos maudits journaux. Laisser aller les choses comme elles vont, être mauvais avec les mauvais, malhonnête avec les malhonnêtes, ignorant avec les ignorants, c’est ce que j’appelle le matérialisme dans la presse. Tendre, au contraire, et de toutes nos forces, vers le but élevé auquel le journalisme doit arriver tôt ou tard, donner de la considération à la profession en la rendant respectable, voilà mon idéal. C’est dans ce sens que je travaille, que j’ai organisé mon journal, et, dès ce moment, je vous invite à coopérer à ma grande entreprise.

Renoncez à votre stérile activité ; soyez des nôtres, non pour remplir des colonnes à coups de ciseaux, mais pour devenir ce que j’entends par un journaliste moderne, c’est-à-dire un homme qui, ayant tout ce qu’il faut pour écrire des livres, aime mieux se faire lire par des millions que par quelques milliers, et qui, par conséquent, est assez pratique pour écrire dans un journal tel que doit être un journal de nos jours.

— Votre proposition est très-honorable, dit Andor ; je vous prierai néanmoins de me donner le temps de…

— Sans doute, sans doute, ajouta M. Wiepert en riant. Nous autres Allemands, nous réfléchissons cent fois avant d’agir une seule. Réfléchissez donc longuement, afin de n’avoir pas de scrupules plus tard. Quand j’ai tendu la main à quelqu’un, je ne la retire plus. En tout temps, vous serez le bienvenu chez moi. Mais réfléchissez mûrement, en véritable Allemand.


XVI

SELON LE MÉRITE, LA RÉCOMPENSE

La princesse Paula habitait, avec sa petite cour, une aile particulière du palais du roi. Elle faisait aussi peu de cas de l’étiquette que des coutumes et vivait dans la ville allemande comme elle avait vécu chez elle, n’obéissant qu’à sa fantaisie, à ses caprices.

Une seule personne avait sur elle quelque influence. C’était sa sœur de lait, qui lui servait de femme de chambre et de confidente. La petite Warinka, fille d’une riche paysanne, était jolie, mutine et nullement facile à effrayer. À l’aide du scharafan rouge qu’elle portait, et qui lui valait tous les regards de la domesticité de la cour, la rusée jeune fille avait su faire la conquête d’un écuyer du roi, beau garçon ayant servi dans les hussards bleus et nommé Hans Klepfer. Avec cet adorateur sans influence apparente, elle tenait entre ses mains le fil de toutes les intrigues de la cour.

Il était onze heures du matin. La bouillante jeune princesse venait de se lever de très-mauvaise humeur, et se faisait coiffer par Warinka, qui ne cessait de roucouler, de chanter. Une dame de la cour avait apporté un bouquet de la part du prince et s’était éloignée en faisant une profonde révérence. La première des dames d’honneur attachées à la suite de la princesse Paula était encore à admirer les belles roses lorsque tout à coup la princesse se leva, prit le bouquet de son royal adorateur et le jeta sur le parquet.

La première dame d’honneur tressaillit, comme si une bombe eût éclaté près d’elle.

— Mon Dieu ! fit-elle à mi-voix.

— Laissez-moi seule, lui commanda la princesse.

La vieille dame fit une de ces révérences de cour par lesquelles on est bien près de s’asseoir par terre et disparut prestement.

— Qu’y a-t-il, Warinka ? demanda aussitôt la princesse. Tu as quelque chose à me dire ?

La petite confidente fit un signe de tête affirmatif.

— Ce matin, de bonne heure, dit-elle tout bas, il y a eu une scène juste devant les écuries de la cour, où le vieux roi allait monter à cheval pour sa promenade du matin. M. Wolfgang, le bel artiste qui a fait votre buste, revient d’un voyage ; il paraît qu’il est allé dans notre capitale, et il parlait de vous. Le roi semblait fort en colère de ce que lui racontait M. Wolfgang ; il frappait du pied et jurait à pleine bouche, comme ils jurent tous ici, ces Allemands.

La princesse Paula avait écouté sans mot dire ; mais elle était devenue très-pâle.

— Tu tiens la nouvelle de ton écuyer, n’est-ce pas ?

— Oui, de M. Klepfer.

— Est-ce un homme sûr, ton Klepfer ?

— Oh ! certainement !

La princesse alla s’asseoir à son secrétaire et traça rapidement quelques lignes sur une feuille de papier vert fortement parfumé.

— Il faut que le prince Théodore reçoive ces lignes avant le dîner, dit la princesse, tu diras en même temps à ton M. Klepfer que je monterai à cheval ce soir à neuf heures et qu’il aura à m’accompagner lui seul.

Warinka s’acquitta à merveille de la commission. Un peu avant midi, le prince royal recevait le billet de la princesse. Au second dîner, à six heures, il fit à Paula un signe qui voulait dire : Je viendrai.

À huit heures et demie, il sortit de la ville dans une voiture de chasse et en compagnie d’un seul aide de camp sur lequel il savait pouvoir compter entièrement. Il n’y avait rien d’extraordinaire dans cette sortie ; le prince royal passait pour excentrique et avait déjà fait des choses très-étranges. À neuf heures, la princesse Paula sortait au galop du château, suivie de l’écuyer Klepfer. En ceci rien d’étonnant non plus ; tout récemment encore, par un beau clair de lune, la princesse avait fait seller son cheval à minuit.

Une heure plus tard, elle mettait pied à terre à la lisière d’une forêt entourant le château de chasse royale d’Hubertusburg. Elle dit à l’écuyer de garder les chevaux, se débarrassa de la traîne d’amazone qu’elle avait serrée à sa ceinture, demanda du feu pour sa cigarette à M. Klepfer et s’engagea rapidement sous la feuillée, vêtue maintenant d’un costume gris très-court et d’une veste turque rouge, à broderies d’or. La lune l’éclairait dans sa marche. Dans le haut du bois, sur une colline parsemée de toute sorte de broussailles, se dressait une hutte couverte d’écorces d’arbres et dominant les sombres sommets des arbres. C’était là que le prince royal attendait la princesse.

De sa cravache elle frappa à la porte qui s’ouvrit. Elle pénétra dans la hutte, où régnait une forte odeur de résine et de fleurs des bois. La porte se referma derrière elle, et elle se trouva dans les bras du prince.

Le lendemain matin, la première dame d’honneur de la princesse vint lui annoncer au lit la visite du roi. La belle paresseuse se hâta de faire toilette.

Quand Sa Majesté entra, elle s’empressa d’aller à sa rencontre et lui tendit les deux mains avec une cordialité parfaitement jouée. Mais le vieux roi se garda de les prendre. Il se tenait raide devant elle et la regardait d’un air dur, méchant.

— J’ai appris de jolies histoires, princesse, fit-il sévèrement. Je sais tout ; un vrai roman. Cela m’est égal, du reste ; je venais seulement vous demander quand vous comptez partir.

La princesse Paula fit un pas en arrière. Relevant fièrement sa belle tête, elle fixa hardiment, avec fermeté, ses yeux sur ceux du roi. Le tremblement de ses lèvres trahissait seul son émotion intérieure. Elle n’était plus maintenant la doucereuse hypocrite de naguère ; elle était redevenue elle-même.

— Je ne pars pas, Majesté.

— Pourquoi donc ?

— Parce que je veux rester ici pour donner ma main à votre fils, le prince royal !

— Folie ! le mariage n’aura pas lieu.

— Et moi je vous dis, Majesté, que le prince héritier m’épousera. Il faut qu’il m’épouse ou sinon il aura forfait à l’honneur.

— Hm ! vous en êtes déjà là ! j’aurais dû m’en douter ; c’est dans le sang.

— Et Votre Majesté devra presser le mariage, afin de… d’éviter un scandale européen.

— Hm ! À moi peu m’importe ! dit le roi, haussant les épaules ; mais je plains mon pauvre Théodore. Il l’a voulu, d’ailleurs. Vous ne seriez pas venue à bout de moi aussi facilement, princesse. Mais ces hommes d’aujourd’hui ! Quelle pauvre génération ! Bonjour !

Il y eut encore une scène violente entre le père et le fils, puis le mariage du prince héritier et de la princesse Paula se fit rapidement, avec tout l’éclat que le vieux roi aimait à déployer dans ces occasions. Avant le jour de la cérémonie, la princesse s’était convertie à la religion catholique, d’elle-même et par un calcul très-habile. À dater de ce moment, chacun de ses actes révéla la future reine qui se prépare non-seulement à monter sur le trône, mais encore à régner.

Ce ne fut pas sans intention que, le jour même du mariage, le vieux roi fit publier dans l’Officiel, entre autres distinctions motivées par la circonstance, la nomination de Wolfgang au poste de directeur général des galeries royales de peinture.

Warinka apporta le journal à sa maîtresse. Lorsque celle-ci lut, à la suite du nom du sculpteur : « Afin de récompenser, autant qu’ils le méritent, les éminents services rendus par M. Wolfgang, » elle devint d’un beau rouge.

— Bien, très-bien, murmura la princesse. Moi aussi, je le récompenserai selon son mérite.

Puis, se levant et s’éventant avec son mouchoir, elle ajouta :

— Ouvre les fenêtres, Warinka, il fait une chaleur insupportable.

La princesse ressentait une haine mortelle contre Wolfgang ; sa haine ne demandait pas vengeance à la manière de nos cours, où la défaveur se traduit par un froncement de sourcils, une invitation à faire valoir ses droits à la retraite ; non, elle eût préféré faire écharper immédiatement celui qu’elle haïssait. Sa nature despotique se révoltait à l’idée de garder des ménagements envers cet homme qui l’avait offensée, trahie ; mais elle comprenait que ce qui est possible en Russie ne l’est pas dans le reste de l’Europe, surtout en Allemagne. Elle se résigna donc à patienter, à attendre, mais non à pardonner.

Le hasard ne tarda pas à la servir.

Un jour où elle allait monter à cheval et descendait le large escalier de marbre, suivie de la première dame d’honneur et d’un domestique de la cour, elle rencontra Wolfgang qui montait. En apercevant la princesse, le sculpteur s’arrêta ; droit comme un soldat sous les armes, le chapeau à la main, le dos à la rampe, il attendait avec déférence qu’elle eût passé.

Mais la princesse, tenant la traîne de son amazone de velours sur le bras gauche, fit halte en face de lui, et dit à sa compagne :

— Voilà le misérable !

En même temps, elle levait sa cravache sur Wolfgang, et, avec la rapidité de l’éclair, l’en frappait deux fois au visage, de manière à y laisser deux marques rouges de sang.

Sans y penser probablement, car il était devenu sujet très-loyal, le malheureux directeur fit un mouvement comme pour arracher la cravache à la princesse ; mais le domestique de la cour se jeta entre elle et lui et le maintint fortement.

La princesse toisa sa victime d’un coup d’œil plein d’un mépris indicible et continua à descendre l’escalier lentement. Ses yeux brillaient ; elle respirait plus librement.

— Ah ! que je me sens bien ! dit-elle. Je me sens on ne peut mieux.

Pendant ce temps, la première dame d’honneur était sur le point de s’évanouir.

Wolfgang demanda une audience au père du pays et exposa ses griefs. Le vieux roi se mit à rire.

— C’est dans le sang ; rien à faire. Faut-il envoyer la princesse au violon ? Hé ! ce sont des petites preuves d’affection ; on ne doit pas garder rancune aux femmes pour cela. Lola Montès en a fait autant. Cela vous permettra de réfléchir sur la différence entre la princesse et les danseuses d’aujourd’hui. Hm ! quel vilain monde ! Que voulez-vous ? Je vous donnerai une décoration. C’est un bon emplâtre pour toutes les blessures. Vous avez tout l’air du tigre de mon jardin zoologique. Vous aurez l’ordre de l’Épée. Bonjour.

Le sculpteur, à qui les officiers de la garde donnèrent le sobriquet de rayé, — les officiers en général, et ceux de la garde en particulier, sont très-spirituels, — le sculpteur reçut en effet l’ordre de l’Épée, la troisième classe, et bientôt il voyait s’ouvrir devant lui la perspective d’une seconde distinction du même genre.

Il arriva qu’une plainte fut déposée contre lui peu de temps après. Les journaux publièrent, Dieu sait par quelle influence, des notes mystérieuses faisant pressentir un de ces procès à huis-clos qui excitent l’émotion et l’indignation dans toutes les classes de la société, dont la vertu ne brille pas, en pareil cas, sous les plus belles couleurs. Le prince royal demanda que le nouveau directeur fût destitué,

— Hm, fit le vieux roi, c’est là qu’on veut en venir. Il faudra attendre que la justice ait décidé. Il est à remarquer, du reste, que le plaignant est au service de la princesse royale, et que sa fille, la victime, dit-on, a reçu un riche cadeau ; je ne veux pas rechercher de qui ; elle doit aussi recevoir une dot, quand elle épousera son chasseur. Hm !

De fait, à l’aide d’un certain nombre de témoins irrécusables, Wolfgang parvint à établir un alibi. Au moment où le prétendu crime avait dû être commis au château, il se trouvait dans un tout autre endroit.

Il fut renvoyé de la plainte. Il ne lui en resta pas moins une tache que personne ne pouvait définir et qui suffit cependant à lui faire fermer la plupart des grands salons dans lesquels il avait été reçu avec plaisir jusqu’alors. De son côté, la comtesse Bärnburg, à laquelle le sculpteur était devenu à charge, profita de l’occasion pour se débarrasser de lui.

Deux mois après cette scandaleuse affaire, le vieux roi mourut et la princesse Paula monta sur le trône avec son mari, le prince Théodore. Le premier acte du nouveau roi ou plutôt de la jeune reine fut la destitution de Wolfgang. Des hauteurs ensoleillées de la faveur royale, le sculpteur retomba tout à coup dans la malpropreté, la misère de son existence antérieure.

Plusieurs fois il prit la résolution de se tuer ; à la quatrième fois il hésitait encore. Il n’avait pas songé un instant à se faire une situation honorable par son talent et son travail.

Un Russe de grande famille, portant un nom historique connu, lut sa destitution dans un journal et l’invita de la façon la plus flatteuse à venir en Russie. Il lui offrait une très-belle position et proposait même de lui envoyer de l’argent. Aussitôt Wolfgang reprit ses grands airs, parla des cabales de la cour impuissantes à éclipser, à enterrer pour longtemps un homme de talent et de réputation. Puis, après avoir reçu de Saint-Pétersbourg une grosse traite sur un banquier, il partit plein de belles espérances.

La reine Paula savait non-seulement se venger de tout cœur, mais elle récompensait aussi avec intelligence. Hans Klepfer, l’écuyer, fut nommé premier écuyer et épousa Warinka, qui fut dotée par la reine à faire envie à mainte comtesse sans fortune.

Par calcul, sa belle Majesté avait cru devoir, dès son avènement, se montrer fille très-fidèle de l’Église. Pourquoi non ? Lucrèce Borgia ne passait-elle pas pour pieuse ?

L’Église, si intolérante pour la science, pour les grandes vérités découvertes par l’esprit humain, s’est montrée de tout temps très-indulgente pour les passions des femmes princières ou haut placées.

La reine suivit les sermons du moine Hasfege et prit le beau dominicain fanatique pour confesseur. Elle favorisa toutes les réunions pieuses et encouragea les dames nobles qui quêtaient aux portes des églises le denier de Saint-Pierre pour le pape persécuté.

La dévotion devint tout à coup à la mode. Partager les opinions libres des temps modernes était considéré comme de fort mauvais goût. La morale aussi fut remise en honneur.

La souveraine avait condamné les statues de la galerie avec un : fi donc ! très-accentué. En conséquence, tous les dieux grecs, les héros et les combattants romains furent pourvus de feuilles de vigne en fer-blanc. Il faut ajouter que presque chaque jour, depuis lors, quelque petite fille embarrassait beaucoup sa prude maman, en montrant du doigt la première feuille de vigne venue et en demandant ce qui se cachait derrière. Avant, les enfants passaient sans rien remarquer ; mais ces bambins sont si naïfs, si curieux !

Les feuilles de vigne firent fureur parmi les dames élégantes. On sait qu’il y a des Américaines qui, par décence, mettent des fourreaux aux pieds de leur piano ; de même les dames élégantes ne se contentèrent pas de couvrir leurs statuettes de feuilles de vigne en papier vert ; elles ne lisaient plus que des livres à feuilles de vigne ; chacun de leurs mouvements, chacune de leurs paroles avait sa feuille de vigne.

« Le mouvement religieux de notre époque, » écrivait Wiepert, abordant le sujet dans son journal, « naît incontestablement du besoin d’idéal chez les masses, du besoin de cet idéal que le matérialisme vulgaire leur refuse si nettement, si ironiquement. Mais ceux qui dirigent ce mouvement, les messieurs aux généalogies interminables, les dames aux paroissiens en velours rouge et surtout les prêtres et les princes de l’Église, poursuivent, sans qu’il y ait peut-être une seule exception, les mêmes buts que les autres spéculateurs contemporains. Eux aussi luttent pour arriver au pouvoir et à la fortune. Il n’y a qu’une différence : le Syllabus et les litanies remplacent le cours de la rente. »

La belle reine savait parfaitement, elle aussi, faire servir la religion à ses vues : mais pas un instant elle ne songeait à subordonner ses désirs, ses passions, ses actes, aux commandements de la religion. Cela n’est bon que pour le pauvre travailleur, le paysan inculte.

Un jour, par des voies secrètes, détournées, arriva une lettre du grand personnage qui avait attiré Wolfgang en Russie. La reine Paula l’ouvrit précipitamment et en lut le contenu avec des yeux où brillait toute la satisfaction de la haine assouvie.

On lui annonçait que le sculpteur avait été arrêté comme émissaire politique et venait d’être expédié pour la Sibérie. Elle laissa retomber son beau bras blanc tenant la lettre et fit entendre un éclat de rire court, méchant, qui n’avait absolument rien de royal ni de chrétien.


XVII

LA COUPE DE L’ARC-EN-CIEL

Il faisait nuit lorsque Hanna descendit de la station de chemin de fer voisine de la propriété Kranichsfeld, appartenant au général Mardefeld.

Un vieux cocher, à moustache grise, à figure antique, droit comme une baguette de fusil, reçut les bagages de la jeune fille et la conduisit vers une espèce de voiture de laitier dans laquelle il jeta la malle. Hanna fut obligée de s’asseoir à côté du cocher, sur l’étroite planche servant de siége.

— Vous auriez bien pu prendre un train de jour, dit la baguette de fusil, d’un ton bourru, lorsque la voiture se fut ébranlée. Votre arrivée dérange tout le monde.

— Il m’a plu de prendre celui-là et je trouve que cela suffit, répliqua Hanna.

L’homme à la moustache grise parut fortement ému ; ses épais cheveux gris se redressaient comme des piquants de hérisson. Il se borna cependant à jeter un regard de côté sur sa voisine, à l’air si résolu, et alluma sa pipe.

— Il me semble, dit Hanna d’un ton d’autorité, qu’on demande d’abord la permission de fumer.

Le vieux soldat se retourna tout à fait et regarda Hanna fixement. En réponse à son regard moitié furieux, elle le dévisagea de ses grands yeux gris intelligents, et il remit sa pipe dans sa poche. Il aimait mieux ne pas fumer que d’en demander la permission à la nouvelle gouvernante.

— Le général va avoir du bon temps, murmura-t-il d’une voix qui paraissait sortir d’un soupirail. Il n’aime pas la subordination, le général ; il ne l’aime pas, non.

— Le général est le général, et vous, vous êtes le cocher, répondit Hanna.

La baguette de fusil leva son fouet et en frappa les chevaux, quoique cela ne fût pas nécessaire. Cet acte d’injustice termina la conversation.

Une autre jeune fille, dans la situation d’Hanna, eût interrogé le cocher pour pouvoir régler, d’après les renseignements obtenus, sa conduite envers le général et les autres personnes de la maison. Toute autre femme moins rusée eût agi de la sorte ; mais mademoiselle Teschenberg était fermement résolue à ne pas dévier un instant de la ligne de conduite qu’elle s’était tracée, et cette ligne exigeait qu’elle tint chacun à distance, qu’elle en imposât à tout le monde. Elle savait qu’on est toujours traité selon les prétentions que l’on a. En ce qui concernait son nouvel entourage, elle comptait sur ses yeux clairvoyants, sur la perspicacité de son esprit.

Après un certain temps, la petite voiture quitta la grande route pour suivre une allée de hauts peupliers, au bout de laquelle était le château, comme disaient les gens du pays. Ce château était une grande maison neuve, à toiture rouge, ornée d’un balcon et entourée de vastes dépendances. En récompense de ses services dans la dernière guerre, le général avait reçu une dotation dont il s’était servi pour acheter l’habitation et les biens.

En descendant de la voiture, Hanna aperçut sous la porte une femme d’un certain âge, de forte corpulence, qui semblait respirer avec peine. D’une main elle tenait une lanterne allumée, de l’autre elle abritait ses yeux contre l’éclat de la lumière.

— Enfin vous voici ! dit cette femme.

— J’arrive assez tôt, je pense, répondit Hanna, le prenant de très-haut. Le général n’aura certainement plus besoin de moi aujourd’hui.

La forte femme ne sut plus que dire.

— Avec celle-là, dit le cocher à mi-voix, vous n’arriverez à rien, madame Brenner.

Madame Brenner mit les poings sur les hanches, comme pour dire : nous verrons bien, et conduisit Hanna au premier.

— Vous pensez peut-être, lui dit-elle en montant, que nous vous avons préparé à souper. Non ; M. le général est économe et votre service ne commence que demain.

— Le général a raison d’être économe, tous les gens avisés le sont aujourd’hui. D’ailleurs, j’ai très-bien dîné. Où est ma chambre ?

— Ici.

La forte femme ouvrit la porte d’une grande pièce ; pendant qu’elle allumait la bougie, le cocher apporta la malle.

— Ne laissez pas trop longtemps brûler la lumière, fit madame Brenner. Le général n’aime pas cela.

— Dans mon engagement, il est dit que j’aurai le chauffage et l’éclairage. Je laisserai donc brûler la bougie aussi longtemps qu’il me plaira. Je n’ai plus besoin de rien, bonne femme ; vous pouvez vous retirer.

— Je ne serais pas restée quand même, grommela madame Brenner, faisant claquer ses pantoufles en s’éloignant à la hâte.

Elle n’avait imposé cet effort à sa corpulence qui en avait légèrement transpiré, que pour empêcher la nouvelle gouvernante qu’elle considérait comme une domestique à prétentions d’avoir le dernier mot avec elle. Elle n’en était pas moins sortie profondément blessée, et blessée d’une excellente épithète. Hanna l’avait appelée « bonne femme ».

Une fois seule, mademoiselle Teschenberg respira librement. Elle se trouvait dans une grande pièce carrée dont les murs étaient couverts de gravures représentant des épisodes de la Guerre de l’indépendance, et dont les fenêtres avaient de grands rideaux verts.

Contre l’un des murs se dressait un lit antique ; contre un autre une commode centenaire, au-dessous d’un miroir à cadre en bois ; contre le troisième mur, entre deux fenêtres, s’allongeait un vieux canapé de la même époque, recouvert quand même d’une housse en grosse toile. Contre le quatrième mur, dans lequel était percée la porte, il n’y avait rien. Du haut du poêle, un Blücher en plâtre, au nez cassé, sur un énorme cheval, regardait l’espace, tenant dans sa main droite, levée pour le commandement, comme à Waterloo, un mouchoir gris très-sale.

Mademoiselle Teschenberg défit sa malle, rangea son linge, ses vêtements dans la commode, et se mit ensuite au lit.

Avant de s’endormir, elle resta longtemps les yeux au plafond, les mains croisées sous la tête, l’esprit absorbé. Des pensées sombres, désagréables lui venaient les unes après les autres, flottant devant elle comme les brouillards d’automne après la pluie. Elle songea avec amertume à la maison paternelle, à sa mère ; puis elle jura de nouveau amour et fidélité à Andor. Elle faisait ce serment avec tant de passion, de larmes, qu’on aurait dit qu’elle doutait d’elle-même, qu’elle voulait s’encourager pour l’avenir à une constance sur laquelle elle ne comptait pas.

Le lendemain, de très-bonne heure, le son aigu d’une cloche qui faisait trembler la maison vint la tirer d’un mauvais rêve. Elle se leva, fit sa toilette si prestement que, lorsque madame Brenner entra chez elle en criant laconiquement : « Temps de se lever », elle était déjà debout devant sa commode à écrire une lettre pour Andor.

— Vous voyez ! Il me manque une table, fit-elle observer.

— Ne vous faut-il pas autre chose aussi ? répliqua madame Brenner d’un ton d’irritation.

— Quand j’aurai besoin d’autre chose, bonne femme, je ne me gênerai pas pour le dire.

— Je ne suis pas aussi bonne que vous croyez, riposta la forte femme, faisant de petits yeux.

— C’est possible ; mais je trouve que vous êtes bonne.

C’en était trop pour madame Brenner. Elle faillit être suffoquée. Elle se remit cependant, et, se redressant sur ses ergots, elle dit avec majesté :

— Je n’ai point de table pour vous. Au second coup de cloche on déjeune, rez-de-chaussée, côté jardin.

Au second appel de la cloche, mademoiselle Teschenberg se mira une fois encore dans la glace, non en souriant comme le font la plupart des femmes, mais très-gravement, ainsi qu’un vieux soldat qui passe une dernière inspection de son arme avant d’aller au feu. Trouvant tout en ordre, elle descendit rapidement l’escalier et eut la satisfaction d’entrer la première dans la salle à manger, pourvue d’une longue table, de chaises hautes et d’une grosse pendule.

Elle était à peine arrivée qu’une brune tête d’enfant se montrait dans l’entre-bâillement de la porte, disparaissait et réapparaissait bientôt à côté d’un homme d’environ cinquante ans, de haute stature, d’aspect robuste et dont la tête de soldat, à cheveux blonds courts, semblait vissée entre les larges épaules.

Mademoiselle Teschenberg vint à la rencontre de l’homme et de l’enfant.

— Monsieur le général, dit-elle, je suis la gouvernante que vous attendez.

De son œil clair, profond, le général examina rapidement toute la personne de la jolie jeune fille et eut un jeu de physionomie signifiant : « Oh ! non, vous n’êtes pas la gouvernante que j’attendais. Je complais sur quelque dame maigre, pâlotte, avec des boucles blondes, beaucoup de taches de rousseur, des yeux clignotants, à défaut de lunettes, et c’est vous qui m’arrivez fraîche, épanouie comme une rose. »

— Et qui vous dit, mademoiselle, que c’est moi le général, répondit-il d’une voix rappelant vaguement le son de la trompette.

— J’ai vu votre portrait dans un journal illustré, fit Hanna d’un air modeste.

À vrai dire, elle n’avait jamais vu ce portrait, mais l’invention était bonne et obtint tout l’effet attendu.

Le général sourit, indiqua une chaise à mademoiselle Teschenberg et prit place lui-même.

— Voici ma fille Clarisse, dit-il en montrant une enfant de douze ans qui se tenait tremblante à son côté.

La pauvre fillette était dans un grand embarras ; elle n’avait pas le courage d’aller à sa nouvelle gouvernante et osait encore moins se rapprocher de son père.

— En avant ! lui cria le général.

Clarisse, très-chétive, à buste étroit, à petite figure vert-pâle, semblant plus maladive encore sous de beaux cheveux noir d’ébène, fit une révérence et fixa ses yeux noirs sur mademoiselle Teschenberg comme pour lui dire : « finissez-en avec moi. »

Hanna s’empressa de la prendre par sa main amaigrie et de l’attirer à elle. Elle ne l’embrassa pas, comme c’est l’habitude ; ce genre d’hypocrisie lui déplaisait.

— Nous nous entendrons bien, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle.

La fillette baissa les yeux sur les genoux de sa nouvelle gouvernante et alla s’asseoir à sa place.

Un domestique en livrée chocolat apporta sur un plateau d’argent le déjeuner, comprenant du café et de la pâtisserie en tranches. Madame Brenner vint verser en bonnet et tablier blancs. Une tasse de café et une tranche pour chacun ; ce fut tout.

Le général était économe.

— J’espère que tout est en ordre dans votre chambre ? interrogea-t-il.

Il avait regardé Hanna de telle sorte que toute contradiction semblait impossible ; mais mademoiselle Teschenberg hasarda l’impossible.

— Pas tout à fait, fit-elle. Il me manque une table. Je l’ai déjà dit à la bonne femme-là.

La bonne femme en question devint cramoisie.

— Vous mettrez une table, madame… Compris ?

— Très-bien.

— C’est joli une robe blanche, reprit le général un instant après en regardant la toilette d’Hanna, mais le blanchissage est cher.

— Je porte des robes blanches tout l’été, répliqua mademoiselle Teschenberg. Je les donnerai à blanchir au dehors.

Le front du général se plissa.

— Parlons maintenant de Clarisse, dit-il froidement, je veux vous exposer en quelques mots ma méthode d’éducation. J’aime tout ce qui est exact, net, concis ; j’ai horreur des mots inutiles ; je ne supporte ni le romanesque ni la sentimentalité, en général, rien d’efféminé. Ma défunte femme ne m’ayant pas donné de fils, j’élève Clarisse en vrai garçon. Je ne veux pas la voir prendre les habitudes grimacières de nos dames, comprenez-vous ? Un esprit sain dans un corps sain, c’est ce qu’on peut souhaiter de mieux à ses enfants. Réglez-vous d’après cela.

— Je m’efforcerai de me conformer à vos désirs, monsieur le général, répondit mademoiselle Teschenberg d’un ton très-calme, très-net ; mais je vous prierai de me laisser le choix des moyens pour arriver au but que vous m’indiquez. L’éducation, bien moins encore que l’instruction, ne doit être mécanique. Des soldats destinés à ne représenter que des machines vivantes peuvent être taillés sur le même patron ; mais des enfants qui doivent avoir leur individualité, sous peine de mal s’en trouver, ne sauraient être élevés que selon leurs aptitudes particulières et subissent toujours par conséquent l’influence de leurs maîtres. C’est dans le contact vital du maître et de l’élève que réside la part la plus importante de l’éducation.

Laissez-moi donc d’abord étudier Clarisse ; dès que je la connaîtrai, nous procéderons de manière à nous contenter vous et moi. Chaque jour, chaque heure même, si vous voulez, monsieur le général, interrogez sur ce qui se fait ; mais ne nous imposez pas de méthode, afin que le résultat puisse vous satisfaire. Selon moi, il n’y a ni bonne ni mauvaise méthode d’éducation ; il n’y a que de bons et mauvais maîtres.

— Qu’appelez-vous mauvais maîtres ?

— Ceux qui essayent d’anéantir, de tuer la personnalité de l’élève, au lieu de se borner à la développer, à l’améliorer.

Le général se prit à réfléchir.

— Vous avez peut-être raison, disait-il bientôt.

Après le déjeuner, Hanna ne tarda pas à voir quelques échantillons de la méthode du général. D’abord arriva le domestique, un ancien grenadier de la garde. Clarisse mit un ceinturon avec giberne, baïonnette, prit un petit fusil et alla se poster sur une petite place sablée, derrière la maison, avec la docilité d’un soldat ayant des années de service. L’instructeur avait l’air très-martial et commandait d’une voix de tonnerre, comme s’il eût fallu se faire entendre de toute une brigade. Pendant ce temps, la petite recrue avec sa figure délicate, ses grands yeux noirs clignotants sous le soleil, sa personne nerveuse, semblait véritablement malheureuse.

Aux exercices militaires succéda l’équitation. Un cavalier amena un poney noir que la pauvre enfant monta avec une répugnance, une frayeur visibles. À côté de la maison, il y avait un autre espace sablé entouré d’une barrière. Ce fut là qu’eut lieu la leçon. Chaque fois que l’écuyer faisait trotter le cheval, deux grandes taches d’un rouge significatif apparaissaient sur les joues de la fillette, et, à l’arrêt, elle portait aussitôt sa petite main amaigrie sur son cœur palpitant.

Mademoiselle Teschenberg n’était pas très-tendre ; elle eut cependant pitié de l’enfant dont les yeux se tournaient de tout côté, comme si elle eût cherché du secours, un sauveur, et finissaient par se fixer au ciel de l’air de quelqu’un qui n’attend plus que de là ce qu’il n’a pas trouvé sur terre.

Le soir, ce fut encore bien pire. Clarisse, qui craignait l’eau, dut prendre sa leçon de natation dans le petit étang situé au milieu du fourré de verdure du parc.

C’était un spectacle révoltant de voir la malheureuse enfant trembler de tous ses membres sur la planche. Elle pâlissait, pleurait et ne pouvait se résoudre à faire le saut. Le général s’approcha et la jeta à l’eau ainsi qu’un jeune chien. Clarisse revint à la surface tout essoufflée, s’accrocha convulsivement aux branches d’un arbuste tombant dans l’eau et se mit à crier comme une folle.

— Monsieur le général, dit à voix basse Hanna à ce père despote, si vous ne voulez pas que votre fille soit malade, malheureuse pour la vie, permettez-moi de mettre fin à tout cela pour aujourd’hui. Vous n’obtiendrez rien de cette enfant par la violence. Je vous promets que demain Clarisse ira dans l’eau sans la moindre résistance.

— Vous promettez beaucoup.

— Pas plus que je ne tiendrai ; mais ne tourmentez pas plus longtemps mon élève.

Mademoiselle Teschenberg courut vers Clarisse, toujours accrochée aux branches, et la retira de l’eau sans se préoccuper de sa robe qu’elle mouillait.

— Tu ne nageras pas aujourd’hui, mon enfant, lui dit-elle, tu as peur ; cela pourrait te rendre malade.

La fillette, qui n’avait jamais entendu de semblables paroles, fixa sur Hanna ses grands yeux étonnés. Elle lui jeta ensuite ses bras amaigris autour du cou et se mit à pleurer à chaudes larmes. La gouvernante l’habilla elle-même, s’agenouillant devant elle pour lui passer ses bas, ses souliers.

— N’est-ce pas, monsieur le général, qu’à dater de ce soir Clarisse couchera dans ma chambre ? Elle sera bien sage, bien obéissante.

— Oh oui, papa, laisse-moi coucher avec mademoiselle, supplia l’enfant, je serai bien sage.

Et elle s’attachait à mademoiselle Teschenberg, comme si elle eût craint qu’elle ne lui échappât.

— Essayons, grommela le général… Mais si elle ne va pas à l’eau, demain…

— Elle ira, monsieur le général, elle ira certainement.

Dès ce moment, Clarisse sembla ne plus vouloir se séparer d’Hanna. Au dîner, elle s’assit tout près d’elle, lui tenant fortement les mains dans les siennes.

Le lit de l’enfant avait été dressé dans la chambre de sa gouvernante contre le mur nu.

— Je voudrais coucher avec vous, dit timidement la fillette à l’heure du lit.

Hanna fit aussitôt rouler le lit de l’enfant contre le sien.

Le lendemain matin, au coup de cloche, la tête de Clarisse encore endormie reposait sur l’épaule de mademoiselle Teschenberg.

La main dans la main elles descendirent ensemble pour le déjeuner.

— Décidément, vous faites des miracles, dit le général à la gouvernante : Clarisse a bien meilleure mine aujourd’hui.

Lorsque l’instructeur se présenta pour les exercices militaires, Hanna se tourna vers son élève, pour lui dire :

— Nous allons nous amuser, Clarisse. Moi aussi, je veux être soldat. Qu’on me donne un fusil ou une canne !

Le domestique regarda d’abord le général. Sur un signe affirmatif de son maître, il sortit et rapporta un fusil, ainsi qu’un ceinturon, une giberne et une baïonnette.

Hanna s’affubla en riant du fourniment militaire. Son élève, voyant cela, prit la chose gaiement. Jamais elle ne s’était rendue aussi volontiers sur le terrain d’exercice.

Pendant la manœuvre, chaque fois que mademoiselle Teschenberg était maladroite, soit avec son fusil, soit dans les conversions, elle s’écriait : « Oh ! Clarisse sait cela mieux que moi ; elle est déjà un vieux soldat. » Et la fillette rayonnait. Lorsque l’instructeur commanda : repos ! pour la dernière fois, Hanna s’écria aussitôt :

— Maintenant, Clarisse, nous allons monter à cheval toutes deux, n’est-ce pas ?

La petite s’empressa de répondre oui.

Le général, qui entrait avec une étonnante rapidité dans les vues de la nouvelle gouvernante, fit seller la jument brune que montait autrefois sa femme, et dit ensuite :

— Je tiendrai moi-même la longe pour voir si je me souviens encore de l’école.

La leçon d’équitation se passa à merveille. Le général fit marcher vivement le cheval d’Hanna ; mais elle se montrait si courageuse et comprenait si rapidement les moindres signes qu’il n’y avait que rarement à la reprendre.

Clarisse marchait à côté d’elle sur son poney, sans être conduite. Elle disait de temps en temps : « Voilà comme il faut faire, chère demoiselle ! » et lorsque Hanna suivait son conseil, l’enfant devenait radieuse.

La leçon terminée, le général s’écria :

— Bonne tenue, suis content. Dans un mois, ferons ensemble des promenades. Reste une amazone de ma femme ; pourrez l’utiliser. Pense que ferez superbe écuyère. N’avez rien de ces détestables manières de femme ; montez bien, ne sautillez pas comme un prie-dieu dans l’herbe ; ne vous balancez pas comme nos petites bergeronnettes. Me fait grand plaisir.

Quand le moment vint pour Clarisse de se mettre à l’eau, son père lui cria :

— Allons, fais honneur à mademoiselle, saute comme il faut.

Mais la pauvre enfant se cramponnait à la main d’Hanna, et les larmes roulaient sur ses joues.

— Vite, vite, reprit le général.

Clarisse jeta un regard d’angoisse à sa protectrice, se leva sur la pointe des pieds, ferma les yeux et puis s’écria tout à coup :

— Oh ! je ne peux pas, je ne peux pas.

— Jetez-la à l’eau, la méchante enfant, commanda le père à mademoiselle Teschenberg.

— Pardon ! interrompit vivement Hanna, Clarisse n’est pas méchante ; elle est malade. Laissez-moi faire, elle descendra dans l’eau.

Mademoiselle Teschenberg s’élança vers la maison et en revint avec son costume de bain. Elle s’habilla à la hâte dans la cabine et elle nageait bientôt dans l’étang avec autant d’aisance, sinon autant de grâce, qu’une ondine dont l’eau est l’élément.

Le général la couvait des yeux.

— Bravo ! fit-il enfin en retroussant sa moustache.

Il avait complétement oublié Clarisse. Hanna nagea tranquillement jusqu’à la planche à sauter, trouva pied et resta là, le buste hors de l’eau.

— Viens avec moi, Clarisse, dit-elle alors. Il fait si bon dans l’eau. N’aie pas peur. Saute hardiment. Je te reçois dans mes bras.

La fillette respira longuement, se dressa sur la pointe des pieds et bouda de nouveau.

Mademoiselle Teschenberg se rapprocha plus encore et tendit le bras vers elle.

— Prends ma main, mon enfant, et laisse-toi tomber.

Clarisse s’assit sur la planche, saisit la main de sa gouvernante et, les yeux fermés, se laissa tomber à l’eau. Dès qu’elle se sentit dans les bras d’Hanna, elle rouvrit les paupières et sourit.

— Recommençons, dit mademoiselle Teschenberg. Cette fois, tu sauteras.

Elle reporta la fillette au bord et reprit sa première position. Clarisse monta beaucoup plus hardiment sur la planche et finit par sauter. Hanna la reçut dans ses bras, la soutint hors de l’eau jusqu’à la ceinture et vint la replacer sur la planche en lui disant :

— Le plus joli maintenant, ce serait de plonger.

Elle nagea vers le centre de l’étang, plongea et reparut rapidement à la surface où elle secoua en riant l’eau qui ruisselait de sa figure. Une de ses tresses s’était défaite et flottait derrière elle, tandis qu’elle revenait vers le bord.

— Eh bien ! veux-tu, maintenant ?

— Oui, je veux, répondit la fillette.

— Me voici prête à te recevoir, ma chère Clarisse.

La fillette sourit, ferma les yeux et sauta. À peine avait-elle disparu sous l’eau qu’elle reparaissait soutenue par Hanna.

— Ah ! ah ! n’est-ce pas que c’est gentil ? fit mademoiselle Teschenberg. Maintenant, jouons des bras.

Clarisse se mit sur l’eau et commença à faire des brassées. Le maître de natation comptait. Chaque fois que l’enfant se sentait faiblir, elle enlaçait de ses deux bras le cou d’Hanna toujours à côté d’elle. Cela lui redonnait du courage et elle recommençait.

Le père était content.

— Eh bien, monsieur le général ? dit Hanna au souper, n’est-ce pas que Clarisse est courageuse et que nous avons joliment tenu parole ?

— Je ne serais pas étonné de voir bientôt quelqu’un se jeter dans le feu pour vous, répondit le maître de la maison.

À partir de ce jour-là, une singulière lutte s’engagea dans l’âme de mademoiselle Teschenberg. Chaque soir, elle jurait fidélité à Andor avec force larmes et chaque matin elle ne songeait qu’à plaire au général. Était-ce en vue de sa situation qu’elle se mettait ainsi en frais pour le père de son élève, ou bien obéissait-elle à un sentiment analogue à celui qui pousse le dompteur dans la cage du lion, et qui nous donne envie de monter, de dresser un cheval rétif ?

Un soir, au bout d’une quinzaine, Hanna se mit au lit, oubliant pour la première fois de répéter son serment. Vers la fin du mois, les lettres à Andor se trouvaient réduites de huit pages à trois. Il est vrai que sur la troisième était écrit : ton Hanna qui t’aime pour toujours, et que le post-scriptum portait en variantes infinies : le temps me manque pour t’écrire.

Deux semaines de plus, et l’Hanna, pour toujours aimante, s’arrêtait à la seconde page. Une autre semaine, et elle commençait ses lettres disant, comme en post-scriptum : je suis si occupée, si absorbée, que je t’écris à la hâte ces quelques lignes…

À cette époque, qu’est-ce qui pouvait tant occuper Hanna ? Était-ce Clarisse ? assurément non. Était-ce le général ? encore moins. Il ne lui fallait ni beaucoup de temps, ni beaucoup de réflexions ou d’efforts pour imposer toutes ses volontés à cet homme qui semblait de fer. Le sexe fort, nous ne le savons que trop, est destiné, prétend Schopenhauer, à être tyrannisé par « ces créatures en longues robes claires qui ne sont ni trop sages ni trop bonnes et n’ont pas même le droit de se dire jolies ».

Si cette domination des femmes était due à leur esprit prépondérant, à leur force de volonté ou bien à une force physique plus grande, on essayerait de lutter contre elles ; mais, comme elle est bien moins fondée sur les avantages de la femme que sur notre faiblesse qui menace de durer autant que l’humanité, il n’y a pas de résistance possible.

Le général n’avait pas tardé à avoir pour Hanna une faiblesse qui n’était nullement fondée, raisonnable ou utile pour lui, et qui, par cela même, avait une incontestable virilité ; dans son for intérieur, il y eut un débat des plus comiques entre ses habitudes et un sentiment nouveau, entre son économie étroite et sa galanterie naissante. Il se montrait ingénieux à trouver des petites attentions pour mademoiselle Teschenberg, il se jetait même aveuglément dans la dépense ; mais, quand il s’agissait ensuite de tirer de son portefeuille quelque vieux bon de caisse, il se cabrait comme un cheval que l’on arrête tout à coup dans son galop et qui se dérobe malgré tous les efforts de son cavalier.

Le premier jour où le général sortit à cheval avec Hanna, elle portait le petit chapeau noir et l’amazone en orléans qui avaient appartenu à la défunte générale. Elle avait bonne mine, parce que tout lui allait bien. Elle eût d’ailleurs paru belle à son compagnon même sous un costume de paysanne grossier, mal coupé, malpropre ; mais Clarisse trouva que le chapeau était bossué, la robe fanée, passée de mode, et son père fut bien obligé de s’en apercevoir à son tour. Il insista même vivement sur ce sujet et émit des opinions très-hardies.

— Ce chapeau n’est pas assez bon pour vous et la coupe de la robe est trop à la vieille femme. Il faut que vous ayez un nouveau costume ; je vous en ferai cadeau. Pas d’objections. Vous avez fait plus que ne l’exigeaient nos conventions ; vous avez su amener ma fille à monter à cheval, à nager. Que penseriez-vous d’une jupe de soie verte, d’un corsage en velours vert à petits revers et d’un chapeau hongrois gris ?

Que pouvait répondre mademoiselle Teschenberg, sinon qu’elle était enchantée !

De retour à la maison, le général trouva que la soie s’éraillait trop vite, que le velours se tachait trop facilement. Il était aux prises avec son esprit d’économie, l’obstacle prévu. En vain Hanna l’éperonnait, lui affirmant qu’elle était très-soigneuse, que le vrai velours se portait très-longtemps ; mais en vain elle stimulait du regard, il refusait de franchir le pas.

Le lendemain matin, il alla même jusqu’à trouver que le chapeau noir pouvait, sans trop de difficulté, être transformé en kalpak, et qu’il suffirait de retourner, de refaire à la mode du jour l’amazone en orléans.

Naturellement, mademoiselle Teschenberg consentit à tout.

— Vous me retournerez l’amazone, n’est-ce pas, bonne femme ? dit-elle à madame Brenner.

La forte femme la regarda, mais sans colère. Elle avait très-bien vu que le général favorisait « l’étrangère » et elle s’était résignée depuis longtemps. Ses yeux semblaient demander grâce. Après avoir décousu la robe elle la rapporta à la gouvernante sous le prétexte de lui demander conseil ; en réalité, pour un tout autre motif.

— Mademoiselle Hanna, fit-elle en respirant avec force, tant la démarche lui coûtait, je voudrais vous demander quelque chose ?

— Parlez, bonne femme.

— C’est précisément au sujet de cette appellation que je désirerais vous parler, soupira madame Brenner ; si cela vous fait plaisir, appelez-moi canaille. Vous pouvez le faire ; vous êtes tout chez le général. Si vous aimez mieux, donnez-moi un soufflet ; venant de vous, un soufflet me fera honneur et plaisir ; mais ne m’appelez plus bonne femme.

Le général ne semblait pas avoir aussi bonne opinion de la mémoire d’Hanna que de ses autres brillantes facultés. Avait-il pour elle quelque attention, il ne manquait jamais de le lui rappeler. En revenant à pied d’une promenade avec Clarisse, mademoiselle Teschenberg parla d’une compagnie de perdrix qu’elle avait fait lever dans un champ de navets.

— Ce sont de bien jolis oiseaux, insinua-t-elle, je les mange très-volontiers.

Il n’en fallut pas davantage pour que le général prit son fusil, sifflât son chien anglais et partît, il rapportait bientôt trois perdreaux qu’il déposa solennellement aux pieds d’Hanna.

— Faut-il les envoyer à la ville ? interrogea madame Brenner.

— Du tout, répondit son maître, c’est pour mademoiselle.

Une heure avant le dîner, le général demanda à madame Brenner :

— Quel est le prix des perdreaux à la ville ?

La réponse étant satisfaisante, il ajouta :

— Vous pourriez en vendre deux au marchand de gibier ; moi, je ne mange pas de perdreaux et Clarisse ne peut les souffrir. Le troisième, vous le ferez rôtir pour Hanna. Choisissez les deux plus beaux pour le marchand.

À dîner, mademoiselle Teschenberg eut devant elle le plus petit des oiseaux. Le général la regardait attentivement lorsqu’elle le prit sur son assiette.

— Il paraît bon, n’est-ce pas ? lui dit-il.

Hanna lui en offrit la moitié.

— Une bouchée, si vous voulez, répondit-il, mais au bout de votre fourchette.

Elle lui tendit un petit morceau.

— J’espère que je vous soigne, ajouta-t-il avec une évidente satisfaction de lui-même.

Le matin d’après, on déjeuna d’un morceau de veau.

— C’est moins bon qu’un perdreau, observa le général.

Au soir, il renouvela l’observation.

— Ce soir, la cuisine est maigre, fit-il ; mais, comme disent les Français, on ne peut pas manger des perdreaux tous les jours.

— Que je vous envie le plaisir de pouvoir courir les champs et les bois, le fusil sur l’épaule ! lui répondit Hanna.

— Vous n’avez qu’à venir avec moi.

Le lendemain, ils se mirent en chasse… Elle tira deux coups de fusil, sans rien tuer, comme on le pense bien, et surtout sans se plaindre de la secousse à l’épaule. Clarisse était avec eux et courait chercher le gibier abattu ; mais, dès qu’elle voyait ajuster, elle se bouchait les oreilles.

En revenant, Hanna marchait côte à côte avec le général. Le fusil sur l’épaule, elle allait d’un pas leste, comme une véritable amazone. Son compagnon, saisissant un moment où Clarisse était devant à la poursuite d’un papillon, lui dit à mi-voix :

— Vous êtes précisément telle que j’aurais voulu voir ma femme, telle que j’aurais voulu voir ma fille ; mais elles ont eu toutes deux du lait dans les veines.

Lorsqu’ils furent rentrés, le général conduisit mademoiselle Teschenberg dans l’ancienne chambre à coucher de sa femme, restée fermée depuis qu’il était veuf. Il releva les stores verts et montra un portrait accroché au mur.

Hanna aperçut une jeune femme frêle, à longues boucles blondes, ayant l’air d’une fleur dans un verre d’eau, et dont les yeux semblaient demander sans cesse pardon.

— Une vraie dame ! sa figure éveille la sympathie, fit la rusée jeune fille.

— Une noctambule sentimentale, répliqua froidement le général. Elle ne se trouvait bien qu’au clair de lune.

Mademoiselle Teschenberg se dit alors :

« Cette chambre avec son ciel de lit en soie bleue, son beau lit rococo, sera la mienne quand je voudrai. Et pourquoi ne le voudrais-je pas ? Cette pauvre sotte n’a pas su le prendre ; moi je le sais. »

Hanna pensait donc déjà sérieusement à faire « son bonheur », comme on dit dans notre Allemagne moraliste, aussi bien que dans la France corrompue, l’Angleterre piétiste et la Russie impie.

Qui pourrait lui reprocher de s’être occupée, de s’occuper de son moi ?

Dans les romans, nous aimons beaucoup les sentiments élevés, l’abnégation ; mais nous n’aimons cela que dans les romans. Or Hanna n’est pas l’héroïne d’un roman allemand ; je vous la donne simplement comme une jeune fille allemande en chair et en os ; elle vit aussi bien, lecteur, que nous vivons, vous et moi ; on la rencontre chaque jour dans la rue, parmi vous, mesdames, et elle est respectée au même titre que vous, étant de même que vous très-convenable, très-morale. L’héroïne d’un roman allemand ne se serait pas contentée de jurer fidélité à Andor ; elle lui aurait gardé sa foi ; mais une honnête jeune fille allemande de nos jours, comme mademoiselle Teschenberg, rejette avec une juste indignation la pensée d’appartenir à un homme sans position et préfère à des relations frivoles, répréhensibles, une alliance morale telle que l’est assurément l’alliance d’une gouvernante de vingt ans avec un général qui a dépassé la cinquantaine.

Et si quelqu’une d’entre vous, mesdames, n’approuvait pas l’aimable mademoiselle Teschenberg, c’est qu’elle lui envie le talent avec lequel elle a su faire la conquête d’un tel homme ; elle lui envie le titre de générale, le château de Kranichsfeld, l’étang, le manége, la jument brune, le perdreau rôti et peut-être aussi l’amazone retournée en orléans.

Cette dame envieuse traitera certainement Hanna de coquette, et cependant elle ne l’est en aucune façon. Honnête et sérieuse, elle a conquis le général sans y mettre de la coquetterie. Une jeune fille intelligente, qui se trouve souvent en société de dames aux mœurs très-sévères, n’a qu’à écouter, et elle apprendra bien des choses qu’elle ne trouverait pas dans Paul de Kock ou Dumas fils.

Il est des prédicateurs qui, dans leur zèle ardent pour la crainte de Dieu et la pureté des mœurs, abordent souvent des sujets et parlent une langue qui suffirait à faire saisir un livre, comme on saisit certaines photographies expédiées sous couvert. Le même zèle passionné existe aussi chez nos femmes honnêtes. Quand elles tiennent cour de justice, pour prononcer sur les vices et les fautes du prochain, leur conversation et les histoires édifiantes qu’elles racontent, comme exemples effrayants, sont souvent si crues, si choquantes, que les jeunes filles présentes, tout en tricotant leur bas, apprennent ainsi à mieux connaître les abîmes moraux de la société qu’en lisant toutes les éditions complètes d’Altona.

En pareille circonstance, Hanna avait décemment baissé la tête sur son tricot et écouté de toutes ses oreilles. Elle avait entendu entre autres choses que les hommes d’aujourd’hui ne recherchent, n’estiment, chez la femme, ni l’amour, ni la bonté, ni le goût de leur intérieur et encore moins la fidélité ; que les femmes convenables s’ennuient et ne suivent l’exemple des demi-mondaines capables de rivaliser avec des princesses, que parce que ces demi-mondaines possèdent l’art de paraître toujours nouvelles ou de remplacer l’originalité par la grossièreté, la cruauté et surtout l’infidélité.

Elle avait entendu que l’homme, de nos jours, n’adore que celle qui le rend ridicule, le maltraite, le trompe, l’exploite ; que le charme des femmes de théâtre, leurs têtes de mort fardées, pâles et creuses, leur beauté composée de faux cheveux, de fausses dents et leurs noms ronflants, aristocratiques, cachent une origine vulgaire à la Cora Pearl ; que la bassesse de leur âme, la brutalité de leurs appétits, fait toute leur force ; que les héros nerveux de notre époque demandent, non d’être heureux, mais d’être excités, excités à tout prix, et que, après avoir offert sans hésiter leur fortune à une drôlesse, ils peuvent aller, si la drôlesse passe à un autre plus riche, jusqu’à se brûler la cervelle afin de lui faire une réclame dont elle sait très-bien profiter.

Mademoiselle Teschenberg avait écouté tout cela et s’en était souvenue. Trop décente pour rivaliser avec les femmes du théâtre, du demi-monde, elle avait tiré profit d’une autre manière des conversations entendues et de sa beauté. À défaut du prix-fixe auquel sa décence l’empêchait de songer, elle en avait visé un autre : le petit anneau d’or qui devait unir indissolublement une jeune fille comme elle à un homme dont la fortune était à ses yeux la seule qualité.

En attendant, le général paraissait heureux de s’abandonner au doux sentiment que lui inspirait Hanna, et dont il avait été sevré si longtemps. Il se montrait amoureux, sensible, galant, à sa manière, mais, hélas ! pas du tout entreprenant.

Si une bonne âme n’était venue au secours de mademoiselle Teschenberg, jamais probablement elle n’eût savouré le plaisir d’être madame la générale, à la tête d’un corps d’armée ; heureusement pour elle, il y a encore des âmes charitables dans le monde, et parmi ces âmes charitables figurait madame Brenner. L’événement prouvait qu’elle était réellement une bonne femme, comme l’appelait Hanna.

La femme de charge rendit à mademoiselle Teschenberg l’inestimable service de glisser dans l’oreille de son maître que la gouvernante entretenait une correspondance très-suivie avec un jeune homme de la ville.

— Il doit y avoir une amourette là-dessous, ajouta madame Brenner. Dès le lendemain de son arrivée, le matin, je l’ai surprise à écrire sur sa commode.

Le ciel, qui n’abandonne jamais une brave fille, comme on sait, fit éclater le même soir, et fort à propos, un orage effrayant.

Aux premiers grondements du tonnerre accompagnés de grosses gouttes, mademoiselle Teschenberg quitta le parc avec la petite Clarisse et se réfugia dans la salle à manger. Le général les suivit pour s’assurer que les fenêtres étaient bien fermées.

Une fois tranquille sur ce point, il se posta, les mains croisées derrière le dos, devant la porte vitrée menant au jardin, où il semblait jouir de la violence de l’orage secouant les arbres, arrachant les feuilles, les fleurs, les fruits, et emportant le tout en un tourbillon sur la place sablée du manége.

Clarisse tremblait et s’attachait à sa gouvernante ; à chaque éclair sillonnant le ciel, elle cachait sa tête sous le bras d’Hanna, ainsi qu’un oiseau qui cherche protection sous l’aile maternelle.

— N’aie pas peur, mon enfant, dit le père ; nous avons deux paratonnerres sur la maison, un autre sur l’église du village, un quatrième sur la cure.

— Oh ! j’ai peur tout de même, dit la fillette.

— C’est nerveux, monsieur le général, observa Hanna.

— Tout n’est plus que nerfs aujourd’hui ! s’écria le général. L’amour lui-même devient une maladie nerveuse. N’avez-vous pas remarqué que, dans ces derniers temps, j’ai commencé, moi aussi, à être nerveux ? Mais cela changera.

« Je l’espère bien, » songea mademoiselle Teschenberg. La bonne femme lui avait rendu un véritable service.

Elle trouva bon de garder le silence, de rester là assise, sa jolie tête légèrement baissée vers Clarisse, les lèvres assez entr’ouvertes pour laisser voir ses dents superbes, les yeux suivant sans crainte les éclairs qui zigzaguaient en dehors, comme des serpents de feu, à travers le sombre feuillage des arbres ou bien au ras du sol.

Quand le tonnerre ébranlait la maison, faisait trembler les vitres, elle ne sourcillait pas. Tandis que le général la regardait à la dérobée, la lueur d’un éclair brilla sur sa belle tête froide, courageuse, entourant ses cheveux noirs d’une véritable auréole, et celui qui l’examinait ressentit au cœur une émotion aussi vive que si l’un des serpents de feu l’eût piqué de son dard.

Il détourna la tête rapidement, traversa la pièce pour sortir, s’arrêta court et revint.

Après que le tonnerre eut cessé avec les éclairs, la pluie tomba à torrents et le silence régna dans la salle à manger.

Ce ne fut qu’en voyant le soleil reparaître tout à coup, changer en perles brillantes les innombrables gouttes d’eau sur les feuilles, les fleurs, que Clarisse rompit le silence.

— Regardez ! Le bel arc-en-ciel ! — s’écria-t-elle.

Le général ouvrit la porte pour sortir avec Hanna et l’enfant.

— Que c’est joli ! que c’est joli ! fit la petite courant sous la pluie ; revenant ensuite prendre sa gouvernante par la taille et la regarder de cet air sérieux, confiant, propre aux enfants, elle ajouta : Est-il vrai qu’à l’endroit où l’arc-en-ciel touche à la terre il y ait une coupe remplie d’or et de diamants ?

— Quel conte absurde ! fit le général.

— Oui, Clarisse, ce n’est qu’un conte, répondit mademoiselle Teschenberg, embrassant la fillette, mais il n’est pas aussi absurde qu’on pourrait le croire. À mes yeux, le sens de ce conte est profond, plein d’enseignement sérieux.

— Vraiment ! fit le père d’un ton un peu sarcastique.

— Certainement. Pour moi, cette coupe de l’arc-en-ciel est l’image de l’homme, de ses efforts fiévreux, de sa chasse vers le bonheur. Là-bas, juste à l’endroit où l’arc-en-ciel touche la terre, il y a réellement une coupe remplie d’or et de pierres précieuses d’une valeur incalculable. Mais quand tu essayeras, chère enfant, d’aller au ruban de couleurs qui paraît lier le ciel à la terre, pour y chercher la coupe, le ruban s’éloignera toujours, toujours ; et avant que tu aies atteint son point de jonction avec la terre, il aura disparu, emportant la coupe avec lui, et tu te trouveras seule, les pieds meurtris, perdue dans le vaste monde. Les pierres précieuses de cette coupe, ce sont nos belles illusions, nos rêves sublimes, nos grandes pensées, notre idéal. Malheur à nous, si nous courons après ce ruban brillant ! Nous ne trouverons jamais la coupe aux diamants et nous apprendrons trop tard qu’il n’y a point de pont conduisant de la terre au ciel. As-tu compris, mon enfant ? Garde-toi donc de courir après ces pierres du conte ; contente-toi de ce que t’offre la terre, ce n’est pas aussi peu de chose qu’on se le figure.

— L’explication est jolie, dit le général. Je ne l’aurais pas attendue de vous telle quelle.

— Pourquoi pas de moi ?

— Parce que… parce que vous me paraissez caresser vous-même certains rêves.

— Moi !

— Et la correspondance que vous entretenez ?

« Ah ! c’est ainsi, se dit Hanna ; nous en sommes déjà à ce point ! Merci, inestimable madame Brenner ! »

— Je veux répondre à votre reproche aussi franchement que vous l’avez formulé, fit-elle en s’efforçant de prendre un air majestueux. Oui, il est vrai que j’entretiens une correspondance suivie avec un jeune homme de la ville. Y a-t-il quelque mal à cela ?

— Je ne pense pas ; mais où cela vous mènera-t-il ?

— Mais, général, à une union honorable, je l’espère.

— Toujours la coupe de l’arc-en-ciel.

— Pas tout à fait, reprit vivement la gouvernante. Pour une pauvre jeune fille comme moi, est-ce se faire illusion que de donner son cœur à un garçon honnête, aimable, qui arrivera, et qui est en même temps un vrai caractère ? Ce qui me semblerait plutôt une chasse aux diamants de la coupe, ce serait de voir une jeune fille sans fortune aspirer à une autre union, à un idéal de bonheur, avec de l’éclat, du luxe.

Le général riposta de sa voix sonore :

— Une jeune fille comme vous, — je ne veux pas vous flatter, ce n’est pas dans mes habitudes, — une jeune fille comme vous, intelligente, instruite, pleine de cœur, de manières distinguées et jolie, peut trouver à se marier très-avantageusement. Il y a beaucoup d’hommes qui recherchent des femmes riches parce qu’ils n’ont pas un sou vaillant ; mais il y en a aussi d’autres qui ont de la fortune et qui peuvent choisir leur femme selon leur cœur, ou mieux selon leur goût, parce que le cœur nous trompe quelquefois, tandis que le goût jamais.

— Général, fit Hanna, riant, je crois que vous cherchez à me faire courir après la coupe de l’arc-en-ciel.

Les veines se gonflèrent sur le front du général, et il dit :

— Je pourrais vous répondre quelque chose, je pourrais… mais je ne le ferai pas. À quoi bon ? Votre cœur a déjà pris la volée.

Mademoiselle Teschenberg le regarda assez gaiement. Elle mit ensuite sa main blanche sur sa gorge qui se soulevait légèrement, et, de ce ton délibéré de la femme qui se sait désirée, elle répondit :

— Mon cœur est tranquille, plus tranquille assurément que ne l’est le vôtre.

— Croyez-vous ?

Mademoiselle Teschenberg ferma à moitié les paupières, et à travers ses longs cils, elle fixa le général d’un air aussi moqueur, aussi dédaigneux que le lui permettait l’éclatante lumière du soleil réverbérée par la façade blanche du soi-disant château.

Le général se sentit désarmé. Il ressemblait à un soldat qui, peu accoutumé à lutter contre des guérillas, a épuisé ses cartouches et voit s’approcher le moment où l’ennemi lui jettera le lasso autour du coup pour l’entraîner mort ou vif.

Dans les jours qui suivirent, tantôt il évitait Hanna, tantôt il faisait seller les chevaux et lui tendait la main pour la mettre en selle.

Puis, un matin, il descendit très-ému, et, de ce son de voix de despote que mademoiselle Teschenberg n’avait plus entendu depuis longtemps, il finit par dire :

— Recevons une visite. Pris d’autres dispositions. Clarisse couchera près de moi au rez-dechaussée. Votre chambre changée, occuperez celle qu’habitait ma femme. Pense avez pas peur de revenants.

— Je n’ai peur de rien au monde, répondit Hanna.

« Une phrase » pensa le général. Dans la nuit, cependant elle lui prouva que ce n’était pas une phrase.

Tout le monde dormait dans la maison ; on n’entendait plus d’autre bruit que les aboiements, de temps en temps répétés, du chien de garde. Hanna seule veillait. Elle ne s’était pas déshabillée et se tenait debout à la fenêtre ouverte de la chambre richement meublée que la générale avait occupée jadis. Elle avait sous les pieds un beau tapis français et ses doigts jouaient avec la dentelle de Malines du léger rideau blanc doublant le grand rideau en épaisse soie bleue. Les rayons de la lune, dessinant le haut de la fenêtre sur le tapis en carrés d’argent rendaient toute lumière inutile.

Évidemment, elle attendait quelque chose, et elle ne se lassait pas d’attendre.

Enfin, un courant d’air fit trembler les glands bleus du ciel de lit et glissa sur la joue de mademoiselle Teschenberg. Elle se retourna vivement et aperçut le général au milieu de la chambre. À la clarté de la lune qui éclairait en plein sa figure, il paraissait très-pâle.

— N’ayez pas peur, dit-il à voix basse.

— Pourquoi aurais-je peur, répondit Hanna. Je vous attendais.

— Vous… vous m’attendiez !

Si la gouvernante eût dit au visiteur : Voici un tonneau de poudre, je vais y mettre le feu et nous sauterons tous les deux ! il eût à peine été surpris ; mais ces trois mots : je vous attendais, le déconcertaient complétement.

— Madame Brenner, continua Hanna, m’a dit qu’un escalier tournant donnait accès dans cette pièce. L’escalier en question part de votre chambre au-dessous, du fond d’une bibliothèque et aboutit ici à une armoire. J’ai deviné que vous viendriez ; mais je cherche en vain pourquoi vous m’avez fait cette offense, car je suis sûre que la femme de charge écoute à la porte.

— Hanna… je vous aime.

— Est-ce une raison pour m’offenser ?

— Vous êtes à un autre, voilà ce que je ne puis supporter, j’en ai perdu tout sang-froid et j’ai voulu…

— Me compromettre, afin de me forcer à vous appartenir. Mais vous vous êtes trompé, monsieur le général, rien ne saurait faire plier ma volonté.

Mademoiselle Teschenberg était réellement imposante en ce moment ; elle avait les yeux phosphorescents.

— Vous me haïssez donc ?

— Je méprise l’homme qui ne sait pas se maîtriser, qui pense à surprendre une…

— Je m’en vais, Hanna, je m’en vais immédiatement si vous voulez, interrompit le général.

— Je vous prie donc de vous retirer et de songer comment vous pourrez me faire oublier cette tentative. Mais non, il vaut mieux que ce soit moi qui parte de cette maison.

— Non, non, supplia le visiteur. Je vous donne ma parole d’honneur que vous serez respectée, que personne ne vous reprochera rien ; mais il faut que vous restiez ; oui, il le faut… et il ne tient qu’à vous de rester pour toujours.

— En quelle qualité ? je n’ai pas envie de…

— Vous serez la maîtresse de la maison, s’empressa de dire le général.

— Je réfléchirai, répliqua Hanna avec froideur, tandis que son cœur battait de joie à coups redoublés. En ce moment, je vous prie de me laisser.

Dès que le général eut disparu dans l’armoire, mademoiselle Teschenberg se sentit prise d’une violente envie de rire aux éclats. Elle la réprima pourtant et se mit à arpenter la chambre, s’applaudissant de son adresse.

Longtemps encore, mademoiselle Teschenberg resta levée, tantôt marchant, tantôt debout à la fenêtre. Elle regardait la fantastique lumière de la lune dans le jardin ; elle écoutait le bruit de l’eau tombant de la fontaine ; elle songeait à sa manière à l’avenir qui s’ouvrait devant elle tout ensoleillé, s’occupant déjà de la commande d’un équipage neuf, d’une parure de diamants et d’une robe en velours de soie violet.

La jeunesse est bien heureuse, vraiment !


XVIII

UN SUCCÈS CONTEMPORAIN

Rosenzweig, le riche Rosenzweig, qui pouvait, à l’exemple de Louis XIV s’écriant : « l’État, c’est moi, » frapper sur sa poitrine et dire : « des millions, en voici ! » avait toujours eu la manie de protéger les jeunes talents, les talents féminins, bien entendu. Il les protégeait d’ailleurs sans en espérer aucune reconnaissance. Les vieux messieurs de ce genre sont toujours si désintéressés !

Un voyage d’affaires l’ayant amené dans la ville où jouait Valéria Belmont, il alla au théâtre et la vit jouer le rôle de Clotilde dans Fernande, de Sardou. Il lui offrit à souper, et, de retour de voyage, il raconta avec beaucoup de chaleur au directeur du théâtre de la cour qu’il avait découvert une étoile.

Quinze jours après, Valéria Belmont était invitée à venir donner une représentation dans la capitale.

Elle accepta l’invitation et montra dans Lady Milford ses formes de Vénus de Milo, ses cheveux noirs, ses yeux incendiaires, ses incomparables diamants et ses toilettes à donner la migraine aux lionnes les plus élégantes.

En vérité, elle joua le rôle avec plus de confiance en elle-même, de talent, que le soir de son premier début ; mais l’eût-elle joué dix fois plus mal qu’elle n’en aurait pas moins subjugué le public dilettante de la capitale, avec ses épaules de marbre et le frou-frou de sa robe venue de Paris.

Notre théâtre n’est plus qu’un temple où l’on adore la femme. Une seule belle actrice est capable de remplacer toute une littérature dramatique, surtout quand il lui est possible de mettre des toilettes splendides ou originales.

Il fut un temps où les artistes étaient là pour la pièce et prenaient la peine d’entrer dans les idées de l’auteur.

Vint ensuite l’époque où les auteurs écrivirent des rôles pour tels ou tels artistes, absolument comme un tailleur prend mesure d’un vêtement.

Aujourd’hui, nous sommes arrivés à ce point culminant de l’art dramatique où le comédien se préoccupe de son pantalon bien plus que de la pièce, où la comédienne met son jeu en rapport avec la toilette qu’elle porte plutôt qu’avec le rôle qui lui est dévolu.

Pendant que les applaudissements frénétiques grondaient dans la salle comme les vagues de la mer un jour de tempête, le jeune roi parut lui-même sur la scène pour complimenter Valéria.

Elle accepta ses compliments avec beaucoup de calme, ne se montrant ni empressée ni humble. Ce n’était pas qu’elle fût indifférente aux paroles du roi : mais elle savait trop bien tisser une toile pour n’avoir pas compris sur-le-champ quelle sorte de fil il fallait pour prendre un homme, un monarque habitué à la flatterie, entouré d’esclaves. Elle voulait le lier avec des chaînes qu’il ne briserait pas facilement ; c’était pour cela qu’elle affectait l’indifférence.

Le roi se disait à part lui qu’elle ne semblait pas faire grand cas de sa condescendance et il se mordait les lèvres, il tortillait sa moustache.

— Vous désirez un engagement ici ? fit-il enfin.

— Au contraire, Majesté, répondit Valéria, parvenant, par un mouvement bien calculé, à faire tomber un peu plus son corsage. Je suis très-contente de ma situation ; ici, je craindrais les intrigues des autres artistes du théâtre de la Cour ; on ne me donnerait pas de rôles. Il vaut mieux que je reste dans un théâtre où je suis la première de l’emploi, afin de pouvoir acquérir un peu plus de réputation et m’en aller ensuite en tournée comme Janauschek, Seebach et Raabe.

— Je regretterais qu’il en fût ainsi, observa Sa Majesté. Vous deviendriez une virtuose comme la Ziegler, qui ne joue bien que quelques rôles ; vous ne seriez plus une artiste. Non, restez parmi nous ; je me charge de votre engagement.

— Puisque Votre Majesté le désire, je n’ai qu’à obéir ; mais quelque ridicule et prétentieux que cela puisse paraître, je mets une condition à mon obéissance.

— Et cette condition est ?

— Que je serai sous la protection de Votre Majesté, que je pourrai en appeler à elle quand il le faudra.

— C’est tout naturel, dit le roi gaiement.

Deux jours après, Valéria jouait son second rôle : Lady Macbeth. Le temps s’était mis à la pluie et le théâtre regorgeait de spectateurs.

La belle comédienne eut un succès extraordinaire, un vrai triomphe, surtout dans la scène où lady Macbeth paraît en somnambule.

— C’est un négligé que pourrait porter une souveraine, observa la reine quand Valéria fit son apparition.

— Les cheveux sont-ils bien à elle ? dit de son côté la comtesse Bärnburg.

Le roi restait muet ; mais, derrière sa lorgnette, ses yeux semblaient vouloir sortir de leur orbite lorsque Valéria, endormie, commença à respirer et que les flots soyeux de sa noire chevelure, tombant sur sa gorge d’albâtre, suivirent lentement le jeu de ses poumons qui les soulevaient et les rabaissaient. À sa sortie de la scène, le public délirait positivement.

De nouveau, le roi reparut dans la coulisse, et, tirant de dessous son uniforme un modèle d’engagement, il dit à l’actrice :

— Lisez. Si vous consentez, tout est fini.

Au moment où Valéria, enveloppée dans son manteau brun, allait monter en voiture, la pluie tombait si fort que l’étroite rue où était située la porte des acteurs ne formait plus qu’un ruisseau.

Des centaines d’amateurs, gens de la meilleure compagnie pour la plupart, entouraient la voiture, afin de voir l’idole une fois encore. Celle-ci hésitait à mettre le pied dans le courant boueux inondant le trottoir. Un jeune officier de cavalerie s’avança et étendit son manteau blanc devant elle.

Une bonne action, un exemple d’héroïsme en entraîne fréquemment cent autres. En cette occasion, le sot hommage rendu par l’officier à une femme légère et sans cœur, à qui le mauvais goût avait dressé une belle couronne de lauriers, fut considéré comme tout naturel, et beaucoup d’autres spectateurs, aristocrates blasés, membres du Jockey-Club, pauvres étudiants affamés et ouvriers aux mains noircies par le travail, jetèrent à l’envi leurs manteaux, leurs vêtements dans la boue. Valéria souriant, remerciant à droite et à gauche, gagna sa voiture sur ce pont précieux.

Le lendemain matin, vers onze heures, on annonça à Valérie qu’un monsieur désirait vivement lui parler.

— Quelle mine a-t-il ? demanda la comédienne étendue en peignoir rose sur une chaise longue.

— Il a l’air de très-bien se porter, dit Katinka, la petite soubrette encore assez inexpérimentée en cette sorte de choses.

— Buse ! s’écria Valéria, amie des mots énergiques qu’elle affirmait avoir appris dans le divin Shakespeare. Je te demande si c’est un homme convenable, un homme ayant de l’argent.

— Il porte un gilet en velours rouge et une chaîne de montre en or.

— Fais-le entrer.

Le visiteur entra. Sa corpulence remplissait la porte, en largeur bien entendu, car il n’était pas grand. Il avait une figure juive assez pleine, des yeux ronds et brillants, mais sans expression, des cheveux clairsemés et des dents éclatantes de blancheur, à deux thalers pièce.

Valéria remarqua tout d’abord que le velours du gilet était de coton et la chaîne de montre en chrysocale.

— Je suis Steinherz, commença-t-il d’une voix aussi pleine d’importance que s’il eût dit : Je suis Bismarck.

L’actrice jugea superflu de lui offrir une chaise.

— Combien je suis fier, continua-t-il, d’être à même de voir le soleil du jour, comme cela entre nous, car je vous ai déjà admirée dans lady Milford et dans lady Macbeth. Divine Belmont, sublime Belmont, vous êtes le soleil du jour, votre portrait est aujourd’hui à l’étalage de tous les magasins d’objets d’art et les journaux chantent votre gloire. Divine, céleste ! voulez-vous faire le bonheur d’un père de famille, d’un homme qui a cinq enfants ? faites-moi cadeau de quelque chose.

Valéria fit un signe à la soubrette qui apporta une bourse à travers les mailles de laquelle l’or brillait comme brille le soleil à travers l’épais feuillage des arbres.

Le gilet de velours rouge recula d’un air froissé.

— Que Dieu me punisse si j’accepte de l’argent de vous, s’écria le visiteur avec dignité. Je suis un homme d’affaires solide et connu sur la place. Nous avons ce qui nous est nécessaire, Dieu merci, nous l’avons. Pour qui me prenez-vous, divine Belmont ? Je ne suis pas un mendiant ; je suis un enthousiaste. Hier soir, j’ai jeté à la pluie mon pardessus neuf doublé de soie, un pardessus de vingt thalers pour vous faire aller jusqu’à votre voiture à pied sec. J’ai des goûts élevés en matière d’art ; et si vous vouliez me donner une vieille pantoufle que vos pieds immortels ont portée, je m’estimerais heureux pour toute ma vie.

Valéria sourit et jeta nonchalamment sur le tapis un charmant petit soulier en velours rose comme son peignoir. Steinherz le ramassa si précipitamment que ses cheveux bruns, collés contre ses tempes avec de la pommade, se relevèrent en deux grosses touffes semblables à celles d’un hibou à grandes oreilles.

Il contempla un instant sa conquête avec un recueillement muet et dit ensuite :

— Un joli soulier, mais trop neuf, trop beau pour l’obéissant serviteur de votre divinité ; on dira : Steinherz ! il a acheté le soulier et il se moque de nous en prétendant qu’il a appartenu à la célèbre Belmont.

Il déposa un baiser sur le soulier et le remit aux pieds de l’actrice. Après, il regarda en soupirant dans tous les recoins de la chambre. Tout à coup, avec une rapidité que sa corpulence ne semblait guère permettre, il s’élança dans un angle et y ramassa un vieux gant d’un air de triomphe.

— Voici qui sera pour Steinherz ! s’écria-t-il. Ayez pitié d’un père de famille, d’un père de sept enfants vivants et accordez-moi ce gant.

— Volontiers, monsieur Steinherz ! répondit Valéria souriant.

— Et écrivez-moi de votre main divine, sur une carte, que vous m’avez donné ce gant comme une relique de l’art sublime.

L’actrice demanda une carte, y inscrivit quelques mots et la tendit à son visiteur.

— Comment vous remercierai-je, moi, père de famille, père de neuf enfants vivants, ajouta Steinherz profondément touché.

— Excusez-moi de…

— Je comprends. Vous avez un nouveau rôle à étudier ; je ne suis pas un indiscret. Que Dieu vous donne santé et longue vie ! C’est tout ce que désire votre esclave Steinherz.

Il fit un salut aussi profond que ridicule et sortit à reculons, se heurtant, par excès de politesse, d’abord au petit sopha, puis à une chaise, et arrivant enfin à la porte sain et sauf, malgré tous ses efforts pour se faire mal aux jambes.

Dehors, il posa fièrement sur sa tête son haut chapeau gris, enveloppa avec soin le vieux gant dans du papier de soie, le serra dans un grand portefeuille parmi des billets de banque et s’achemina rapidement vers sa demeure.

Depuis plusieurs années ; Steinherz était agent d’affaires. Avant de se lancer dans cette spécialité, il avait fait fructueusement le commerce des vieux pantalons, des souliers rapiécés et des vieux fers. Maintenant, il avait abandonné cette branche d’industrie à sa femme et à son garçon de quatorze ans, à cheveux noirs, donnant de belles espérances.

Steinherz entra à la hâte et solennellement dans la petite boutique tenue par sa femme et située dans un quartier des plus fréquentés. Il ouvrit la vitrine de l’étalage, derrière laquelle on voyait les objets précieux de la maison, tels que les vieilles montres en laiton, fausses perles, cuillers en ruolz et suspendit le vieux gant de Valéria contre le carreau. Au-dessous du gant il colla, avec quatre pains à cacheter rouges, la carte de l’actrice et au-dessous du tout il mit un écriteau portant en gros caractères :

ICI ON VOIT UN GANT
de la divine
VALÉRIA BELMONT

Pendant que M. Steinherz arrangeait ce bizarre étalage, quelques curieux s’étaient rassemblés devant la boutique. Deux des curieux, vêtus élégamment, entrèrent chez l’agent d’affaires.

— Ce gant a-t-il été porté vraiment par la Belmont ? demanda l’un d’eux en s’efforçant de fixer un carré de verre entre son œil et son nez.

— Lisez l’autographe, je vous prie, répondit fièrement Steinherz.

— Combien demanderiez-vous de ce gant ?

— Si vous me disiez : Steinherz, ce gant ou la vie, je me laisserais aussitôt hacher en morceaux. Tout ce qui est ici, vous pouvez l’avoir, mais le gant, point.

— Alors pourquoi le mettez-vous en montre ?

— Par orgueil, messieurs, par point d’honneur. Ah ! que vous dirai-je ? J’ai été chez la divine Belmont ; elle était sur son sopha et m’a permis de baiser sa pantoufle. Un homme peut-il rendre en paroles le sentiment que j’ai éprouvé ? Il m’a semblé que je sentais une souris courir dans mon dos. Un être humain ne saurait décrire cela, à moins que ce ne fût M. de Schiller. Celui-là pourrait peindre dans une belle ballade ce que j’ai ressenti.

— Ainsi, vous ne voulez pas vendre le gant ?

— J’en suis fâché, mais c’est impossible. Pour vous donner cependant une idée de la sensation que je ne puis décrire, je vais vous laisser baiser le gant.

Il le prit très-délicatement du bout des doigts et le posa sur un plat d’argent.

— À l’extérieur, ajouta-t-il ensuite, cela vous coûtera un florin ; à l’intérieur qui a touché la peau divine de l’unique Belmont, ce ne sera aussi qu’un florin.

— Êtes-vous fou ?

— Si vous ne voulez pas baiser le gant aujourd’hui pour un florin, fit Steinherz froissé, demain cela vous coûtera deux florins. Je ferai une grande annonce dans les journaux et cela deviendra de mode d’aller baiser le gant chez Steinherz comme on va chez Riccioli manger des douceurs. Mais, comme vous êtes les premiers, libre à vous de le baiser pour un seul florin à vous deux.

Les deux curieux se mirent à rire.

— L’idée est originale, hasarda l’un.

— Il en fera une affaire, ajouta l’autre, tandis que son compagnon tirait un florin de sa poche. Pour la rareté du fait, et puisque nous sommes les premiers, passez-nous le gant.

Steinherz leur tendit l’objet avec la même dignité que le pape donnant sa mule à baiser, et ils le touchèrent de leurs lèvres.

Le lendemain paraissait l’annonce suivante :

QUI VEUT EMBRASSER LA BELLE BELMONT ?

« Tout le monde évidemment ; mais, la chose étant impossible, tous les vrais amateurs de l’art se contentent d’embrasser son gant, ce qui peut se faire à tout instant chez

A. STEINHERZ, RUE DES PRINCES, 28. »

On lut l’annonce, on rit ; on s’étonna, et, en fin de compte, on n’en alla pas moins baiser le vieux gant par curiosité, par enthousiasme, pour la bizarrerie du fait ou pour pouvoir dire qu’on avait suivi la mode.

Le gant fit tellement fureur que, dès le second jour, il fallut placer un gardien de la paix devant la boutique Steinherz pour maintenir la circulation.

C’était précisément le soir où, pour son troisième rôle, Valéria personnifiait la Czarewna dans les Prisonniers de la czarine. Elle se montra sous deux costumes d’impératrice d’une beauté, d’une exactitude à persuader aux dames que la Sibérie devait être réellement un bien joli pays.

Après la représentation, on détela les chevaux de la comédienne et une trentaine de messieurs qui paraissaient beaucoup plus aptes à ce travail que les nobles bêtes de l’attelage, traînèrent la voiture à force de bras jusqu’à l’hôtel d’Europe. Puis les artistes, les étudiants, exécutèrent une marche aux flambeaux en l’honneur de l’idole, et l’Association des chanteurs lui donna une sérénade pendant que le directeur, à qui Sa Majesté avait confié cette mission spéciale, lui apportait la minute de l’engagement qui l’attachait au théâtre de la Cour. Une clause particulière lui assurait un traitement supérieur à tous les traitements passés et présents, les premiers rôles du drame et de la comédie, et stipulait en outre qu’après dix ans, elle recevrait une pension dont le chiffre était le même que celui du traitement.

Qu’on vienne dire maintenant que l’Allemagne est ingrate envers ses grands génies, ses grands talents !

Qu’importe qu’un auteur à demi fou, écrivant de vieilles pièces démodées comme les Macchabées où il n’y a point de belles toilettes, où, comme Entre ciel et terre, dont les personnages sont de vulgaires couvreurs ; qu’importe que cet auteur n’ait pas toujours du pain pour lui et sa famille ! Il y a bien plus de poésie dans les plis de la jupe d’une belle actrice que dans toutes les œuvres de Gœthe réunies.

Avant le départ de Valéria, Rosenzweig, le Mécène désintéressé, donna à l’hôtel d’Europe un superbe souper en l’honneur de la comédienne, ou plutôt en son propre honneur, car c’était lui qui avait découvert dans le ciel de l’art la nouvelle étoile. Il aimait, le vieux pécheur, à s’entourer de jolies femmes de théâtre, et dans cet amour il n’y avait pas la moindre prétention à leurs faveurs. Il lui suffisait de contempler les boucles soyeuses des belles chevelures et de sentir ses nerfs frissonner sous un faible courant d’électricité.

Mais ce modeste plaisir des yeux et des nerfs qu’il savourait, Rosenzweig ne pouvait, de sa personne, l’offrir à ses amies. Aussi invitait-il pour elles d’habitude un certain nombre de beaux jeunes gens. Au souper de la diva, il en fut ainsi.

Le banquier avait invité en outre quelques critiques influents, quelques acteurs et d’autres protecteurs des arts en son genre.

Parmi les invités ayant mission de faire la cour aux jolies dames de théâtre, en belles toilettes, figurait Plant.

Il avait su mettre à profit sa situation chez les Bärnburg. Tantôt il glissait la main dans la poche du comte, tantôt il l’égarait dans celle de la comtesse, et toujours d’une manière convenable, avec une sage retenue. Son prédécesseur avait été un voleur vulgaire. Sous la direction de Plant, les recettes augmentaient et les dépenses diminuaient. Ses maîtres n’avaient-ils pas lieu d’être satisfaits de lui ?

Avec l’argent amassé chez les Bärnburg, Plant commença à jouer à la Bourse. Plein de sang-froid, de prudence, il se contentait de gagner peu, mais à coup sûr et souvent.

On ne tarda pas à le remarquer et Rosenzweig lui accorda une demi-confiance, une première, une seconde fois, puis une confiance entière.

« C’est un brave homme, » avait coutume de dire le banquier. Il ne s’adjuge jamais plus de cinq pour cent. Il mérite de la considération. »

Au moment où Plant s’approcha de la table brillamment éclairée, Valéria recula comme si elle eût marché sur une de ces bêtes, au sang froid, inspirant un invincible dégoût. Un lézard ou un crapaud ne l’aurait pas plus impressionnée. Elle pâlit et ses lèvres tremblaient convulsivement.

Plant, debout devant elle, l’avait reconnue. Une phrase banale lui était venue aux lèvres, mais sa langue se trouva alourdie comme par un poids écrasant. Les mots ne pouvaient s’échapper de sa bouche. Il regardait fixement la belle jeune femme qui était la reine de la fête, qui trônait au premier rang, et il se sentait dominé comme par une force supérieure.

Et elle ?

Elle a repris contenance très-vite et l’examine avec un sourire ; mais ce sourire inflige à Plant un châtiment bien plus cruel que si elle l’avait dévisagé avec indifférence ou regardé avec colère, car ce sourire disait : « Qu’es-tu pour moi ? Rien qu’un habit noir de plus parmi les invités à la fête. »

Il finit par s’incliner, et va s’asseoir entre une danseuse dont il déchire la traîne et un homme d’État sur le pied duquel il marche. Andor, l’idéaliste, n’eût pas mieux fait.

Le malaise, l’oppression de Plant ne cessèrent qu’à la sortie de table, alors que les messieurs allumèrent le cigare.

Valéria demanda une cigarette que lui tendit un chef d’escadron de la garde. Plant voulut s’approcher pour lui offrir du feu, mais il se heurta à une chaise. Pendant ce temps, Rosenzweig, pour qui les allumettes étaient chose trop commune, avait tiré de sa poche un billet de dix florins, l’avait déroulé lentement, afin que chacun vit bien ce qu’il faisait, et, l’allumant à une bougie, venait de le présenter à Valéria d’un air rayonnant.

Plant eut le temps de voir une légère fumée s’échapper des lèvres de la comédienne, puis elle lui tourna le dos pour rire avec le chef d’escadron. Alors il se dirigea vers la porte de la salle. Les bougies semblaient ne plus brûler pour lui ; il voyait trouble, il étouffait. Dans le corridor seulement il retrouva sa respiration.

La joyeuse compagnie ne se sépara que longtemps après minuit. Rosenzweig donna le bras à Valéria, et l’accompagna jusqu’à la porte de son appartement. Personne ne s’était aperçu du départ de Plant, personne, excepté l’actrice. Assise en ce moment sur un fauteuil de sa chambre à coucher, elle pensait à lui malgré elle. Mais on a frappé à sa porte doucement, très-doucement. Elle se relève vivement, et sans qu’elle sache pourquoi, son cœur bat, tandis que d’une main tremblante elle ouvre la porte.

Plant est là devant elle.

Elle recule ; il entre, referme la porte et se jette à genoux.

Il se démène comme un fou ; il pleure, implore, supplie à mains jointes. Elle le relève ; sa figure pâle s’éclaire peu à peu comme l’albâtre d’une lampe ; elle finit même par rire.

Après, elle s’étend sur sa chaise longue dans la pose de la Vénus du Titien à Dresde et aussi peu vêtue que le permet notre époque si morale. Lui s’est assis à ses pieds, représentant le chevalier amoureux du tableau, à cela près qu’au lieu du luth, il tient en main l’éventail de Valéria.

— Dis-moi, Marie…, commença-t-il.

— Pardon, Valéria.

— Dis-moi que tu m’as pardonné, que tu m’aimes encore.

Elle secoua lentement la tête et répliqua :

— Pas de ces paroles romanesques. Je te dis que je suis enchantée de te retrouver, que je te permets de me faire la cour et que tu peux m’acheter une villa : n’est-ce pas assez ?

Plant se mit à rire et lui baisa les mains ; elle, de son côté, lui adressait un regard où brillaient la satisfaction, la joie.

Qu’est-ce qui pouvait faire que cette femme, courtisée par un roi, se redonnât à un infidèle et parût heureuse de sa passion renaissante ? L’aimait-elle encore, ou bien ne savourait-elle que le triomphe de son égoïsme, de sa vanité ?


XIX

PETITES AFFAIRES

Le baron Keith venait de reparaître dans la ville. Il avait fini sa prison. Sous ses vêtements civils, ses meilleurs amis passaient à côté de lui sans le reconnaître. En quittant l’uniforme, il avait beaucoup perdu de ses avantages d’homme. Il se rattrapait en portant un ruban à sa boutonnière ; mais cette manière de constater lui-même le courage déployé dans sa lutte contre le revendeur, valut au baron une heure fort désagréable dans les bureaux de la police. La police est trop méticuleuse à ce sujet ; où en serions-nous s’il fallait demander compte à tous ceux qui portent des décorations comment ils les ont gagnées ? Keith n’en renonça pas moins au ruban, qu’il remplaça par un œillet du plus beau rouge.

La comtesse Bärnburg elle-même fut tout étonnée quand le baron entra chez elle.

— Mais, vous n’êtes plus du tout joli, s’écria-t-elle avec sa franchise originale. À quoi ressemblez-vous donc ? Vous avez l’air si drôle.

Le comte Bärnburg prit son air le plus paternel.

— Voyons, baron, il faut faire quelque chose, entrer dans une carrière pratique.

— Voulez-vous qu’il déshonore sa famille en travaillant comme un homme ordinaire ? s’écria sa femme. Non, non.

Le comte qui, depuis son mariage, s’était abonné à la Gazette de la Croix et parlait volontiers morale, riposta résolûment :

— Est-il donc plus honorable de faire des dettes, de jouer ou de vivre aux dépens d’une vieille dame riche ?

— Lui devenir le favori de…, s’écria la comtesse en riant, oh non ! Il est trop drôle maintenant pour avoir encore des aventures ; il est si drôle qu’il doit se marier ; il est mûr pour le mariage.

— Quelle est la jeune fille riche qui l’épousera ? Il n’a ni position, ni biens, ni…

— Qui l’épousera ? Julie tout simplement.

— Julie ! je n’y avais pas pensé.

Le colonel Klebelsberg, père de Julie, était mort et, depuis lors, la jeune baronne vivait dans la maison du comte Bärnburg, devenu son tuteur.

La comtesse fit appeler Julie, et, pendant une heure la jeune fille causa avec Keith. Après le départ de celui-ci, la comtesse demanda à Julie :

— Comment le trouvez-vous ?

— Le baron ? Bien.

— C’est un joli homme ?

— Oui ; mais il est très-jeune.

— Un avantage, cela. Il n’a pas encore joui de la vie à satiété.

— Vous croyez ?

— Oh oui ! à votre place je l’épouserais.

— Mais je ne l’aime pas du tout.

— Tant mieux ! Vous pouvez voir avec sang-froid s’il vous convient. Pour ma part, je suis convaincue que vous ferez un couple parfait, très-beau surtout. Keith n’a pas de fortune, et pour le moment pas de position non plus ; mais il est de bonne famille, beau ; il a un bon caractère et une tournure très-distinguée ; que désirez-vous de plus ?

Ce fut ainsi que le mariage se conclut, tout-à-fait à la moderne, sans aucune sentimentalité, comme une affaire.

Sûr de posséder Julie, Keith songea sérieusement à faire oublier sa vie passée et à entreprendre quelque chose qui fût digne de son nom. Il résolut d’acheter une propriété avec la dot de Julie, cela va sans dire, et de l’exploiter lui-même. La comtesse l’adresse à Plant.

Les deux jeunes hommes traitèrent l’affaire dans un élégant café fréquenté principalement par des boursiers et des courtiers. Le baron eut bientôt une entière confiance en Plant, qui lui en imposait par son naturel froid, réfléchi.

— Si j’étais sûr que vous ne me trahirez pas, monsieur Plant, dit-il enfin, je vous confierais…

— Je sais me taire ; c’est important dans les affaires. Le bavardage est à mes yeux un luxe que peuvent seuls se permettre les riches oisifs.

— Eh bien ! moi aussi, je suis pauvre.

— Je le savais.

— Je suis même plus que pauvre, je dois environ vingt mille florins.

— Et vous voudriez ne pas les payer ?

— Il faut au contraire que je les paye. La baronne Julie n’a qu’une petite fortune insuffisante pour que je me range, si je veux ensuite acheter une propriété et m’y établir. Je ne vois pas comment me tirer d’embarras. Vous qui avez de l’expérience et l’esprit de ces choses-là, donnez-moi un conseil.

Plant se mit à réfléchir et répondit :

— Je prendrai sur moi d’arranger cette affaire difficile, à votre entière satisfaction, et de telle sorte que vous puissiez garder entre vos mains la plus grande partie de l’argent ; mais je dois poser mes conditions.

— Il va s’en dire que votre part… Combien demanderiez-vous ?

— Je me contenterais de deux mille florins.

— C’est entendu.

— Ma condition principale est que dans toute la transaction mon nom ne sera pas prononcé, ni maintenant ni plus tard. Et si jamais, monsieur le baron, vous parliez de moi, je nierais face à face avec vous.

— Ma parole d’honneur vous suffit-elle ?

— Oui.

Venant d’un autre, l’offre d’une simple parole d’honneur eût fait rire Plant aux éclats, mais il avait affaire à un cavalier et il garda son sérieux. Il avait étudié les faibles des hommes.

Un mois après eut lieu le mariage du baron Keith avec la baronne Julie. Il y eut un voyage de noces à Paris, et au retour le mari conduisit sa jeune femme à sa propriété de Silberburg.

Julie trouva un joli petit château, style renaissance, un parc avec des allées ombrageuses, un étang avec des cygnes, un riche mobilier et se déclara satisfaite.

Plant reçut ses deux mille florins et ne fut pas moins enchanté.

C’est un homme admirable que votre intendant ! dit Keith à la comtesse Bärnburg.

— Il nous est devenu indispensable, lui répliqua-t-elle.

Aussi, lorsque Plant demanda à l’improviste à quitter son emploi, la comtesse crut fermement que c’était une façon détournée de donner à comprendre qu’il n’était pas assez payé.

— Vous nous avez servis si fidèlement, lui dit-elle que nous vous augmenterons volontiers. Dites vous-même ce que vous désirez.

Plant persista à vouloir quitter la maison.

— C’est une énigme pour moi, observa le comte. Il n’a pas pu s’engraisser chez nous. Nos revenus ont augmenté considérablement depuis qu’il gère nos affaires.

— Nous ne pourrons jamais remplacer Plant, gémit la comtesse, pensant quelque peu à son boudoir. Il a tant d’excellentes qualités, et il est si probe, si probe.

Malgré toute sa probité, Plant, en dehors de son traitement, n’en avait pas moins amassé vingt mille florins chez les Bärnburg. Cette somme, il l’avait triplée par des spéculations à la Bourse et de petites affaires.

Dans les environs de la ville où Valéria était retenue une année encore par son engagement, il était allé acheter une villa qu’il avait arrangée féeriquement. En homme habile, il avait payé comptant et il lui restait peu d’argent ; mais il comptait, non sans raison, sur son génie des affaires.

Avant de s’éloigner, il avait à faire quelques ennuyeuses visites d’adieu. Parmi ces visites, il comptait celle à Andor. Le docteur le reçut dans sa chambre. Les autres membres de la famille restèrent invisibles…

La mère d’Andor était gravement malade depuis plusieurs semaines. Son frère le capitaine et Mademoiselle Régina étaient au chevet de son lit.

Plant, qui avait autrefois témoigné tant d’amitié à madame Andor, ne laissa pas percer la moindre envie de voir la malade. Il prenait déjà ce ton protecteur par lequel les gens qui, de manière ou d’autre, ont fait leur chemin, c’est-à-dire gagné de l’argent ou acquis de l’influence, blessent si volontiers et si cruellement leurs amis restés en route. Mais il n’avait pas changé seul. Chez le docteur aussi, il s’était fait depuis quelque temps un changement qui n’échappa point à son visiteur. Plant trouva son ancien ami plus décidé, plus indifférent pour autrui, et cela ne lui déplut pas, disons-le à sa louange.

— Et toi, que deviens-tu, maintenant ? interrogea-t-il, toujours courbé sur tes livres ? Ne penseras-tu pas enfin à quelque chose de meilleur, de plus pratique ?

— Je doute fort, répondit Andor en riant, que ce que toi tu appelles pratique et moi matériel, égoïste, soit en somme meilleur.

— Toujours le même, un incorrigible idéaliste ! À vrai dire, je ne suis pas plus sage et je devrais me taire. En un clin d’œil, mon idéalisme m’a fait dépenser ce que mon sens pratique m’avait fait gagner.

— Il me semble que tu n’as pas à te plaindre. Tu as gagné beaucoup d’argent, et sans avoir réellement travaillé.

— Parbleu ! qui est-ce qui travaille, aujourd’hui que le travail c’est la misère, ou une manie ? Il n’y a que les sots. La spéculation est le seul champ de l’homme d’esprit. Tout le reste n’est que bêtise ou chimère.

— Je t’en prie, répliqua Andor d’un ton froid, sévère, ne parle pas ainsi devant moi. Le travail est honorable dans toutes les conditions ; il n’y a d’honnêtement gagné que ce qu’il produit. La spéculation ne vaut pas mieux que le jeu, et les joueurs ont été de tout temps méprisés. Ne me donne pas comme une vertu ton manque de principes.

— Des faits, mon ami, des faits, dit Plant dont les yeux commencèrent à briller ainsi que cela lui arrivait chaque fois qu’on trouvait à redire à son adoration de lui-même. Les mots ne prouvent pas grand’chose. Que t’a rapporté ton travail ? Rien. Donc, en quoi vaux-tu mieux qu’un oisif ? Moi, tel que tu me vois, je possède soixante mille florins ; je suis, par conséquent, un homme actif, sensé, expérimenté, digne de considération. Notre époque ne demande que le succès. Et si j’ajoute que ton Hanna t’a planté là avec ton idéalisme laborieux, tandis que Valéria Belmont, l’artiste célèbre, une de ces belles femmes comme le Titien seul a su en créer, m’appartient à moi, à moi seul, que trouveras-tu à me répondre ?

— Je te répondrai seulement : as-tu gagné honnêtement les soixante mille florins ?

Plant pâlit.

— Honnêtement ! honnêtement ! s’écria-t-il avec un rire forcé. Vous n’avez à la bouche que de ces vieux mots. Vous, les idéalistes, vous êtes du pur Gellert ! À quelle mesure veux-tu mesurer nos actes ? Qu’est-ce qui établit notre dignité ou notre indignité ? Qu’est-ce qui détermine notre récompense ou notre punition ? L’opinion du monde et notre propre conscience.

Or le monde change tous les jours, de même que notre manière d’entendre les choses ; le monde ne respecte que celui qui arrive à la puissance, à la fortune, sans lui demander de quelle façon il y est parvenu. Ce n’est qu’en cas d’échec que les hommes nous condamnent, que nous nous condamnons nous-mêmes, et alors vient le châtiment moral.

— Je te plains, Plant, répondit Andor. Comme tous les hommes à demi instruits, cultivés de notre temps, tu fais fausse route. Tout ce qui est entre l’ignorance ou la science complète n’engendre que le mal.

— Mais il me semble que j’ai lu mon Schiller, mon Gœthe, mon Shakespeare aussi bien que toi, fit Plant avec irritation. Moi aussi je suis de ce peuple de penseurs dont le savoir vient de remporter de si décisives victoires sur l’ignorance.

— Nos victoires n’ont rien à faire avec notre culture intellectuelle. Nous ne les devons pas à l’aptitude scientifique de nos généraux, mais à l’obéissance, à la discipline de nos soldats. Enfin, comme tous les gens demi-instruits, tu sors de la question.

— Dis tout de suite que je suis un imbécile, un barbare ignorant.

— Je t’ai déjà dit ce que tu es, un demi-savant, comme vous tous, les hommes du fait accompli, les idéalistes du succès. Vous vous targuez de la philosophie des faits, qui n’est que de la barbarie. Le Goth ou le Vandale n’était pas un artiste par cela seul qu’il brisait une statue grecque ; vous n’êtes pas non plus des penseurs ou des philosophes parce que vous avez détruit l’édifice idéal élevé par des siècles. Qu’avez-vous créé ? Fais-moi connaître une pensée quelconque qui soit sortie de votre cerveau, une vérité, fût-elle insignifiante, que vous ayez formulée, et je consens à avoir tort. Mais non, vous n’avez rien créé, rien. Vous mettez des faits en avant ; c’est quelque chose certainement, c’est même beaucoup, et de ce que ces faits sont en désaccord avec les idées morales qui ont cours, vous chantez victoire comme si vous aviez découvert une sixième partie du monde.

Vos chants de triomphe me font à peu près le même effet que si des carriers ayant découvert une nouvelle carrière de marbre, s’écriaient aussitôt : Il faut briser, faire disparaître de la terre tout ce que vous avez construit et ciselé jusqu’ici ; nous avons découvert un marbre qui est bien meilleur que celui dans lequel on a taillé la Vénus de Milo, la Niobé et le groupe de Laocoon. Ces braves ouvriers auraient le petit tort d’oublier que, extraire le marbre de la carrière ou le sculpter, c’est bien différent, que, pour donner à ce marbre inerte une forme, une âme, il faut un artiste et son génie. Il en est ainsi de vos faits, de vos chiffres ; ils prouvent seulement que des idées, des principes auxquels on avait cru jusqu’ici ont été ébranlés ; mais les gens qui mettent au jour les faits, comme on extrait le marbre, sont aussi incapables de nous donner des idées nouvelles que les carriers de sculpter les statues. Vos faits et vos chiffres restent morts comme le marbre, jusqu’à ce qu’ils soient rendus vivants par cet esprit que j’appellerais l’esprit philosophique et qui est pour eux ce que le génie de l’artiste est pour la pierre.

Chaque fois que l’esprit humain, au lieu de travailler sans bruit, produit en même temps une foule de découvertes, de faits nouveaux, il en résulte, pour l’époque, de la fermentation, de l’inquiétude, du doute. Un courant philosophique disparaît avant qu’un autre vienne le remplacer. C’est ce qui fait que le désespoir devient plus grand chez les natures idéalistes, et que les natures matérialistes sentent grandir leur adoration d’elles-mêmes.

Mais de même que le flot des faits nouveaux a submergé tout d’un coup le champ de notre savoir et de nos opinions, de même survient soudain l’esprit supérieur qui refoule les vagues, délivre la terre, et de la tempête effroyable il ne reste qu’un limon fertile donnant bientôt une nouvelle et magnifique moisson.

— J’avoue, fit Plant avec cette ironie qui est pour nos sots modernes ce qu’est pour les cocottes l’art de se décolleter, j’avoue que je ne suis pas assez savant pour comprendre cela.

— Je le crois aisément, répliqua Andor, avec un grand sérieux ; mes paroles s’adressaient aux chefs de l’école de la philosophie des faits et du matérialisme, et dans cette armée tu n’es ni général, ni soldat régulier ; tu n’es que simple franc-tireur. Les chefs de ce mouvement ont appris et travaillé beaucoup, je ne le nie pas ; mais toi tu suis le corps de troupes, en pandour, à cause du butin. Tu n’adoptes pas le principe parce qu’il est conforme à tes idées mais bien parce qu’il répond agréablement aux traits égoïstes de ta nature. Tu n’es, d’ailleurs, pas capable de juger si la loi à laquelle tu te soumets a une base scientifique suffisante ; en réalité tu as étudié très-peu.

— Naturellement, fit Plant en riant. Tu m’as déjà dit que j’étais un homme sans instruction.

— Tu l’es en effet, reprit Andor, et de l’avis même de tes maîtres. Ils soutiennent non sans raison qu’aujourd’hui on ne peut être compté parmi les gens instruits qu’à condition d’être initié aux sciences naturelles, et en cette matière tu es un grand ignorant. De mon côté, je ne puis mettre ait rang des gens instruits ceux qui n’ont reçu que ce que l’on appelle l’instruction littéraire et c’est à peu près le cas général. Le vrai savant, l’homme complet, c’est à mon sens celui qui connaît à la fois les sciences naturelles, l’histoire et les belles-lettres ; et encore cette culture générale ne me paraît être que le premier degré indispensable de cette autre culture plus importante à mes yeux, qui consiste à savoir quelque chose d’utile, d’usuel, à produire en un mot. La caractéristique de cette vraie culture, c’est le travail.

En se contentant d’être un bel esprit, l’Européen du dix-huitième siècle était dans son droit, puisque la littérature française de cette époque, Voltaire en tête, passait pour le miroir du temps, de ses tendances, de son savoir.

Notre littérature n’a jamais été cela, maintenant moins que jamais. Elle n’est pas même l’image de la vie réelle, telle que nous l’offrent les romans anglais et russes, où l’on peut trouver d’excellentes leçons pratiques. Notre littérature ne produit guère que des peintures de fantaisie, qu’elle s’inspire de l’idéal comme chez Gutzkow, ou du réel comme chez Spielhagen. Elle n’est donc d’aucune utilité pour l’éducation du cœur et de l’esprit aussi bien que pour la connaissance des grandes luttes contemporaines de l’intelligence. Il nous manque, en outre, la philosophie pratique de la vie, le trait commun qui distingue les Russes et les Anglais.

Un jeune homme, et plus encore une jeune femme qui se trouve entraînée aujourd’hui dans le panthéisme de Spinosa, en lisant : Sur la hauteur, d’Auerbach, le lendemain dans le matérialisme avec Spielhagen, et le troisième jour dans la défense du point de vue chrétien avec Redwitz, doit évidemment s’égarer, perdre toute confiance et ne voir enfin dans toute œuvre littéraire qu’un jeu frivole.

C’est pourquoi nos messieurs et nos dames qui brillent dans les salons ne sont guère que des bohémiens et des odalisques. Et vous autres, spéculateurs, qu’êtes-vous, sinon des beaux esprits pratiques ? Vous appliquez à la matière votre culture, votre éducation, toutes deux superficielles. De même qu’il y a des gens ne voulant rien apprendre de sérieux, vous, vous ne voulez pas travailler sérieusement.

J’ajouterai, pour ta gouverne, qu’un bon agriculteur, qu’un bon artisan ou commerçant a plus de titres à figurer parmi les gens cultivés que le fat qui a lu nos poëtes ou qu’une dame sachant écrire de jolies lettres ; car faire quelque chose et le faire bien vaut mieux que beaucoup entreprendre et ne réussir que médiocrement ou pas du tout. L’esprit est mieux formé dans un cercle d’activité régulière, de travail honnête, ce cercle fût-il étroit, que dans un grand cercle où de beaux esprits littéraires ou pratiques s’agitent en ne faisant rien ou en jouant. Si le développement de l’individu, de sa force, de ses sentiments élevés, n’est pas le seul but de l’éducation, c’est du moins le plus grand, et il n’y a que le travail qui puisse mener à ce but.

— Je te remercie de la leçon, dit Plant se levant.

— Ne fais pas le moqueur. Tu es un peu juriste, un peu boursier, un peu bel esprit. N’est-ce pas de la demi-instruction que tout cela ? Si tu me disais : j’ai labouré un champ ; j’y ai semé et récolté ; si tu me disais : j’ai fini ma première paire de bottes ou j’ai fait un marché de prunes turques, je te respecterais ; mais avec tes soixante mille florins gagnés au jeu, tu ne me paraîtras jamais imposant.

Plant mit son chapeau avant de sortir ; c’était sa manière de faire quand il voulait se montrer supérieur à quelqu’un. Il tendit ensuite à Andor deux doigts de sa main droite en lui disant :

— Tu parles bien, toi ; mais ce n’est pas mon affaire. Je suis l’homme des chiffres, des faits et du succès. Je sens que je suis sur le vrai chemin, et cela me suffit. Par malheur, l’idéalisme ne m’est pas étranger, malgré tout cela. Nous avons tous été si sottement élevés, moi comme les autres.

Il poussa un soupir et sortit, laissant Andor à peu près dans la situation d’esprit de Napoléon Ier après la bataille d’Austerlitz.


XX

BIEN CALCULÉ

La visite annoncée par le général Mardefeld à Hanna n’était pas une invention d’amoureux. Il arriva effectivement quelqu’un, une sœur du général, grande et grosse dame, très-amie de l’équitation et des cigares forts. Le jour même de son apparition, Clarisse dut faire ses preuves devant elle et sauter dans l’eau tant redoutée, bien qu’elle se fût plainte de migraine.

La fillette s’était résignée plutôt par affection pour Hanna que par obéissance à la tyrannie de son père. Le soir, les suites du plongeon se manifestèrent : le mal de tête augmenta, puis vinrent la fièvre, le délire. Il fallut envoyer chercher un médecin. Au bout de quelques jours, le docteur déclara que Clarisse avait la fièvre typhoïde. La sœur du général fit aussitôt ses paquets ; elle avait une peur horrible de la contagion. Mademoiselle Teschenberg montra au contraire un courage qui en imposa au général et aux gens de la maison.

— Elle est présomptueuse, dit madame Brenner, mais elle est brave aussi.

Hanna veilla jour et nuit. Elle ne quittait la chambre de la malade que pour prendre quelque nourriture ; le général venait alors la remplacer. Elle éprouvait véritablement de la compassion pour la fillette qui lui avait voué un attachement sans bornes ; mais d’autres motifs l’avaient décidée à se dévouer ainsi, à braver le danger à toute heure. Elle voulait donner au général une preuve de ce qu’il pourrait attendre d’elle ; elle voulait se montrer une mère pour son enfant, afin de le soumettre complétement à son empire par ce moyen dangereux mais rapide. Elle espérait sauver Clarisse, et l’homme chez lequel elle avait déjà éveillé la passion lui serait dès lors attaché plus encore par les liens de la reconnaissance.

Le calcul était juste ; mais la mort de sa main osseuse vint en déranger les combinaisons, en effaçant le chiffre sur lequel mademoiselle Teschenberg avait le plus compté.

Clarisse mourut entre ses bras, s’éteignant comme la flamme, après avoir vacillé sous le vent. Hanna versa quelques larmes ; le général fit preuve de stoïcisme.

En revenant du cimetière où mademoiselle Mardefeld avait été enterrée dans le caveau de famille à côté de sa mère, Hanna rompit la première le silence, qui avait duré jusque-là, entre elle et le général. Elle connaissait ses avantages et tenait à en profiter.

— Ma mission ici est accomplie, monsieur le général, dit-elle d’un ton calme, où perçait un peu de tristesse. Je vous prierai donc de me laisser partir le plus tôt possible. Chaque heure de plus que je passe dans cette maison peut mettre ma réputation en grand danger. Vous savez combien le monde est porté à…

— Et que m’importe le monde ! fit le général, n’y tenant plus. Je ne saurais vivre sans vous. Si vous étiez seulement raisonnable, au lieu de…

Hanna le regarda et, pour la première fois, son regard était encourageant.

— Il faut que je parle, à la fin, s’écria le général tirant son épée et abattant les chardons qui bordaient le chemin. Eh bien oui, je vous aime ! Trouvez-moi ridicule ; moquez-vous de moi, cela m’est égal ; cela vaudra toujours mieux que ce doute, cette incertitude. Hanna, je vous aime beaucoup, beaucoup… Voulez-vous être ma femme ?

— Je vous veux du bien, monsieur le général ; mais cela suffit-il ? Laissez-moi réfléchir.

— Jusques à quand ?

— Jusqu’à demain.

Le jour suivant, elle lui disait :

— M. le général, je vous respecte et je vous estime ; j’espère donc pouvoir vous aimer. Si vous me voulez telle que je suis, me voici, je suis prête à devenir votre femme.

Le général la prit dans ses bras et l’embrassa. Il lui dit ensuite, en lui baisant la main :

— Vous me rendez très-heureux, Hanna, très-heureux. Pauvre Clarisse ! Comme elle eût été heureuse d’avoir une telle mère !

Ils convinrent ensuite que le mariage se ferait sans bruit et aussi promptement que possible. Après, mademoiselle Teschenberg adressa à ses parents une lettre fort émue et à Andor les lignes suivantes :

« Mon ami,

» J’ai gardé le silence un certain temps, parce qu’il me paraissait impossible de vous dire ce qu’il faut que je vous dise maintenant. Je ne dois plus vous aimer. Vous n’avez pas de position et je suis pauvre. Aux yeux de l’amour, ce sont là des petits défauts, et cependant c’est ce qui nous sépare. Je vous aime toujours ; mais je ne pourrai jamais être à vous. Adieu ! Puissiez-vous être aussi heureux que je l’ai été moi-même par votre amour.

» Votre
» Hanna. »

Andor répondit immédiatement :

« Mademoiselle,

» Vous avez très-bien fait et je ne doute pas un instant que vous ne soyez heureuse même sans mes vœux pour votre bonheur. Vous êtes prudente, pratique même, et c’est tout aujourd’hui. Je suis seulement étonné que vous me parliez avec tant de sérieux d’une chose aussi démodée que l’amour. L’amour nous donne cette sainte force qui fait tout supporter : la pauvreté, les privations, les soucis, le mépris et les persécutions. Je ne sais pas ce que vous avez ressenti pour moi ; en tout cas, ce n’était pas de l’amour.

« Votre très-respectueux,
» Andor. »

Cette lettre expédiée, il se sentit plus tranquille. Une seule chose lui serrait le cœur ; il n’avait personne à qui se confier. Sa délicatesse naturelle l’empêchait d’entretenir sa mère malade des tourments qu’il éprouvait. Elle aurait souffert, bien souffert de le savoir malheureux. Aussi résolut-il de cacher soigneusement son secret à toutes les personnes de la maison.

De la poste, il se rendit au parc où il resta assis quelque temps. Il était aussi abattu, aussi désespéré que le soldat qui se retrouve blessé, couvert de sang, après la bataille. Tout à coup il se souvint du comte. Avec celui-là il pouvait parler ; il le comprendrait et compatirait à sa douleur.

Il se dirigea rapidement vers le petit palais.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda Riva en le voyant. Vous avez l’air tout consterné.

Andor s’assit et garda un certain temps le silence.

— Tout est fini, commença-t-il enfin. Je m’y attendais et pourtant je suis anéanti par la triste et froide certitude que j’en ai maintenant. Hanna, — ah ! cela me fait mal, bien mal, — Hanna a renoncé à moi.

— Mes félicitations, répondit le comte. Mieux vaut tôt que tard.

— Vous prenez bien tranquillement ce qui me courbe jusqu’à terre, ce qui est pour moi une horrible torture.

— Cela passera comme toute douleur. Vous souffrez, mais on ne vous a pas volé toute votre part de bonheur sur terre, on ne vous a pas volé l’avenir. Moi, on m’a traité bien plus cruellement. Je vais vous raconter mon étrange histoire.

» J’ai aimé moi aussi, une fois, la seule de ma vie, et je me croyais payé de retour. Pourquoi ne m’aurait-elle pas aimé ? J’étais riche et elle une comtesse pauvre. Elle m’aima tant et si bien, vous comprenez, qu’elle devint ma femme.

» Après la bénédiction nuptiale, elle m’avoua que, depuis des années, elle avait été à un autre, un homme marié ; elle avait eu besoin de mon nom pour sauver son honneur.

» Ce fut tout.

» Je la renvoyai chez sa mère. Elle ne se plaignit pas, cela faisait partie de son plan, et moi je restai seul. Je l’avais beaucoup aimée. »

Le narrateur détourna la tête vers la fenêtre, et des larmes amères roulèrent de ses yeux sur ses joues. Il reprit ensuite :

« C’est une histoire absurde ; j’ai essayé de me surmonter mais sans pouvoir y parvenir, et peu à peu j’en suis venu à tourner le dos à la vie.

» Croyez-moi, il y a un moyen d’échapper à toutes les douleurs ; ce moyen, c’est le renoncement. J’ai dit adieu à toutes les espérances ; j’ai éloigné de moi le plaisir, la joie, et j’ai fini par conquérir la tranquillité, le calme, par être même heureux, très-heureux. Je n’accorde à mon corps rien de ce qui peut lui être agréable ; je lui refuse tout ce qui ne lui est pas strictement indispensable, et voilà pourquoi on me croit fou.

» L’été, l’hiver, je me lève avec le soleil et je travaille comme un journalier. Je cultive moi-même mon jardin. J’ai ici dans ma maison un atelier de menuiserie où je fais beaucoup de besogne. Tout mon revenu, tout ce que je gagne par le travail de mes mains, je le donne aux pauvres, aux affligés, aux malheureux. Je ne m’occupe pas de ceux qui étalent leur misère dans les rues ; non, ma joie, c’est de découvrir, de secourir ceux que le sentiment de leur dignité empêche de faire appel à la charité d’autrui. Hélas ! Il y a tant de misère sur terre et je ne puis faire que si peu de chose ! »

Le comte cessa de parler, et tomba dans une douloureuse rêverie.

Il a été dit que dans les derniers mois écoulés un grand changement s’était opéré chez Andor. Maintenant, quelques jours suffirent à le transformer autant et plus que de longues années.

Jusqu’alors, il n’avait été pessimiste qu’en théorie ; il le devint dans la pratique. Forcément tôt ou tard, il en est ainsi pour tout idéaliste. Il n’est donné qu’aux natures sensuelles de rester optimistes, parce que chez elles le goût pour la vie et ses jouissances ne s’émousse pas par les désillusions, la douleur.

Ce fut un rude combat que celui qu’Andor eut à soutenir ; mais il en sortit fortifié. Du jour où il ne vit plus les hommes tels qu’il les désirait, où il ne se laissa plus aveugler sur leur égoïsme, leurs vices, leur folie, il se sentit plus libre, plus sûr de lui-même. Sa physionomie devint plus sérieuse, son maintien plus décidé. En lui, tout trahissait alors la réserve et la méfiance : mais il était résolu à utiliser sa connaissance de la nature humaine d’une tout autre façon que Plant. Il ne comptait point exploiter les faiblesses et les passions des hommes ; il ne voulait que les combattre sans aucune considération, les combattre sans pitié, sans miséricorde.

Il avait perdu la femme aimée et il devait se préparer aussi à perdre sa mère. Les chagrins, les soucis servirent à tremper son caractère. Il en était arrivé à ce moment où l’on n’attend plus de la vie ni joie, ni bonheur, rien que des peines, des efforts, des luttes ; mais il allait hardiment, avec cette sombre énergie que le sort ne saurait vaincre.

Jusqu’ici, il avait toujours hésité à accepter l’offre de Wiepert. Chaque fois qu’Andor lui avait rendu visite, le journaliste paralytique mais vigoureux d’esprit, de caractère, faisait des allusions à l’irrésolution de son visiteur. Il lui cherchait presque querelle, tant il était mécontent de le voir s’étioler en compagnie de ses in-folios, étouffer dans la poussière des archives. D’ordinaire, Andor se contentait de sourire. Un soir, il vint prendre le thé avec Wiepert et sa charmante petite femme, dans une disposition d’esprit annonçant quelque projet héroïque.

— Qu’avez-vous donc aujourd’hui ? lui demanda la maîtresse de la maison. Vous êtes gai, décidé, comme si vous alliez accomplir quelque chose de bon et de grand.

Andor baissa les yeux.

— Mon opinion sur le journalisme est toujours la même, répondit-il. Il vise trop à la matière.

— Que voulez-vous ? s’écria Wiepert. Cela changera ; il faut que cela change. Je lutte sans relâche dans ce sens ; c’est là, si vous voulez, le but idéal de ma vie, de mon activité. Vous préféreriez peut-être attendre qu’une amélioration se fût produite. Ce ne serait pas une preuve de courage de votre part.

— Vous avez raison. Je suis un homme ; je dois lutter. Je me mets donc à votre disposition.

— Enfin ! s’écria Wiepert rayonnant de joie. Vous ne vous en repentirez pas, je vous assure. J’avais justement besoin d’un collaborateur comme vous. Votre armure de savant elle-même sera utile à notre cause. Vous verrez ce que nous ferons, quelle terreur nous répandrons parmi les philistins et les pharisiens, les spéculateurs et les puffistes. Ce sera très-beau, magnifique.

Presque machinalement, Andor avait pris un journal qu’il parcourait de l’œil. Tout à coup un sourire amer éclaira sa figure ; mais jusque dans cette amertume elle-même, il y avait de la force, de la santé.

— Qu’y a-t-il ? demanda Wiepert.

Andor lui tendit la feuille et son ami y lut : Le général Mardefeld vient de s’unir à mademoiselle Hanna Teschenberg.


FIN DU TOME PREMIER

TABLE

DU TOME PREMIER

Pages


university of michigan iiiimiiiiiiiiiiii 3 901506696 61978 3 8


LES

PRUSSIENS D’AUJOURD’HUI

II

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR



DU MÊME AUTEUR

RÉCITS GALICIENS 
 1 vol.

NOUVEAUX RÉCITS GALICIENS 
 1 »





PARIS. — imprimerie DE R. MARTINET, RUE MIGNON, 2
LES

PRUSSIENS

D’AUJOURD’HUI

PAR

SACHER-MASOCH

II


PARIS

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15.
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1877

Droits de reproduction et de traduction réservés

LES PRUSSIENS

D’AUJOURD’HUI


I

SOUS PRÉTEXTE D’IDÉALISME

Une année s’est écoulée. Cette année, Andor l’a passée à travailler du matin au soir, à vivre d’une vie fiévreuse, et Hanna, devenue générale de Mardefeld, à jouir de tous les agréments du luxe. Pour Keith et sa femme blonde, cette même année a été une idylle champêtre ; pour Plant et la jolie Valéria, couronnée des lauriers du succès, un carnaval de Venise. Dans le même intervalle, Wolfgang a porté des chaînes et la comtesse Bärnburg est allée communier cinquante-deux fois, bien qu’elle n’ait eu que trois amoureux.

Bref, ils ont tous été contents de leur sort ; mais Plant seul a été heureux. Jour et nuit, chez la comtesse Bärnburg, il avait compté, recompté, joué, spéculé, et son gain avait fait tomber entre ses bras une jolie femme, la femme de ses rêves, la femme qu’il aimait, qui, lorsqu’elle voulait, faisait vibrer toutes les fibres de son être.

Valéria était revenue finir son engagement, et n’avait nullement songé à faire savoir au riche fabricant qu’elle rompait ses relations avec lui. De sa part, le procédé était certainement noble et grand. Quelle est la femme de théâtre qui eût voulu se sacrifier ainsi, à son exemple ? Personne ne doutait de son affection pour Plant. Les actrices du théâtre de la ville se moquaient déjà d’elle, et les messieurs élégants commençaient à la trouver ennuyeuse. Une actrice faisant du sentiment ! Y a-t-il rien de plus étrange ?

Mais Valéria s’abandonnait à cette nouvelle liaison avec une liberté, un entrain bien faits pour émousser la pointe de toutes les plaisanteries dictées par de bons sentiments, aussi bien que de toutes les fausses condoléances. Jamais elle n’avait été si contente, si joyeuse de vivre.

Probablement, cela l’amusait maintenant qu’elle avait le cœur froid, endurci, de voir à ses pieds, mendiant son amour comme un affamé un morceau de pain, l’homme qui l’avait dédaignée, rejetée loin de lui, alors qu’elle lui donnait la virginité de sa tendresse.

Plant subissait complétement l’empire d’une passion qui avait quelque chose d’étrange chez un homme comme lui, pratique, calculateur, réfléchi. Plus Valéria se riait de sa sentimentalité, de ses serments, de ses explosions d’ardeur, plus elle lui paraissait charmante, plus elle attisait ses désirs.

Il fut bientôt tout aussi convaincu de la non-réciprocité d’amour chez Valéria que de la puissance qu’elle avait sur lui, par cela seul qu’il l’aimait. Il luttait contre cette puissance, il s’appelait pauvre diable d’amoureux, fou, idéaliste incorrigible, et certainement son idéalisme n’était pas seul à lui faire supporter l’humiliation d’être livré pieds et poings liés à une femme qui le traitait avec indifférence, même avec mépris.

Plant endurait le martyre que l’actrice lui préparait avec tant d’ardeur, d’habileté, et ne reculait devant rien pour satisfaire chaque fantaisie de sa déesse.

Avec la marche du temps, la langue de l’amour a changé tout autant que les autres langues.

S’il s’écrivait un nouveau Printemps de l’amour, Rückert ne pourrait dépeindre qu’approximativement ce que Plant avait exprimé à l’aide de la villa qu’il avait meublée pour Valéria.

Dans cette villa, il y avait une chambre à coucher entièrement tendue en soie blanche, à reflets argentés comme ceux de la lune. Un épais tapis de duvet blanc recouvrait le parquet, et le lit élégant, surmonté de son ciel, apparaissait comme un nuage odorant tout prêt à recevoir le beau corps de la déesse de l’amour. Afin de compléter l’illusion, on y voyait un Amour en marbre blanc dirigeant sa flèche vers la porte, pour percer le cœur de celui qui entrerait.

On eût dit qu’on s’était servi d’un coin de ciel bleu pour décorer le charmant petit boudoir dans lequel tout respirait la paix, le repos, invitait à la nonchalance. Une ottomane basse tendait ses coussins gonflés, et devant elle un tigre s’allongeait pour recevoir sur son dos altier les pieds de la victorieuse divinité de la maison. C’était un petit harem, mais un harem où un homme était esclave d’une femme.

Dans la salle de bain, tapissée de rouge, l’air semblait brûler, consumer. La baignoire de marbre, en forme de belle coquille, s’incrustait profondément dans le parquet. Lorsque la maîtresse de la villa y entrait elle était accueillie par des tritons versant l’eau comme un dithyrambe nuptial, par des Amours qui, du plafond, la saluaient Vénus anadyomène ; et les gouttes cristallines qu’elle faisait jaillir tombaient sur la peau noire d’un ours où elles étincelaient comme des diamants et s’effaçaient.

Le salon, dans le genre de celui de Versailles, avec des meubles en bois doré, des bouquets assortis sur fond de damas blanc, des tapis de Perse, des miroirs de Venise, des vases d’albâtre, des tableaux de maîtres, avait l’air de dire : Ici habite une reine ; courbe-toi devant sa beauté dont l’empire est sans commencement ni fin.

Une salle à manger gaie avec un ameublement en bois brun, de grands fauteuils sculptés, des corbeilles à fruits, des groupes d’animaux, invitait à la vie joyeuse. À midi, on voyait sur la table une œuvre d’art en argent ciselé représentant le triomphe de Bacchus.

Le demi-dieu, resplendissant de jeunesse et de beauté, était traîné par des panthères ; Silène chancelait sur son âne, pressant une outre dans ses bras, aussi tendrement qu’une bien-aimée ; des bacchantes couronnées de pampres, la peau de panthère sur les épaules, le thyrse à la main, sautaient, dansaient avec des faunes aux pieds fourchus soufflant dans des chalumeaux. Le soir, la lumière était versée par deux candélabres, dont l’un figurait une Diane embrassant Endymion endormi, et l’autre le bel Adonis dans les bras de Vénus.

Du côté de la rue, un élégant escalier donnait accès à la villa, et de l’autre côté une loggia ornée de statues ouvrait sur le jardin commandant une admirable perspective qui s’étendait, par-dessus un parterre de roses, une pelouse entourée de beaux arbres et à travers une allée de grands hêtres, jusqu’à un village aux maisons blanches, aux toits rouges, au clocher en pleine lumière, puis, au delà, jusqu’à une verte colline surmontée d’un château en ruines se dressant dans le bleu du ciel.

Dans le parc, il y avait des allées ombreuses, des grottes en tuf, avec des siéges moussus, des charmilles de plantes grimpantes, des bosquets mystérieux, un lac dont la surface brillait comme un miroir et sur lequel flottaient doucement des nénuphars, des lis, des cygnes blancs. Soudain on y entendait les cris d’appel, les chants des oiseaux, les roucoulements des tourterelles, la note plaintive du rossignol, la note gaie du pinson, le sifflement du merle. Soudain encore retentissait un bruit d’eaux s’échappant de réservoirs cachés, se répandant en ruisseaux sur de blancs cailloux, entre les herbes élancées, les bleus « ne m’oubliez pas », ou se transformant en cataractes écumantes et tombant prisonnières dans de vastes coquilles de marbre.

Tout était fraîcheur et parfums ; tout respirait l’amour, le plaisir, la gaieté.

Mais ces merveilles n’auraient rien été sans la femme qui donnait la vie à ce coin de terre, qui était l’âme de cet Éden enchanteur. Tout avait été réuni là pour Valéria et cependant c’était elle qui mettait tout en relief. Chaque fleur semblait éclore sous ses pas ; le chant des oiseaux dans les arbustes se réveillait à sa voix. Loin d’emprunter l’éclat de sa personne à ce qui l’entourait, elle versait plutôt le charme sur toute chose, en donnant la couleur, le brillant, la valeur.

Et, comme elle savait se montrer toujours nouvelle, toujours pimpante ! Au lieu de se contenter du cadre qui l’entourait, on la voyait tantôt se reposant sur un divan dans tout l’éclat d’un costume oriental, des perles dans les cheveux, tantôt minaudant au salon, en robe de soie bouffante, les cheveux poudrés, la mouche sur la joue, l’éventail à la main, tantôt enfin courant dans les champs en gilet court de velours blanc, en jaquette de velours vert, un chapeau à la Louis XIV, le fusil sur l’épaule, ou bien encore galopant sur un cheval blanc, en amazone brune à longue traîne flottante, sous un gracieux kalpak.

Valéria était une artiste en toilette. À l’aide d’une paire de petites pantoufles, d’une écharpe, elle avait le don de surexciter, jusqu’à l’extase, l’imagination, les sens de son adorateur ; et une femme qui sait s’habiller est toujours jolie, surtout aux yeux de ceux qui font passer le costume avant la femme elle-même.

La beauté classique en habit de toile nous laisse froids, tandis que la figure de chat et le corps osseux, parcheminé d’une femme du monde moderne, nous ravit, si elle est mise avec goût et habilement peinte.

Mais Valéria n’avait pas seulement pour elle le charme de la toilette ; elle savait encore être amusante.

Ce second avantage, le don de la conversation, dont l’importance ne saurait être trop démontrée, réveille en nous l’esprit, l’âme, le cœur, même la passion. D’habitude, ce sont les hommes qui doivent amuser une femme, en se mettant l’esprit à la torture pour arriver à ce résultat. Lors donc qu’il se rencontre une merveille, nous débarrassant de ce terrible souci et prenant même sur elle de nous amuser, sans jamais se lasser de chercher du nouveau, d’électriser nos nerfs détendus, ne doit-on pas s’écrier : « quelle femme parfaite ! »

Valéria amusait autant par ses fantaisies, son art de mettre chaque jour du nouveau en scène, ou d’arranger d’une manière originale ce qui n’était pas nouveau, que par sa manière d’être proprement dite. Elle attachait une certaine importance à la sincérité. Elle était trop fière, trop facile à vivre pour être hypocrite, pour mentir, cacher ce qu’elle pensait. Toute remarque qui la frappait passait rapidement de son œil perçant, scrutateur, à sa langue affilée. Elle disait aux hommes les choses les plus hardies avec une bonhomie qui les désarmait tous. Cette franchise sans art avait comme une agréable verdeur dans un monde d’hypocrites, de menteurs, de flatteurs. L’actrice était impitoyable dans son amour de la vérité ; elle prenait un plaisir cruel non-seulement à blesser, mais à retourner le poignard dans la blessure et à rire en outre des grimaces douloureuses de sa victime.

Plant lui présenta un jour un jeune cavalier, dont l’abondante chevelure frisée retombait sur le front en petites boucles.

— Comment donc êtes-vous frisé ? s’écria Valéria. Cette coiffure serait tout au plus bonne pour une fillette sortant du pensionnat.

Et elle se leva pour passer ses mains dans les boucles du malheureux jeune homme, qui reculait d’un air de vive contrariété.

— Laissez-vous faire, ajouta-t-elle alors. Je veux vous arranger comme il faut.

Tout à coup elle partit d’un de ces éclats de rire à valoir le fouet à un enfant.

— Ah ! je devine ; vous avez une perruque. Drôle, très-drôle !

Lejeune cavalier devint pâle. Il portait en effet de faux cheveux.

— Chez quel friseur avez-vous acheté cette magnifique perruque ? continua impitoyablement Valéria. Le gaillard entend son métier. Je lui commanderai pour moi un chignon et une perruque blonde à la Marie Stuart.

Avec Plant, elle s’amusait à toute sorte de choses. Ils allaient à la ville et en revenaient dans un élégant phaéton qu’elle conduisait elle-même ; ils montaient à cheval ensemble ; ils chassaient, ils pêchaient ; ils posaient des filets et construisaient un petit poste, d’où ils guettaient les pauvres oiseaux.

Chacune de ces passions nobles donnait à Valéria occasion de se montrer sous un nouveau jour piquant, soit qu’elle tint le fouet pour stimuler les chevaux, ou qu’elle épaulât son fusil en clignant de l’œil pour mirer n’importe quoi, soit qu’elle lançât les poissons hors de l’eau, d’un seul coup, les détachant ensuite de l’hameçon ensanglanté, soit encore qu’elle retirât du filet les oiseaux pris pour leur tordre le cou, il y avait toujours en elle quelque chose d’attrayant, de charmant, même de provocant.

Et comme elle savait bien cacher son égoïsme, comme elle abusait de Plant et de son argent ! On pouvait à peine dire qu’il eût du mérite à lui passer toutes ses bizarres fantaisies ; elle n’était pas femme à se voir refuser quelque chose.

Elle menait Plant à sa ruine ; mais elle le ruinait si gentiment et cela l’amusait tant d’être prodigue pour elle, que jamais l’amertume de la réflexion ou du doute ne venait gâter sa joie.

Jusqu’ici, il avait toujours joué à la bourse avec ce bonheur qui semble ne sourire qu’aux audacieux. Il ne manquait donc jamais d’argent pour satisfaire les caprices de Valéria.

La petite villa était un paradis où il n’y avait pas de mécontent, pas même par intervalle. Tout y était souriant, aussi bien la jolie femme qui voyait à ses pieds la nature, les bêtes et les hommes que son amant, les domestiques, les chevaux, les oiseaux dans les branches, le ciel bleu.

Un seul des habitants paraissait inquiet, même profondément soucieux : c’était Honte-à-toi, le chien de Plant.

Dans sa petite âme, on eût dit qu’il n’y avait place que pour la haine et la jalousie. Son maître le négligeait et, par cela seul, il détestait Valéria.

Il prenait bien le sucre qu’elle lui donnait, mais il grognait doucement quand elle le mettait sur ses genoux, et s’empressait de fuir dès qu’elle essayait de jouer avec lui.

Était-il couché au soleil en quelque endroit, et venait-elle à passer devant lui, le petit hypocrite fermait aussitôt les yeux et respirait bruyamment, comme s’il eût dormi.

Le chien était peut-être, à sa manière, un philosophe pratique ; en tout cas, il montrait certainement plus de finesse que son maître. Pas une seule fois il n’avait voulu se coucher sur les habits neufs à la mode que Plant portait maintenant ; il préférait passer sa nuit sur un vieux vêtement, par terre, dans un coin.

Il n’avait évidemment pas plus de confiance dans le luxe dont il se voyait alors entouré que dans Valéria, et un jour où elle laissa tomber son mouchoir garni de dentelle, il l’emporta dans un joli endroit du jardin où il avait l’habitude d’enterrer les os, et se mit à le mordiller en grognant et en aboyant comme s’il avait eu la belle actrice entre les dents. Ce manége dura jusqu’à ce qu’il eût mis le mouchoir en pièces ; puis il se coucha, triomphant, sur les lambeaux comme sur le cadavre d’un ennemi abattu.

Les soirs où Valéria jouait, Plant savourait un plaisir d’un genre tout à fait particulier. Assis dans sa loge, il écoutait le sympathique murmure qui se faisait entendre à l’apparition de la séduisante comédienne ; il voyait toutes les lorgnettes se braquer sur elle, lorsqu’on l’applaudissait à tout rompre après chaque scène importante ; il se figurait qu’elle ne jouait que pour lui, ne parlait que pour lui, et il se disait à lui-même : Cette superbe créature que tout le monde admire est ma propriété. Pendant toute la représentation, il s’enivrait de vanité satisfaite, et, après la représentation, il était plus amoureux que jamais. Il ne songeait nullement alors à lui refuser quoi que ce fût, et si sa caisse ne suffisait pas à payer les costumes sans pareils qu’elle déclarait nécessaires pour chaque nouveau rôle, il usait de son crédit, souscrivait des lettres de change ou se faisait ouvrir un compte chez quelque banquier.

Après que cela eut ainsi duré quelque temps, il se produisit tout à coup à la Bourse une baisse qui déjoua complétement tous les calculs de Plant. Il perdit ; ne voulant pas liquider, il perdit plus encore. Il ne put faire face à une grosse lettre de change et n’obtint le renouvellement qu’avec beaucoup de peine. Le marchand de dentelles et un magasin de confections commencèrent à devenir pressants.

Découragé, le front plissé, silencieux, il quitta la ville pour retourner vers Valéria. Elle n’eut pas l’air de s’apercevoir du changement survenu en lui. Tout en jouant négligemment avec les agrafes d’or de son caftan turc du matin, elle se mit à parler du rôle de la Reine Christine qu’elle venait de recevoir et de la pompe royale qu’elle comptait déployer dans la pièce.

— As-tu l’argent nécessaire ? s’empressa de demander Plant très-surexcité.

Honte-à-toi, qui comprenait seulement que son maître le prenait sur un ton nouveau avec celle qu’il détestait, aboya gaiement et remua la queue en signe de joie.

— Je vois que tu peux aussi avoir de l’esprit, répondit Valéria de ce ton moqueur qui a bien plus de charme qu’une offense non déguisée ; c’est une qualité que je te reconnais pour la première fois aujourd’hui.

— Tu ne tarderas pas à m’en découvrir d’autres, s’écria Plant dont le sang s’échauffait.

— Lesquelles ?

Il mit les mains dans ses poches et arpenta la chambre.

— Cela ne peut durer ainsi. J’ai satisfait chacun de tes désirs, chacun de tes caprices.

— Comment ! J’ai aussi des caprices.

— Je suis à la veille de manquer de souffle. Il faut t’habituer à mettre un frein à ton amour de la dépense, sinon tu nous ruineras.

— Nous ! répéta Valéria avec un haussement d’épaules. Toi peut-être ; mais tu aurais dû penser à cela plus tôt ; je n’ai jamais su quelles étaient tes ressources. Si tu n’es pas riche, tu n’aurais pas dû m’approcher.

— C’est ainsi que tu me récompenses de mon affection, s’écria Plant, du sacrifice que je t’ai fait ? Je n’ai que ce que je mérite. Pourquoi ai-je été un idéaliste assez fou, assez faible pour mettre aux pieds d’une femme tout ce que je possédais ?

— Tu parles de sacrifices ? Je ne t’en ai demandé aucun, si ce n’est une villa et la toilette qui m’est indispensable.

— Et quelques autres bagatelles, interrompit Plant. Nous ne discuterons pas là-dessus ; mais je ne suis plus en état, entends-tu, plus en état de…

— Ne crie pas de la sorte, fit Valéria d’un air languissant, en se bouchant les oreilles. J’entends suffisamment. Tu n’es plus en état de me donner l’argent dont j’ai besoin. C’est très-bien à toi de m’avouer cela sans détours. Je trouverai facilement quelqu’un autre qui satisfera mes désirs, même mes caprices, et qui s’estimera heureux que je lui permette de…

— Valéria, tu serais capable de faire cela ! dit Plant avec transport. Tu pourrais me quitter à cause de l’argent !

— Oh ! l’argent est chose méprisable, répondit-elle avec moquerie. Tu le sais aussi bien que moi.

— Mais pense donc à ma situation ! supplia Plant, qui s’était rapproché d’elle et lui parlait maintenant à voix basse, avec une vive émotion. J’ai beaucoup perdu, j’ai épuisé mon crédit, je ne puis plus rien, plus rien ; il ne me reste qu’à me brûler la cervelle, et je le ferai.

— Tu ne te brûleras pas la cervelle !

— Chère Valéria, il n’est nullement question de te faire supporter, de te faire partager mes besoins, mes ennuis.

— Je le pense bien, répliqua-t-elle en riant d’un gros mauvais rire. Je pense bien qu’il n’en est pas question ; mais je te dirai que je ne veux rien me refuser, pas la plus petite fantaisie. J’ai besoin de deux mille florins d’ici à demain ; trouve-les-moi ou sinon…

— Non, non, s’écria Plant s’asseyant à côté d’elle et l’attirant à lui tendrement, je me ruinerai complétement plutôt que de le perdre. Je ne puis vivre sans toi ; je suis devenu, en ce qui te concerne, un idéaliste incorrigible.

Il se rendit à la ville et le lendemain il rapportait l’argent.

— Tu vois bien, lui dit Valéria en souriant, tu vois bien qu’il faut savoir te prendre.

Et elle savait en effet le prendre.

Après cette désagréable querelle, il se montra plus passionné que jamais.

— Je ne sais ce que tu as aujourd’hui, lui disait-il. Il y a en toi un charme particulier.

Il ne remarquait pas que ce charme, elle ne le devait qu’au manque de cœur, à l’indifférence qu’elle avait affichés avec un cynisme grossier et que c’était son cynisme grossier qui plaisait à ses nerfs émoussés. La bonté est fatigante, mais l’égoïsme reste toujours piquant parce qu’il ne nous permet jamais d’être tranquilles, parce qu’il réveille en nous le doute, l’inquiétude et que nous tremblons affreusement à l’idée de perdre ce que nous possédons.

Telles étaient les raisons qui rendaient la comédienne plus piquante de jour en jour. Elle lui adressait des demandes inouïes, et il jouait, spéculait sans relâche pour les satisfaire, sans récolter toutefois de grands remercîments. Depuis qu’elle avait triomphé de la révolte momentanée de sa prudence, depuis qu’elle avait la conviction de sa toute-puissance sur lui, elle ne l’épargnait plus en aucune manière. Au lieu de lui suggérer ses désirs ou de le prier, elle commandait ; elle le traitait avec moquerie ; elle en faisait comme un domestique, elle lui supprimait les égards.

Jusqu’alors ils avaient tout à fait vécu l’un pour l’autre. Elle commença à inviter ses amies de théâtre, et ses amies vinrent suivies de cette bande de jeunes fats, avec ou sans uniforme, qui sont inséparables des fausses princesses. Plant en eut la fièvre jalouse.

Mais il se produisit mieux encore.

Rosenzweig fit sa visite et resta pendant trois jours l’hôte de Valéria. Plant ne pouvait le supporter en aucune façon ; mais tout soupçon au sujet du vieux banquier eût semblé ridicule. Il dévora donc son mécontentement, et lorsque Rosenzweig repartit, il alla même jusqu’à le reconduire en voiture au chemin de fer.

Un soir, en revenant de la ville où il avait lancé une nouvelle grosse affaire, Plant trouva la femme de chambre de Valéria qui l’attendait au bas de l’escalier pour lui annoncer mystérieusement que sa maîtresse le priait de retourner passer la nuit en ville.

Il regarda la soubrette avec stupéfaction, mais il ne dit rien et obéit.

Le lendemain matin, lorsqu’il entra dans la chambre à coucher de Valéria, elle était encore étendue nonchalamment dans son lit et elle lui lança un regard narquois à travers ses paupières à demi fermées.

— Pourquoi m’as-tu renvoyé hier ? demanda-t-il.

— Parce que j’avais une visite.

— Ah !

— Tu ne me demandes pas qui c’était.

— Tu m’as déshabitué de cette manie.

— Essaye encore une fois.

Plant haussa imperceptiblement les épaules.

— Sa Majesté est venue me voir.

— Le roi !

— Oui, le roi, répondit l’actrice bâillant légèrement.

— Et tu me dis cela sans plus de façons ?

— Pourquoi te le tairais-je ? J’ajouterai même que le roi se meurt d’amour pour moi.

— Veux-tu me rendre fou ?

— Oh ! pas de scène ! fit la jolie femme avec autorité en se redressant un peu. Que ferais-tu si je te congédiais ?

Plant ne répondit pas ; mais il commença enfin à faire ce qu’il aurait dû faire plus tôt, à réfléchir sur sa liaison avec Valéria. Moins dominé en ce moment par l’amour qui avait aveuglé son œil jadis si clairvoyant, il découvrit aussitôt des choses qui lui avaient toujours échappé.

Il se démontra que Valéria négligeait sa toilette, qu’elle restait souvent du matin au soir en robe de chambre usée, et un jour où elle apparut à déjeuner non frisée, les cheveux en papillotes, son amant comprit immédiatement qu’elle ne s’intéressait plus à lui, qu’il lui était devenu tout à fait indifférent.

Dans l’intervalle, Plant qui avait embarqué ses dernières espérances dans une grosse spéculation de bourse vit arriver le jour décisif.

Il se rendit à la ville par l’express, et Valéria l’y accompagna. Ils descendirent au Grand-Hôtel, se donnant rendez-vous pour le soir au café d’Europe, le lieu de réunion des cavaliers et des officiers. Plant se dirigea aussitôt vers la Bourse. Valéria prit une voiture et alla surprendre Rosenzweig à son comptoir. Elle se mit à table avec lui, et, après le dîner, ils se firent conduire au parc.

Juste à l’heure convenue, Plant, ponctuel comme d’habitude, entra dans le café et chercha Valéria dans le joli petit cabinet où les cinq parties du monde sont représentées sur fond d’or, et où l’on ne fume pas, parce que ce cabinet est réservé pour les dames. Elle n’était pas encore là. Il revint dans la salle de billard, commanda du café noir et prit un journal. Il avait l’air de lire, mais il était incapable de rassembler ses idées. Il se passait continuellement la main sur le front et il respirait avec peine.

Son chien s’était accroupi sous le banc recouvert de velours rouge sur lequel était assis son maître et le caressait de sa patte.

Plant prit un second, un troisième journal, puis une feuille satirique, mais il regardait les caricatures comme des images de saints ; elles ne parvenaient pas à le faire rire.

Une main s’appuyant tout à coup sur son épaule le tira de sa rêverie. Rosenzweig était devant lui, et à son côté se tenait un jeune homme d’une beauté grecque.

— Tu ne me reconnais donc pas ? lui dit d’une jolie voix de femme le jeune homme en lui souriant.

Au son de cette voix bien connue, le chien se mit à grogner doucement sous le banc.

— Toi ! fit Plant stupéfait.

C’était Valéria habillée en homme.

— Comment me trouves-tu ? lui demanda-t-elle en tournant sur les talons, afin de se faire voir sous toutes les faces.

— Quelle nouvelle fantaisie !

— Cette fois, tu es dans l’erreur, répondit-elle. L’honneur de cette idée ne me revient pas. Depuis que la princesse Metternich, habillée en gamin, est montée sur l’impériale d’un omnibus à Paris, il est devenu de mode de sortir en homme. Les actrices ont commencé et les dames de l’aristocratie les imitent. La comtesse Bärnburg est visible ici, tous les soirs, costumée en homme et même jouant au billard. Moi, je me suis habillée en garçon et je veux aussi jouer au billard.

— Pas avec moi, je pense ?

— Oh ! non, fit Valéria avec dédain, avec ce bel officier de cavalerie là-bas.

Elle alla droit à celui qu’elle désignait et lui demanda de faire quelques parties avec elle.

L’officier, qui l’avait reconnue, s’empressa de se mettre à sa disposition, et fut assez discret pour respecter son déguisement.

Quelque colère que fût Plant de voir Valéria jouer au billard, et surtout avec ce bel homme, il ne pouvait s’empêcher de remarquer quel effet charmant elle produisait sur l’assistance. Comme de coutume, elle avait choisi ses vêtements avec beaucoup de goût. Elle savait qu’une femme, avec ses hanches arrondies, n’est pas jolie et par conséquent convenable, en costume à la française. Elle avait donc revêtu le costume en velours à coupe russe : un pantalon large, tombant en plis épais sur les hautes bottes, un long paletot et une casquette ronde emprisonnant ses cheveux noirs. Sous cet accoutrement, elle avait tout à fait l’air d’un beau jeune homme, et ses mouvements étaient souples, gracieux, soit qu’elle tint la queue, qu’elle restât près de la bande à suivre de l’œil la bille de son adversaire, soit qu’elle s’allongeât à demi sur le billard pour jouer un coup difficile.

Tous les spectateurs lui accordaient une attention soutenue. On ne jouait plus aux tables ; on ne lisait plus les journaux ; dans la salle régnait une gaieté silencieuse, qui n’était troublée que par la voix de Rosenzweig comptant les points.

Pendant la dernière partie, il se fit tout à coup un grand mouvement dans l’assistance. Un gros cuirassier venait d’entrer en compagnie d’un petit garçon assez grêle, ayant un havane entre les lèvres et portant des habits très-élégants qui flottaient sur lui de tout côté.

Valéria jeta un regard sur ce personnage et elle reconnut la comtesse Bärnburg, qui se mit à la fixer à travers son lorgnon avec toute cette impertinence à l’usage d’une dame du grand monde ou du demi-monde. Elles n’avaient cependant rien à se reprocher mutuellement ; elles faisaient également fi toutes deux des usages reçus et des convenances ; la seule différence était que l’actrice jouait son rôle avec beaucoup d’aisance et que la grande dame le jouait avec beaucoup d’aplomb, ou, comme on dit dans le monde, avec un aristocratique laisser-aller.

Lorsque Plant ramena Valéria à la villa, il prit place dans le coupé de l’air d’un homme préoccupé. À la longue, il caressa son chien de la main. Il y avait longtemps que cela ne lui était arrivé. Chaque fois qu’il aspirait une bouffée de son cigare, Valéria remarquait, à la lueur rouge, qu’il était très-pâle.

— As-tu été malheureux à la Bourse ? demanda-t-elle avec indifférence.

— J’avais joué cette fois à la baisse, répondit-il d’une voix hésitante.

— Et ?

— Il y a eu hausse.

Valéria n’en demanda pas davantage ; elle en avait appris assez.


II

JEAN

Dans le moyen âge chrétien, les vieux dieux païens se transformèrent en démons.

À notre époque pratique, les seigneurs et les dames de l’Olympe se sont aussi modernisés.

Mars porte un binocle sur son nez d’aigle ; Madame Vénus a un chignon, joue à la Bourse comme toutes les grandes dames, et le dieu Amour lui sert de galopin portant un portefeuille au lieu de carquois et une boîte de plumes d’acier au lieu de flèches.

L’amour a aujourd’hui sa hausse et sa baisse, ses mines et contre-mines et ses insolvables comme la Bourse. La déesse sortie de l’écume a troqué sa ceinture dorée contre un grand carnet, et Cupidon fait dans la coulisse ses petits tripotages. Le petit fripon est devenu spéculateur en diable. Jupiter lui-même, le père des dieux, descendrait en pluie d’or que le bambin serait capable de peser au trébuchet chaque brillante pièce, avant de le laisser pénétrer chez une moderne Danaé.

L’argent est tout aujourd’hui, même en amour. Nos héros contemporains le savent à merveille et c’est pour cela qu’ils ne se sentent jamais sûrs avec une jolie femme. Il peut se présenter quelqu’un qui donne plus, puis survenir un troisième offrant davantage encore et le cours de la beauté monte si haut que le premier possesseur d’une belle femme a déjà fait banqueroute, avant même de s’en être aperçu.

Et, en ceci, il ne s’agit pas seulement des belles femmes au corps de marbre, au cœur de pierre qui du temps de Phryné et d’Aspasie étaient absolument comme au siècle de la Pompadour, comme aujourd’hui Cora Pearl et madame Fénix ; il s’agit aussi des jeunes filles convenables.

Quelle est la demoiselle qui, sortant du couvent où elle a été élevée pour entrer dans le monde, ne donnera pas congé au meilleur des hommes vertueux lorsqu’un comte bon à rien tourne autour d’elle, sauf à congédier le comte, à son tour, si elle est approchée par le plus vulgaire des aventuriers de la Bourse, pourvu d’un demi-million ?

Telles étaient à peu près les réflexions de Plant, tandis que, après avoir reçu une froide caresse de Valéria, il se tournait et se retournait dans son excellent lit, sans pouvoir dormir.

Il ne parvint à fermer les paupières que lorsque le soleil versait déjà sa magique lumière dans la chambre, à travers les persiennes vertes.

À son réveil, il était midi.

Il se hâta de faire toilette. Tout en soignant ses beaux ongles roses et longs, il pensait à sa situation, sérieusement, sans vouloir se tromper lui-même.

Il était ruiné ! donc Valéria était perdue pour lui.

À cette déduction logique rien à opposer, absolument rien. Il aurait bien voulu trouver ne fût-ce qu’une paille pour s’y accrocher ; mais il n’en trouvait point.

Il se mit alors à se faire des reproches. Comment avait-il pu, lui, Plant, le calculateur sempiternel, l’homme si fin, si peu scrupuleux envers autrui, concevoir semblable passion pour une femme qui lui montrait maintenant la porte avec tant d’indifférence, lui sacrifier tout ce qu’il avait acquis ?

L’idéalisme seul avait pu lui faire faire pareille folie. Il maudissait donc ses illusions, la faiblesse romanesque de son caractère, la sotte tendresse de son cœur. Peu à peu il en arriva à se mettre tellement en colère qu’il saisit le lourd pot à pommade en argent et le lança dans la glace.

Honte-à-toi bondit hors de son vieil habit et se mit à aboyer avec fureur, rappelant ainsi son maître à lui-même.

Tout en mettant résolûment les choses au pire, celui-ci conservait pourtant des espérances. Il s’attribuait à lui-même des pensées idéales, des sentiments poétiques, des actes nobles — il n’admettait pas qu’il eût obéi à des motifs intéressés — pourquoi Valéria ne serait-elle pas capable, tout au moins, d’un bon mouvement de compassion ?

Pour se donner du courage et n’avoir pas l’air embarrassé, il alluma un cigare et se rendit auprès de l’actrice.

Son chien ne le suivit pas.

Valéria attendait Plant depuis le matin, elle avait très-bien dormi, s’était réveillée à l’heure habituelle et avait pris sa résolution, la tête encore sur les oreillers en soie blanche. Elle avait ensuite déjeuné de très-bon appétit et fait toilette avec tout le raffinement d’une femme qui veut plaire, charmer. Elle se trouvait en ce moment sur l’ottomane de son petit boudoir où elle lisait le rôle qu’elle devait jouer le soir.

Chaque fois qu’elle entendait des pas, elle se redressait. Il lui tardait de causer avec Plant, mais elle ne voulait pas perdre l’avantage qu’il y avait pour elle à l’attendre et elle retombait dans la même attitude d’ennui, d’indifférence.

À l’apparition de Plant, elle leva les yeux sur lui un moment et continua à lire comme si elle n’avait rien eu à démêler avec lui.

Cette manière de faire n’était pas encourageante. L’embarras de Plant devint d’autant plus grand qu’il avait tout le temps d’admirer la magnifique femme qui, hier encore, lui appartenait et qu’il devait perdre aujourd’hui, de s’enivrer à nouveau de la vue des charmes que le négligé en soie rose orné de dentelles et parfumé ne cachait qu’à moitié. Lorsque Valéria le vit enfin tout à fait pris dans les boucles de sa chevelure dénouée, elle laissa retomber la main d’ivoire tenant le rôle et le regarda de ses yeux veloutés mi-clos, avec autant de tranquillité que s’il ne se fût rien passé, que si rien n’eût dû se passer.

Plant redevint maître de lui. Il se promena dans le boudoir, s’enveloppant d’un nuage de fumée. En revenant à la fenêtre, dans sa promenade, il s’arrêta, fit mine de vouloir attraper une mouche bourdonnant sur la vitre, et s’écria ensuite :

— J’ai quelque chose à te dire.

Valéria ne lui répondit pas. Elle n’avait pas la moindre envie de lui faciliter l’aveu qu’elle attendait.

— Il faut que tu saches que… je… je suis ruiné, marmotta-t-il, après avoir repris haleine avec bruit.

L’actrice haussa les épaules.

— Je l’avais pensé, répliqua-t-elle tranquillement.

— Qu’allons-nous devenir maintenant ? poursuivit Plant.

— Oh ! ne t’inquiète pas de moi, lui dit-elle en jouant avec les glands de l’ottomane ; je nouerai une liaison avec le roi.

— Valéria ! Tu me dis cela à moi qui t’aime, qui t’adore à en perdre la raison, qui t’ai tout sacrifié. Tu pourrais être aussi ingrate, aussi sans cœur, aussi…

— Pas de scène, s’il te plaît, interrompit sèchement Valéria ; si tu es entré ici avec l’intention de m’agacer les nerfs, moi, je vais en sortir. Parlons sérieusement et laissons de côté toute sentimentalité, ainsi qu’il convient entre gens raisonnables. Je n’ai pas du sentiment à revendre, comprends-tu, et si tu veux me paraître sot, ridicule, tu n’as qu’à faire appel à mon cœur avec beaucoup de pathos, ou à te montrer très-ému. Moi, je ne joue pas la comédie en dehors du théâtre.

— J’en ai fini, complétement fini avec mon avoir, soupira Plant, si j’étais riche, tu ne parlerais pas ainsi !

— Tu te trompes encore en ceci, toi l’idéaliste pratique, répliqua Valéria avec un de ces fins sourires seyant si bien aux gens rusés, lorsqu’ils ont trompé quelqu’un de moins réfléchi ou d’aveuglé par la passion. Tu me parais avoir complétement oublié que ma dernière année d’engagement ici expire dans quelques semaines. Après, j’entre au théâtre de la Cour et tu sais que là ma liaison avec toi aurait cessé d’être possible. D’autres adorateurs m’attendent. Tu peux donc être sûr que j’aurais rompu avec toi.

— Vraiment ! fit Plant dont la figure grimaçait de fureur. Voilà qui est calmant, en effet. Tu tendras sans doute les filets pour y prendre le roi.

— Ce n’est plus nécessaire, répondit-elle avec un sourire dédaigneux. Il est à mes pieds depuis longtemps. Je n’ai qu’à le relever.

— Alors, je te demanderai seulement pour quel motif tu as planté là le riche fabricant et tu l’as remplacé par moi ?

Plant tremblait de tous ses membres. Il conserva cependant assez d’empire sur lui pour déposer avec soin son cher cigare sur le rebord de la fenêtre.

— Je ne le sais pas moi-même, répondit-elle en appuyant sa tête sur sa main, comme si elle eût voulu prendre la peine de songer. Pour le seul plaisir de changer, peut-être, ou bien parce que cela flattait ma vanité. Tu dois te souvenir que tu as été autrefois très-égoïste, très-impitoyable avec moi. En te voyant de nouveau enflammé, en comprenant que cette fois je te dominais entièrement… oui, oui, ce doit être cela.

Plant la regarda tout ébahi et se mordit ensuite les lèvres. Toutes les illusions qui lui avaient servi à recouvrir comme d’un nuage son amour-propre, sa soif de plaisir, disparurent subitement et il vit ce qu’il n’avait jamais encore entrevu, que Valéria ne s’était pas redonnée à lui par amour, par ivresse des sens, mais bien par orgueil froissé, peut-être par haine, afin de le repayer, lui, le compteur habile, exactement de la même monnaie. Il comprit en outre qu’il n’aurait rien à attendre de cette jolie femme si rusée, si froide, qu’il ne fallait pas songer à une réconciliation.

Cependant, au lieu de s’en aller après s’être démontré que c’était là le règlement d’un arriéré, règlement tout à ses dépens, au lieu de tourner pour toujours le dos à Valéria avec cette fierté masculine qui en impose toujours à une femme, même quand elle est feinte, il se sentait comme subjugué par la hardiesse brutale avec laquelle l’actrice lui avait fait connaître tout à coup sa nature essentiellement personnelle, et il luttait en vain contre l’espèce de volupté que lui faisait éprouver cette découverte.

En ce moment où elle ne voulait plus avoir rien de commun avec lui, il sentait qu’il l’adorait passionnément, et que plus elle le haïssait, moins il pouvait se dominer avec elle.

— Tu ne m’aimes donc pas ? tu ne m’as donc jamais aimé ? demanda-t-il d’un ton égaré qui eût fait tressaillir toute autre femme.

— Jamais aimé ! s’écria-t-elle en se relevant vivement et se dressant devant lui de toute sa taille. Jadis, quand tu venais, pauvre barbouilleur de papier, dans notre boutique, jadis je t’ai aimé, et toi, — fais bien attention à mes paroles, — toi, tu m’as abandonnée, parce que tu trouvais plus avantageux de devenir le mignon de la comtesse Bärnburg. Pourquoi me reproches-tu donc de te quitter, aujourd’hui que le roi est à mes pieds, alors que tu sais que je ne t’aime pas, puisque toi qui m’aimais tu m’as délaissée quand même ?

Ses yeux étincelèrent une seconde encore, puis elle se mit à marcher lentement dans la chambre et se rassit sur l’ottomane, posant ses pieds sur la tête du tigre.

— Valéria ! s’écria Plant s’abandonnant aux sentiments qui l’entraînaient, nous ne pouvons pas nous séparer ainsi. Tu veux me prouver que je te suis indifférent ; tu veux te venger parce que tu m’aimes et que moi j’ai mal agi envers toi.

— Je t’avais tenu jusqu’ici pour un homme d’une volonté, d’un esprit supérieurs, répliqua-t-elle avec moquerie ; mais je vois que tu es faible, inconséquent, et, pire encore, niais, bête. Qui peut renier aussi promptement ses principes, surtout quand ces principes sont bons, que l’expérience a constaté leur bonté ? Je ne saurais te reprocher d’avoir quitté une pauvre fille pour aller à une riche comtesse qui te voulait ; c’était très-habile de ta part et je t’en fais mes compliments ; mais il est odieux que toi tu m’accables, lorsque je n’agis que comme tu agirais à ma place. Suppose que la reine se prenne de passion pour toi, — c’est difficile, très-difficile à supposer, ajouta-t-elle avec un sourire diabolique, — suppose-le cependant, et demande-toi si tu ne t’empresserais pas de m’abandonner.

— Je ne t’abandonnerais pas.

— Tu te mens à toi-même et tu me mens à moi ; tu n’hésiterais pas plus à choisir la reine que je n’hésite à te préférer le roi.

— Valéria ! tu n’as donc pas de pitié pour moi. Que ferai-je ? Comment vivrai-je sans toi ?

— En vérité, c’est difficile de vivre… quand il ne vous reste plus un sou.

— Ce n’est pas cela que…

— Au contraire, ce n’est que cela, dit-elle d’un ton de décision à l’empêcher de répliquer, et tu as raison. Je ne veux pas que mon ex-amant s’en aille mendier dans la rue ; non je ne le veux pas. Laisse-moi réfléchir.

Elle avait croisé les mains sur ses genoux et regardait le parquet. Sur son front si pur d’habitude se montraient des lignes dures ; mais ces lignes s’effacèrent bientôt et une pensée qui semblait lui sourire vint éclairer sa physionomie.

— Oui, c’est ce qu’il y a de mieux à faire, dit-elle, en fixant sur Plant un regard tranquille. J’ai renvoyé Fritz, dont j’étais mécontente depuis longtemps. Si cela te plaît, tu peux le remplacer et rester dans ma maison, en qualité de domestique.

Plant avait tressailli. Appuyé contre le mur, il devenait pâle comme un mort ; sa poitrine se soulevait ; il ne trouvait pas une parole.

— Tu ne me réponds pas ? tu ne me remercies pas même de…

— Te remercier, Valéria ! répliqua-t-il enfin après une violente lutte avec lui-même. Ainsi tu n’as pas de compassion pour moi ! ajouta-t-il en s’agenouillant devant elle et en pleurant à chaudes larmes.

L’actrice s’inclina vers lui, le dévisageant avec curiosité et se mit à rire.

— Tu pleures vraiment ! Oh ! que tu es comique ! C’est, ma foi, impayable !

Elle se laissa retomber sur les coussins de l’ottomane, et les yeux au plafond elle rit, rit tellement que tout son corps en sursautait.

— Je vais en finir avec la vie, s’écria Plant se relevant et courant à la fenêtre.

— Ici, lui cria Valéria, se relevant fièrement. Ici, près de moi !

Il revint à elle avec la soumission d’un chien qui s’attendait à des coups.

— Pas un mot de plus que oui ou non, commanda-t-elle, ou sinon je te chasse de la maison sur-le-champ. Réponds à mes questions et pas davantage. Veux-tu être mon domestique ?

Plant résistait encore. Du temps où Werther fut écrit, un jeune homme se trouvant en pareille situation se serait brûlé la cervelle. Lui, songeait. À la longue une idée bizarre se fit jour dans son cerveau.

— Oui ou non ? demanda Valéria.

— Oui, fit-il avec fermeté.

Il fixait son regard sur elle et dans ses yeux brillait une lueur étrange. Peut-être était-ce de la haine ; à coup sûr ce n’était pas de l’amour. Il alla ensuite reprendre son cigare sur le rebord de la fenêtre et le ralluma.

— Inutile de te dire que je prends la chose tout à fait au sérieux, reprit Valéria. Dès ce soir, tu es mon domestique, rien de plus. Tu seras payé comme domestique, traité comme domestique, et, si je suis mécontente de toi, chassé comme un domestique. Tu auras les mêmes gages que Fritz ; es-tu content ?

— Oui.

— Tu te feras couper la barbe et tu tâcheras de te rendre aussi méconnaissable que possible. Je ne veux pas être compromise à cause de toi, comprends-tu ? Dès que tu auras endossé la livrée, je t’appelle Jean.

— Le nom ne me plaît pas.

— Je t’appellerai Jean parce que cela me plaît, interrompit l’actrice se levant pour lui ôter le cigare de la bouche et le jeter par la fenêtre. Et toi, tu perdras l’habitude de me tutoyer. Tu ne me diras que « madame ». Tu vas te rendre à la ville pour y chercher la nouvelle livrée que tu avais commandée pour Fritz ; elle t’ira suffisamment bien. Par la même occasion, tu feras quelques autres commissions pour moi ; à cinq heures et demie, il faudra que tu sois de retour pour commencer ton service. Je joue aujourd’hui et tu m’accompagneras au théâtre.

— Que faudra-t-il faire de plus pour toi ?

Un coup d’œil que lui lança aussitôt Valéria le remit dans son rôle.

— Pour vous, madame, corrigea-t-il.

— J’écrirai cela sur une tablette qui te sera remise par la femme de chambre. Et maintenant, tu peux t’en aller, Jean.

Plant s’inclina respectueusement et quitta le boudoir. Après qu’il eut refermé la porte, ses traits fatigués, tirés, se déridèrent en un sourire mystérieux. Il se rendit dans sa chambre, où il attendit la tablette ; puis il saisit son chapeau, siffla son chien et se rendit à pied à la ville.

Chemin faisant, une seule pensée le préoccupait : comment il pourrait se rendre méconnaissable de son mieux. Il entra chez un coiffeur où il se fit tailler les cheveux courts et raser toute la barbe à l’exception des favoris. Cette double opération le changeait déjà beaucoup. Après, il acheta dans une boutique de la teinture pour les cheveux et rendit noire sa chevelure blonde, faisant de même pour les favoris. Il enleva ensuite ses lunettes et devint réellement méconnaissable.

Il fit les commissions pour Valéria, alla retirer la livrée et s’habilla dans une petite auberge où personne ne le connaissait. Il ne lui manquait plus qu’un chapeau galonné ; il l’acheta et se dirigea vers le bureau de tabac où il prenait habituellement ses cigares.

— Ah ! vous êtes en service chez madame Belmont, lui dit la jeune fille qui l’avait servi longtemps ? Est-ce que Fritz est parti ?

— Oui ; madame l’a renvoyé aujourd’hui, répondit-il en mauvais allemand et en grossissant sa voix.

— Que dites-vous là ! Il avait l’air d’un brave homme.

— Madame a trouvé qu’il n’avait pas assez de respect pour elle.

— Ah ! vraiment !

La jeune fille ne l’avait pas reconnu. Il pouvait rentrer tranquille à la villa.

— Madame est très en colère contre vous, Jean, lui cria la soubrette lorsqu’il entra dans l’antichambre. Il est plus de cinq heures et demie.

Plant devint rouge, mais il ne disait rien. Sa maîtresse le reçut très-mal. Comédienne achevée, elle était bien entrée dans son rôle et quelqu’un non initié ne se serait pas douté le moins du monde que ces deux créatures, l’admirable femme et le laquais tremblant devant elle, formaient un couple amoureux, vingt-quatre heures avant.

— Quelle négligence inexcusable pour le premier jour ! s’écria Valéria les sourcils froncés. Que cela ne se renouvelle plus, Jean !

Plant n’osa rien répondre.

Lorsque l’actrice vint à la ville, son ex-amant prit place sur le siége à côté du cocher, ayant son chien à ses pieds. À la petite porte de derrière du théâtre la voiture s’arrêta. Plant sauta de son siége avec l’empressement d’un laquais bien dressé, ouvrit la portière, aida Valéria à descendre, et la suivit portant la lourde corbeille de la garde-robe.

— Jean, tu peux assister à la représentation du haut de la galerie, lui dit l’actrice après qu’il eut déposé son fardeau.

Jean s’éloigna tout confus. Toutes les petites actrices l’avaient dévisagé si curieusement ! Dans la rue, il respira, fouilla dans ses poches et, au lieu de monter à la galerie, il entra dans une brasserie d’où il pouvait voir l’entrée du théâtre. Il s’assit, acheta une saucisse pour Honte-à-toi, et, tout en buvant un verre de bière après l’autre, en réfléchissant, il la débita par le menu à son compagnon. Jadis, du temps de sa liaison avec Valéria, il avait déjà donné de la saucisse à son chien, mais il avait indigné la bête raffinée en la lui jetant grossièrement.

La pâture avalée, Honte-à-toi sauta sur une chaise auprès de son maître et allongea son museau sur un journal, ayant l’air d’être plongé dans la lecture de la feuille.

Au bruit des premiers équipages, Plant jeta de l’argent sur la table et se rendit à son poste. Le chien courait devant, en aboyant joyeusement ; à la porte des artistes, il se tut, renifla sur le sol et grogna. Plant porta la corbeille aux costumes dans la voiture, aida sa belle maîtresse à monter et regagna son trône de laquais.

Cette fois, le chien ne voulut pas se décider à monter près de lui. Il s’entêtait à courir entre les deux roues de derrière de la voiture.

De retour à la maison, Valéria prit le thé et Plant la servit. Ils restèrent seuls tout le temps, et cependant Plant n’osait pas s’approcher d’elle peu ou prou. Tandis qu’il était occupé à desservir, Valéria lui dit :

— Jean, tu occuperas la chambre qu’avait Fritz, entends-tu ?

— Je ferai ce que commande madame, répliqua-t-il en homme résigné à son sort.

Il trouva ce qui lui appartenait dans sa chambre de domestique. En son absence et sur l’ordre de Valéria, on avait enlevé ses effets de la jolie pièce du bel étage qu’il avait occupée pour les descendre au sous-sol. Avec un sourire amer, Plant examina le mauvais lit, le tapis grossier. Pendant ce temps, son chien jubilait, faisait les plus jolies cabrioles, et, aussitôt que le maître fut couché, sautait d’un bond auprès de lui.

Honte-à-toi n’avait pas demandé la permission de cela faire en grattant avec la patte, en remuant la queue. Il savait qu’il était le bienvenu, lui, l’unique, le véritable ami que le maître avait si longtemps négligé, envers qui il s’était montré si peu reconnaissant.


III

CE QUE RACONTE UNE MÈRE

Il est des douleurs qui fondent sur les hommes comme une tempête descend sur un bois, courbant les arbres jusqu’à terre. Les arbres se brisent, se déracinent et ne relèvent plus jamais leurs branches vers le ciel bleu, ou bien ils se redressent aussitôt, fiers, forts autant qu’avant, et seule la faible écorce qui les enveloppe laisse voir plus tard çà et là des fentes cicatrisées.

Mais il est aussi des douleurs qui viennent lentement, faisant ainsi souffrir sans interruption, tuant sûrement comme le ver sans cesse à ronger dans le vif du bois. L’arbre continue à balancer ses branches vertes aux chauds rayons du soleil ; on dirait qu’il a encore toute sa force, toute sa vie, et pourtant l’ennemi qu’il renferme le mine, le mine jusqu’à ce qu’il l’ait tué.

C’était ce qui se passait pour Andor. Il n’avait pas été terrassé par une grande infortune subite. Le mal dont il était atteint le rongeait, l’usait lentement, de jour en jour, sans lui laisser une seule minute de repos.

Il avait été abandonné par celle qu’il aimait et pendant toute une année il dut assister à la lente agonie de sa mère. Dès le premier jour où elle était tombée malade, il avait compris qu’elle était perdue pour lui ; mais cette perte n’était pas comme la balle ennemie qui couche tout à coup le soldat marchant résolûment en avant ; elle pouvait se comparer à la torture progressive que l’inquisition infligeait jadis à ses victimes pour leur arracher des aveux. Chaque heure était un pas de plus que sa mère faisait vers la tombe et les heures s’écoulaient lentement, inquiétantes comme l’éternité.

Depuis le matin de bonne heure jusqu’au soir, Andor était occupé au bureau de rédaction de la Réforme. Il travaillait à la partie politique et, dans sa douleur profonde, c’était pour lui une consolation de voir combien son savoir historique étouffé jusqu’alors sous la stérile poussière de l’érudition, mort en un mot, redevenait vivant, combien il était utile aux autres et à lui-même. Grâce à lui, le journal gagnait en autorité, en mérite, en esprit réel ; il atteignait ce degré de souplesse pratique, de légèreté de forme auquel il faut arriver pour donner en monnaie à la masse du peuple les barres d’or de la science.

À midi, il prenait place à la table de Wiepert. C’était le moment où il échappait à son chagrin, où il savourait le mal de son âme. Cela ne durait qu’une heure, mais dans ce court espace de temps, que ne se disaient pas ces deux hommes à l’esprit hardi, au cœur bon !

Madame Wiepert se contentait de prêter l’oreille aux grandes idées, aux belles inventions qu’ils mettaient au jour, et s’étonnait de ce saint amour de la vérité, de ce zèle infatigable à la recherche de la science dont ils faisaient preuve tous deux.

À la tombée de la nuit, Andor rentrait à la maison.

Une nuit sur deux il veillait au chevet de sa mère ; l’autre nuit, il était remplacé par le capitaine, mademoiselle Régina ou le comte Riva, qui se partageaient la tâche. Andor l’avait voulu ainsi et ils se soumettaient à son désir.

Lorsque madame Andor était veillée par l’une de ces trois personnes, elle demeurait immobile sur ses coussins même sans être endormie ; mais dès qu’Andor était là, derrière le poêle, à lire, à étudier à sa petite table, elle ne pouvait plus rester tranquille. Il y avait en elle un besoin de lui parler, de lui faire des récits, comme jadis à l’époque où elle passait souvent de longues soirées auprès de son petit lit d’enfant.

Autrefois, elle lui avait raconté de jolis contes ; maintenant, c’étaient d’autres histoires, des histoires vraies que murmuraient ses lèvres flétries ; mais elles n’en étaient pas moins merveilleuses aux yeux d’Andor, quoiqu’il connût le monde et les hommes.

Il songeait fréquemment : « Tout a-t-il donc changé à ce point depuis que j’ai grandi ? Est-ce plus qu’un pieux mensonge que ce qu’on raconte du bon vieux temps ? Y a-t-il eu jadis tant de braves gens, tant de cœurs simples dont les pulsations vigoureuses trahissaient la nature comme le frémissement du bois ou l’ondulation des blés dans les champs ? »

Pendant que, tristement courbé sur ses livres, il creusait cette pensée ou toute autre semblable, sa mère fit un mouvement. Il fut à elle et lui tendit sa médecine.

— Pas encore, fit-elle ; je veux seulement causer avec toi.

Andor s’assit auprès d’elle sur le vieux fauteuil brun et elle lui prit la main droite dans les deux siennes.

— Je mourrai, mon cher enfant, dit-elle de sa voix gaie, qui avait quelque chose du murmure monotone mais frais d’un ruisseau. Je souhaite souvent que la mort vienne bientôt, car tu vois toi-même que ce serait la délivrance pour moi ; pourtant il y a des heures où cette idée me serre le cœur. C’est quand je songe que je ne te parlerai plus, que je ne te verrai plus, ainsi que les autres, si bons pour moi, que je ne regarderai plus mes vieux meubles qui me comprennent si bien, qui ont vieilli avec moi, que je me demande ce que deviendront nos bêtes, notre rosier qui mourra, lui aussi.

En songeant à tout cela, j’ai envie de pleurer, et mon cœur se serre de ne pouvoir emporter avec moi tout ce que j’ai vu, pensé de beau, tout ce qui a rempli ma vie. Et puis, je me sens tourmentée du désir, du besoin de tout te raconter, afin que ce qui doit mourir avec moi survive en toi.

Qu’un écrivain est heureux de pouvoir mettre sur le papier, faire imprimer même tout ce qui est en lui, autour de lui ! Mais, moi, je ne suis qu’une pauvre vieille femme…

C’est dommage. J’ai connu tant d’hommes bons ! J’ai vu autour de moi tant d’amour, tant de choses belles et grandes !

Mon père, un savant à sa manière, comme tu sais, me disait un jour des paroles qui sont toujours restées dans ma mémoire et qui me reviennent sans cesse maintenant.

Il me disait : les hommes qui courent après le bonheur poursuivent un fantôme, un feu follet. Il n’y a rien en ce monde, rien de ce que l’homme peut saisir de ses mains qui nous donne le contentement. Celui qui aime une femme et met son plus grand bonheur dans cette possession découvrira qu’il n’est plus heureux aussitôt que cette femme lui aura appartenu quelque temps. Celui qui lutte pour la fortune se verra, en pleine abondance de biens, manquer du nécessaire, autant qu’il en manquait quand il était pauvre. En dehors de nous-mêmes, rien de ce qui est dans le monde ne saurait vraiment nous faire heureux.

Notre bonheur ne consiste pas dans la possession, la conquête, le but atteint ; il ne consiste que dans les efforts de la lutte, que ces efforts tendent vers un but ou un autre.

Avec les années, j’ai fait une découverte qui avait échappé à mon bon père.

Il y a encore une autre sorte de bonheur et celui-là consiste dans le souvenir. Ce que nous gardons dans notre mémoire est seul bien à nous ; aucune puissance de la terre ne peut nous l’enlever.

Sur ce lit de douleur que je ne quitterai plus, qu’ai-je à espérer, moi, pauvre femme, qu’ai-je à poursuivre, à atteindre ? Et, cependant, je suis bien heureuse par mes souvenirs.

Je n’ai qu’à remonter le courant des jours écoulés et je sens en moi un étrange bien-être, la vive gaieté d’une fillette. Ah ! qu’il fait bon, mon enfant, de n’avoir que des souvenirs jolis, bons, purs surtout, sans tache !

Mon père avait une jolie propriété, et, dans cette propriété, une antique maison ayant l’air d’un château, avec ses pignons, ses saillies, ses petites tours. Elle était entourée d’un parc non entretenu et beau par cela même que personne ne s’en occupait, qu’aucun jardinier ne cherchait à l’embellir, qu’il était abandonné aux soins de la seule nature. C’était une vraie forêt vierge que notre parc, une forêt pleine d’oiseaux chantant dans les arbres, d’abeilles bourdonnant sur les pelouses émaillées de toute espèce de fleurs.

Je grandis dans cette maison, ce jardin.

Je ne connus jamais ma mère. Elle était morte, moi à peine au monde.

J’avais une nourrice dont la bonne figure me revient là, radieuse sous son bonnet blanc, ressemblant toujours à un rayon de soleil. Elle demeura parmi nous jusqu’à ce qu’il me fut possible de courir seule : puis un jour elle prit le lit et ne le quitta plus. Je me souviens encore qu’en touchant ses mains froides, je frissonnai et que je pleurai amèrement quand on l’emporta.

Plus tard, je compris qu’elle était morte.

Je me souviens aussi d’un autre fait. Un soir, ma nourrice m’avait assise sur le sable chaud et s’était éloignée de moi. Un petit lézard, qui prenait le soleil dans mon voisinage, se rapprocha en courant et me regarda de ses yeux pleins de feu. Je me mis à pleurer. Tout à coup survint un étranger qui me prit sur son bras et me sourit comme le faisait ma nourrice, avec tant de bonté, d’amour, de compassion, que je cessai de pleurer et que, lorsqu’il me cueillit des fleurs rouges, bleues, jaunes, je lui en offris une : c’était une clochette bleue. Il la prit, baisa ma petite main et mit la clochette dans un livre.

Après bien, bien des années, il me montra la fleur qu’il avait soigneusement conservée. Je devins rouge de joie et j’étais sur le point de pleurer. Cela me faisait plaisir et peine à la fois, car cet homme fut ton père. Il était venu jadis chez nous, alors qu’il était un jeune et joyeux étudiant, pour voir notre « tour du ciel », comme disaient les gens.

Mon père s’occupait de tout ce qu’on peut imaginer. Il y avait en lui un besoin inquiet de tout sonder qui provenait peut-être de ce qu’il dépensait ses capacités et sa fortune sans jamais produire, de manière ou d’autre, quelque chose d’utile ou de grand.

Dès que je fus assez grande pour comprendre ce qu’il entreprenait, faisait, recherchait, je devins sa compagne au dehors, sa confidente au dedans, une espèce de petit génie familier. Explorait-il, en grand chapeau de planteur fait de paille grossière, les bois, la prairie, les champs, les marais, je courais toujours devant, avec mon petit filet vert et je criais de loin, et je devenais rouge de plaisir, si j’avais attrapé quelque beau papillon. J’étais toujours prête à soulever les pierres sous lesquelles pouvait se cacher un scarabée ; je n’hésitais pas non plus pour fouiller dans les bouses de vache. Dans l’intervalle, je cueillais des fleurs, des feuilles, des champignons. Mon père collectionnait tout.

Que de fois nous avons frappé ensemble sur les pierres dans la carrière, derrière le bois, où tout était tellement silencieux que, pendant des heures, nous n’entendions que le bruit de nos marteaux ! Mais aussi quel triomphe sans fin, lorsque nous découvrions tout à coup la merveilleuse charpente d’une écrevisse pétrifiée ou l’empreinte d’un poisson !

Chaque dimanche, les gens de la carrière venaient apporter à mon père des coquilles ou ce qu’ils pouvaient avoir trouvé. D’autres se présentaient avec des minéraux ; d’autres encore avec un oiseau rare ou un serpent. De la ville, les marchands envoyaient des caisses entières d’objets. Toutes les semaines, le libraire nous adressait un gros ballot, et un tombeau romain ayant été découvert un jour, mon père rayonna de joie et fit fouiller tous les environs jusqu’à ce que nous eussions une chambre pleine d’urnes funéraires, d’objets de toilette, de vieilles armes.

Notre maison était un musée. Nous rassemblions, nous assortissions toutes sortes de choses ; de manière ou d’autre, nous avions toujours mis la main aux objets, et cela nous les rendait doublement chers. Chaque harnais rouillé, chaque plante desséchée était pour nous comme une vieille connaissance.

Lorsque nous revenions d’une expédition, chargés d’herbes, de bêtes, nous nous mettions à examiner, à rechercher, à choisir, et très-souvent le coup de minuit nous trouvait encore sur pied. Puis les scarabées étaient retirés des bocaux, desséchés, enfilés et mis sur des lièges dans des caisses où ils ressemblaient à des soldats alignés. À leur tour, les papillons, les plantes étaient préparés, fixés sur une feuille de papier, et allaient dans des cartons à l’herbier.

Le vieux Stéphan, un vrai coureur des bois dans sa jeunesse, empaillait les oiseaux et les autres bêtes, tandis que moi je collais avec de la gomme et je vernissais les trilobites, les ammonites brisés ainsi que les autres curiosités du même genre.

Chacun d’eux était mis à sa place. Sur les quatre côtés de la chambre, de grosses caisses s’adossaient aux murs, s’allongeant jusqu’au centre en rues et en ruelles.

Une des salles était affectée à la bibliothèque. Sur de longues étagères basses, on voyait des globes, des atlas, des cartes. Dans les rayons, il y avait de précieuses gravures ou autres œuvres d’art de ce genre, pour la plupart d’après les meilleurs maîtres ; il s’y trouvait aussi des reproductions des plus beaux endroits de la terre et des édifices célèbres. Mon père avait coutume de dire : Il vaut mieux se réjouir la vue à regarder de mauvaises imitations de ce qui est parfait que se gâter le goût à contempler de médiocres œuvres originales.

Venait ensuite le cabinet des modèles en plâtre d’après l’antique, des vieilles armes, des antiquités. Là se dressait, menaçant sous son armure, un chevalier à visière baissée, appuyant ses deux gantelets sur son épée à deux mains ; et un drapeau turc conquis à Zenta flottait chaque fois que la porte s’ouvrait.

Dans la chambre voisine était la collection des minéraux ; puis il y en avait une autre remplie de pétrifications. Je pense encore au merveilleux effet que cela produisit sur moi, une nuit où je la traversai pendant que les rayons de la lune se jouaient çà et là sur les degrés en fer, les cristaux, les dents d’éléphant et les os géants des mammouths. Tout brillait, étincelait comme dans une féerie. Ah ! que c’était joli !

Dans la chambre où se trouvaient les scarabées, les papillons et l’herbier, des squelettes d’animaux grimaçaient du haut de tous les rayons, et dans un coin était un squelette d’homme. Un tigre prêt à bondir était accroupi parmi des noix de coco sur le parquet ; un renard semblait déchirer une perdrix ; d’autres bêtes étaient dans des vitrines ; du plafond descendaient des aigles, des vautours qui avaient l’air de voler, lorsqu’un courant d’air s’établissait ; une volée de petits oiseaux paraissant vivants était perchée sur un sapin. Entre deux caisses, se tenait debout un gros ours brun, et au-dessus de sa tête était accroché à son fil de fer un grand-duc avec ses yeux ronds et jaunes.

Un cabinet en voûte, à parquet carrelé et pourvu d’ustensiles de chimie, servait de laboratoire à mon père. Il renfermait un nombre infini de flacons, de pots, de verres, de tuyaux, ainsi qu’une pompe à air et une batterie électrique. Il y passait souvent des nuits entières à faire des préparations, des mélanges, et je l’aidais. Je savais manier tout cet attirail et faire des essais avec du papier de différentes couleurs.

Mon père expérimentait sans relâche. C’était le moment des découvertes, et il voulait, lui aussi, découvrir quelque chose comme le télégraphe ou la vapeur.

En réalité, il n’eut pas ce bonheur ; mais il était si heureux dans ses recherches perpétuelles d’une merveille quelconque, d’un grand secret qui devait être utile à l’humanité !

Il s’occupait aussi de la construction des bateaux et des machines.

J’étais son aide en tout et pour tout, mais de préférence lorsqu’il montait sur la tour au toit plat, que les gens avaient baptisée la Tour du ciel, et qu’avec son grand télescope il examinait l’immense espace sombre au-dessus de nos têtes. Tu ne peux pas comprendre comme c’était beau. Tu n’as jamais vu pareille chose avec tes chroniques, tes vieux documents.

Comment te décrire l’impression que j’éprouvai lorsque je vis pour la première fois les montagnes de la lune, et que mon père mesura la hauteur de ces montagnes à l’aide de l’ombre projetée par elles ?

Qu’elles étaient belles, agréables, ces heures où les autres dormaient, où la passion se taisait, de même que l’égoïsme et aussi l’espérance !

Mon père aimait en outre les arts.

La science représentait pour lui le travail, et le beau sa joie, sa distraction. Nous n’avions pas de salon comme on en a aujourd’hui, de salon d’apparat pour les étrangers. Nous n’avions qu’une jolie salle à deux fenêtres entre lesquelles était une porte vitrée ouvrant sur une terrasse d’où l’on descendait au jardin.

Les meubles étaient antiques et les draperies en indienne à fleurs ; mais près de la cheminée, dans le coin, entre deux grands rosiers, il y avait un piano, et sur le mur du milieu un grand tableau, un chef-d’œuvre de Baroccio, flanqué de deux belles peintures de genre de l’école flamande.

Sur tous les autres murs, on apercevait de belles gravures ; sur les petites étagères, de jolies statuettes : la Vénus de Milo, la Vénus de Médicis, l’Apollon du Belvédère, l’Hercule Farnèse, la Juno Ludovisi, le groupe de Laocoon, la Niobé, les Gladiateurs, le Persée de Cellini, l’Amour et le Thésée de Canova, avec beaucoup d’autres, et les bustes des grands écrivains, des grands penseurs.

Il n’y manquait ni la tête de Jupiter, de Gœthe, ni la méchante figure de vieille femme de Voltaire. Nous nous tenions là pendant les longues soirées d’hiver, et nous lisions, pendant que le vent faisait résonner la harpe éolienne de la Tour du ciel, ou bien nous faisions de la musique nous-mêmes. Je jouais assez bien et ne chantais pas mal.

Aussitôt que mon bon père et moi nous nous trouvions dans la profondeur du bois, je donnais libre cours à ma voix ; je chantais comme un pinson et je m’amusais de voir tout à coup un écureuil apparaître de derrière un arbre et me regarder tout étonné.

D’habitude, quand je me mettais au piano, mon père prenait son violon. Nous jouions de la bonne musique, ou bien je chantais et il m’accompagnait. Son lied favori était l’Errant de Schubert, et le mien, Annette de Tharatt. On avait des goûts si simples, jadis !

Le dimanche, venaient le curé avec son violoncelle et le maître d’école qui faisait le second violon. Nous organisions alors un quatuor.

C’était un beau temps. Ô jeunesse, jeunesse, que tu es belle ! Mais les hommes d’aujourd’hui n’ont pas de jeunesse, à peine une enfance ; c’est pour cela qu’ils deviennent vieux si vite et ne peuvent pas bien aimer.

À vingt ans, moi j’étais encore tout à fait enfant. Tout me réjouissait et tout vivait pour moi, les arbres, les fleurs, les étoiles, l’eau, l’air ; et pendant l’hiver, les vieilles commodes, les fauteuils branlants, les tableaux noircis et les pendules massives me racontaient leur histoire. Je les comprenais nos vieux meubles, et ils semblaient me comprendre.

Vers l’époque où notre ménagère, la vieille Babette, vint à mourir, où il me fallut mener la maison, gouverner dans la cuisine, ton père reparut chez nous ; mais je te raconterai cela une autre fois.

 

Une autre fois donc, Andor reprit sa place auprès du lit de sa mère. Elle lui sourit d’un sourire qui semblait la refaire jeune et belle, et elle continua ainsi :

« Ce fut dans l’église du village que je revis ton père pour la première fois. Assise sur ma chaise, je sentis tout à coup que quelqu’un me regardait. Il s’était à moitié caché derrière un pilier, et ne me quittait pas des yeux.

J’étais irritée contre lui, car il me troublait dans mon recueillement ; mais je ne pouvais m’empêcher de regarder le bel étranger qui se trouvait là debout, si bien vêtu, si distingué.

La messe finie, je cherchai à l’éviter en sortant par la sacristie. J’étais déjà sous les tilleuls entourant l’église, lorsque j’entendis une voix claire m’appeler par mon nom.

Je ne saurais te dire quel effet me produisit le son de cette voix. Je ne voulais pas m’arrêter ; mais il me semblait que j’étais clouée au sol ; mon cœur sursautait ; subitement le ciel était devenu plus bleu, le soleil plus brillant, et le chant des oiseaux dans les branches résonnait si doux, si joyeux !

L’étranger se découvrit et me dit son nom. C’était ton père, comme je te l’ai déjà dit, et ce qu’il y avait de plus étrange, il me semblait le connaître, comme si j’eusse vécu avec lui toute ma vie.

Ce fut alors qu’il me montra la fleur que je lui avais donnée dans mon enfance. Je ne sais comment cela se fit, mais je l’aimai à première vue et je devinai qu’il m’aimait, lui aussi.

Il avait un petit emploi à la ville. Jadis, cela nous paraissait suffisant pour établir un ménage et cela l’était réellement ; on était si économe de mon temps !

Quels jours de bonheur que ceux pendant lesquels il me disait de chaque regard, de chaque mouvement : Je t’aime, sans qu’il lui fût possible de prononcer ces mots !

Et cependant je ne lui rendais pas l’aveu difficile ; j’étais une simple jeune fille ; je ne faisais pas de cérémonies, et j’étais bonne avec lui. Pourquoi lui aurais-je rendu l’aveu difficile ?

Un jour il y eut à la maison deux jeunes filles, le fils du garde forestier, ainsi qu’un jeune propriétaire des environs, et nous jouâmes à colin-maillard.

Ton père se laissa prendre, et ce fut à son tour de nous chercher. C’était moi qu’il voulait saisir ; mais il s’y prenait si maladroitement, que je dus finir par me jeter dans ses bras.

Je ne lui rendais pas l’aveu difficile, vraiment.

Nous allions ensemble dans le parc, et même plus loin encore. Il me cueillait des fleurs et je tressais des couronnes, ou bien j’entrelaçais en une chaîne verte les tiges de l’ésule, et je l’en entortillais comme mon prisonnier. Une fois même le cordon de mon soulier s’étant défait, il s’agenouilla devant moi pour le renouer.

Mais le jour vint où il dut s’éloigner, il n’avait pas encore trouvé le vrai mot à me dire.

Alors les choses prirent une tournure très-amusante. Il avait dit à table qu’il aimait beaucoup le gâteau aux pommes. Je me trouvais à la cuisine où, les manches de ma casaque relevées, je battais la pâte de toutes mes forces. Il entra, et le mauvais sort fut rompu subitement. Avant que je m’en fusse aperçue, il se penchait par-dessus la table et baisait mon bras nu. Voyant que j’allais me fâcher, il trouva les paroles longtemps attendues. Ce fut une comique déclaration d’amour, que je reçus, le rouleau à pâte à la main ; mais j’avais le cœur soulagé comme si j’eusse été transportée à l’air pur sur la cime de la montagne et qu’une incommensurable étendue de pays se fût déroulée brillante à mes pieds, sous le chaud soleil doré.

Mon père donna son consentement ; mais nous restâmes fiancés longtemps encore ; c’était alors la coutume.

Andor — ton père, veux-je dire — venait nous rendre visite aussi souvent qu’il pouvait, et quand il était loin nous nous écrivions. J’avais même un journal dans lequel j’inscrivais par le menu tout ce qu’il disait, quelle cravate il avait et quelles sensations j’éprouvais, quand je l’avais vu disparaître au bout de l’allée de peupliers.

Les almanachs étaient de mode à cette époque et je portais de longues boucles comme les dames que représentaient les gravures et qui jouaient brillamment les premiers rôles dans les jolies histoires romanesques. De son côté, ton père faisait sur moi des pièces de vers dont l’une fut imprimée dans le livre de poche « Ne m’oubliez pas ». J’avais presque honte en la lisant ; je me figurais que tout le monde devait savoir qu’il s’agissait de moi. Je ne sais si les vers étaient bons ; mais ils me faisaient battre le cœur et je pouvais les réciter de mémoire.

Nous n’étions pourtant pas toujours aussi romanesques.

Que de fois ton père m’aidait dans le jardin ! nous sarclions ensemble ; nous cueillions les pois verts et les belles reinettes dorées. Croirais-tu qu’il m’aidait même à ramasser des pommes de terre ? Un jour, dans le petit champ, à la lisière du bois de hêtres — tu ne t’en souviens plus, bien que tu t’y sois souvent amusé avec les grillons qui, par les chaudes soirées d’été, remplissaient l’air de leurs cris — dans ce petit champ donc, derrière le bosquet de noisetiers, — ah ! tu te souviens maintenant, — nous allumâmes du feu et nous fîmes cuire des pommes de terre sous la cendre. Qu’elles étaient bonnes !

En ces jours-là, tout était étrange pour moi. Je n’étais pas du tout peureuse ; mais parfois je tressaillais sans motif, lorsqu’un prie-dieu sautait dans l’herbe ou que le soir, à la lumière brûlant dans ma chambre, je voyais une chauve-souris venir frapper contre la vitre. De même, il m’arrivait tout à coup d’être gaie, de sauter, de rire sans savoir pourquoi.

Nous n’échangions pas beaucoup de paroles, ton père et moi ; mais nous nous regardions continuellement. Pour les autres, c’était ennuyeux certainement ; pour nous, pas du tout.

Ton père, un homme comme il faut, — on l’aurait cru découpé dans un journal de modes, — cherchait souvent, du matin au soir, une occasion de toucher ma main ou de s’agenouiller devant moi. Lorsqu’il y avait des jeunes gens chez nous et que nous jouions à toute sorte de jeux amusants, il se mettait si souvent à mes genoux que les jeunes filles riaient sous cape. Moi, cela me faisait frissonner chaque fois qu’il était à mes pieds et qu’il levait sur moi ses beaux yeux.

Une fois nous donnâmes une comédie de Kotzebue et les Deux Billets de Wall. Mon frère le capitaine, à cette époque un charmant porte-enseigne, organisa la scène, et ton père et moi nous jouâmes les amoureux tout à fait nature, disait-on.

Ainsi s’écoulèrent deux années. Le traitement de ton père fut augmenté de trois cents florins ; c’était beaucoup pour l’époque ; tout le monde me félicita d’avoir un si bon parti. Enfin arriva notre noce. Ce fut un vrai jour de gaieté. Aujourd’hui on ne connaît plus cela.

Le matin de bonne heure commencèrent les amusements ; mon frère défit les chaînes devant le château. De partout arrivèrent les invités ; tous les parents étaient là. Les jeunes filles avaient de jolies toilettes et les garçons étaient si gentils ! Moi je portais une robe blanche, une couronne de myrte, et ton père était tout de noir vêtu. Nous nous rendîmes à l’église, et au retour il y eut un grand dîner, puis on dansa jusqu’au jour.

Après, nous prîmes le chemin de la ville.

Qui aurait pensé, en ce temps-là, à faire un voyage de noce ? Le jeune couple était heureux de passer ses premières semaines chez lui dans le calme, le bien-être, le tête-à-tête.

Dès notre arrivée, ton père me montra l’appartement, les meubles, les tableaux, et tout me plaisait beaucoup, car c’était à lui, c’était à moi, c’était nôtre. Le magnifique château de Versailles ne m’eût pas plu autant. Je m’installai sur-le-champ, et lorsque les lampes furent allumées, notre logis semblait si joli, si commode ! Je me dirigeai ensuite vers la cuisine.

Je n’aurais pas voulu qu’une autre que moi préparât le repas du soir. J’étais là les manches relevées, les bras nus. Je savais bien que cela lui plaisait de me voir ainsi, et près de moi se tenait un aide de cuisine à la figure noble, ton père en personne. Il faut le dire que depuis quinze jours j’avais un bleu sur un bras ; il avait été si méchant, mon cher époux ; oui, oui, il m’avait pincée très-fort et en aucun jour de ma vie je n’ai ri autant que ce soir-là.

Comment te raconter cette première soirée chez nous ! Chaque étagère, chaque pot contre le mur, chaque toile d’araignée au plafond semblait me dire : je t’appartiens, je suis une partie de ta vie. Le vaste monde au dehors s’était effacé comme un rêve. Personne ne pouvait nous inquiéter ; personne ne pouvait plus nous séparer. C’était comme si nous avions été absolument seuls sur la terre, comme si nous eussions été dans le paradis de nos premiers pères. Quand la nuit fut tout à fait venue avec les étoiles, on n’entendait plus que le grillon du foyer, le doux chant du rossignol et l’on aspirait l’odeur du sureau entrant par la fenêtre ouverte. Oh ! il y a du bonheur sur la terre, du grand bonheur !

Le matin, je découvris que le rossignol qui avait si bien chanté était prisonnier dans une cage au-dessous de la fenêtre. J’étais si heureuse, que je ne voulus pas voir une créature quelconque dans la souffrance, la solitude, la captivité. J’ouvris la petite porte de la cage et je laissai l’oiseau s’envoler.

Que te dirai-je encore ?

Quand on vit heureux, tranquilles comme nous vivions, quand les jours, les années se ressemblent et s’écoulent dans la paix de l’âme, le travail, l’amour et la joie, il n’y a pas d’aventures à raconter, pas de péripéties romanesques.

Une fois, une seule fois, nous eûmes un grand chagrin. Ce fut lorsque ton frère vint au monde. Il était notre premier enfant et il mourut quelques heures après sa naissance.

Mais tu naquis l’année suivante et tu étais fort, frais ; tu criais à pleine poitrine, comme peuvent seuls crier les enfants sains.

Et ton père, comme il se faisait enfant, lorsqu’il te prenait sur son bras et te chantait ses vieilles chansons d’étudiant : « Allons, faisons bonne chère ! » « Le comte de Luxembourg. » « Qu’est-ce qui descend de la hauteur ? » et tu agitais tes petites mains et tu riais. C’était si touchant !

« Notre fils sera intelligent, » disait-il à chaque occasion, et moi je répondais : « Il sera bon. »

Tu n’avais pas encore huit ans que tu demandais un jour à ton père : « Comment se fait-il que les hommes aient tant à souffrir ? » Il te répliqua : « Parce que Dieu veut les éprouver, et que plus ils souffrent, plus ils sont patients, plus ils seront récompensés dans une meilleure vie. »

« Mais les bêtes, ajoutas-tu, les bêtes qui ne vont pas au ciel, pourquoi faut-il qu’elles souffrent ? »

Ton père ne dit rien et me regarda :

« L’enfant pense, me confiait-il peu après, nous avons de la joie en perspective avec lui. »

Et, en effet, tu nous as donné beaucoup de joie.

Je me souviens encore du premier jour où tu revins à la maison avec la tête ensanglantée. « Que s’est-il passé ? » te demanda ton père sévèrement. Tu lui répondis : « Je passais dans la rue, et j’ai vu des enfants traînant un chien à l’eau avec une corde ; ils voulaient le noyer par pure méchanceté. Je leur ai parlé, mais inutilement. La pauvre bête criait à fendre l’âme. Comme ils ne voulaient pas la laisser aller, j’ai essayé de la leur enlever. Alors, il y a eu des coups ; mais je les ai tous mis en fuite. »

« Tu as bravement fait ! » te dis-je, et ton père souriait en lançant de sa pipe des bouffées de jolie fumée bleue.

Pendant les belles journées d’été, aux vacances, je t’emmenais chaque année à la campagne, chez mon père. C’était bon pour toi, l’air des champs, le bois vert, les champs de blé jaunes. Cela t’empêchait d’être malingre comme les enfants des villes. Dans les maisons sombres, dans les longues rues noires, la poésie, le sentiment sont étouffés. Toi, tu avais ton temps pour courir avec les fils des paysans, et tes joues devenaient rouges, tu brunissais au soleil, tu sautais, luttais, chantais, riais comme seul un enfant de la campagne peut le faire.

Là, j’avais toute facilité de remarquer comme l’amour de ton prochain était fort en toi, comme tu aimais à secourir autrui.

Je te vis un jour dans un champ prêter la main aux moissonneurs ; un autre jour à une fillette ramassant des fraises, et un troisième jour à une vieille femme qui avait besoin qu’on lui mît sur le dos le fagot qu’elle avait fait.

Tout le monde t’aimait, et le grand-père plus que tout le monde. Tant que tu fus petit, tu n’osais pas enfourcher le tigre empaillé, faire résonner l’armure du vieux chevalier ; mais quand tu fus plus grand, mon père te montrait ses plantes, ses scarabées, ses minéraux ; il te laissait grimper aux rayons de la bibliothèque, feuilleter les livres ; il te menait même à la tour du ciel pour t’y montrer la place et la marche des astres.

Beaucoup de bon grain tomba alors dans ton âme. Tu t’asseyais avec un livre à la lisière du bois et des feuilles dorées que tu parcourais tu levais les yeux vers les nuages ou tu écoutais le bruit que faisaient les bêtes dans la forêt.

Ton père avait le désir de faire de toi un juriste ; tu suivrais la carrière qu’il avait parcourue avec honneur, car dans l’intervalle il était devenu conseiller. Mais tu avais l’esprit tourné vers l’observation ; ton jeune esprit soupirait après la science, les découvertes, la vérité. Les articles de loi auraient gêné l’essor de ta nature idéale. Ton père finit donc par se décider à t’envoyer à l’Université étudier l’histoire.

Le grand-père te vit encore revenir, après la première année, avec l’écharpe rose des étudiants. Puis il mourut. La propriété et le château se vendirent. Le grand-père avait outrepassé ses ressources avec ses expériences : la propriété était fortement hypothéquée. Il fallut tout vendre, même les collections.

Ne parlons pas de cela ; nous en avons assez souffert autrefois.

Tu étais un bon étudiant. Au lieu de boire, chanter et te battre, tu travaillais avec zèle, tant de zèle, que tes joues fraîches en pâlissaient. Cette application soutenue faisait que tu vivais seul. On croyait au contraire que tu voulais te tenir à l’écart, et les autres étudiants te prenaient pour point de mire de leurs plaisanteries.

Tu sais tout cela mieux que moi ; tu n’as pas oublié le jour où tu dus aller te battre avec trois d’entre eux. Tu en blessas deux, mais le troisième t’atteignit en pleine poitrine. Ah ! tu ne te souviens que trop bien de ce que je te raconte là.

Ainsi avait parlé de nuit en nuit la mère mourante à son fils qui écoutait son récit comme une révélation d’en haut. Les heures avaient passé aussi agréablement pour lui que pour elle.

Dans la dernière nuit, la mère appela tout à coup Andor. Il n’y avait personne autre que lui dans la chambre.

« Sur ma commode, il y a un vieux livre, lui dit-elle, les Heures de rêverie ; tu le connais ; donne-le moi. »

Il apporta le livre à tranche dorée, dont le dos en cuir était déchiré et dont plusieurs feuilles détachées sortaient de la couverture. D’une main tremblante, la mère le mit devant elle sur le lit et le feuilleta. Elle semblait chercher quelque chose.

Vers le matin, elle s’éteignit calme et douce comme elle avait vécu.

Son fils resta auprès d’elle jusqu’à ce qu’elle eût rendu le dernier soupir.

Il ouvrit alors la fenêtre. La froide lumière rouge du soleil du matin vint envelopper la morte, et sa figure souriante, sereine, semblait avoir retrouvé l’insouciance, la beauté et la jeunesse.

Ses mains restaient croisées sur le livre ouvert, le livre où se trouvait une clochette bleue desséchée.


IV

LES PETITS SECRETS D’UNE ACTRICE

Valéria Belmont n’avait pas voulu faire savoir le jour et l’heure de son arrivée à la ville ; mais l’heureuse nouvelle avait été connue par Plant, venu en courrier avec un grand nombre de malles, de corbeilles, de boîtes, de petites boîtes, et qui avait loué pour l’actrice une jolie petite habitation, très-élégamment meublée.

Rosenzweig, le baron Oldershausen, le comte Bärnburg et toute une troupe de vieux et de jeunes messieurs très-parfumés vinrent attendre l’idole au chemin de fer.

Rosenzweig l’aida à descendre du coupé et lui souhaita la bienvenue ; Oldershausen lui offrit un bouquet au nom du Jockey-Club, et le comte Bärnburg la soutint pour monter dans la voiture qui la mena chez elle. Au bas de l’escalier se tenait Plant, ayant l’air très-embarrassé. Lorsque les messieurs eurent quitté la diva, elle examina l’appartement en détail, les meubles de très-près, vérifia les comptes que Plant lui soumettait, et dit enfin : « Je suis contente ! »

Plant en disait autant de son côté. Il avait lieu d’être content. Il avait empoché environ deux cents florins prélevés sur l’ameublement et quelques petits achats. Ce n’était pas mal pour commencer.

Ce même soir encore, le roi envoya son aide de camp de confiance s’informer avec beaucoup de chaleur de la santé de Valéria. La belle actrice remercia avec dignité, et, après quelques phrases hypocrites, elle congédia l’aide de camp de Sa Majesté d’un geste de la main, qui, il n’y a pas plus de cent ans, n’appartenait qu’aux reines, et dont les actrices, les dames du demi-monde se servent aujourd’hui avec la même grâce, la même condescendance.

À sa première apparition sur la scène, où elle joua le rôle de donna Diana dans l’immortelle comédie de Moreto, elle fut accueillie par le public avec cette joie frénétique qui, dans l’Allemagne de nos jours, n’est excitée que par les héros des batailles les plus meurtrières ou par les virtuoses de théâtre.

Après le second acte, le roi se montra derrière les coulisses. Les premières paroles officielles prononcées, il y eut, entre un portrait d’Hébé et une autre toile représentant un buisson de roses, une courte conversation ne laissant rien à désirer de part et d’autre comme modèle de germanisme.

— Qu’ai-je à espérer, belle Valéria ? commença le roi.

— Tout, répondit l’actrice, jouant avec la dentelle qui cachait son beau bras ; mais vous ne devez pas ignorer qu’il est dangereux de me posséder, Majesté. J’ai de grandes prétentions et je suis parfois capricieuse à l’excès.

— Je pourrai vous prouver d’autant mieux que c’est plus qu’une faiblesse momentanée que je ressens pour vous.

— Vous me ferez acheter et meubler un petit hôtel, Majesté.

— Il sera fait selon votre désir.

— Et quelle somme m’accorderez-vous ?

— Fixez vous-même.

— Je serai modeste ; cinquante mille florins par an. Les rois étant des hommes, et rien ne changeant plus vite qu’un cœur, ou, en d’autres termes, rien n’empêchant qu’une autre dame me supplante très-prochainement, Votre Majesté me donnera, sans plus attendre, cinq cent mille florins, et me fera, en cas de remplacement, une pension de six mille florins.

Le roi était un peu embarrassé. Comment ferait-il passer cette somme sous les yeux de son parlement et sous quel titre figurerait-elle au budget ? Heureusement il connaissait à fond les membres de sa fidèle opposition ; il savait qu’entre un libéral allemand et un loyal sujet du tzar, il n’y a guère que cette nuance qui sépare les carlistes des brigands des Abruzzes, et les pensées paternelles reconnues chez les guides libres penseurs de son bon peuple le rassurèrent promptement.

— J’accepte vos ouvertures, dit-il en tapotant de l’index de sa main droite dégantée sur la chaude épaule marmoréenne de la chaste Diana. Demain matin vous recevrez tout cela par écrit, quant à l’hôtel, je vous proposerai de prendre le petit palais que mon père, en un jour de caprice à la Jupiter, a fait construire pour la princesse russe Obolenski. Cet hôtel est inhabité en ce moment ; mais s’il vous plaît, je vous en ferai cadeau avec les beaux tableaux et tout l’ameublement.

— Y a-t-il un jardin ?

— Oui, toute belle.

— J’irai visiter le palais.

Le jour suivant Valéria s’y fit conduire effectivement. Elle fut reçue par un vieux majordome en uniforme qui lui montra toute l’habitation. Elle écrivit ensuite à Sa Majesté ces quelques mots : « Je prends le joli hôtel ; j’y serai cependant un peu à l’étroit. »

Dans le courant de l’après-midi, le roi apporta lui-même l’acte ainsi que les autres écrits stipulant la dotation de la coûteuse dame.

Le palais n’avait pas été habité depuis des années. Il y avait donc beaucoup à arranger avant que les beaux appartements fussent en état de recevoir dignement l’amie du monarque. Il fallut acheter bien des choses, et sur les grosses factures que le roi paya, Plant s’adjugea une jolie petite somme. Il n’était pas manchot pour cette sorte de choses, et à mesure que sa bourse se gonflait, il prenait plaisir à son rôle de domestique-intendant de la favorite du roi.

Les natures pratiques sont encore les plus heureuses. Un Bismarck est complétement étranger aux douleurs profondes, aux luttes d’un Schiller ou d’un Beethoven.

Au commencement, Plant ne se montrait dans les rues de la ville qu’avec la prudence d’un voleur élargi de prison. Chaque maison connue le faisait pâlir ; chaque figure de connaissance lui donnait des battements de cœur ; mais en voyant ses meilleurs amis passer près de lui et le regarder avec la plus grande indifférence, en constatant que Rosenzweig lui-même, Rosenzweig qui l’avait tant apprécié, s’était contenté de relever une seule fois les sourcils et de dire à Valéria de sa façon spirituelle : « Vous avez là un domestique qui ressemble beaucoup à quelqu’un, mais je ne sais pas à qui », il se sentit tout à fait rassuré et devint de jour en jour plus entreprenant.

Valéria s’inquiétait de lui ni plus ni moins qu’on ne s’inquiète d’un domestique. Pourvu qu’il nettoyât bien la chaussure, servît convenablement, fît promptement et bien ses commissions, elle était contente. Les missives parfumées qu’elle envoyait journellement au roi et dont elle honorait aussi quelques autres adorateurs exigeant une certaine adresse, une certaine discrétion, elle oublia très-vite la pensée haineuse qu’elle avait eue de faire de son amant son esclave en livrée, et ne vit dans Plant qu’un serviteur précieux en son genre. Elle ne lui demandait donc jamais ce qu’il dépensait pour elle, à condition que chacun de ses désirs fût accompli avec la rapidité des contes orientaux, que chacun de ses ordres fût exactement exécuté.

Plant avait ce trait particulier de l’homme sage de chercher le grand dans le petit. Tout en gagnant dix florins sur un vase d’albâtre, il ne dédaignait pas les kreutzers qu’il pouvait compter en trop pour une lettre. Valéria lui donnait-elle sa correspondance avant l’heure de la levée, il pesait régulièrement chaque lettre sur le plat de la main et murmurait : celle-ci est joliment lourde, il faudra double port. Sur une douzaine de lettres, il s’en trouvait toujours trois qui avaient besoin du double port, sans parler de celles qu’il envoyait non-affranchies à des personnes sûres.

Il amassait ainsi rapidement, et sa bourse fut bientôt aussi arrondie que l’abdomen d’un évêque martyrisé par les commandements de l’Église.

Un matin Plant, sifflant une gaie chanson, tenant en main une bouteille de liqueur, revenait à la maison lorsqu’il croisa un homme à l’extérieur en désordre, à la figure battue du vent et cachée par de longues mèches de cheveux tombant droit. Pour son malheur, il n’avait pas reconnu cet homme ; le vagabond, au contraire, le regarda avec étonnement par derrière, s’arrêta et, s’appuyant sur son bâton noueux, lui cria : Plant !

Pris à l’improviste, le domestique-modèle Jean se retourna malgré lui.

En vérité, il faut le dire à son honneur, il chercha à s’esquiver aussitôt qu’il eut reconnu son vieil ami à tu et à toi, le sculpteur Wolfgang ; mais c’était trop tard ; l’ex-protégé du roi défunt le tenait déjà par le bras.

— Il me semble qu’on ne veut pas me reconnaître ! s’écria-t-il d’une grosse voix.

Maintenant qu’il n’y avait plus moyen de s’en tirer, Plant regarda tranquillement la figure ravagée, couperosée de son ami et lui tendit deux doigts de la main droite.

— C’est Wolfgang ! J’ai failli ne pas te reconnaître.

— Mais moi, je t’ai reconnu malgré ta livrée et tes cheveux noirs. Tu as donc été maltraité aussi par ce que les anciens appelaient Fatum. Sur mon cœur, frère d’infortune, embrasse-moi…

Plant fit un pas en arrière.

— N’attirons pas l’attention des passants, murmura-t-il. J’ai toujours détesté les scènes, et surtout les stupides scènes de reconnaissance.

— Bien ; mais j’ai à te parler. Où y a-t-il une taverne ?

— Veux-tu boire du vin ou de la bière ?

— Ah ! ah ! Dans la sainte Russie d’où j’arrive, ami, on boit du brandevin. Éloigne de mes lèvres tes fades boissons et conduis-moi dans un débit de liqueurs.

— Viens donc !

Guidant l’homme qu’il savait capable de faire échouer tous ses calculs, Plant pénétra dans une ruelle sombre, et, par une suite de ruelles du même genre, l’amena dans un cabaret obscur, où, par bonheur, il n’y avait personne autre que la fille de service. Il commanda ce qu’il y avait de meilleur et ils prirent place.

— Voilà qui me plaît ! fit Wolfgang, vidant d’un trait la moitié de son verre ; tu es un brave garçon qui n’abandonnes pas les amis dans le besoin.

— Je ferai pour toi plus encore, répondit Plant, mais à condition que, sous aucun prétexte, tu ne me reconnaîtras plus.

— Je comprends très-bien ; je pourrais te nuire auprès de tes maîtres. Je ne serai donc pas un embarras pour toi ; ce serait honteux de ma part. Je ne resterai pas même ici. Je vais en Italie. Là se trouve la liberté pour un homme comme moi, qui ne saurait être le serviteur des princes. Tu me connais, n’est-ce pas ? Tu sais que je déteste les monarques, et qu’il n’y a pas pied pour moi dans notre Allemagne toujours affligée d’un père quelconque du pays. Oui, tu me connais. Donne-moi l’argent nécessaire et… et je vais en Italie.

— Tu sembles me croire plus fortuné que je ne suis.

— Non, non, je t’apprécie à ta vraie valeur. Je vais en Italie par égard pour toi. Tu as l’argent nécessaire ; il est donc naturel que tu me le donnes. Tu me fermes complétement la bouche et je ne reviendrai plus à toi, parole d’honneur.

Ils s’entendirent bientôt pour le reste. Wolfgang demanda mille florins. Plant lui rit au nez, et enfin ils tombèrent d’accord pour cinq cents. C’était beaucoup pour Plant, mais il n’y avait pas d’autre moyen de salut. Il tira donc sa bourse et compta l’argent à son incommode ami de jeunesse, en adressant à chaque billet ce tendre regard qu’une mère adresse à un enfant bien-aimé qu’elle remet entre des mains étrangères.

— Merci ! fit Wolfgang. Je ne m’étais pas trompé sur ton compte. Aussi vais-je te raconter mes aventures.

— Ce n’est pas nécessaire.

— Mais, Plant, je tiens à ce que tu ne me prennes pas pour un gueux ; écoute donc ceci seulement : Le prince russe qui m’avait attiré à Saint-Pétersbourg s’entendait avec notre reine. Arrivé là-bas, j’ai été dénoncé comme espion politique, arrêté, retenu prisonnier, puis envoyé en Sibérie. En route, j’ai trouvé de braves gens qui m’ont aidé à m’échapper, et je suis revenu ici en mendiant. Maintenant, tu sais tout. Quand je serai à Rome, avec un autre atelier, je t’écrirai.

Il fallut que Plant subît une nouvelle et tendre accolade qu’il rendit avec une figure aigre-douce, puis le sculpteur le quitta. Le danger était écarté

Quelques jours après, Valéria fut habiter le petit palais vraiment royal qui lui appartenait maintenant. À peine était-elle installée, que Jean lui annonçait pour le soir la visite de Sa Majesté. Sa voix tremblait et il regardait l’actrice avec toutes les douleurs de la jalousie.

Jusqu’ici elle n’avait encore écouté personne, et dans son abaissement sans exemple, il avait conservé de l’espoir, de la confiance ; mais maintenant il sentait qu’elle était complétement perdue pour lui. La pensée qu’un autre allait posséder tous ces charmes qui l’avaient enivré peu de temps avant réveillait sa passion endormie. Sa belle maîtresse ne s’apercevait pas de tout cela. Elle lui donnait avec une froide insouciance les ordres nécessaires pour la soirée, et se proposait de récompenser comme un domestique le confident de ses relations galantes.

Lorsque le roi s’annonça par un léger coup frappé à la porte, Plant ouvrit, lui ôta son manteau et servit le thé. Il se montrait tellement empressé qu’il finit par devenir insupportable. Il ne voulait pas comprendre les œillades que lui lançait le roi ; il fallut que sa maîtresse lui ordonnât de se retirer.

— Tu peux te tenir dans l’antichambre, Jean, lui dit-elle en le regardant avec fixité. Si j’ai besoin de toi, je sonnerai.

Dans l’antichambre, les jambes lui manquèrent. Il se laissa tomber sur une chaise, se frappa le front des deux poings et versa des larmes, de vraies larmes.

Ce fut l’heure la plus poignante et la plus malheureuse de sa vie.

Au moment où Sa Majesté quitta le palais en belle humeur visible, Plant se sentit glisser dans la main une pièce d’or. Il tressaillit et la laissa tomber ; mais il se baissait bientôt pour la ramasser. Après, il resta assis dans l’antichambre, regardant la pendule d’un œil enfiévré ; mais Valéria ne sonnait pas ; elle n’avait évidemment pas besoin de lui.

Les relations de la belle Valéria avec le roi galant ne restèrent pas longtemps secrètes. Elle eut soin de les dévoiler elle-même. Le secret étant gardé, elle n’avait qu’un demi-triomphe, et elle aimait mieux un triomphe complet. La honte qui donne le luxe est la meilleure réclame au théâtre.

Valéria ne fut nullement blâmée d’être la maîtresse avérée du roi. Elle se vit au contraire bien plus fêtée, même par les honnêtes femmes qui sont abonnées à la Gartenlaube, jurent par Marlitt, et condamnent sans pitié une pauvre fille qui s’est donnée par amour.

Du reste, Valéria faisait de son mieux pour ne pas laisser diminuer l’intérêt qu’on lui témoignait. Elle permettait à Rosenzweig de lui faire la cour ; elle recevait les hommages du comte Bärnburg et d’Oldershausen, et quand elle était de belle humeur, après la représentation, elle emmenait chez elle, dans son coupé, les plus jolies choristes.

Le roi semblait avoir vaguement connaissance de ces caprices de la belle comédienne. Pour la plus petite chose, il se montrait méfiant, jaloux, autant que peut l’être le maître d’un harem. Mais tout en se préoccupant fort peu des sentiments intimes du roi, Valéria n’avait garde de ne pas faire de son mieux pour consolider sa brillante situation. Elle évitait soigneusement tout ce qui pouvait fournir à son royal ami matière à sérieuses réflexions.

Il arriva qu’un matin, pendant qu’elle était encore au lit, M. Rosenzweig se présenta pour causer une bonne fois, sans être dérangé, avec sa presque inabordable amie. L’adoration de cet homme d’honneur ne pouvait pas certainement éveiller le soupçon, mais si Sa Majesté avait trouvé une seule fois Valéria en tête à tête avec lui, tout ce qui avait été fait eût certainement été défait. Le banquier n’était donc plus venu le soir ; il était venu l’après-midi et n’avait pas été reçu. Alors il vint à midi, puis un peu avant midi, et ses visites n’aboutissant pas, il apparut le matin, sûr de trouver la belle chez elle, et il l’y trouvait en effet puisqu’elle n’était pas encore levée.

Plant essaya de le renvoyer, mais Rosenzweig était entêté dans ces choses-là.

— Je ne m’en irai pas d’ici avant d’avoir baisé le pied de la divine Valéria, s’écria-t-il.

On parlementa, et à la longue il fut introduit dans le demi-jour du petit sanctuaire où reposait la déesse.

— Ah ! comme vous êtes appétissante ainsi couchée ! s’écria l’homme d’honneur. Je me sens capable de prendre à gages un poëte pour vous chanter et un peintre pour vous peindre. Ma foi oui, j’en suis capable !

— Toujours galant, répliqua Valéria, le regardant d’un œil alangui.

Elle commença à s’allonger sur son duvet, sans plus prendre garde à Rosenzweig que ne le fait une jeune sultane pour l’eunuque auprès de son lit. Elle repoussait bientôt la couverture de son petit pied qu’elle laissait voir dans toute sa merveilleuse beauté.

— Permettez-moi de l’embrasser, supplia Rosenzweig, se mettant avec peine à deux genoux.

En ce moment, la soubrette entra effarée.

— Le roi ! fit-elle en un souffle.

— Le roi ! répéta Rosenzweig toujours agenouillé.

— Entrez là, commanda Valéria montrant une portière.

La soubrette aida Rosenzweig à se relever, le poussa vers la porte, la referma sur lui et en tendit la clef à Valéria qui la cacha dans sa gorge.

En entrant, Sa Majesté se tourna vers la diva et bâilla.

— De si bonne heure ! lui dit-elle même sans bonne grâce. J’ai justement rêvé de vous.

— Pardonnez-moi, chère Valéria, répondit le roi, mais je me suis mis en tête de sortir en voiture avec vous, et cela ne peut se faire que de bonne heure. J’ai des ménagements à garder envers la reine.

— Faut-il me lever réellement ?

— Je vous en prie, supplia le roi. Passez-moi ce caprice ; je vous en passe bien d’autres.

— Très-bien ; je m’habille.

Le roi quitta la petite chambre à coucher, et la comédienne s’habilla avec une hâte qui eût complétement manqué de dignité, si elle n’avait été motivée par une pensée secrète. Dans cette hâte elle oublia de mettre son chignon ; elle oublia aussi Rosenzweig. Pour la première fois, elle quitta son palais au bras du roi. Le cœur lui battait d’orgueil ; elle avait un voile épais et n’en était pas moins certaine d’être reconnue par chacun.

Sa Majesté la souleva jusque sur le siége de la légère voiture de chasse, prit place ensuite et lâcha les rênes aux chevaux fougueux qui partirent sans plus attendre.

Rosenzweig n’était pas homme à se faire des illusions. Pour toute chose il demandait : Qu’est-ce que cela vaut ? Et les illusions ne sont pas des morceaux de terre, ni des maisons de banque, ni des papiers de Bourse. Ce jour-là, pourtant, il devint poëte. Il était toujours à la même place où l’avait poussé la soubrette. Les yeux fermés, le cœur ému, il se tenait debout, se racontant à lui-même la lugubre histoire qui aurait si facilement pu se passer : « Le roi n’est pas retenu dans l’antichambre par le brave Jean, — il recevra un bon pourboire, le brave Jean, — et il surprend Rosenzweig aux pieds de Valéria, à la contempler sur sa couche somptueuse. Il est aussitôt convaincu qu’il y a eu infidélité ; il tire son épée, et… Rosenzweig s’évanouit. »

Il s’arrêta un moment et ajouta : « S’il m’avait entendu ? s’il enfonçait la porte ? Mais non… »

Le bruit des roues de la voiture se fait entendre et le prisonnier de la belle actrice respire, ouvre les yeux tout grands. Il s’aperçoit qu’il se trouve dans une petite salle complétement nue, recevant une faible lumière d’en haut par une fenêtre carrée. Il ne songe alors qu’à se mettre en sûreté ; le parquet lui semble brûlant, et l’air rempli d’une infinité de petites aiguilles. Il cherche à ouvrir la porte et se souvient qu’elle est fermée. Il frappe, il rugit, comme une bête fauve captive, après le brave Jean ; mais personne ne vient.

On l’a oublié évidemment. Le roi reviendra ; il voit déjà briller le fer qui s’enfoncera dans ses entrailles. Il se place le dos tourné contre la porte et commence à ruer comme un cheval. La porte résonne, mais personne ne semble avoir entendu.

Il court comme un fou çà et là. Il se demande déjà s’il sautera par la fenêtre. En ce moment quelque chose comme des rouages de pendule fixés au mur frappe ses yeux. Il rit et ne comprend pas qu’il n’ait pas vu cela depuis longtemps.

Maintenant il a reconquis toute sa dignité. Il touche ces rouages par ci, il les tire fort par là, et… et il s’écrie : Dieu du ciel !

Une vraie pluie d’averse vient de tomber sur lui du plafond de la salle.

Il est enfermé dans la chambre où la déesse se douche à l’eau froide, et ce qu’il a pris pour des rouages de pendule est la machine à doucher. Il fait des bonds fous pour échapper à l’averse, mais c’est inutile ; l’eau monte déjà dans ses souliers et découle partout de sa personne. Il regarde de tous côtés ; il doit y avoir quelque part un moyen d’arrêter ce déluge.

Ah ! voilà un bouton. Il le presse d’un air de triomphe et il reçoit une nouvelle ondée, qui sort du mur comme un boulet. Il recule ; il voit des boutons d’acier de tout genre ; il pousse ici, il pousse là, à droite, à gauche, en haut, en bas, et, à chaque poussée, il déchaîne de nouvelles furies qui le frappent sans pitié de fouets humides.

Et au milieu de ce déluge des pas s’approchent.

Rosenzweig se voit condamné à une mort sûre et jure qu’il tiendra tête.

— Je me défendrai jusqu’au dernier homme ! s’écrie-t-il.

La porte s’ouvre ; Valéria paraît sur le seuil, voit les éléments déchaînés, regarde Rosenzweig qui est là mouillé comme un caniche, faisant une grimace martiale, et part d’un éclat de rire.

— Venez donc ; quelle figure vous faites ! s’écrie-t-elle.

Il sort inondé. L’eau ruisselle de tout son corps sur le beau tapis. Elle le suit de son pied léger.

— J’ai passé une heure bien désagréable, murmure-t-il. Je suis trempé jusqu’aux os, mais la flamme de mon cœur n’est pas éteinte.

— Alors, vite, encore une douche ! dit Valéria riant.

— Toutes les douches du monde ne peuvent rien contre mon amour, s’écrie Rosenzweig. Cependant je voudrais bien Jean et des vêtements secs.

Il se secoue de telle sorte que les gouttes jaillissent en tous sens, et Valéria fait la folle autour de lui, riant, roucoulant comme une tourterelle.


V

UN HOMME LOYAL ET UNE FEMME BIENFAISANTE

La générale Mardefeld était à la hauteur de son titre comme pas une brave femme allemande. Elle exerçait son commandement avec aplomb, avec prudence. Sa stratégie était de celles qui font succomber l’ennemi, sans qu’il lutte, sans qu’il sache même combien est grande sa défaite. Le général grognait comme il avait toujours grogné depuis le temps où il était porte-enseigne, mais il obéissait au doigt et à l’œil de la rusée Hanna.

Elle se mit tout à coup en tête d’aller jouer un rôle à la ville. Le général s’empressa de louer une jolie maison sur la place du château, la meubla avec une prodigalité qui fit l’étonnement de tout le monde, et quitta sa propriété avec sa femme, ses domestiques.

De tous les changements qu’elle constata dans la ville, avec son œil ouvert sur son entourage, celui qui frappa le plus Hanna fut le changement survenu dans la maison de ses parents et surtout en sa mère.

Elle ne retrouva ni les vieux meubles qui craquaient à toute occasion, rappelant ainsi un vieux serviteur fidèle mais grognon, ni la table modeste, presque pauvre, et fut tout particulièrement surprise de voir que les préventions de sa mère contre la mode, ses fantaisies, ses excentricités, sa prodigalité, s’étaient complétement effacées.

Madame Teschenberg ne semblait plus aussi enthousiaste pour la toile. Même dans la maison, elle ne portait que de la soie ; et lorsqu’elle sortait, elle promenait dans la poussière la traîne de sa robe en velours de prix.

Le conseiller avait-il fait un gros héritage ? Son traitement avait-il été augmenté, ou bien était-il arrivé quelque chose permettant tout ce luxe ?

C’était aussi simple que possible.

Les sentiments chrétiens que la reine affichait avaient réveillé chez d’autres bonnes âmes des sentiments pareils. En fondant une société de bienfaisance pour les pauvres honteux et pour les femmes ayant eu des malheurs, la conseillère trouva des adhérents dans toutes les classes de la société. Les dames s’empressèrent de suivre une mode à laquelle la protection de la reine imprimait le sceau du bon ton.

Des prêtres en long vêtement noir volèrent comme des corbeaux chez madame Teschenberg Les baronnes, les comtesses, les princesses entrèrent dans cette société dont la conseillère était la présidente, et le père Hasfege, le secrétaire. Rien d’étonnant, dès lors, que tous les gens riches, dans le genre Rosenzweig, missent des sommes importantes à la disposition de l’œuvre. Madame Rosenzweig était fière de siéger en conseil, à côté de la comtesse Bärnburg et de la femme du ministre de Kronstein, et Rosenzweig ne plaignait pas l’argent pourvu que, à chaque fois, les journaux n’oubliassent pas de faire ressortir convenablement sa noblesse.

Il lui importait peu qu’une partie de l’argent destiné aux pauvres s’en allât à Rome grossir le denier de Saint-Pierre, qu’une autre partie fût consacrée à soutenir les malheureux évêques prussiens et à les préserver de l’affreux martyre d’aller à pied, de manger dans de la porcelaine, en rachetant leurs équipages, leur vaisselle d’argent confisqués. Un ordre papal et un brevet de comte romain lui donnèrent la preuve convaincante que la société fonctionnait admirablement.

C’est un des nombreux mauvais côtés de l’espèce humaine d’aimer à noircir ce qui brille. Il y eut des langues de vipère qui prétendirent que lorsque madame Teschenberg organisait une tombola pour les pauvres, ce qu’il y avait eu de plus beau parmi les lots se retrouvait plus tard chez elle, sous forme de jolie ombrelle à broderies, de carreau, de vase, de tableau, qu’elle faisait faire antichambre aux besoigneux ni plus ni moins qu’un ministre, et qu’elle n’accordait des dons qu’à ceux qui lui étaient recommandés par le clergé ou les dames de la noblesse.

Les mauvaises langues racontaient encore qu’un pauvre cordonnier asthmatique et âgé de soixante et onze ans avait été, avec sa femme aussi vieille que lui, mis à la porte de la maison qu’il habitait, parce qu’il n’avait pas pu trouver de quoi payer le semestre d’hiver de son petit loyer à deux florins par mois. Il était allé en vain se prosterner devant la bienfaisante conseillère pour en obtenir les douze florins qu’il devait, et, pendant ce même temps, une baronne avec deux grandes filles avait été préservée d’une saisie, grâce à une forte somme à elle donnée.

La baronne et ses deux grandes filles devraient bien travailler, ajoutaient les gens méchants.

Oh ! peut-on être assez pauvre d’esprit pour ne pas mieux comprendre que noblesse oblige, pour ne pas apprécier cette délicatesse de sentiment qui fait un devoir aux personnes bien pensantes d’épargner la honte du travail à des dames dont les mouchoirs de poche portent des couronnes à sept pointes !

La conseillère ne donnait aux pauvres à sentiments si tendres qu’avec la plus grande circonspection. Elle n’osait pas se permettre de faire connaître les noms de ceux qui étaient secourus. Il lui était donc impossible, à son grand regret, de soumettre à l’examen du conseil des dames les reçus des sommes données. On n’a jamais bien su pourquoi elle regrettait de ne pouvoir montrer ces reçus, puisque personne ne les lui demandait et qu’à chaque séance ses comptes étaient approuvés.

Jamais personne ne lui demandait non plus qui payait sa voiture, ses meubles neufs venus de Paris, son argenterie et ses robes de soie, de velours. Qui aurait osé soupçonner cette femme pouvant changer de figure, de voix avec autant de facilité qu’une dame à la mode change de toilette ?

De même que la princesse de Metternich a le flair pour sentir si le moment demande du velours pesant ou de la gaze légère, un manteau plein de majesté ou un mantelet plein de piquant, et devine non-seulement la couleur qu’il faut, mais même la nuance, de même la conseillère avait ce tact exquis de se montrer et de parler tout à fait comme pouvaient le souhaiter les personnes auxquelles elle avait affaire. Quand c’était nécessaire, elle prenait la voix de haute-contre, par laquelle on en impose, on donne des ordres sans réplique, on éloigne des importuns, ou bien la voix de soprano qui caresse, qui remue le cœur, ou encore la voix sifflante, qui pique, qui blesse. Elle revêtait tour à tour, selon l’occasion, le masque de la digne matrone, de la pieuse chrétienne, de la bonne âme, de la créature simple et naïve ou de la joyeuse mondaine, de la maîtresse femme despotique. Elle savait si bien rire lorsque quelqu’un lui faisait plaisir, si bien verser à volonté des larmes, de vraies larmes, dont elle mesurait l’abondance ! Quand elle dépeignait à la reine la misère des pauvres, « de ses pauvres », rien que deux pleurs perlant à ses paupières ; l’étiquette de la cour n’en permettait pas davantage ; avec une dame de l’aristocratie, les pleurs mouillaient ses joues juste autant que les convenances le toléraient ; mais avec une bonne bourgeoise, elle lâchait toutes les écluses et mouillait jusqu’à deux, trois mouchoirs.

Hanna pénétra promptement tous ces mystères. Jusqu’alors elle avait honoré, plaint sa mère ; elle commença à l’admirer, à l’envier.

Les fenêtres de la somptueuse chambre à coucher de la générale ne donnaient pas sur la bruyante place du château ; elles s’ouvraient sur la rue des Turcs qui aboutit à cette place. Un matin, il y eut de la paille étendue pour amortir le bruit des voitures, et dans la maison une jeune mère tint son premier enfant dans ses bras.

Ce jour-là Hanna fut heureuse comme jamais elle n’aurait cru l’être. En entendant le premier cri de son enfant, un sourire indescriptible illumina sa belle figure naguère assombrie par la douleur. Le général pleurait de contentement ; toute la maison était en joyeux émoi. Dans tout ce qui s’y passait, s’y disait, il y avait une certaine angoisse, une certaine gravité.

On aurait cru qu’un grand événement venait de se produire. Les rideaux des fenêtres étaient si soigneusement tirés qu’il faisait presque noir dans la chambre de la jeune mère et chacun marchait sur la pointe des pieds, quoique les tapis épais fussent là pour adoucir le bruit des pas. Personne n’osait parler haut.

Et tout cela pour qui ?

Pour un enfant venu au monde très-faible, pour un enfant qui sera sottement élevé, instruit, et qui fera un jour un homme maladif, malheureux.

Dans la rue à côté et presque en même temps a été délivrée la femme d’un forgeron. Son pauvre vermisseau a été enveloppé d’une chemise rapiécée et crie de toutes ses forces. Le père rit, le prend dans ses mains rugueuses, le balance jusqu’à ce qu’il se taise, qu’il ouvre légèrement son petit œil au soleil, et la mère est déjà hors du lit, au foyer à préparer la soupe. Le soleil n’aveuglera pas l’enfant et la forgeronne mangera sa soupe avec plaisir. Ils sont à plaindre les enfants qui viennent au monde dans des maisons à tapis ; Jésus-Christ naquit dans une étable.

Quelques heures de joie suivirent la première heure de bonheur d’Hanna et puis elle se fatigua de son enfant. Vint une nourrice qui savoura les vraies joies de la mère, qui nourrit le nouveau né. La générale ne devait pas évidemment lui tendre son beau sein, sous peine de danger. Il est bien plus important de pouvoir montrer ses épaules au bal que d’allaiter son enfant.

Comment Hanna se serait-elle contentée de remplir ses devoirs de femme et de mère ? Elle est une femme allemande cultivée ; elle a mieux à faire, comme, par exemple, de choisir des étoffes, de combiner de nouvelles toilettes, de s’habiller, de peindre ses sourcils, de fixer de faux cheveux sur sa tête, d’aller au théâtre, de briller en soirée, peut-être aussi de coqueter. Et qui la blâmerait de faire passer ceci avant cela ?

Son enfant appartient à la nourrice, et elle, la générale Mardefeld, appartient au monde.

Chaque matin, n’embrasse-t-elle pas son cher nouveau né avec tendresse, et chaque soir, régulièrement, ne se souvient-elle pas de lui faire le signe de la croix, avant qu’il s’endorme ? On ne saurait demander plus.

Nos excellentes publications à l’usage des familles ont pour principe de toujours dépeindre le monde comme s’il était parfait, et surtout de déclarer irréprochable notre vie allemande. En France, en Italie, en Russie seulement, il peut se passer de temps en temps quelque petite histoire de nature à nous ouvrir les yeux sur les laideurs morales et à nous fortifier dans la conviction que nous sommes les gens les plus honnêtes de la terre.

Que nous importent les terribles chiffres de la statistique sur la mortalité des enfants ; que nous importe que ces enfants ne meurent que parce que la plupart des mères rendent leurs devoirs aussi légers que possible, pourvu qu’on ne parle pas de cela, qu’on ne l’écrive pas, pourvu que les héroïnes des romans allemands soient des modèles de vertu !

Après ses relevailles, Hanna parut grandie de quelques pouces, et ses formes n’avaient pas peu gagné en rondeur, en potelé. Elle était tout d’un coup devenue femme, femme jolie, majestueuse.

Pendant un certain temps, il ne fut question que d’elle dans tous les cercles de la ville. Elle fut présentée dans les premiers salons, et même à la cour.

Sa rencontre avec la reine fut quelque chose de surprenant. La visite commencée en cérémonie finit amicalement. Hanna fut charmée par Sa Majesté, et Sa Majesté parla sans gêne, selon son habitude, du plaisir que lui avait fait la générale.

— Vous me plaisez, dit-elle de son ton calme, imposant. Dans cet affreux théâtre de marionnettes qui s’appelle la cour, c’est à qui, parmi les poupées que je vois, se montrera la plus roide et la plus affectée ; vous, au contraire, vous avez quelque chose de frais, de naturel, qui surprend d’abord et est agréable ensuite. Je veux que nos relations soient aussi peu cérémonieuses que possible, vous me comprenez. Je vous choisis pour ma dame de cour, mais j’espère que vous deviendrez quelque chose de mieux pour moi, une confidente, et qui sait, peut-être plus encore.

Sa Majesté se mit ensuite à faire l’éloge de la mère d’Hanna, de sa bienfaisance, de son dévouement.

Quelques jours après la première audience, un équipage de la cour vint chercher la générale. La reine voulait, pendant une heure, causer à son aise avec sa nouvelle favorite. Une autre fois, Hanna dut faire une promenade à cheval avec Sa Majesté. On remarqua ensuite à l’Opéra que la reine la saluait de l’éventail, et enfin, un soir, Sa Majesté vint incognito chez la générale, et se fit montrer sa petite fille, qu’elle daigna prendre sur ses genoux, embrasser même.

La sympathie de la souveraine pour Hanna éveillait d’autant plus l’envie chez toutes les dames, qu’on savait très-bien que la reine Paula tenait les rênes du gouvernement, et que, dans les plus petits événements de la cour comme dans les plus grands actes politiques, c’était sa volonté qui décidait.

Le bon peuple, qui était assez heureux pour qu’elle lui permit de payer ses nobles passions, ne lui rendait que trop facile de commander en tout et pour tout, à peu près comme une czarine du siècle passé. À vrai dire, elle ne pouvait s’accorder les plaisirs dramatiques d’une Élisabeth ou d’une Catherine, tels que le billot, la Sibérie, le knout ; mais il existe d’autres moyens plus doux qui n’en sont pas moins terribles. Lorsqu’il n’est pas possible d’atteindre son but par la loi, on peut y arriver quand même en faisant tourner cette loi par des juristes allemands. Ces pauvres gens qui s’intitulent fièrement des bourgeois d’un pays libre n’étaient aux yeux de leur souveraine que des sujets bons à travailler pour elle, à lui obéir, et ils lui obéissaient, se trouvant satisfaits de pouvoir dire et écrire ce qu’ils voulaient.

Ministres et souverains par la grâce de Dieu, rendez toujours hommage, le verre à bière en main, à la liberté allemande, et pour tout le reste, il vous sera loisible de gouverner comme bon vous semblera. La force prime le droit ; mais le sentiment de la liberté, à la brasserie, prime la force chez nous. Souvenez-vous de cela.

Nous ne faisons pas de révolution lorsque la loi est foulée aux pieds ; mais s’il ne nous est plus permis de raisonner, nous devenons mécontents, et si le prix de la bière augmente, le sang coule.

Oh ! comme elle frappa du pied, comme elle serra ses poings mignons, la belle reine, quand elle apprit que Wolfgang avait échappé à ses geôliers en Russie, et avait été revu dans la ville ! Elle lança aussitôt après lui toute la meute de sa police ; plus de cent innocents furent arrêtés uniquement parce qu’ils portaient des habits en guenilles, et la fiévreuse activité des magistrats ne se calma que le jour où l’ambassadeur à Rome annonça que le sculpteur venait d’arriver dans la Ville éternelle. Alors l’implacable femme pensa à un nouveau plan de vengeance. Il ne lui suffisait pas d’avoir jeté le malheureux Wolfgang dans la misère, elle voulait l’anéantir, le fouler aux pieds comme un ver. Cette vilaine pensée qu’elle roulait nuit et jour gâta son humeur pendant plusieurs semaines ; mais lorsque les gouvernants allemands ont l’air sombre, il se trouve toujours quelque sujet dévoué, quelque bon patriote pour ramener le rire sur leurs lèvres, à l’aide de sa loyauté.

Cette fois l’homme loyal qui se dévoua fut Rosenzweig. Le titre de comte romain l’avait rendu hardi, entreprenant. Il s’était décidé à tout mettre en jeu pour ajouter tout au moins à ce titre un « de » allemand.

Rosenzweig était doué d’un véritable génie pour offrir des cadeaux. Il n’avait pas encore rencontré d’honnête Allemand qui eût refusé de prendre ce qu’il lui avait adroitement présenté. Un seul personnage s’était montré insensible jusqu’ici à l’irrésistible bonhomie du banquier, et ce personnage était précisément le ministre de Kronstein, l’homme sans lequel il n’y avait pas possibilité de réussir à se faire anoblir.

Le ministre était-il réellement invincible ? Pour le commun des mortels, oui ; pour Rosenzweig, non très-probablement. Le problème à résoudre lui ôta le sommeil ; il crut en mourir au moins quatre fois. Enfin, au milieu de la nuit, il sauta de son lit tout joyeux, alluma sa bougie, dansa la polka et vint se mettre devant la glace, se regardant à la lumière, avec étonnement et satisfaction.

« Oui, c’est bien moi, murmurait-il, c’est bien moi, le grand homme qui fera un présent au ministre Kronstein, qui en fera un aussi à Sa Majesté que Dieu garde, et Sa Majesté l’acceptera. »

Rosenzweig avait vu chez le ministre Kronstein, qui possédait une vieille porcelaine, un service de Sèvres, unique en son genre. Le ministre y tenait tant qu’il se montrait inquiet lorsque quelqu’un prenait en main une des pièces. C’était sur ce service que le banquier avait bâti tout un plan diabolique. Par le train suivant, il partit pour Paris. De là il se rendit à Bruxelles, Londres, cherchant partout et vainement un service pareil. Il offrit des sommes incroyables, et ne parvint pas à découvrir ce qu’il désirait si vivement. Il avait déjà perdu tout espoir. En revenant de voyage, il dénicha dans l’auberge d’une petite ville hollandaise un service de la même fabrication que celui du ministre et en tout pareil, jusque dans les moindres détails. Par-dessus le marché, le possesseur n’avait aucune idée de la valeur de son bien, et le livra pour un prix dérisoire. Rosenzweig revint triomphant et noua aussitôt les fils de sa machination.

Après avoir mis dans ses intérêts le valet de chambre du ministre, il fit sa visite à Kronstein et lui annonça qu’il avait trouvé, qu’il possédait un service semblable au sien. Le ministre fut désagréablement surpris.

— Vous vous êtes sans doute trompé ? fit-il, se mordant les lèvres de dépit. En tout cas, nous pouvons comparer.

— Ô Excellence, c’est la même façon, le même dessin, la même fabrique, répondit Rosenzweig tout en prenant la grande soupière sur la crédence et l’examinant attentivement.

En ce moment un grand bruit se fit entendre dans l’antichambre. Le ministre sut plus tard que son valet avait laissé tomber le lourd vase en argent servant à laver les couverts. Rosenzweig sursauta et la soupière s’échappa de ses mains, se brisant en un tas de gros et petits morceaux, aux pieds de Kronstein.

Le ministre frissonna de tout son corps. Avant qu’il eût reconquis son calme d’homme d’État, Rosenzweig avait chargé le valet de chambre d’aller chercher son service. L’hypocrite l’avait apporté avec lui et déposé, bien empaqueté, dans l’antichambre.

— Je serais inconsolable de ma maladresse, Excellence, dit-il solennellement, si, comme je vous l’ai annoncé, je n’avais un service pareil. Ce service sera bientôt ici et vous me permettrez, Excellence, de vous l’offrir en remplacement.

— Contre le montant de ce qu’il vous a coûté.

— Non, Excellence, je ne saurais consentir à…

— Mais je ne puis accepter un cadeau aussi précieux, sans…

— Quand le moment viendra de m’anoblir, Votre Excellence ne fera pas d’opposition !

— Assurément non, cher Rosenzweig.

Le valet de chambre entra avec le service, qui était si exactement pareil à l’autre, que Kronstein, collectionneur avant tout, fut presque joyeux de la mésaventure arrivée à Rosenzweig. Ce fut ainsi que le banquier parvint à faire accepter un présent au ministre incorruptible.

Quant à la reine, il n’eut pas de difficultés, valant la peine d’être mentionnées, pour lui faire accepter le cadeau à elle destiné. Il avait fait tisser à Paris une magnifique étoffe dont le dessin avait été détruit, et qui était, en outre, parsemée de scarabées d’or indiens. Le présent était digne d’une souveraine. Le ministre Kronstein en parla à Sa Majesté avec une chaleur imagée, et Rosenzweig obtint facilement la permission de venir offrir l’étoffe lui-même.

Il se montra avec son ordre papal. Malgré tout l’empire sur elle-même dont elle était capable, la reine ne put cacher son ravissement. Elle s’écria : « Que c’est beau ! » pendant que le banquier dépliait l’étoffe, et se montra très-gracieuse pour lui.

Soudain son œil s’arrêta sur la barbe encadrant la figure radieuse de Rosenzweig, et son front se plissa un peu. La longueur des cheveux et la coupe de la barbe étaient pour elle comme une indication sûre de la loyauté de l’homme.

— On pourrait vous prendre pour républicain, si vos bons sentiments n’étaient pas connus, dit-elle froidement. J’attends de votre loyauté que vous mettiez, à l’avenir, votre extérieur d’accord avec votre intérieur.

— Pardon, Majesté ; je ferai de mon mieux pour que mon crime me soit pardonné, répondit Rosenzweig, jouant de l’épine dorsale comme un homme en caoutchouc.

Le jour suivant, le banquier fut fait baron et invité à la table royale. Le nouveau noble, qui était tout à fait chauve, portait une perruque, mais en hiver seulement. Il la mettait le 1er octobre et la quittait le 1er mai.

Le hasard avait voulu qu’il eût offert l’étoffe à la reine le dernier jour d’avril.

Le lendemain, il parut donc à la cour, non-seulement sans barbe, mais aussi sans cheveux.

Lorsque la reine entra, son premier regard tomba sur Rosenzweig. Elle fut étonnée, puis elle se mit à rire si fort que la première dame d’honneur, la princesse Schnakerlburg-Piepenhausen, en eut la colique après le dîner. Le médecin voulait attribuer cette colique à un abus de truffes mais la patiente préféra la rejeter sur l’impardonnable oubli de l’étiquette commis par Sa Majesté.

— Mon Dieu ! s’écria la reine, tel n’était pas mon désir. Voyez donc, messieurs, ce modèle de loyal sujet allemand. Je lui demande de faire couper sa barbe, et il se fait raser toute la tête.

Elle se reprit à rire. Puis le ministre Kronstein ayant murmuré à la comtesse Bärnburg l’histoire de la perruque, Sa Majesté en fut bientôt informée, et alors sa gaieté dépassa toutes les bornes de la bienséance de cour. Elle oublia jusqu’à Wolfgang lui-même, et le général Knopf racontait le lendemain, au casino militaire, que, pour la première fois, on avait ri à la cour « à ventre déboutonné ».


VI

UN MARIAGE À LA MODE

Le baron Keith et sa jeune et jolie femme n’étaient ni plus ni moins heureux en ménage que la plupart des couples.

Que l’on se marie par amour, par convenances, ou tout autre motif, cela revient, en somme, exactement au même. L’homme et la femme sont deux moitiés d’un même corps ; mais il n’arrive presque jamais que les deux moitiés assorties se rencontrent. Pendant un certain temps, après le mariage, il semble que le grand problème ait été résolu, et chacun croit alors représenter une exception à la règle générale.

Parfois ce temps dure des mois qu’on appelle les mois de lune de miel ; d’autres fois quelques semaines seulement ; mais d’habitude, dès le lendemain de la première nuit de noces, le mari étire ses jambes comme si depuis la veille elles s’étaient allongées de beaucoup, enfonce d’un air très-sérieux ses mains dans ses poches, et la charmante petite femme croise derrière la nuque ses mains blanches et bâille à pleine bouche.

Cependant, un couple aussi joli, bien élevé, fashionable que le baron Keith et sa femme ne se laisse pas dominer par la prose de la vie avec la même facilité qu’un pauvre maître d’école ou un petit boutiquier et leurs épouses respectives. Du reste, il n’y avait pas beaucoup de temps pour l’ennui ou la réflexion dans la propriété de Silberburg. De même que toutes les personnes n’ayant rien à faire, le baron Keith et sa femme étaient toujours en mouvement, en l’air. Ils recevaient et rendaient des centaines de visites. Selon la saison de l’année, selon le temps, ils allaient en voiture, à cheval ; ils patinaient, chassaient, couraient le lièvre, dansaient, jouaient, médisaient, caquetaient, et, ainsi que cela arrive, de préférence dans les maisons dont le chef s’inquiète fort peu de dépenser, la propriété de Silberburg perdait de plus en plus de sa valeur.

À une année pleine d’éclat succéda une seconde année pleine d’embarras financiers.

D’abord vinrent des notes qui restèrent impayées, puis des sommations, et enfin manqua cet argent qui est indispensable pour l’entretien d’une maison. Il se trouva de bons amis pour prêter, ainsi que des nobles juifs de la ville qui, attendris par le cent pour cent, ouvrirent leur caisse à « M. le baron », et le petit bateau à banderole bariolée sur lequel le beau couple insouciant descendait, avec la gaieté de la jeunesse, le courant de la vie, fut remis à flot pour quelques mois. Mais lorsqu’il échoua de nouveau sur un banc de sable, il fallut porter l’argenterie, les bijoux chez le prêteur et ensuite engager les reconnaissances.

Il y eut d’autres fêtes, d’autres soirées, d’autres bals, d’autres concerts. Le baron Keith se rendit même en voiture à la ville et se montra dans une loge avec sa femme, ce qui apaisa un certain temps ses créanciers. Ces braves gens sont toujours contents pourvu qu’ils voient qu’on jette leur argent par les fenêtres ; mais si leur débiteur veut se servir de ce qu’ils lui ont prêté pour une affaire sérieuse, ils n’ont plus une minute de tranquillité.

Un matin où M. le baron montait un cheval de manége et où madame la baronne essayait une nouvelle robe de chambre de madame Victorine, faite d’après la dernière mode de Paris, entrèrent dans le château deux hommes, dont le manque d’éducation fut aussitôt révélé, parce qu’ils ne voulurent pas attendre que la maîtresse de la maison eût grandi en dignité par la pose de son chignon, et qu’ils pénétrèrent jusque dans son boudoir où les parures les intéressèrent fortement et longuement.

Ces hommes se mirent à tout inscrire, quoique la baronne leur eût majestueusement montré la porte. Ils ne se préoccupèrent pas plus du baron, lorsqu’il survint en grandes bottes à l’écuyère et battit l’air de sa cravache avec toutes les apparences de la mauvaise humeur.

— Que font donc ces gens-là dans notre maison ? s’écria la charmante Julie d’un ton irrité.

— Ils nous saisissent, répondit sèchement Keith, haussant les épaules d’un air de mépris.

— Mon Dieu ! Est-ce possible ? murmura la baronne.

Elle se laissa tomber sur un sofa et se prit à pleurer. Qui n’aura pas compassion d’elle ? N’est-ce pas déplorable d’avoir grandi dans la croyance qu’on a du sang bleu dans les veines, qu’on ne ressemble pas du tout aux autres créatures humaines, qu’on est bien plus complète, plus parfaite qu’elles, et puis se voir saisir comme un tailleur en vieux ou une blanchisseuse ?

— Mais nous pouvons trouver de l’argent sur notre propriété ? dit-elle bientôt.

— Ce n’est pas possible, répliqua le baron d’une voix contenue.

— Pourquoi ?

— Parce que Silberburg ne nous appartient pas, parce que je l’ai affermé et que le bail finit dans deux mois.

— Qu’as-tu donc fait de mon argent ? demanda Julie stupéfaite.

— Je n’ai pas eu le courage de t’avouer mes dettes avant notre mariage. Il a fallu les payer, et puis n’avons-nous pas vécu gaiement ?

L’homme au point d’honneur avait tout simplement trompé sa femme.

Elle ne semblait pas comprendre ; elle était peut-être si bien faite à la nouvelle morale de notre temps, qu’elle considérait comme permis le procédé de son mari. Elle se contenta de dire :

— Et l’ameublement ?

— Loué ! répondit le baron avec un noble geste.

— Ainsi, nous ne possédons plus rien ?

— Plus rien.

— Alors, que viennent saisir ces gens-là ?

— Je ne sais pas.

À travers les larmes de Julie brilla un sourire. La pensée qu’elle n’était pas seule trompée, que les créanciers l’étaient aussi, semblait la consoler, l’égayer. Elle se leva précipitamment et courut vers le salon, où l’expert disait en ce moment : Une glace à cadre doré, dix florins !

— Vous vous donnez de la peine bien inutilement, messieurs, fit-elle avec moquerie. Le château, le bien, les meubles ne nous appartiennent pas.

La figure des gens de loi s’allongea, et, dans sa surprise, celui qui estimait s’introduisit une prise dans la bouche, au lieu de la mettre dans son nez, d’un beau ton cuivré, parsemé de verrues, comme les chardons rouges.

— Mais vos robes et votre linge sont à vous, madame la baronne, siffla son compagnon, l’œil pétillant à travers les lunettes.

— Certainement.

Julie eut alors tout lieu de pleurer amèrement. On lui prit toutes ses belles robes de velours, ses jupes de soie, ses mantelets, son linge marqué de la couronne à sept pointes, tout ce qu’elle avait. On ne lui laissa que ce qu’elle portait sur elle.

— Oh ! c’est pire que si nous avions été incendiés, s’écria-t-elle plaintivement. Qu’allons-nous devenir ?

— J’ai encore deux cents florins.

— C’est peu ; mais nous travaillerons ; nous gagnerons ce dont nous avons besoin.

— Bah ! songerais-tu à coudre des chemises pour des étudiants ? Tu veux travailler ; nous ne sommes pas nés pour cela ; nous n’avons pas appris du reste. Tu pourrais donner des leçons de piano et moi des leçons d’équitation ; mais je ne consentirai pas à ce que tu fasses quelque chose pour gagner de l’argent. Nous nous tirerons bientôt d’affaire.

Et ils se tirèrent effectivement d’affaire. Ils louèrent une voiture et se rendirent à la ville tels qu’ils étaient, lui en habit de cheval, elle en robe de chambre, sans chignon, et ils descendirent dans un petit hôtel. Un tailleur offrit aussitôt à M. le baron deux nouveaux costumes, et madame Victorine eut soin que la baronne ne restât pas en robe de chambre ; elle lui envoya deux toilettes de ville complètes, aussi jolies l’une que l’autre, ainsi qu’un paletot de velours, un manteau de théâtre princier et un châle de cachemire. Dans la poche du paletot il y avait une note de plus de seize cents florins à laquelle le couple à la mode ne fit nullement attention.

Le baron et la baronne Keith louèrent les jours suivants le premier étage d’une élégante petite maison de la rue des Princesses, six chambres, douze fenêtres de façade avec un beau balcon, et commencèrent à vivre comme vit une partie de notre « bonne compagnie », c’est-à-dire en ne payant pas les notes, en faisant des dettes.

« On vit très-bien ainsi », assure le comte Swistaski, en caressant sa jolie barbe noire, et la belle comtesse Kronenberg ajoute en regardant avec plaisir ses blanches épaules : « Mais il y a d’autres sources de revenu qui sont bien plus réelles ».

L’aimable petite baronne ne pensa point à ces sources de revenu plus réelles ; elle essaya même d’empêcher son mari de faire des tentatives hardies contre la bourse des autres.

Il n’y a rien au monde que le baron Keith ne prit pas à crédit, depuis des habits, de la viande, son blanchissage, jusqu’à des souliers, des fiacres, des articles de toilette, des légumes, des montres, des loges, des meubles, des pâtés, des tableaux, des vins, du bois, des dentelles et même des journaux, des commissionnaires, des chiens. Un jour où il s’était fait livrer un jeune bouledogue sans le payer, il dit au vendeur : « Dans ma propriété de Silberburg, j’ai deux terre-neuve ; ceux-là il vous faudrait les voir. »

Lorsque le couple fashionable se trouva en tête-à-tête, Julie dit à son mari :

— Comment peux-tu parler de ta propriété ? C’est tromper les gens que de toujours parler de ce que tu n’as pas !

— Ah ! tu n’y comprends rien ; le monde le veut ainsi, répondit Keith piqué dans ses sentiments d’honneur, qu’il avait très-vifs comme on le sait.

Aussitôt que le couple à la mode eut pris possession de son logement, il recommença à vivre avec éclat. Un cercle choisi de lions se réunit autour de la petite baronne, et les dames rivalisèrent de grâce sur les bruns fauteuils bas de son salon. De nouveau on invita, on fut en fête, on prodigua, jusqu’à ce qu’un autre huissier reparut suivi d’autres recors et d’un autre expert. Cette fois, l’homme de loi était un petit homme à larges épaules, à longs pieds, à grosse voix. Il s’efforça d’être grossier, ce qui n’était pas nécessaire, la nature ne s’étant pas, à cet égard, montrée avare envers lui. De ses mains rouges faisant crier comme une brosse la soie du corsage de la baronne, il lui enleva la broche en diamants qu’elle portail. Il soulagea aussi le baron de sa montre. Rien ne lui semblait difficile à faire ; il décrocha le lustre doré du plafond et retira le bouledogue de sa niche.

En cette occurrence, Keith perdit son calme ; il prit sa femme sous le bras et l’emmena. Au rez-de-chaussée, les larmes lui vinrent aux yeux et Julie se jeta à son cou en sanglotant.

— Viens, avant qu’on nous rattrape, fit-il en se dominant.

Il rabattit le voile épais sur la petite figure en pleurs de la baronne, enfonça son chapeau jusqu’aux sourcils, et ils s’éloignèrent ainsi dans un droschke qui les conduisit dans un faubourg éloigné.

Là, loin, bien loin de la zone du monde élégant, ils louèrent, à dix florins par mois, une modeste chambre pauvrement meublée, mais pourvue de lits propres, d’un poêle pour la cuisine, et tinrent conseil sur ce qu’ils avaient à faire à l’avenir.

— Nous ne manquerons pas d’argent tout de suite, dit Keith. Depuis un mois, je sentais venir cette catastrophe, et, à tout hasard, j’avais caché un billet de cent florins dans la semelle de mon soulier.

Il retira le billet de l’endroit indiqué et ajouta :

— J’avais prélevé cela sur l’argent que Rosenzweig m’a donné en retour de ma dernière lettre de change.

— Alors, nous allons commencer par déjeuner, dit la baronne. Je me sens en grand appétit ; mais mène-moi dans un restaurant où vont les pauvres gens. Nous sommes pauvres, nous aussi, Eugène, il faut penser à cela et à travailler. Je crois que tu pourrais aller faire des écritures chez un avocat, et moi… moi, je cuisinerai, je laverai et je broderai, je coudrai pour un magasin.

— Je ne veux pas, je ne veux pas ! s’écria Keith.

— Sois gentil, mon petit mari ; il vaut mieux être gêné un peu que de descendre de plus en plus.

— Tu crois ? Fais comme tu voudras.

Julie parvint effectivement à faire comme elle voulait. Le baron la laissa commander, prendre en main les rênes du gouvernement. C’eût été certainement un bonheur pour tous deux, si elle avait eu assez de courage pour le dominer complétement dans cette circonstance critique, assez d’énergie pour affirmer sa domination ; malheureusement, elle manquait de ces deux qualités. Par sa patience, sa bonté, son désir de se sacrifier à lui, elle réussissait à l’émouvoir ; mais elle était incapable de lui imposer sa volonté, et la tentative commencée ne fut en somme qu’une tentative, un dernier vacillement de la fierté, de l’honnêteté.

Sous un autre nom que le sien, Keith entra comme clerc chez un notaire, et Julie commença à broder des mouchoirs, à coudre des gants. Elle faisait les lits, la chambre ; elle allait aux provisions avec un panier et cuisinait. Lorsqu’elle voulut préparer le premier déjeuner, elle s’agenouilla devant le poêle, en disant : « Je vais faire du feu », puis elle ajouta en riant : « Comment fait-on le feu ? Moi je ne sais pas. »

Keith rit comme elle, se mit à fendre un morceau de bois et montra à sa femme l’art de préparer un feu qu’il avait appris pendant qu’il était lieutenant. Le café que Julie prépara était très-bon ; mais à midi, lorsque son mari revint d’assez mauvaise humeur, après s’être, pour la première fois de sa vie, occupé sérieusement pendant quatre heures, et qu’elle lui servit d’un air de triomphe le repas préparé pour lui, il s’écria avec colère : « Tu veux que je mange cela ? Ce n’est pas de la soupe, c’est de la lavasse ! Et ces tiges de bottes, tu appelles cela de la viande ! Tout votre talent, à vous les femmes bien élevées, c’est de rester allongées sur une chaise longue à lire des romans, de coqueter dans une loge, de pianoter ; mais, s’il s’agit seulement de préparer un dîner pour l’homme qui travaille pour vous, la chose est au-dessus de votre dignité. »

La pauvre petite femme se mit à pleurer. Le feu lui avait rougi les joues ; elle s’était brûlé les doigts en cuisinant, et tout cela inutilement. Keith avait raison certainement ; elle trouvait elle-même mauvais ce qu’elle avait préparé, et il était resté quatre heures à travailler pour elle !

Quatorze jours encore elle le vit, lui le baron Keith, l’Adonis, continuer à se rendre chez le notaire ; puis, il se fit mal à un doigt en fendant une bûche, et il dut renoncer à écrire, malgré tous ses regrets. Dans l’intervalle, elle, la pauvre âme, avait eu les doigts tout piqués à force de coudre des gants. Il lui fallut renoncer aussi à son travail, et ils se montraient leurs mains blessées, admirant tous deux le courage héroïque dont ils avaient fait preuve.

— Qu’entreprendre maintenant ? demanda Julie timidement lorsque l’argent fut presque épuisé.

Keith jugea inutile de quitter des yeux le livre qu’il lisait, les Enfants de l’Enfer d’Amérique.

— Qu’allons-nous devenir, Eugène ? reprit sa femme. Ne peux-tu trouver une place digne de toi ? Tu n’as donc rien appris ; tu n’es en état de rien faire ?

Le baron garda un silence obstiné.

La nature n’est pas aussi injuste que bien des gens le croient : elle ne donne pas tout ce qu’elle peut donner au même individu.

Keith était beau, incroyablement beau, mais il avait peu d’esprit et ses capacités étaient si restreintes qu’il aurait fallu les développer à leur maximum pour les mettre à la hauteur d’une modeste carrière. N’ayant rien appris, au contraire, ni en fait de science ni en fait d’art, il n’était bon qu’à jouer et à corriger la veine.

Il se souvint alors de ce talent qu’il possédait, découvrit un tailleur qui le transforma à nouveau en homme à la mode, et se remit à la recherche de ses anciennes connaissances.

Il revint vers Rosenzweig, Bärnburg, Oldershausen, et par leur intermédiaire refit tout d’un coup partie de la coterie aristocratique. On n’ignorait pas sa conduite, dans ce monde, mais il n’avait rien fait d’incompatible avec sa noblesse ; on n’y regardait pas donc de trop près. Si l’on avait su qu’il avait travaillé quinze jours chez un notaire, c’eût été bien différent. On ne lui aurait pas pardonné cet oubli de son rang.

Keith commença par le billard et finit par la roulette. La queue qu’il maniait bien, lui rapporta tellement en peu de jours, qu’il put s’installer élégamment une fois encore et embellir sa petite femme de ces colifichets par lesquels le monde se laisse si facilement tromper.

Il fit de sa nouvelle demeure une véritable maison de jeu. Sa femme coqueta avec les cavaliers qui se réunirent chez lui, et lui, pluma ces mêmes cavaliers.

Ce fut ainsi que le couple à la mode reconquit sa situation dans le monde et retrouva le bonheur. Pour combien de temps ?


VII

L’AMOUR À LA BOURSE

Dans notre chère bonne Allemagne, à force de parler de notre moralité, de notre vie de famille exemplaire, de notre honnêteté commerciale et sociale, nous avons fini par être convaincus que tout cela était vrai, et les autres peuples ont commencé à croire plus ou moins ce que nous disions de nous. Nos grands politiques qui ont voulu appliquer aussi les forts principes de la morale bourgeoise à l’éducation des peuples, assurent qu’il ne manquait à la nation allemande que de grandes relations pour améliorer le monde.

Maintenant, les grandes relations sont venues ; mais la façon d’agir morale en politique a disparu, et nos intimes relations bourgeoises ont tellement pris le pli des habitudes machiavéliques qui soumettent les intérêts des États les uns aux autres, que l’honnêteté allemande est déjà à la veille de devenir un mythe. On dirait presque que dans cette étroitesse de nos relations que nous avons si souvent, si amèrement déplorée, a été enterré le fond de notre probité devenue proverbiale.

La chose est simple et s’explique facilement. Un boutiquier dans une petite ville de province, où chaque homme regarde dans le pot de son voisin, où chaque femme connaît par le menu la toilette des autres, n’osera pas se lancer dans ces grandes spéculations hardies et trompeuses qui se font tous les jours dans les grandes villes. Il se contentera de donner du café, du sucre à faux poids, de tromper en aunant, de mêler de la poudre de café dans le poivre et de la poussière de brique dans la cannelle. Il manipulera ainsi sa marchandise à la vieille mode, c’est certain, mais il ne reposera pas avec tranquillité sur son grand oreiller sa tête coiffée de son bonnet de nuit, s’il a fait quoi que ce soit pouvant lui occasionner des difficultés avec la loi.

Ces Lilliputiens allemands qui se sont tout d’un coup, sur la Seine, la Tamise, la Néva, élevés à la grosseur d’un habitant de Brobdignac ont perdu la mesure de chaque chose qui les entoure ; la petite aune de leur morale ne leur suffit plus, et comme ils n’en ont pas encore de plus grande, ils renoncent à établir une mesure de moralité pour le monde qui les entoure et pour leurs propres actes. Faut-il donc s’étonner qu’en tout et pour tout, ils agissent beaucoup plus mal que ne l’ont jamais fait les anciens géants ?

Les milliards français ont été comme les dons des Grecs pour la pauvre Allemagne ; à Berlin, à Vienne et dans cent petites villes, ils ont déchaîné cette fureur de spéculation qui nous a ramenés au temps de Law ; avec eux est venue cette armée de vampires, avides de sang, qui mènent les peuples à leur perte et insufflent la soif, la rage de gagner de l’argent sans effort, sans travail : par eux ont été nivelées chez nous toutes les classes de la société.

Au milieu de cette effervescence, la nouvelle que les banques de jeu étaient fermées à Baden-Baden et à Hombourg vint faire l’effet d’une mauvaise plaisanterie. Qu’importe la roulette, quand la fièvre ardente du jeu a gagné tout le monde et que l’enjeu n’est plus seulement de l’or, mais le bonheur, l’honneur, la vie des familles !

Les grands pillent les petits et les riches pillent les pauvres, abusant de leur position, de leur influence pour dépouiller sans vergogne de leur modeste avoir leurs victimes manquant de relations à la cour, de moyens pour connaître d’avance les dépêches. Les petites gens perdent ainsi tout leur bien ; mais qui s’en inquiète, qui se soucie de la ruine de milliers d’honnêtes familles allemandes ? Les puissants bâtissent des palais, et le sang de ceux qu’ils ont volés se mêle au mortier. Et tout cela se fait avec un cynisme, une grossièreté que nous cherchons en vain dans les autres nations. En pareil cas, le Russe reste affable, l’Anglais garde sa dignité, le Français ne perd point cette élégance, cette grâce, cet élan qui le distinguent si particulièrement, tandis que chez nous le manque d’honneur s’étale nu, sans honte, sans vergogne, affreusement vulgaire.

Quiconque est encore honnête dans ce monde de mensonge, de jeu traître, quiconque gagne encore son argent honnêtement, travaille pour son pain de chaque jour, est regardé du haut en bas par les exploiteurs effrontés, tourné en ridicule et même méprisé.

C’eût été un miracle bien plus grand que celui qui s’opère à Naples avec le sang de saint Janvier, si Plant, cet Allemand modèle de notre époque, n’avait pas subi lui aussi l’influence de la maladie du jeu.

Assurément sa position exigeait de certaines précautions ; un domestique ne peut guère se montrer à la Bourse ; mais son infatigable esprit d’invention lui fournit bientôt les moyens et les personnes nécessaires pour pénétrer, invisible, dans le temple de Plutus.

À mesure que sa passion pour Valéria se changeait en haine, en dégoût, il était de plus en plus dominé par la pensée de rattraper son argent, et avec cet argent sa position dans la société.

Il volait son insouciante maîtresse avec un aplomb merveilleux ; mais pour devenir riche rapidement, il fallait qu’il introduisît aussi sa main dans la poche d’autres personnes, et il l’y introduisit avec beaucoup d’ardeur.

M. Steinherz, l’homme au gilet de velours, lui parut être l’individu dont il avait besoin. Cet enthousiaste ami de l’art avait cet épiderme en cuir qui est insensible à toute espèce de piqûres. Il ne s’écoulait pas de semaine sans qu’il vînt se présenter au petit palais de Valéria. Il n’était jamais reçu, mais il n’en parlait pas moins avec une incessante admiration de la « sublime actrice ». Son bonheur était d’obtenir de la bouche du domestique des bribes de renseignements sur l’intérieur de la comédienne, son genre de vie, ses habitudes, ses nouveaux rôles, ses nouvelles toilettes, et de jouer à l’homme initié, dans son entourage à lui.

— Tout le monde cherche à faire fortune à la Bourse, dit un jour Valéria à Plant ; je voudrais, moi aussi, spéculer un peu ; mais personne ne doit rien en savoir. J’ai songé à m’adresser à Rosenzweig ; je préfère me servir de toi, Jean. Tu as déjà de l’expérience, n’est-ce pas ?

— Je suis entièrement à vos ordres, madame.

Valéria commença donc à jouer, et son exemple fut suivi par son domestique, qui mit Steinherz dans la confidence, lui donnant en secret les avis nécessaires.

— A-t-elle des idées, la superbe Milford, la Médée unique ! s’écriait Steinherz chaque fois que Plant lui soufflait une heureuse combinaison, dont il attribuait l’invention à Valéria pour enflammer plus encore le zèle de son agent. Si je pouvais une seule fois parler affaires avec elle ! Quelle femme ! C’est plus qu’une femme, une déesse ! Qu’en pensez-vous, monsieur Jean ?

M. Jean se hâta de répliquer :

— Malheur à vous, monsieur Steinherz, si jamais vous osiez…

— Je n’oserai point, répondit l’agent, frappant sur son gilet de velours avec force. Voici le tombeau où la grande Valéria peut déposer tous ses secrets. Dites-lui bien cela.

Il est aisé de deviner comment l’actrice gagnait toujours, et, en même temps qu’elle, Jean et Steinherz.

Le roi venait deux fois par jour chez Valéria. Par lui, elle entendait l’herbe pousser dans toute l’Europe. L’actrice communiquait les nouvelles à Plant, et Plant les transmettait, à son tour, à Steinherz.

Règle générale, ils savaient vingt-quatre heures plus tôt que leurs concurrents s’il y avait hausse ou baisse, et dans leurs spéculations il n’y avait pas pour eux danger de faire fausse route.

Steinherz devint bientôt l’oracle d’une foule de petites gens et un grand homme à la Bourse. Il ne tarda pas à ouvrir un comptoir et se chercha un commis. Un jour, Plant ne fut pas peu surpris de voir installé chez M. Steinherz, en qualité de commis et de galopin, le favori des muses, Gansélès. Sur ses cartes de visite, Gansélès s’intitulait secrétaire, ce qui ne l’empêchait point de cirer les bottes de M. Steinherz et de lacer madame Steinherz.

Un soir Steinherz accourut vers Plant dans la plus grande animation.

— Il y aurait une belle affaire à faire demain avec les actions de la Compagnie mobilière ; mais il faut tenir à l’écart le jeune Finkélès de Finkelstein ; vous le connaissez, monsieur Jean. C’est le banquier de la rue de la Couronne, le gros bonnet de la contre-mine. Parlez-en à la grande Médée ; elle trouvera un moyen contre notre homme.

Plant monta comme pour aller parler à Valéria et s’assit dans l’antichambre dans un fauteuil en osier, où il se prit à réfléchir. Pendant qu’il songeait, traçait des plans, son regard rencontra par hasard l’Amour en plâtre placé sur le poêle.

« Serait-ce un avertissement que tu me donnes, en dirigeant contre moi ta flèche, fripon dieu d’amour ? se dit-il avec un sourire. Tu as été bon pour moi, je le sais ; c’est toi qui, blessé de la conduite de cette femme envers moi, m’as guidé vers la Bourse, où tu m’aides à vaincre. Par toi j’ai forcé le roi à soutenir mon jeu hardi ; voudrais-tu m’abandonner aujourd’hui ? »

Pendant qu’il parlait à l’Amour, le moyen qu’il cherchait lui vint à l’esprit et il le communiqua aussitôt à Steinherz.

— Ô grande Médée ! s’écria l’agent. Quelle femme ! quelle divinité !

Dans la matinée suivante, quand la Bourse s’ouvrit et que Finkélès de Finkelstein, le jeune banquier plein d’ardeur, quitta la salle un moment pour donner des ordres à son adjudant, Gansélès se rapprocha de lui pour tenter aussi de son côté une petite affaire.

— Monsieur le baron, commença-t-il, que me donnerez-vous, si je vous annonce quelque chose ?

Finkelstein ne le regarda pas même.

— Il s’agit de mademoiselle Olga, ajouta Gansélès, le tirant par la manche.

À cette déclaration, le banquier prit feu.

— Que savez-vous ? demanda-t-il vivement, en appelant près de lui le secrétaire, qui tendit la main et reçut une pièce d’or.

— Ce que je sais est connu de bien d’autres, chuchota Gansélès. Tous les matins, quand vous êtes à la Bourse, Monsieur le baron, un chef d’escadron de hussards va voir la belle mademoiselle Olga.

Finkelstein, le lion de la Bourse, qui, lorsqu’il est jaloux, ne craindrait pas dix régiments de hussards, à plus forte raison un unique chef d’escadron, se jette aussitôt dans la première voiture et roule vers sa favorite. À quoi cela lui sert-il maintenant d’avoir meublé pour mademoiselle Olga le plus charmant petit hôtel et de faire chaque jour l’admiration de tous les gens de bon ton en allant au parc, dans l’équipage à deux chevaux blancs fougueux où son odalisque, toute de blanc vêtue, adossée à de moelleux coussins, montre son minois piquant ? À quoi cela lui sert-il d’avoir escompté le paradis de Mahomet ? Il est joué, moqué, trahi.

Amoureux comme un Turc et non moins jaloux, il monte l’escalier en courant, rejette contre le mur, ainsi qu’une balle, la soubrette qui vient à lui, et s’élance dans la chambre à coucher de la perfide. Oh ! qui peindra son ravissement ! La perfide, est là couchée, innocente, tranquille sur ses coussins en soie, et elle dort. Elle dort même si bien qu’il l’entend ronfler en se penchant, altéré de vengeance, au-dessus d’elle.

Comme ce ronflement lui semble mélodieux ! Il reste longtemps à la regarder en ayant l’air d’écouter une musique céleste. Trop tard il se souvient de ses affaires. Il retourne à la Bourse en toute hâte et apprend qu’il a perdu la bagatelle de cent mille florins.

Il cherche Gansélès pour lui donner des preuves frappantes qu’il a menti ; mais il ne le trouve pas. Il ne découvre nulle part l’enfant de la Palestine aux cheveux noirs qui, pour faire le jeu de ses adversaires, l’a éloigné de la Bourse par une fausse nouvelle, et qu’il a de plus récompensé d’une belle pièce d’or.

Dans l’intervalle, Plant et Steinherz sont assis chez un marchand de vin et se partagent sa dépouille en buvant une bouteille de vin du Rhin.

Après un certain nombre de bonnes affaires de ce genre, Plant se vit enfin arrivé au but qu’il poursuivait sans relâche, en déployant toutes ses capacités, en imposant un silence complet à ses nobles sentiments.

Une nuit vint qu’il passa tout entière à compter.

Au matin, il rassembla son avoir, et lorsque Valéria, enveloppée de sa riche robe de chambre bordée de blanc, sonna pour son chocolat, il mit le plateau d’argent devant elle. Avec un sourire et d’un ton très-aimable, mais nullement soumis ou contraint, il lui demanda un moment d’entretien.

L’actrice comprit qu’il s’agissait de quelque chose d’important, d’inattendu.

— Parlez ! lui dit-elle d’un air vraiment royal.

— J’ai à vous prier, madame, de vous mettre aussitôt en quête de quelqu’un à qui je laisserai le plaisir de vous servir. Je vous quitte aujourd’hui même.

— Que t’arrive-t-il ? Je ne puis me passer de toi. Serais-tu… mécontent de moi ?

— Oh ! au contraire. J’ai regagné à votre service la somme que, dans un accès de folie amoureuse, j’avais sacrifiée pour vous, et je puis me passer du bonheur de votre voisinage.

— Ainsi, monsieur Plant, vous êtes redevenu riche en bien peu de temps ? répliqua Valéria contractant ses sourcils. Il faut que vous m’ayez largement volée.

— Pardon, j’ai joué à la Bourse avec quelque bonheur : voilà tout.

— Je dois le croire.

— Vous le devez, Valéria, et il y a autre chose que vous devez faire.

— Quoi donc ?

— Vous taire.

— Qui peut m’y contraindre ?

— Moi.

— Par quels moyens ?

— J’ai l’intention de fonder un journal qui racontera des historiettes aussi morales que piquantes, pour faire connaître tous les scandales de la ville, tous les secrets délicats et pour châtier ainsi le vice en même temps que les imbéciles qui en sont victimes. M’avez-vous bien compris ?

— Très-bien, monsieur Plant ; mais il y a des moyens pour faire taire des journaux pareils.

— Certainement, c’est pour cela qu’il me paraît plus avantageux, pour vous et pour moi qui nous connaissons, qui nous savons en état de ne reculer devant rien, de nous épargner mutuellement.

— Je ne demande pas mieux.

— Je vous prie donc avant tout d’oublier que…

Plant s’arrêta. Les mots qu’il voulait prononcer ne pouvaient sortir de ses lèvres.

— Que vous avez été mon domestique, compléta Valéria. Je ferai mon possible pour cela. La révélation serait cependant très-piquante, très-comique.

Elle se prit à rire aux éclats.

— Oh ! vous m’avez merveilleusement servie, à l’œil et à la baguette ; vous avez eu peur de moi réellement.

— Je n’ai eu peur que d’une chose, jeta Plant malicieusement.

— Laquelle ?

— De continuer à vous aimer ; mais ma peur n’avait pas de raison d’être ; elle était enfantine.

Valéria se leva et arpenta la chambre lentement. Les ailes de ses narines frémissaient fortement ; ses lèvres s’écartaient à laisser voir les dents étincelantes de blancheur. Enfin elle s’arrêta devant lui en balançant comme un lasso la cordelière de sa robe de chambre.

— Et vous n’êtes plus du tout amoureux de moi ?

— Je cherche vainement à comprendre comment j’ai jamais pu l’être.

— C’est peu aimable.

— Excusez-moi. Pour rien au monde je ne voudrais vous faire de la peine, car je vous dois des remercîments. Vous m’avez guéri, complétement guéri de l’idéalisme. À votre service je suis devenu un tout autre homme. Il n’y a plus rien en moi de cette faiblesse de sang, de cette tendresse de sentiment qui me faisaient voir les créatures et les choses sous les couleurs les plus roses, et qui m’ont valu tant de douleurs, d’errements.

— Si vous saviez comme vous êtes comique en ce moment ! s’écria Valéria. Ne vous trompez donc pas vous-même. Que savez-vous de l’idéal ? C’est votre égoïsme qui a erré. C’est votre vanité, votre sensualité qui ont souffert, mais non votre cœur. Trompez qui vous voudrez ; vous ne me tromperez pas, moi ; je vous connais trop bien.

Depuis longtemps la pensée d’Andor n’avait pas traversé l’esprit de Plant. Le souvenir de son ami lui revint alors, et il lui sembla entendre les dernières paroles du docteur résonner à ses oreilles comme les hurlements des loups poursuivant quelqu’un égaré dans la steppe. Aussi ne trouva-t-il pas de réponse au reproche que Valéria lui lançait hardiment, sans pitié, en pleine figure.

Il s’inclina sans mot dire, et sortit.

Une heure plus tard, il quittait le palais de Valéria et se rendait en fiacre au chemin de fer. Il avait résolu de faire un voyage en Suisse et en Italie pour se rafraîchir les idées, se préparer au nouveau genre de vie qu’il comptait mener, et laisser repousser sa barbe.

En s’éloignant de la ville, le domestique de la maîtresse du roi se proposait d’y revenir tout à fait lui-même, armé jusqu’aux dents contre les hommes qu’il haïssait, et prêt à brandir le fouet contre cette société qui l’avait repoussé de son sein.


VIII

PARISIENS DE TOUTE SORTE

Le calme avec lequel Andor supportait la perte de sa mère avait, aux yeux d’un observateur ordinaire, quelque chose d’étrange. Pour ceux, au contraire, qui ne jugent pas sur les apparences, ce même calme était plein d’angoisse, de mystère.

Pendant quelque temps, Wiepert se domina pour ne pas combattre cette manière Spartiate de montrer sa douleur ; mais à la longue, son affection pour son jeune ami l’emporta sur la réflexion, la délicatesse.

— Expliquons-nous une bonne fois, lui dit-il. Le mal le plus terrible est celui qui se tait ; souffrir sans rien dire, c’est à peu près vouloir sa mort. Vous me paraissez malade, Andor, et de corps aussi bien que d’esprit. Cela ne saurait durer ainsi. Il vous faut quelque chose, quelque chose de violent pour vous sauver.

— Si vous voulez me guérir, répondit Andor, il faudra avant tout me changer. Tel que je suis, il s’écoulera du temps avant que je surmonte la douleur qui m’étreint comme avec des griffes de vautour. Ne me croyez pas sentimental ou faible de caractère. Je n’ai jamais envisagé avec plus de tranquillité que maintenant la fausseté, le côté maladif de ces sentiments qui ont amené au dégoût du monde les esprits les plus remarquables, les hommes qui, comme Heine, par suite d’un amour de jeunesse non payé de retour, ou comme Musset, à cause de l’infidélité d’une femme adorée, déprécient leur caractère, empoisonnent la source de leur vie, assombrissent leur esprit, n’ont enduré que des souffrances imaginaires auxquelles ils ont attribué la faute que leur a fait commettre la faiblesse, la maladie, la décadence native de tout leur être.

» Comme mari de son Ottilie et au berceau des enfants qu’elle lui aurait donnés, Heine eût été ce même homme que nous avons connu, avec sa blessure au cœur toujours saignante, son bonnet de fou aux grelots tintants ; et George Sand serait restée fidèle à Musset, qu’il eût tout de même vu le monde de son œil trouble, indécis.

» C’était jadis la mode d’être malheureux ; ainsi s’explique la manie des lions et lionnes de Paris, de Berlin, de Saint-Pétersbourg, d’avoir tout à coup une blessure au cœur, et d’étaler pour ainsi dire comme un ornement cette blessure sur leur gilet ou à leur taille afin que tout le monde vit le sang qui en dégouttait. Ainsi s’explique que tout à coup les poëtes aient souffert « du mal du monde », parce que deux jolis yeux ne voulaient plus les regarder amicalement. Heine en Allemagne, Musset en France, rivalisent avec Pouschkine et Lermontow en Russie. Ils pleurent en beaux vers, et le sang de leur cœur se convertit en louis d’or, en frédérics, en roubles dorés.

» Et tout cela c’est du mensonge, de l’hypocrisie, de l’invention, du faire ! Quel est l’homme qui, à moins d’être malade de corps et fou d’esprit, ne se détournera pas d’une folle jeune fille qui ne sait pas l’apprécier ou d’une femme que la soif du plaisir éloigne de ses bras dévoués pour la jeter dans les bras d’un autre ?

» Mais perdre une mère, c’est autre chose, tout autre chose ! Cela ne s’exprime pas ; cela se sent, et à celui qui ne le sent pas il serait impossible de l’expliquer. Cependant je surmonterai cette douleur elle-même. Je commence déjà à penser avec une douce joie à celle qui était tout pour moi. Oui, je triompherai de mon mal. Alors ma mère sera dans mon souvenir comme une sainte lueur éclairant pour moi le présent et l’avenir. Mais, en attendant, je saurai souffrir. À celui qui perd la femme aimée on peut dire avec raison : Il ne manque pas de femmes dans le monde ; mais que dire à celui qui vient d’ensevelir sa mère ? Pour tout homme, il n’y a jamais qu’une mère.

— Je me garderais de vous contredire, répondit Wiepert après un temps d’arrêt, pendant lequel il s’était efforcé aussi vaillamment qu’inutilement de refouler ses larmes. J’ai… j’ai aussi perdu ma mère. Assez sur ce sujet ; parlons d’autre chose. Lorsqu’un poids terrible pèse sur nous, mon jeune ami, il ne suffit pas de résister, de ne pas se laisser courber, il vaut mieux se débarrasser de ce poids par une forte secousse. Il faut que vous fassiez quelque chose pour délivrer votre âme. Essayez s’il vous sera possible d’entreprendre une tâche quelconque. Plus elle sera grande, plus le but que vous vous proposerez sera difficile, mieux vous vous en trouverez, même en n’atteignant pas ce but.

— J’y avais déjà pensé, murmura Andor avec un sourire profondément douloureux ; je voulais écrire une tragédie.

— Y pensez-vous ? Un drame qui ne sera jamais joué est un enfant mort-né, et ce qu’on donne aujourd’hui dans les théâtres peut s’appeler des pièces, non des œuvres. Un talent véritable ne doit se tourner que vers le roman.

— Je ne me sens pas porté vers le roman. En ce moment, je ne suis pas en état de réussir ces fines peintures qu’il permet ; je ne saurais travailler qu’à grands traits.

— Peinture décorative ! fit Wiepert d’un geste plein de mépris. Croyez-vous que les décorations passent à la postérité ? Je m’imagine qu’on les met dans la chambre de débarras quand elles ont fait leur temps ; il en est de même des pièces. Pourquoi coupe-t-on des passages entiers de Shakespeare, de Gœthe, de Schiller, lorsqu’on veut les jouer aujourd’hui ? Parce que notre public de théâtre ne supporte plus toute une œuvre dramatique dans ce style, dans un pareil sujet. Si vous promenez trop la hache dans un joli bois vert au goût de Versailles, ce n’est plus un bois ; de même notre Shakespeare arrangé n’est plus Shakespeare.

Je vous en prie, n’écrivez pas de pièce ; laissez cela aux peintres décorateurs dans le genre de Laube, qui montrent tant d’adresse à découper des drames en pièces. Toute l’habileté au théâtre est aujourd’hui une habileté de tailleur en vieux ; cela plaît au public : les tailleurs en vieux ont donc raison.

Les hommes au coup d’œil élevé comme l’empereur d’Autriche, qui permet à ses fils d’aller voir jouer le Jules César de Shakespeare, sont très-rares. On ne joue pas toujours pour un parterre de rois. N’imitez donc pas les tailleurs en vieux. Écrivez quelque chose de bien, d’entier et surtout de vrai.

— J’essayerai, mais je ne puis tenter cet essai que sous la forme dramatique.

— Bien, bien, fit Wiepert d’un air enjoué. Il est des gens qui ne commencent à s’apercevoir qu’un mur existe que lorsqu’ils ont donné de la tête contre lui. Écrivez donc votre pièce.

Quelques jours après, Andor annonça à son ami qu’il avait déjà fait le plan.

— Dites-moi plutôt quel sujet vous voulez traiter.

— Messaline.

— Hum ! une tragédie, et par-dessus le marché un sujet ancien ! On reconnaît là l’Allemand toujours prêt à remonter à l’antiquité pour y trouver une femme à chanter, comme si, de nos jours, il n’y avait pas dans notre morale Allemagne des Messalines à la douzaine.

Mais Andor était féru de son sujet, et il ne lui restait plus qu’à le traiter. Cela faisant, il obtint le résultat qu’avait voulu son ami, c’est-à-dire qu’il lutta contre sa douleur et la vainquit promptement.

Deux mois s’écoulèrent. Wiepert, était déjà très-préoccupé. Enfin Andor lui dit que sa tragédie était finie.

— En vers, naturellement ?

— Sans doute.

— Des iambes ?

Andor fit signe que oui de la tête.

Vint la soirée où Andor un peu honteux prit place à la table supportant une grande lampe et fit la lecture de sa « Messaline » d’une voix d’abord faible, comprimée, puis de plus en plus forte, animée. En outre de Wiepert, de sa femme et de Riva, il y avait le capitaine Gerling, qui frisait sa moustache nonchalamment.

Lorsque Andor eut fini, le comte Riva se leva précipitamment et le serra dans ses bras en lui disant :

— Je ne suis pas un critique ; je devrais me taire ; mais ce que j’éprouve m’entraîne et me fait vous dire que vous êtes un écrivain. Il ne m’est pas possible de décider si les règles sont observées, si les vers sont bons ; mais ce sont là des accessoires ; il y a en vous l’étincelle divine qui éclaire, qui échauffe.

— Moi, murmura l’oncle, j’ai eu froid et puis chaud. Il y a longtemps que pareille chose ne m’était arrivée.

— Le rôle de Messaline conviendra admirablement à la Belmont, dit madame Wiepert.

Wiepert seul se taisait.

— Vous ne me dites rien ? lui demanda Andor un peu contrarié.

— Hum ! fit le journaliste, votre tragédie vaut tout autant qu’une centaine d’autres ; mais elle n’est pas bonne comme je voudrais. Il y a cent ans, vous auriez peut-être conquis avec votre « Messaline » une place parmi les classiques ; notre époque demande tout autre chose et avec raison. Il est passé le temps de la tragédie dans l’ancien style.

» Tout change avec le temps, la religion, la philosophie, le goût, les mœurs, la morale ; la nature seule ne change pas.

» Aussi n’y a-t-il d’écrivain réellement immortel, c’est-à-dire toujours jeune, nouveau et pouvant être goûté par les générations à venir que celui qui peint fort peu son temps et qui, au lieu de rendre le goût, la manière de penser, la forme de sentiment, la morale d’une certaine époque, ne reproduit que la nature éternelle et surtout la nature humaine.

» Les hommes de Shakespeare sont exactement les mêmes que ceux déjà dépeints avant lui par Homère et Cervantès, et après par Molière, Gœthe, Gogol. En tout temps, le travail de Prométhée a été un travail de Prométhée, et pourtant aucun écrivain n’a peint les Anglais comme Shakespeare, les Espagnols comme Cervantes, les Français comme Molière ; jamais la vie allemande n’a été rendue sous des couleurs aussi vraies que celles de Gœthe, et Achille est un Grec pris sur le vif comme les personnages du Réviseur de Gogol sont essentiellement russes.

» Vous remarquerez par contre que tous les écrivains qui ne sont pas naturels et par conséquent pas véritablement grands sont toujours affublés extérieurement d’une draperie prétendue humaine, bien qu’elle ne soit ni française, ni anglaise, ni allemande ou russe, et qu’au fond elle ne dépasse pas l’horizon de leur époque en hauteur de vue, en force de sentiment.

» Leur forme est ce que j’appelle la forme académique, et leurs personnages sont des personnages de convention, ou, comme disent bien des gens, imaginaires.

» Ces écrivains qui améliorent la nature sont assez souvent respectés par la postérité ; mais, en y regardant de près, ils ne laissent que des noms que l’on connaît, que l’on honore ; leurs œuvres ne vivent pas et seraient bien vite oubliées si on ne les conservait pas comme des momies littéraires dans les bibliothèques et les recueils de littérature.

Or ces momies ont du moins vécu autrefois, mais que diriez-vous de tous ceux qui les ressuscitent ?

— Vous me refusez donc toute espèce de talent créateur ? demanda le jeune homme écrasé par le raisonnement de Wiepert.

— Non et oui, cher ami. Votre « Messaline » n’est pas plus mal faite que la « Clytemnestre » de Tempeltei, les « Fabiens » de Gustave Freytag, le « Brutus » et le « Collatinus » de Linder, le « Gracchus » de Willbrandt. Si on la joue, elle fera peut-être autant de bruit, mais elle sera certainement aussi promptement oubliée ; mais le plus fâcheux est qu’elle ne verra pas les planches.

— Pourquoi pas ?

— Parce que, dans notre théâtre tel qu’il est, une pièce n’est représentée qu’autant que l’auteur est protégé ou qu’elle promet de faire de l’argent. Pour les théâtres de la cour, il y a toujours cent bonnes raisons politiques, religieuses, sociales et personnelles qui, au détriment de notre scène et de la littérature allemande, rendent impossible la représentation d’une pièce vraiment originale et hardie. Le Burg-Théâtre de Vienne a bien donné Marie Madeleine d’Hebbel, mais c’est là une exception sur laquelle on ne saurait établir une règle.

» Pour les théâtres de la ville, ce sont les considérations de caisse qui l’emportent ; mais il ne manque pas de régisseurs et d’autres personnes influentes qui n’ouvrent les portes de leur temple des Muses qu’aux auteurs qui se transforment en pluie d’or. Je connais un théâtre de la ville dont le régisseur a un chiffre déterminé, un autre théâtre où les écrivains les plus estimés doivent céder un tant pour cent à une personnalité qui domine complétement le directeur âgé, afin que leurs pièces ne disparaissent pas immédiatement du répertoire.

» Mais, supposons que vous surmontiez toutes les difficultés, que vous corrompiez un régisseur, ou que vous soyez protégé par la maîtresse d’un prince, d’un directeur, et que votre Messaline soit jouée, qu’en résultera-t-il pour vous, en mettant les choses au mieux ?

» Un succès d’estime.

» La tragédie académique a fait son temps. Pour le drame social, les Français ont, comme toujours, donné le ton. Je ne dis pas que leurs créations soient modèles ; mais la voie que Sardou, Dumas, Augier ont ouverte est la seule bonne. Nos poëtes allemands ont beau chercher, inventer, ils n’ont aucun succès auprès de ce même public qui encombre les théâtres quand on donne Fernande ou la Femme de Claude, et se soucie fort peu des hypocrites pharisiens littéraires tonnant contre les comédies françaises. En suivant la route tracée par les Français avec leurs drames sociaux, nous pouvons ramener les spectateurs au théâtre et parvenir à faire des œuvres tout à fait dramatiques répondant à notre goût ainsi qu’à notre genre de vie actuel.

» Le public d’aujourd’hui veut voir de véritables hommes sur la scène, des hommes qu’il comprenne, avec lesquels il puisse sentir, souffrir, se réjouir, rire et pleurer. C’est à cause de cela que tout récemment chez nous, en Allemagne, un de ces écrivains populaires que les poëtes académiques déprécient volontiers, a obtenu des succès comme ces mêmes poëtes n’en avaient jamais rêvé. Je ne crois pas me tromper en affirmant que le Curé de Kirchfeld, d’Anzengrüber, les tragédies de Gutzkow, celles de Lindner et le Prodigue de Raimund survivront aussi longtemps que les pièces de Zacharias Werner, Mülner, Schenk et tant d’autres. »

Andor et son oncle le capitaine revinrent chez eux passablement absorbés après la lecture de la Messaline. Pourtant, le lendemain, le docteur mettait son habit et se rendait chez l’intendant du théâtre de la cour auquel il tendait sa pièce.

Le grand homme se montra plus affable qu’on ne s’y serait attendu. Les intendants sont généralement aimables ; le manque d’amabilité, ils le laissent à leurs inférieurs qui s’attirent ainsi la haine des acteurs et des auteurs. Cette fois, cependant, il se produisit quelque chose d’extraordinaire : l’amabilité de l’intendant ne fut pas qu’en paroles. Un hasard était favorable à Andor.

L’intendant, qui se faisait un cas de conscience de toujours jeter les yeux sur le titre de la pièce, lut le nom de Messaline, et ses souvenirs de collége se réveillèrent.

— C’était une impératrice romaine, se dit-il à lui-même, une femme des plus piquantes.

Les vieux messieurs aiment à se procurer par la lecture des émotions que la jeunesse obtient par des moyens bien plus simples. L’intendant emporta donc la pièce d’Andor chez lui et la lut le soir sur une chaise longue où il s’était commodément étendu. La pensée de Valéria jouant le rôle de Messaline vint échauffer son imagination, et de là à se dire : « Valéria jouera Messaline », il n’y avait pas beaucoup de chemin.

Après avoir fini le manuscrit, il prit le crayon rouge et écrivit au-dessus du titre : « Sera représentée », puis, à côté du nom de Messaline, il ajouta avec plaisir : « Mademoiselle Belmont ».

Deux jours plus tard, Andor recevait un pli avec le grand cachet de l’intendance, le pli lui annonçait que sa pièce était reçue.

La nouvelle le surexcita à un tel point qu’il prit son chapeau et sortit de la ville pour respirer plus librement.

Il n’y avait cependant pas lieu de se montrer si ému. Le docteur, le régisseur, ainsi que deux acteurs renommés du théâtre de la cour lurent la pièce et furent aussi étonnés que satisfaits de sa réception. Ils ne firent pas mystère de leur opinion, et cette opinion, modifiée, transformée, fut bientôt répandue.

À peine le sujet de la tragédie était-il connu, discuté dans les salons de la ville, que les pharisiens de toute nuance commencèrent leurs gémissements.

La morale madame Teschenberg courut chez la morale madame Rosenzweig ; le loyal M. Rosenzweig courut chez le loyal ministre Kronstein ; le pieux père Hasfége s’entretint au confessionnal avec Sa Majesté de la pièce d’Andor ; dix-sept écrivains honnêtes et presque deux fois autant de critiques probes firent sonner haut les lois esthétiques et le rôle moralisateur du théâtre.

La fin de tout ceci fut que l’intendant se trouva dans un grand embarras. Il avait reçu la pièce ; sa dignité lui défendait de la rendre. Messaline ne fut pas rendue, mais elle ne fut pas non plus mise à l’étude. Des mois s’écoulèrent, et les belles espérances d’Andor s’évanouissaient peu à peu.

— Eh bien ! quand verrons-nous jouer votre Messaline ? lui demanda un soir Wiepert. Les rôles sont-ils distribués ?

— On m’a donné à entendre qu’il ne fallait pas créer des embarras à l’intendant, répondit Andor découragé. Il a reçu la pièce, mais il n’ose commencer les répétitions.

— Vous voyez que j’avais raison. Je connais nos pharisiens allemands.

— C’est surtout l’influence de la reine qui est cause de cela. Que me conseillez-vous ?

— Ce que je vous conseillais avant que vous eussiez écrit votre pièce : de rester loin du théâtre. De nos jours, le drame n’est plus, comme jadis, le point culminant de la poésie. Nous demandons à l’écrivain de reproduire la vie telle quelle, en entier. Or les dramaturges ne donnent qu’un canevas ; tout le reste de la pièce, la chair et le sang, appartient aux acteurs, à l’habilleur, au décorateur, au machiniste. Les romanciers seuls font leur œuvre en entier. Il n’est rien qui soit hors de la portée du roman, où l’on peut mettre en scène l’idéal et la réalité.

— Je ne vois pas cela dans nos romans allemands.

— Je reconnais avec vous qu’en Allemagne le roman ne remplit pas sa mission comme dans les autres pays. Nous sommes très-fiers de notre littérature. Mais il me semble qu’il n’y a guère de quoi. Dans aucune nation les écrivains ne se tiennent aussi loin de la vie réelle que chez nous ; dans aucune nation ils ne sont aussi peu respectés. Dans quel pays achète-t-on, lit-on autant de livres étrangers qu’en Allemagne ? Et cela se comprend facilement. Nos auteurs écrivent d’après des livres ou tout au moins d’après leur imagination, tandis que les auteurs anglais, français, américains et russes écrivent d’après la vie, d’après nature.

» En ne jugeant l’Allemagne que sur ses romans, ses nouvelles, on pourrait la croire le pays par excellence de l’idéal, un pays où le printemps de la nature et du cœur règne perpétuellement.

» Nous savons cependant bien qu’il n’en est pas ainsi.

» Non, l’Allemagne ne surpasse pas les autres pays en pureté de mœurs, en noblesse de sentiments ; ce qui nous l’a fait croire, c’est que nos romanciers, n’ayant pas le talent nécessaire pour peindre la vie allemande sous son vrai jour, se sont jetés dans la voie de l’idéal.

» Vous comprenez donc bien maintenant que le roman qui, dans les autres nations, est un puissant moyen de culture, ait chez nous si peu d’importance. »

Wiepert se tut, et Andor, les yeux baissés, ne répliquait pas. Lorsqu’il releva enfin la tête, un doux sourire éclairait sa figure.

— Je suis d’accord avec vous en tout, dit-il tranquillement. Mais si vous aviez l’intention de me lancer dans la voie du roman, vous avez fait fausse route. Au lieu de me donner du courage, vous me découragez. Moi aussi je suis Allemand. Interrogez-moi sur Memphis ou Ninive, je serai à même de vous répondre ; mais s’il faut vous dire comment le soleil se lève chez nous ou de quoi nos compatriotes s’entretiennent le dimanche devant l’église, je me sens très-embarrassé. Que sais-je de la vie ?


IX

L’INCORRUPTIBLE

Sans bruit, Plant était revenu dans la ville, complétement métamorphosé pendant son voyage. Il portait des habits élégants, un haut chapeau noir à bords très-larges ombrageant sa figure, une épingle de prix, des brillants en boutons, une bague-cachet très-lourde et une montre en or avec les plus jolies breloques. Sa chevelure était redevenue d’un blond rouge ; le rasoir avait enlevé toute sa barbe, et des lunettes d’or à verres bleus cachaient ses yeux. Ainsi arrangé, il se mit à l’œuvre.

Dans la cité était une petite maison à vendre. Elle se trouvait située en plein vieux quartier, tout à fait à l’écart, dans une rue étroite où les toits rapprochés empêchent les rayons du soleil de pénétrer, et n’avait que quatre fenêtres de façade. Au rez-de-chaussée, trois larges salles ; au premier étage, où l’on arrivait par un escalier obscur, trois chambres, et au second étage de même. Le tout était à vendre à bas prix, parce que c’était loin du centre des affaires. Plant paya vingt mille florins et devint le propriétaire du local.

Un homme comme lui savait le prix du temps. Avec une hâte brutale, il fit donc déguerpir tous les locataires, et sans beaucoup de cérémonies s’installa d’après ses besoins. Pour ne dépendre de personne, il établit au rez-de-chaussée une imprimerie petite, mais suffisante pour son but. Les deux chambres du premier étage, destinées à la rédaction, il les meubla élégamment ; il déploya moins de luxe dans celles du second étage, dont il fit son logement ; mais elles furent arrangées avec ce « chic » qui, au premier coup d’œil, relève l’homme connaissant la vie.

Tandis que sa maison s’organisait, il avait rassemblé le personnel de la rédaction, s’attachant bien moins au talent de journaliste de ses rédacteurs qu’à leur audace, à leur bonne volonté absolue. Il prit à sa solde des gens dont la situation était telle qu’ils avaient tout à gagner ou à perdre par lui, avec lui.

Il enrôla d’abord le baron Keith, qu’il avait rencontré par hasard dans un café. Keith accepta l’offre de Plant avec empressement. La roulette commençait à ne plus donner, et ce qu’elle avait produit s’épuisait. Il n’était nullement à même d’écrire convenablement une lettre ordinaire et l’orthographe était pour lui une science d’une profondeur sans fond ; mais Plant ne songeait pas non plus à lui confier la rédaction de n’importe quel article. Il n’engageait le baron que pour recueillir de la matière, c’est-à-dire pour apporter sans frais, tout chauds au bureau du journal les grands et petits scandales de la ville. Les innombrables connaissances de Keith dans les cercles les plus élevés de la société lui rendaient cette tâche presque aussi facile que de tricher à la roulette.

Après il prit à gages Gansélès, mal payé chez Steinherz, et nourri de telle sorte qu’il sentait la famine. Le rôle de ce vaillant devait être de faire les courses, les commissions, les corrections, la cuisine du journal, de signer les articles délicats et de se laisser mettre en prison au besoin. Dans ce dernier cas, il était convenu que Gansélès toucherait cinq florins par jour et recevrait dix cigares.

Enfin, il s’attacha M. Pfefferman, journaliste très-expert dans son métier, qui avait été chassé de plusieurs journaux et qui nourrissait le projet de fonder une officine à mariages. Malgré sa mauvaise réputation parmi les journalistes, Pfefferman n’éveillait pas du tout l’idée d’un homme dangereux.

Il passait pour facile à corrompre. En admettant que cela fût, il n’en était pas moins avéré qu’il n’avait jamais reçu de l’argent du gouvernement, d’un parti politique ou d’une société quelconque, chose qu’on pouvait reprocher à bon nombre de ses probes ennemis. Peut-être avait-il reçu une fois cinq florins d’un marchand de tableaux pour louer sa marchandise ; peut-être avait-il été invité à souper par une actrice en qui il s’était imaginé voir une Rachel ; mais c’est bien pénible de refuser cinq florins quand on n’a pas de bonne chemise à mettre, et de ne pas toucher à un faisan, à un verre de champagne, quand on n’a rien mangé de chaud depuis vingt-quatre heures et qu’on ne boit que de l’eau fraîche depuis longtemps.

Il n’est pas difficile aux gros bonnets, aux maréchaux qui font feu avec des canons, d’appeler voleur le pauvre homme qui fait la petite guerre sur le grand chemin, avec un pistolet peut-être non chargé, pour se garantir du froid, de la faim et de ses créanciers.

Ceux qui connaissaient mieux Pfefferman savaient que c’était un bon homme toujours très-précieux et même comique. Les gens desquels on peut rire à gorge déployée ne sont jamais mauvais.

Pfefferman avait surtout une particularité de caractère égayant quiconque l’approchait : la vanité de tout savoir, de connaître un chacun et son histoire.

Si, par exemple, on était avec lui et que, rencontrant une dame élégante, on lui demandât : « Qui est-elle ? » M. Pfefferman devenait aussitôt, d’âme et de corps, l’image de la surprise la plus complète. Il relevait la tête, remuait les sourcils, redressait chaque cheveu sur son crâne assez clairsemé, laissait voir le blanc des yeux et balançait de droite et de gauche comme une tige d’osier son petit corps maigre. Pour lui, il n’y avait pas de joie supérieure à celle de regarder quelqu’un avec étonnement, surtout si ce quelqu’un était au-dessus de lui, n’importe sous quel rapport.

Il se décidait enfin à dire :

— Comment ! vous ne connaissez pas cette dame ?

Il ne la connaissait lui-même pas plus que son compagnon. Il n’en poursuivait pas moins :

— Vous voulez savoir qui elle est ? Je vais vous raconter son histoire. C’est la princesse russe Kutuzow, une parente du célèbre général. Elle a beaucoup de millions. Ses propriétés situées à notre frontière n’embrassent pas moins de deux milles carrés 7/10. Elle possède un millier d’esclaves. C’est à elle qu’appartient ce beau chien du Saint-Gothard que vous avez certainement admiré à l’exposition canine ; il est noir et a les pattes blanches ; non, non. Qu’est-ce que je dis ? Il a trois pattes blanches et une jaune. Vous connaissez certainement là négresse Zobéide, la soubrette de la princesse. Le général Kutusow est ce même personnage auquel Napoléon III — vous vous souvenez assurément, — Napoléon disait un jour : « Il doit faire très-froid en Russie. »

Plus tard, le compagnon si bien renseigné par Pfefferman apprend que la prétendue princesse Kutusow s’appelle de son vrai nom Blitzrieder, et qu’elle est la femme d’un fabricant de chaussures ; mais Pfefferman n’est pas embarrassé par cette découverte.

— Blitzrieder ! s’écrie-t-il… Oui, oui, c’est une de mes amies d’enfance ; elle est née Schnürlein ; son frère est architecte à New-York ; nous avons joué ensemble à colin-maillard.

En outre, M. Pfefferman connaissait tous les hommes célèbres, tous ceux dont il était question dans les journaux, et il les connaissait avec une effrayante précision.

Bismarck avait un jour allumé son cigare au sien, et, en cette occasion, il s’était entretenu avec lui de ses projets contre la France. C’était au printemps de 1869.

Un autre jour au théâtre, don Carlos l’avait fixé attentivement, et puis fait appeler dans sa loge pour lui demander s’il était Espagnol.

Avec le pape il avait joué au mariage, et avec l’empoisonneuse Ebergenyi il avait dansé un quadrille.

Tels étaient les collaborateurs à ressources dont Plant avait requis les services pour fonder son journal.

Depuis le début de Valéria au théâtre, il n’y avait plus eu dans la ville autant d’agitation que le jour où de grandes affiches annoncèrent l’apparition d’une nouvelle feuille, sous le titre à effet : l’Incorruptible, avec distribution en masse du numéro spécimen.

Le programme de Plant promettait réellement : « Toute la presse, disait-il, est influencée, dépendante ; il n’y a pas d’organe qui défende sérieusement les intérêts du peuple, qui ose dire la vérité, rien que la vérité. Le besoin d’une feuille de ce genre se faisait sentir depuis longtemps. Pour répondre à ce besoin, quelques hommes indépendants, honnêtes et patriotes, ont résolu de consacrer leur talent, leur fortune au bien du pays. Ils comptent sur l’appui de tous les bien-pensants. »

Le contenu du premier numéro était en harmonie avec ce programme. Jamais encore on n’avait écrit avec aussi peu de ménagements, avec autant de hardiesse sur le gouvernement, les ministres, la situation politique, la finance, le théâtre, les arts, la littérature, et surtout sur les affaires privées. De plus, toutes les notices, tous les articles n’allaient pas au delà de cette imperceptible limite où cesse ce qui est permis, où ne commence pas encore ce qui est défendu.

La reine, après avoir lu, fit appeler le ministre Kronstein ; le ministre Kronstein manda le président de justice ; le président de justice fit venir l’accusateur public ; mais celui-ci dut mettre bas les armes et déclarer que la loi ne pouvait rien contre cette espèce de polémique perfide se dérobant jusque dans le moindre mot à toutes les attaques.

Sa Majesté se contenta donc de souffleter sa camériste en faisant toilette et laissa provisoirement dormir les choses.

L’agitation qui avait régné au palais régna plus grande encore dans toutes les classes de la société. Chacun eut peur d’être attaqué, tout en voyant avec plaisir mettre les autres en pièces. Ainsi sont les hommes ; ainsi est le public. Quiconque traîne dans la boue des personnes connues ou de mérite peut toujours compter sur les applaudissements des personnes inattaquées.

L’Incorruptible conquit ainsi rapidement un grand nombre de lecteurs. Avant même le second numéro, Plant avait réussi dans son entreprise. Il était devenu l’homme le plus redouté de la ville ; et être redouté profite bien plus qu’être honoré et même aimé.

Il y eut des gens qui comprirent aussitôt ce qu’ils avaient à faire, et d’autres à qui Plant dut stimuler l’esprit à l’aide de douces insinuations dans le second numéro de sa feuille.

Rosenzweig fut des premiers à se souvenir de ses anciennes relations avec Plant.

— Nous sommes de vieux amis, disait-il à chaque occasion ; nous vivons très-bien ensemble.

Il accourut hors d’haleine dans le bureau de l’Incorruptible et dit à son fondateur :

— Oh ! que je suis content de vous trouver si bien portant, à la tête d’une aussi louable entreprise ! Vous voilà posé et j’en suis aise vraiment. Avez-vous besoin d’argent ? Je vous ai toujours tenu en haute estime, vous viendrez me voir chez moi, n’est-ce pas ? Combien vous faut-il ? Nous resterons toujours camarades comme autrefois. Vous n’écrirez pas contre moi, je le sais. Voici dix mille florins.

Il avait tiré la somme de sa poche et la mettait sur la table devant Plant.

— Venez dîner demain à la maison, continua le banquier ; vous y rencontrerez des personnages d’importance. Que je suis fier de mon ami Plant ! Dommage que je n’aie pas une autre fille, je vous la donnerais pour femme sur-le-champ.

Après l’apparition du second numéro, qui contenait une piquante notice sur une « dame de l’aristocratie connue par ses bizarreries », Plant reçut la visite de la comtesse Bärnburg. Elle entra en parfumant le bureau d’une forte odeur de musc, versa quelques larmes, raconta à voix basse les histoires les plus drôles sur la cour et finit par acheter également le silence du journal.

Beaucoup d’autres personnes suivirent ce bel exemple ; les unes avant même d’avoir été attaquées, les autres après avoir déjà perdu plus ou moins de leurs plumes. Le coffre-fort de Plant se remplissait aussi vite que jadis son gros portefeuille.

Un soir, tandis que les compositeurs travaillaient à leurs casses, que les collaborateurs revoyaient les épreuves à la brosse et que Plant était occupé parmi eux à attraper des mouches, amusement qui facilitait en lui l’éclosion des bonnes pensées, comme l’action de se laver pour Beethoven et celle de caresser son chat favori pour le cardinal de Richelieu, un froufrou de robe se fit entendre derrière lui, une petite main finement gantée le toucha familièrement à l’épaule, et une voix gaie l’appela par son nom.

Plant se retourna vivement et aperçut la belle figure de Valéria qui lui souriait.

— Vous ne vous attendiez guère à me voir ici, monsieur le rédacteur, dit l’amie du roi d’un air si moqueur que Plant en rougit.

— Vous vous trompez, madame, répondit-il avec autant d’aisance que possible pour cacher son embarras. Je savais que vous viendriez, et d’avance je me réjouissais de votre visite ; mais donnez-vous donc la peine de monter au premier étage.

Valéria, se balançant sur les hanches, marcha devant, sans faire de cérémonies. Elle ne retourna la tête que dans le vestibule pour dire : Là-haut ? en désignant l’escalier. En mettant le pied sur le tapis vert qui recouvrait le parquet dans le bureau de Plant, elle s’arrêta un instant pour regarder autour d’elle. Puis elle alla s’asseoir sur un fauteuil avec un gracieux abandon et regarda son compagnon avec curiosité et moquerie.

— Prenez donc place, vous aussi, lui dit-elle. Je vois que vous faites honneur à mon dressage. Vous n’osez toujours pas vous asseoir en ma présence.

Plant se mordit les lèvres.

L’actrice s’en aperçut, et ajouta :

— Avez-vous des cigarettes ? offrez-m’en une.

Il lui tendit un petit paquet de cigarettes de la Ferme. Elle en prit une, qu’elle alluma à la bougie fichée dans un chandelier d’argent sur la table.

— Puisque vous m’attendiez, vous devez savoir le but de ma visite ?

— Je le sais.

— Quel est-il ?

— Vous venez m’acheter.

— C’est vrai, incorruptible.

— Je ne me laisse pas acheter.

Valéria se mit à rire tout haut.

— Par vous du moins, continua Plant.

— Pourquoi pas par moi ? demanda-t-elle. Si nous retournions la situation, je pourrais vous dire que je n’ai pas besoin de vous acheter. Vous avez à perdre autant que moi en me faisant la guerre.

— Très-juste ; je me garderai donc de vous attaquer ; mais vous, vous voulez avoir un avantage sur moi, puisque vous m’offrez de l’argent.

Valéria lui jeta un regard qui, malgré son calme, avait quelque chose de terrible.

— Du temps où vous étiez mon domestique, vous calculiez moins, lui répondit-elle.

Plant devint pâle, et, chose plus désagréable encore, il sentit son sang refluer vers le cœur.

— Vous me haïssez donc bien ? murmura-t-il.

— Oh ! je vous admire plus encore. Mais abrégeons. Votre prix ?

— Je ne suis pas à vendre pour vous.

Il jeta son cigare, se leva et arpenta la chambre.

— Vous ne m’empêcherez pourtant pas de m’abonner.

Plant haussa les épaules.

— Combien par an, votre journal ?

— Six florins.

Valéria tira son petit portefeuille et mit sur la table six mille florins.

— Je prends dix abonnements, dit-elle d’un air vainqueur, et pour cent ans.


X

N’AVOIR PLUS CONSCIENCE DE SOI

Le baron Keith avait tout lieu d’être content de sa position chez Plant. Elle n’exigeait ni de l’esprit, ni du savoir, rien que son temps dont il pouvait être prodigue. Son occupation consistait à jouer au billard avec les officiers dans les cafés, à fréquenter le club des nobles et à faire la cour aux dames dans les salons élégants. Il devait s’adresser surtout aux dames mûres et médisantes. Plus une vieille fille était laide et fanée, plus elle était sûre de voir Keith lui offrir toute sorte d’hommages. Il ne se lassait pas de porter sa mantille ; il se démenait vaillamment au buffet pour lui conquérir un verre de limonade ou une glace ; mais il préférait danser le quadrille avec elle, parce qu’il avait alors plus de facilités pour entendre ces cancans, ces histoires piquantes que la langue venimeuse de sa compagne débitait de son mieux sur les autres jeunes filles belles ou sur les femmes mariées.

Pour ce travail agréable et tout à fait aristocratique, le baron recevait de quoi vivre convenablement avec sa jolie petite femme. Sans doute il eût alors fait des économies, si ses impitoyables créanciers, qui savaient le retrouver partout où il se cachait, n’étaient venus le contraindre à se procurer d’autres ressources.

Il s’était aussi trouvé en relation avec M. Steinherz pour de certaines affaires, et, en cette occasion, l’agent l’avait assez maltraité.

Lorsque Jean, le domestique de « la grande actrice » eut disparu subitement « comme si le diable l’avait emporté, » selon les paroles de Steinherz, le phare de tous les petits à la Bourse se trouva dans un embarras sans nom. Valéria se refusant à lui donner personnellement ses instructions, l’homme sage se tint à l’écart et entreprit une autre besogne plus dangereuse sous certain rapport que la Bourse, mais dans laquelle il était très-versé.

En remplacement de M. Gansélès, il avait pris à son service un homme de fer, à trempe moderne, qui ne reculait devant rien, pour qui tous les moyens étaient bons dès qu’ils menaient au but. En même temps que ce personnage à conscience sans fond, il en fallait un autre à Steinherz, et, s’il était possible, avec un nom aristocratique. La pensée de Keith lui vint et il alla le chercher aussitôt.

— Monsieur le baron, dit-il avec cette dignité dont il faisait preuve en affaires, je ne viens pas vous rappeler la bagatelle que vous me devez ; je viens au contraire vous proposer — vous ne vous fâcherez pas, hein ? — de gagner quelque chose, du bel argent, et de me venir en aide par-dessus le marché. Lorsque vous aurez consenti, je déchirerai le billet de cent florins que j’ai de vous, je vous donnerai en outre cent florins comptant, plus dix pour cent sur ce que je gagnerai. Et vous n’aurez rien à faire dans toute cette opération, si ce n’est de dire à quiconque vous interrogera sur moi : « Je connais Steinherz ; j’ai fait moi-même des affaires avec lui ; c’est un brave homme que Steinherz. » Vous pourriez ajouter : « C’est mon ami, Steinherz ; » mais non, cela fait plus d’effet de dire simplement : « Steinherz » ; ne dites donc pas : « Mon ami Steinherz ».

Keith trouva le marché très-avantageux, reçut le billet souscrit par lui, toucha en sus les cent florins, et chaque semaine vit arriver Steinherz lui apportant de jolis pour cent. De quelle nature étaient les belles affaires dans lesquelles figurait son nom ? Il ne le demanda jamais.

M. Steinherz opérait avec autant de prudence que de hardiesse.

Aussitôt que dans un hôtel arrivait un noble étranger portant sur le front qu’il cherchait de l’argent, apparaissait l’homme de fer. D’habitude le personnage, pauvrement vêtu, vivait dans une taverne des faubourgs, sous le nom de Weissenbach ; mais, pour la circonstance, il endossait un costume fashionable, mettait des lunettes à verre sombre sur ses yeux perçants, et venait offrir la somme nécessaire à des conditions très-modérées, pourvu que quelqu’un de sûr endossât le billet à faire en échange. Généralement l’étranger déclarait qu’il ne connaissait personne sur la place ; sur quoi l’homme de fer se retirait avec un froid sourire.

Le lendemain, il revenait, apportant l’agréable nouvelle qu’il avait trouvé un homme sûr, du nom de Steinherz, qui était prêt, moyennant une somme convenable, à garantir le billet. L’étranger pouvait s’informer s’il voulait ; Steinherz était un homme d’honneur.

Pour la seconde fois, l’étranger avouait ne connaître personne dans la ville.

— Allez donc voir le baron Keith. Je vous donnerai l’adresse. Informez-vous auprès de lui ; M. le baron a déjà fait des affaires avec Steinherz.

L’étranger va chez le baron, s’excuse et apprend que Steinherz est sûr. Confiant, il se rend chez Steinherz, qui endosse le billet et reçoit pour cela cent florins. Une heure après, l’homme de fer baptisé Grüwald, par exemple, pour l’occasion, vient prendre le billet et promet d’apporter dans l’après-midi l’argent qu’il n’apporte jamais.

L’étranger l’attend de jour en jour. À la longue, il se rend chez Steinherz, qui fait une terrible figure.

— Je vais vous dire ce qu’il en est, s’écrie-t-il : Une filouterie ! Et il faudra que je paye le billet. Mais non ; je vais à la police, et comme je ne connais pas l’autre, je porterai plainte contre vous.

L’étranger a beaucoup de peine à démontrer à Steinherz que c’est lui qui est filouté et à l’empêcher de se rendre à la police. Il s’estime heureux que le billet soit annulé et part avec la conviction qu’il a échappé à un grand danger en ne perdant qu’une misérable somme de cent florins.

C’étaient là les jolies affaires pour lesquelles le baron Keith prêtait l’appui de son bon vieux nom à Steinherz. Il en arriva vite à en faire lui-même du même genre et aussi lucratives. Dans tout métier, l’apprentissage est le principal, et, avec Plant et Steinherz, Keith avait pris des leçons inestimables.

— C’est indigne à toi, Julie, dit-il un jour à sa charmante petite femme, de me laisser porter tout seul le poids de notre existence. Avec ta jolie figure, tu… pourrais aussi gagner quelque chose.

— Eugène ! s’écria avec effroi la pauvre jeune femme, voudrais-tu me vendre ?

Le baron éclata de rire.

— Pas le moins du monde ; mais j’ai trouvé un excellent moyen de faire de l’argent, Julie, beaucoup d’argent ; si tu veux être bien raisonnable, bien obéissante et un peu coquette.

Julie écouta le moyen, fondit en larmes et… consentit.

Malgré les bruits fâcheux qui circulaient sur eux, le baron et la baronne avaient encore leurs entrées dans les meilleures maisons. Ils allaient beaucoup chez Rosenzweig et Bärnburg, et Julie avait renoué amitié avec Micheline.

Rosenzweig fut choisi pour la première victime du couple aristocratique si bas tombé. Julie se mit à coqueter fortement avec le vieux galantin dont le cœur s’enflammait si facilement, et il fut assez vaniteux pour se laisser prendre à ses regards caressants, à ses demi-mots mystérieux.

Au premier tête à tête avec lui chez elle, Julie avoua qu’elle était la plus malheureuse femme du monde, que son mari était brutal, jaloux, infidèle, qu’elle avait souvent pensé à se donner la mort et qu’elle ne renoncerait à cette résolution que si elle était aimée par un homme au cœur noble et pas jeune : les jeunes gens sont tous sans cœur.

Cet aveu grandit Rosenzweig de deux pouces et le rajeunit de vingt ans. Il parla en termes des plus choisis de ses sentiments pour Julie, la charmante petite Julie qu’il avait si souvent fait sauter sur ses genoux quand elle était enfant. Il remonta si haut le courant des souvenirs que Julie, la grande belle baronne Julie, se laissa tout à coup tomber contre sa poitrine et ne lui défendit pas de l’embrasser.

En ce moment critique parut le baron le chapeau sur la tête, une grosse canne à la main. Il regarda le joli tableau et commença à se mettre en fureur, menaçant sa femme de la tuer, Rosenzweig de l’assommer. Bref, il joua si bien le jaloux que le banquier, voyant Julie les cheveux épars, aux genoux de son mari, ouvrit précipitamment la fenêtre pour appeler au secours.

— Appelez, s’écria Keith ; plus il y aura de témoins, mieux cela vaudra. Nous en ferons un procès à huis-clos qui n’aura pas son pareil dans la justice. Accourez, braves gens ! accourez.

Alors Rosenzweig se réunit à Julie pour supplier le furieux de ne pas faire de scandale et pour arranger les choses sans bruit.

Après un long débat, Keith parut céder aux larmes de sa femme.

— Oui, toi, tu es innocente, lui dit-il ; mais ce misérable, ce don Juan au cœur de pierre qui s’introduit dans les familles pour désunir les couples heureux, cet insatiable séducteur, il faut qu’il meure. Je veux me battre avec lui à l’américaine.

Rosenzweig, ranimé par les accusations que le baron fulminait contre lui, s’avança vers son accusateur avec beaucoup de dignité.

— Je me reconnais coupable ; oui, je suis l’ami des jolies femmes, dit-il avec un regard à Julie. Et quand on m’attribue quelque bonheur auprès d’elles, on n’a pas tout à fait tort ; mais ici il n’était question que de doux souvenirs. J’ai oublié que la baronne Keith n’était plus la petite Julie que j’ai fait danser si souvent sur mes genoux ; voilà tout notre tort. Je le confesse et je vous prie, monsieur le baron, de me le pardonner ; un duel avec vous, je ne saurais l’accepter.

— Alors, je vais vous massacrer, fit Keith avec le plus grand sang-froid.

Le banquier se réfugia derrière la table.

— Ne sois pas si violent, Eugène, supplia Julie.

— Ah ! il n’a plus sa tête, parce que le dérangement de nos affaires met presque chaque jour à la plus cruelle épreuve ses sentiments d’honneur. Écoute-moi seulement. J’étais sur le point de dire à M. Rosenzweig qui m’aime d’une affection de père…

— Oui, je l’aime comme un père, répéta le banquier.

— Tous nos embarras, sanglota Julie, et je suis certaine qu’il nous aurait aidés.

— Il me vient une bonne idée, répliqua Keith. Le sac d’argent ne veut pas se battre ?

— Non, il ne veut pas se battre, affirma Rosenzweig.

— Je vais donc l’attaquer par l’endroit sensible, s’écria le baron brandissant sa canne. Il me comptera mille florins sur-le-champ ; puis il pourra s’éloigner.

Le banquier s’empressa de déposer l’argent sur la table et se retira ensuite à reculons jusqu’à la porte. Là, il mit son chapeau, jeta un baiser à Julie, à l’insu de son mari occupé à compter l’argent et disparut d’un pied léger.

Après que Keith eut, de la même manière, soutiré de l’argent à quelques autres Céladons, le procédé cessa de réussir. Il était à ruminer quelque nouvelle invention, lorsqu’un matin Plant le conduisit dans sa chambre, lui offrit un journal ainsi qu’un cigare, puis s’asseyant lui-même sur le rebord de la fenêtre, lui dit à sa manière claire, énergique :

— Savez-vous, baron, que vous avez une charmante petite femme ?

— Tout le monde le reconnaît ; à moi, elle m’est indifférente depuis longtemps.

— Tant mieux, car elle me plaît furieusement.

— Ah !

— Faisons une affaire.

— Je vous écoute.

— Que demandez-vous de votre femme ?

— De ma femme ! Vous voulez l’avoir à tout prix, il me semble. De fait, elle est très-aimable, pleine d’esprit, de talent de conversation. Je crois que dix mille florins…

— Vous aurez la somme aussitôt que…

— Je comprends.

L’affaire fut ainsi conclue.

Ce même jour, Andor avait quitté le bureau de la Réforme tard dans la soirée. Tandis qu’il regardait le ciel clair constellé d’étoiles, la fantaisie lui vint de s’en aller respirer l’air. Il se dirigea vers le parc, où il abandonnait bientôt la grande allée pour s’engager dans un sentier ombragé qui, même en plein jour, n’était guère fréquenté. À peine avait-il fait quelques pas, qu’il entendait de violents sanglots et découvrait une silhouette de femme étendue par terre devant un banc et levant les mains comme si elle eût prié.

Le cœur ému, il s’approcha, questionna et reconnut… Julie.

— Grand Dieu ! C’est vous, baronne ?

Julie se releva, essuya ses yeux et prit place sur le banc.

— Pardonnez-moi de me mêler de vos secrets, dit Andor. Je vous crois malheureuse, et je m’imagine que peut-être…

— Je suis très-malheureuse, cher Andor, murmura Julie se reprenant à pleurer. Il n’y a pas d’autre secret à dévoiler. Mon mari est un misérable ; il m’a trompée, et il a fini par descendre si bas qu’il m’a vendue, entendez-vous, vendue comme une bête. Mais je ne suis pas aussi dépourvue de sens qu’il le croyait. Je m’étais tue malgré tout, malgré tout… Cette fois, cependant, j’ai parlé pour dire non, et il m’a battue. J’ai voulu m’enfuir loin de lui ; mais je vois que la force me manque pour cela. Peut-être deviendrai-je folle ? Ce serait une consolation de n’avoir plus conscience de moi-même.

Elle couvrit à deux mains sa figure en feu et garda le silence.

— Reprenez courage, chère Julie, commença Andor. Acceptez mon aide, mes services ; je vous conduirai chez une personne respectable qui vous protégera avec plaisir, qui vous ouvrira sa maison et après…

— Oui après qu’arrivera-t-il, Andor ? murmura Julie. Je n’ai pas le courage d’être bonne ni celui de devenir mauvaise. N’avoir plus conscience de moi-même, ce serait bon, ce serait ce qu’il y aurait de mieux. Ah ! si je pouvais seulement travailler ; mais j’ai été élevée pour le plaisir et maintenant je n’ai aucun empire sur moi. Par le travail j’aurais été sauvée ; mais telle que je suis je succomberai tôt ou tard ; je ne puis donc compter sur aucune aide. Il y a si peu de cœurs purs, Andor ; le mien aussi est gâté, affreusement gâté. Je ne saurais redevenir ce que j’étais. Andor, gardez votre cœur pur, c’est ce qu’un homme peut avoir de plus beau.

Elle se leva et regarda son compagnon d’un air étrange.

— N’avoir plus conscience de soi-même, répéta-t-elle. Oui, oui… Ne me suivez pas, Andor… Je retourne chez moi.

— Elle se mit à marcher rapidement, puis à courir.

Andor la perdit bientôt de vue.

Aux premières lueurs grises du jour, au moment où le train s’avançait, une femme horriblement pâle se plaça entre les rails du chemin de fer.

La locomotive soufflait bruyamment, jetant du feu des deux côtés ; les deux lanternes rouges ressemblaient à deux yeux flamboyants. Le fanion sale du garde-barrière se balança ; le tintement monotone du signal électrique retentit dans l’air comme un glas funèbre et la femme pâle se coucha en travers des rails.

« N’avoir plus conscience de soi » murmurait-elle.

Le train reprit sa marche et fila rapide.

À l’orient venait de se montrer une bande blanche. Les arbres se redressaient au vent du matin comme s’ils eussent dormi ; les moineaux criaient sur la haie verte, et l’éclat de la dernière étoile pâlissait dans le bleu du ciel. Puis la bande à l’orient grandit, commença à briller et la première alouette s’éleva dans l’air en chantant.

C’était une matinée parfumée, fraîche s’il en fut.

Sur les rails était une morte, une jolie jeune femme, à la chevelure dorée, pâle et couverte de sang. Quand le soleil se leva, il versa les mêmes chauds rayons sur son visage froid, défiguré, sur les branches vertes des arbres et sur l’alouette joyeuse dans l’air bleu.


XI

L’ÉCOLE DE LA VERTU

Dans la ville et même dans le vaste monde, il n’y avait pas deux autres amies comme Hanna, générale Mardefeld et Micheline, baronne Oldershausen si toutefois il fallait en croire l’opinion publique et les serments des deux dames.

Par le fait, leur liaison était aussi honorable et la réciprocité de leurs sentiments aussi sincère, cordiale, que cela est possible entre deux femmes du même âge, de mêmes prétentions.

Lorsqu’elles se rencontraient, elles se faisaient des signes de tête sans fin ; elles se saluaient de leurs mains finement gantées. Elles se rendaient visite dans leur maison, dans leur loge, et si elles restaient vingt-quatre heures sans se voir, c’étaient des cris hystériques, des embrassades, des poignées de main, des baisers frénétiques, à réveiller chez l’observateur la pensée d’une maison de fous.

Chacune des deux dames admirait l’autre avec feu, avec complète subordination de sa propre personne.

« Oh ! comme te voilà charmante, d’une fabuleuse simplicité ! s’écriait Micheline ; et Hanna ne trouvait pas assez de paroles pour louer l’étrangeté, la richesse de la nouvelle toilette de son amie.

Mais dans la visite faite ailleurs par Micheline, un quart d’heure plus tard, elle ne parlait déjà plus de même.

« Cette générale est-elle encore accoutrée aujourd’hui ! Comment dirais-je ? Oui, comme une fermière. La pauvre femme se ressentira toute sa vie de la situation dans laquelle elle a grandi. »

De son côté, Hanna affirmait à la première connaissance se montrant chez elle, après le départ de Micheline, qu’entre cent femmes élégantes elle reconnaîtrait la juive au premier coup d’œil ; sa chère bonne amie avait une manière à elle de démontrer que, à chaque occasion, le Ghetto se compromettait par son manque de goût et son penchant pour les couleurs voyantes.

« Elle ressemblait », concluait-elle, « ma foi, elle ressemblait à une écuyère italienne qui aurait épousé un prince russe. »

Lorsque Micheline, avec cette assurance particulière aux gens du monde, faisait une remarque banale sur une nouvelle pièce ou un tableau ayant fait parler de lui à l’Exposition, Hanna répondait régulièrement : Tout à fait ma manière de voir ; tu exprimes ce que j’ai pensé ; si je ne t’aimais pas tant, je t’envierais ton esprit, ce don que tu as de si bien présenter les choses. Elle n’en songeait pas moins à part elle : Est-elle sotte !

Cependant le jugement de Micheline ne valait ni plus ni moins que ce qu’on entend dire dans les salons, dans les cafés, par des gens qui passent pour spirituels et donnent le ton.

Les deux amies, pas n’est besoin de le dire, avaient leurs jours fixes et donnaient d’excellents petits dîners où les matadors du monde élégant venaient avec empressement, attirés qu’ils étaient par le menu exquis, non moins que par les charmes des jolies maîtresses de maison.

Une réunion choisie de ce genre était attablée dans la salle à manger du général. Il y avait des militaires à front haut, à barbe rude, à rubans sur leur vaillante poitrine, des diplomates parlant lentement, comme avec une peine indicible, jouant par ci par là d’un lorgnon en or, et souriant d’un sourire stéréotypé, des aristocrates parfumés, à manières de palefreniers et à regard insolent s’échappant de leurs paupières mi-closes, des dames dont la taille menaçait à chaque instant de descendre au-dessous des hanches, ce qui ne les empêchait point de parler de la persécution de l’Église et de la triste captivité du Saint-Père. Bref, on était entre soi.

Pourtant, il ne se trouvait là personne d’assez honnête pour oser s’écrier : Pourquoi politiquer, moraliser, nous lancer dans l’esthétique ; qu’est-ce pour nous que la patrie, la religion, l’art ? Parlons plutôt de ce qui nous fait plaisir, de nos petites actrices, de nos jolis hussards, de nos chevaux, nos chiens, nos habits et aussi un peu de nos dettes !

On faisait de l’hypocrisie, on jouait la comédie sur ce théâtre privé avec autant de sérieux que si c’eût été devant le peuple.

Le baron Kibitzhausen, ambassadeur allemand à une petite cour quelconque, à Bucharest, Belgrade ou Monaco, grand liseur et même collaborateur de la Gazette de la Croix de Berlin, comme il avait coutume de l’insinuer dans ses moments de faiblesse, parlait de l’atelier de Makart qu’il avait visité en passant à Vienne. Il se complaisait à dépeindre les « erreurs » du grand peintre, et il y mettait ce cynisme qui semble indispensable aux pharisiens quand ils débitent de la morale.

L’impression faite par nos prédicateurs de morale allemande est que, pour les écouter et les lire, il faut avant tout ôter ses gants et se tenir sous le nez un flacon d’eau de Cologne.

Hanna qui, malgré tout son sérieux moderne, ne manquait pas de sentiment esthétique, osa dire au baron, sans se laisser intimider par une œillade significative de son amie, qu’elle trouvait les Sept péchés capitaux une œuvre merveilleuse.

— Je me range tout à fait du côté de Son Excellence, s’écria Micheline d’une voix aiguë comme le sifflet d’une locomotive ; l’art a ses limites morales comme tout ce qui est humain. Je ne saurais admettre ces transgressions de notre époque. La liberté que les peintres et les auteurs s’accordent de nos jours est un symptôme de décadence. Les pièces de théâtre, les opérettes immorales en France ont été les avant-coureurs de la chute de l’Empire. La censure devrait de temps en temps fortement intervenir en Allemagne. J’affirme que cette peinture et cette littérature empoisonnent les esprits allemands et qu’aucune femme de notre pays ne peut regarder un tableau de Makart ou assister à une œuvre de Dumas fils.

— Très-juste ! opina le baron Kibitzhausen. Ah ! si toutes nos femmes pensaient, sentaient, agissaient ainsi, la belle maxime de notre pays : « crainte de Dieu et mœurs pures » serait bientôt une éclatante vérité.

Micheline promena autour d’elle un regard de triomphe.

Mais Hanna n’était pas femme à se laisser convaincre si facilement.

— Je ne sais ce qu’on a contre les pièces françaises, répondit-elle. Je trouve que Augier, Sardou, Feuillet, Dumas fils, nous présentent la vie dans des tableaux peut-être désagréables, mais toujours surprenants de vérité et je ne comprends pas que ceci soit blâmable. Celui qui ne nous montre les hommes que comme des figures lumineuses semble vouloir dire que la morale et la religion sont superflues. La peinture de la folie et du vice ne peut produire qu’un effet bienfaisant.

— Certainement, madame la générale, dit le colonel de la garde, Grimm, qui a incendié onze villages français, fait fusiller dix-sept paysans français, levé en différents endroits pour cinq millions de contributions, et qui, à cause de tout cela, passe pour un héros ; certainement… mais, cet effet, l’artiste ne l’obtient que lorsqu’il donne à son œuvre une forme pure, noble, lorsqu’il reste toujours décent.

— Je ne m’imagine pas comment on pourrait représenter décemment le Demi-Monde, par exemple, fit Hanna, prompte à la réplique. Et puis, nos classiques sont-ils décents ? Sont-elles décentes, les scènes de Faust, qui peignent la séduction, l’infanticide de la pauvre Gretchen, ou celles de Gœtz de Berlichingen, dans lesquelles Adélaïde se fait aimer du page Frantz et le pousse au crime ? Est-ce que jamais un auteur dramatique français de nos jours a montré plus de hardiesse immorale que Schiller dans Fiesco, avec la fille de Vérina ? Lady Milford n’est aussi qu’une courtisane, et dans le drame de Don Carlos, qu’y a-t-il, sinon de l’infidélité conjugale historique ?

Micheline haussa les épaules, leva les yeux au ciel.

« Elle n’a pas de tact du tout », pensait-elle ; « oui, elle a été mal élevée comme le sont tous les enfants des gens pauvres. »

À la sortie de table, les messieurs passèrent pour fumer dans une salle où il y avait un billard et dont les murs étaient ornés de fresques représentant des chasses, des batailles, selon le détestable goût allemand. Les deux jeunes femmes se rendirent dans le boudoir d’Hanna, et Micheline n’eut garde de ne pas glisser tendrement son bras autour de la taille de son amie.

Les messieurs se mirent à raconter de leur mieux leurs histoires fortement épicées.

Le baron Kibitzhausen lui-même, l’homme de bonnes mœurs, prit part à ce concert qui semble inséparable de la fumée du tabac, à cette expansion après boire sous laquelle se cache tant de vulgarité.

Et les dames ?

Même en admettant qu’il n’y ait pas au service de toutes les femmes des figures différentes pour les jours ouvriers et les jours de fête, pour la rue, le monde et les causeries intimes, il est certain que, dès qu’elles se trouvent seules, elles apparaissent, les meilleures comme les mauvaises, tout autres qu’en présence des hommes. Nous qui avons été appelés par un vieil humoriste, Cott lui-même, je crois, « les rois de la création », nous leur servons de public.

À peine avons-nous quitté notre place, à peine le rideau est-il tombé, le gaz éteint, que les femmes se retirent dans la coulisse comme les actrices. Les vêtements de fée constellés d’étoiles, les beaux manteaux de pourpre sont mis de côté, le fard recouvrant la figure comme un masque est enlevé et… les comédiennes ne se gênent plus.

Si nous voyions entre elles les femmes dont nous avons fait notre idéal, devant lesquelles nous nous agenouillons, dont nous admirons l’esprit à la table à thé, dont nous retirons les petites pantoufles avec empressement ; si nous pouvions entendre ce qu’elles se disent, nous serions étonnés d’avoir dans le nez l’odeur du réséda ou de la violette, au lieu de l’odeur de notre cher tabac allemand, tant la conversation écoutée nous ferait souvenir du fumoir et de ses plaisanteries cyniques.

Micheline était étendue dans un fauteuil, les jambes allongées, les mains derrière la tête, et elle bâillait tellement que ses joues étaient toutes rouges, et que ses yeux ressemblaient à deux fentes noires. Hanna appuyait les coudes sur ses genoux et le menton dans ses deux mains. Ni l’une ni l’autre ne se donnait la peine d’être vive, imposante, spirituelle, ou de feindre de toute autre manière. Elles ne différaient guère, assises comme elles l’étaient, de deux paysannes grossières ou de deux servantes trop libres, et tout ce qu’elles disaient avait un vilain son de crudité, de laisser-aller.

— Qu’as-tu ? demanda Micheline après avoir examiné un certain temps la figure froide, étrange, indifférente de son amie. Tu es de mauvaise humeur. Il te manque de la distraction, je crois. Ton mari t’ennuie ; serait-il jaloux ?

— Que veux-tu que je te dise ? répondit Hanna. Tu penses bien que je ne l’ai pas épousé par amour.

— À qui crois-tu que cette pensée puisse venir, follette ? s’écria Micheline riant haut.

— Je ne prétendrai pas non plus m’être fait illusion, continua Hanna. Cependant…

— Cependant tu n’es pas contente.

— C’est vrai.

— Alors prends un amant.

Hanna plissa la lèvre inférieure avec un dédain qui lui seyait bien en ce moment.

— Je ne sais pas, fit-elle, si j’y regarderais à deux fois dans le cas où il serait possible à un homme de m’inspirer une grande passion ou même quelque intérêt ; mais en voyant de près les messieurs autour de nous…

— Allons, il y a parmi eux de jolis jeunes gens.

— Je ne dis pas non ; malheureusement, ils me font tous, sans exception, l’effet d’images à transparent, sans lumière brûlant derrière. Le général est, du moins, un homme, lui ; mais tous ceux qui se démènent autour de nos traînes visent à l’esprit, se vantent, nous adorent, chantent nos louanges, ne valent pas mieux que la poussière que nous soulevons. Parmi ces fats ceinturonnés, pommadés, ou ces jockeys répandant une odeur d’écurie, montre-m’en un qui soit capable d’occuper sérieusement pendant un quart d’heure une femme, une femme comme moi.

— Pourtant, je me suis très-bien amusée plusieurs fois déjà, dit Micheline après avoir bâillé à pleine bouche ; tu ne peux pas demander plus.

— Je demande plus.

— Prends donc un chef de file des grenadiers de la garde.

— Tu ne veux pas me comprendre. Je n’ai pas beaucoup de tempérament ; c’est peut-être non-seulement mon bonheur, mais encore toute ma vertu. Je pourrais parier que jamais mes faibles sens ne me joueront quelque tour. Je n’avais pas encore pensé jusqu’à aujourd’hui…

— Que ce serait piquant si le général était remplacé dans son poste !

Hanna se prit à rire.

— Je te répète, dit-elle, que mon contentement ou mécontentement n’a rien à faire avec cela. Je n’ai à me plaindre ni de mon mari ni de ma situation. Dans ma maison tout est exactement en ordre, commode, riche, monotone et froid comme j’espérais le trouver. Il n’y a donc pas pour moi de motifs de froncer les sourcils à qui que ce soit. J’ai fait moi-même ma vie telle qu’elle est, telle que l’exigent mes désirs, mes besoins ; mais je commence à croire que jadis je ne me suis pas bien connue, ou que j’ai bien changé depuis lors. J’occupe à côté du général une place que bien des femmes m’envient ; la reine m’accorde sa confiance ; le bien-être, le luxe m’entourent ; j’ai un charmant enfant ; je pourrais jouer un rôle ; je pourrais me sentir heureuse, et…

— Tu es blasée.

— Non.

— Qu’y a-t-il alors ?

— J’ai la conviction qu’il me manque quelque chose ; mais, j’ai beau réfléchir, je ne puis pas dire quel est ce quelque chose.

— Il te manque un amant, s’écria Micheline, riant à se tenir les côtes.

Le joli petit boudoir se changea pour quelques secondes en un coin de la balle ou en un lavoir. On rit ainsi au marché aux légumes.

— Oui, un amant ! répéta la baronne Oldershausen.

— Parce que tu en as deux, tu crois que j’ai besoin de faire de même.

— Tu ne vas pas me faire un sermon ?

— Non ; mais je voudrais être comprise de toi et je ne sais pas comment j’y arriverai.

— Parle en bon allemand.

Notre époque n’attache de l’importance qu’à ce qui représente une valeur matérielle.

— Tu parles en philosophe ; il me semble entendre… Andor.

Hanna regarda Micheline avec surprise. En entendant ce nom jadis si cher, elle n’était devenue ni pâle ni rouge ; mais elle semblait très-étonnée.

— Notre époque est très-matérialiste, répondit-elle après un moment de silence, et l’un de ses vilains traits caractéristiques est de mépriser tout ce qui ne se pèse pas, ne se compte pas.

— Encore bien parlé ! fit Micheline avec moquerie.

— Ce trait est frappant dans toutes les sphères, dans toutes les classes ; partout on le retrouve marqué, chez l’homme d’État, le général, le savant et l’artiste. Chacun s’incline devant le succès et se rit du bel idéal caressé jadis. Dans ce tourbillon où les intérêts les plus opposés, les passions les plus folles luttent en paroles grossières les uns contre les autres, c’est à peine si quelques individualités restent debout. Le plus grand nombre est renversé et traîne dans une boue infecte qui monte, monte ainsi que les eaux du déluge et menace de tout engloutir.

— Dans quel livre as-tu pris cela ? interrogea Micheline se levant lentement et venant se mirer dans la glace.

— Mais ce sort ne saurait être le même pour tous, continua Hanna sans prendre garde aux paroles de son amie. Il y a des natures faites d’une étoffe grossière, d’autres d’une étoffe plus fine. Les premières se trouvent bien dans la boue de tous les jours ; les secondes, au contraire, qui ont le sentiment de l’idéal vivent dans un état de lutte contre elles-mêmes, et cet état finit par leur devenir insupportable. Elles n’ont pas la force de mener une existence idéale, de renoncer aux biens matériels, au plaisir qui les attire, et leur conscience les empêche de trouver le bonheur dans cet égoïsme malpropre qui chante victoire sur les corps des ennemis tombés. Enfermer sa vie, ainsi qu’une bête, dans cet étroit cercle des sens, rempli seulement de besoins et d’instincts, me paraît indigne d’une créature humaine. Me comprends-tu ?

— Je comprends que tu es très-ennuyeuse, dit Micheline arrangeant sa chevelure noire au bruissement voluptueux, et je conclus que tu dois t’ennuyer beaucoup. Suis mes conseils : prends un amant, pour me faire plaisir si tu veux, mais prends-le.

— Que dirait le monde ?

— Le monde ne dira jamais de toi que tout juste ce qui te plaira, si tu fais preuve d’un peu d’habileté ; sois prudente, souviens-toi de ta situation, aie soin de ne pas faire parler de toi, et tu auras conquis dans l’opinion publique une position inattaquable. Notre monde d’aujourd’hui ne se laisse pas tromper, mais il est toujours prêt à reconnaître aux apparences la valeur de la réalité. Je viens de remarquer à table combien tu es imprudente. Tu seras bientôt plus compromise par tes appréciations artistiques et littéraires que la Bärnburg par sa légion d’amants.

Lorsqu’un livre est libre le moins du monde, tu dois redresser le nez dès qu’on en parle, et si on te demande ce que tu en penses, déclare que tu n’as pu le lire jusqu’au bout, que tu en as fait cadeau à ta femme de chambre. Te trouves-tu à l’Exposition, en face d’un tableau comme les Sept pêchés capitaux, de Makart, alors que tu es entourée de beaucoup d’hommes te connaissant, avance-toi rapidement, mets ton lorgnon devant tes yeux, écrie-toi : « Fi donc ! » et tourne le dos à la toile. En échange de ceci, le monde te pardonnera volontiers un amant de plus.

L’essentiel est surtout de se montrer impitoyable pour les fautes des autres. Dès qu’on te parle d’une femme qui a un adorateur, fais comme si tu avais marché sur un serpent ; dès qu’une jeune fille qui a été séduite te salue, ne la reconnais pas ; va même jusqu’à ne jamais pardonner quand les autres excusent, et t’arrivât-il de changer d’amant comme de chapeau, ta vertu ne sera pas discutée.

Laisse-toi conseiller par moi, chère Hanna ; j’ai de l’expérience en pareille matière. Ne te hasarde pas à louer Makart ou Dumas fils, mais prends un amant, et si tu n’en trouves aucun à ton goût, prends-en deux, trois, qui réunissent ce que tu demandes d’un homme pour passer ton temps agréablement.

— Micheline, quel nom donnes-tu à cette manière de…

— Je l’appelle « l’école de la vertu », ma bonne Hanna.

— Mais je ne puis faire l’hypocrite, soupira la générale. Je suis trop fière, ou peut-être trop simple, trop droite.

Elle ne disait que la vérité, la belle Hanna, en se qualifiant de la sorte, à grands traits. Elle était peut-être égoïste, assurément rusée, habile à compter, très-pratique, mais l’hypocrisie lui était étrangère. Elle se donnait pour ce qu’elle valait, ni plus ni moins. Elle ne se parait point des plumes du sentiment, mais elle n’avait point honte non plus de laisser voir une sensation se rattachant à un sentiment naturel, comme les dentelles blanches au velours noir.

Chez nous, en Allemagne, où chacun s’efforce de paraître autre qu’il n’est réellement, où l’homme de la glèbe cite Schiller avec amour, et la paysanne soupire : « Je ne suis pas seule quand je suis seulette, » dans sa chambre remplie de fanfreluches et d’odeur de musc, où les vaillants guerriers vont au prêche le dimanche, où chaque conseiller provincial rougirait si on le surprenait à lire les « Mémoires de Casanova », chez nous, rien n’est aussi rare, et par conséquent aussi surprenant, aussi incroyable que la vérité.

Celui qui se donne pour ce qu’il est, qui parle comme il pense, trompera bien mieux ses semblables que le plus fin des jésuites.

C’est là une grande partie du secret de la réussite de Bismarck.

Bismarck n’est pas un Machiavel. Aux diplomates étrangers comme aux patriotes allemands, il ne s’est jamais donné que pour Bismarck, et par cela seul personne ne l’a cru, ni Napoléon III, ni Beust, ni Jacoby, ni Ledochowski. Aussi a-t-il pu les surprendre, les vaincre tous avant qu’ils eussent l’idée qu’ils seraient attaqués.

La franchise a été toute sa ruse.

Il connaît le monde et mieux encore ses Allemands.

C’était principalement dans la droiture de la générale de Mardefeld que consistait le charme qu’elle exerçait sur la reine. Le reste s’expliquait tout naturellement. En elle la souveraine n’avait pas de rivale à craindre ; elle n’était pas plus exposée à se voir éclipser par l’esprit que par la beauté d’Hanna. Elle n’avait donc aucune raison de la haïr.

— Je vous envie cette hardiesse rare qui vous est propre, de toujours apparaître démasquée parmi les gens masqués, dit-elle un jour à Hanna. Je ne prétends pas que ce soit grand ; je ne me sers pas volontiers des expressions empruntées aux livres, mais c’est en tout cas très-convenable. Vous me regardez avec surprise, Hanna ? Oh ! ma nature ne se révolte que trop souvent contre cette contrainte que je m’impose ; mais il faut que je me résigne ; je ne suis ni aussi puissante, ni aussi libre qu’on le croit. Dans le bon vieux temps, alors que les vieux messieurs portaient encore des queues et les dames des mouches, il était de mode que les monarques se rendissent à la cérémonie du couronnement dans une voiture toute en verre, afin que le peuple pût les voir, eux et leur pompe, à son aise et de tout côté. Cette coutume n’existe plus ; mais nous, les souverains, nous n’en continuons pas moins à rester dans de semblables voitures vitrées, et nous ne devons pas oublier que de toutes parts on a les yeux sur nous. Je suis l’esclave de ma grandeur et de la puissance qui m’est dévolue.

La reine courba son front blanc et serra les lèvres si fortement que ses dents craquèrent légèrement les unes contre les autres. Sa main froide chercha la main chaude d’Hanna.

— Je n’aime pas le roi, continua-t-elle tout bas et d’une voix rauque. Vous savez peut-être qu’il va voir cette actrice ; tout le monde le sait. Il a raison. Je ne l’ai jamais aimé et sa passion a passé bien vite. Pourquoi me resterait-il ?… Pourtant cela me froisse. Ce n’est pas de la jalousie.

Elle se mit à rire et ajouta :

— Cela m’irrite qu’il m’ait trouvé une remplaçante et si promptement encore. Pour moi, que faire ? Plaignez-moi. Chacun de mes pas est surveillé. Avec cette étiquette, ces nobles serviteurs qui nous entourent, nous nous infligeons à nous-mêmes une inquisition, une police. Il y a des moments où je serais capable d’envier Catherine II osant revêtir l’uniforme de la garde, ceindre l’épée et se mettre à la tête des soldats pour jouer son va-tout en une bataille. La fortune lui fut favorable comme à tous les audacieux. Elle renversa du trône le mari qu’elle n’aimait pas et prit elle-même les rênes du gouvernement, pour vivre dès lors à sa guise. Mais cela se passait il y a cent ans et en Russie ! Nous sommes aujourd’hui trop civilisés pour être capables de choses aussi hardies et ces Allemands sont trop réfléchis, ont la peau trop dure. Il n’y a d’autre ressource que de prier et de jouer à la mère du pays. Non, je ne supporterai pas plus longtemps ce misérable genre de vie. Arrive que pourra, je suis résolue à en finir. Ah ! si j’avais seulement une amie, sur laquelle je puisse compter, une véritable amie !

La reine cessa de parler, regarda attentivement la générale et baissa les yeux sur le parquet, en se rongeant l’ongle du pouce.

— Votre Majesté peut toujours compter sur une servante dévouée, répondit Hanna après quelques instants.

— Chère Hanna, si je pouvais me fier à vous, murmura la reine, si j’étais sûre que vous aurez le courage… Il me faut une alliée vaillante, résolue.

Hanna se vit arrivée au but tout d’un coup. La confidente de la reine ! C’était là une position, une mission de nature à la charmer, l’occuper, à remplir son existence. Elle serait initiée à toute sorte de secrets ; elle prendrait part à des intrigues, à des entreprises secrètes, peut-être dangereuses. Elle réfléchit quelques secondes, en proie à la joie, à la crainte, puis elle s’agenouilla devant la reine et lui baisa les mains.

— Pas ainsi, chere Hanna, lui dit la reine avec un sourire.

— Ordonnez de moi, Majesté, répondit la générale avec un élan non déguisé. J’aurai le courage nécessaire et je sais me taire.

La reine la regarda dans ses grands yeux gris brillants, si sereins, si froids et la baisa au front.

— Mais vous êtes… si… si sévère dans vos principes, votre morale !… lui dit-elle.

— Je suis fidèle au général, Majesté, répliqua la jeune femme se donnant un petit air fripon. Mais à votre cour et dans votre compagnie, il est réellement difficile de ne pas l’être.

La reine rit et frappa légèrement sur la joue d’Hanna, toujours agenouillée devant elle.

— Avouez-moi d’abord ce qu’on pense, ce qu’on dit de moi.

— On est si convaincu de votre piété, de votre vertu, Majesté, que vous… pouvez tout oser.

— Vraiment ?

— Chez nous, en Allemagne, la vertu qui s’en va toute nue est huée, poursuivie ; mais le vice est traité avec respect, s’il porte seulement la feuille de vigne.


XII

VALÉRIA REMPORTE UNE VICTOIRE

Valéria Belmont toute puissante au théâtre de la cour, en sa qualité de maîtresse du roi, se négligeait de plus en plus, à mesure que des plumes bien payées grandissaient sa réputation d’actrice. Pourquoi se serait-elle efforcée de bien faire ? Elle avait atteint son but, et ce but n’avait été en aucune façon le sommet ou même un degré quelconque de l’art. Elle avait fini par ne plus jouer que selon son bon plaisir, écourtant des scènes entières qui n’étaient pas de son goût, ou dont elle ne retirait aucun effet pour elle, se contentant de déployer son talent dans quelque grande situation, afin de ranger le public de son côté. Les critiques dont elle savait se faire bien venir lui distribuaient chaque fois des éloges enthousiastes, et il ne se trouvait personne qui élevât, au nom de l’art, la voix contre les libertés qu’elle prenait sur les planches.

Un soir, Andor, définitivement chargé à la Réforme de toutes les grandes et petites histoires mondaines, se rendit par hasard au théâtre, afin de s’y rafraîchir les idées en écoutant Gœtz de Berlichingen.

Il vit Valéria jouer le rôle d’Adélaïde. Il fut tout surpris lorsqu’elle parut en scène. C’était là la femme qui pouvait réunir tous les fils de l’intrigue dans sa petite main calme ! Le tableau connu de Kaulbach lui paraissait fade, bourgeois, en comparaison de l’effroi que lui produisait ce démon avec les grands yeux de flamme, la chevelure noire déroulée.

Dans la scène des échecs avec l’évêque, il considéra l’apathie de l’actrice comme de la distinction, comme une étude bien calculée du caractère changeant de cette séduisante sirène ; mais, dès l’apparition de Franz, l’écuyer, il fut choqué. Il commença à froncer les sourcils, à se démener sur son fauteuil. À la fin du quatrième acte, il était déjà indigné contre cette manière insolente de jouer l’un des immortels personnages d’un grand écrivain.

Vainement, au dernier acte, Valéria déploya-t-elle toute la passion qu’elle savait mettre dans la scène nocturne avec Franz, elle ne fit plus aucune impression sur Andor. Il fut tout aussi insensible au grand talent avec lequel elle exprima le remords, l’angoisse de la mort, à l’apparition du messager de la Sainte-Vehme, qu’aux applaudissements qui accompagnèrent sa jolie manière de tomber.

Plus difficile que le public d’aujourd’hui, Andor ne se contentait pas d’un morceau habilement rendu ; il voulait que tout fût bien joué.

Le lendemain, il s’exprimait en ce sens dans le journal. L’effet de son article fut plus grand qu’il ne s’y attendait. Tout le monde lut sa critique. Le public fut étonné ; le roi fit sonner ses éperons et battit sa botte avec sa cravache ; la figure de Valéria se rembrunit ; elle repoussa son chocolat en faisant résonner la tasse et la cuiller et se mit à sa table à écrire en palissandre.

Une heure après, Andor recevait une charmante petite lettre contenant un billet de cent thalers.

Il regarda le billet en souriant, le remit sous une autre enveloppe et le renvoya sans une ligne.

Un jour s’écoula pendant lequel la jolie actrice froissée se replia sur elle-même, comme une araignée dans sa toile et broya du noir. Le lendemain matin arrivait pour Andor une gracieuse invitation à venir prendre le thé chez Valéria. L’invitation fut refusée poliment, mais avec fermeté.

Dans la soirée, tandis qu’Andor, revenu du bureau de la Réforme, était assis à sa table de travail, où il préparait quelques notices, la porte de sa chambre s’ouvrit soudain, sans qu’on eût frappé. Une dame vêtue de velours noir entra, rapide, fière, rabattit son voile et fixa sur le travailleur ses grands yeux brillant d’un feu étrange.

Andor, reconnaissant Valéria, se leva, avança un fauteuil pour elle et prit place vis-à-vis.

— Il faut m’excuser, monsieur le docteur, commença l’actrice de sa voix harmonieuse dont le charme magique allait au cœur de chacun ; ce n’est pas une heure convenable que j’ai choisie pour ma visite ; mais vous n’attendez personne autre et puisque vous ne voulez pas venir à moi…

Au lieu de finir la phrase, elle laissa errer ses yeux sur les hauts rayons, examinant les livres qui s’y trouvaient, rangés les uns contre les autres en longues lignes comme des régiments en bataille.

— Je ne sais comment cela se fait, ajouta-t-elle en souriant, devant la rampe dont le feu nous éclaire si vivement et devant le public au delà, je n’ai pas peur, mais ici je ne pourrais pas rester seule.

Elle se leva et s’engagea entre les étagères, s’arrêtant de temps en temps pour prendre un livre, de sa main que le gant faisait paraître plus petite encore, en secouer la poussière et en soulever la couverture.

— C’est tranquille ici comme dans un cimetière, reprit-elle bientôt, et les livres sont là comme des morts embaumés dont l’âme semble à tout instant prête à descendre pour causer avec vous.

Andor ne répondit pas. Il regardait sa visiteuse dont le costume de velours moulant si bien le corps élancé chatoyait à la lumière. Il se demandait quel éclat elle avait apporté avec elle pour le répandre dans sa grande chambre sombre et il sentait que le doux parfum qu’elle dégageait dominait de plus en plus l’odeur de moisi régnant chez lui.

— Qu’est-ce que ces vieux livres-là ? s’écria Valéria se baissant tout à coup vers le parquet avec une joie d’enfant. On dirait des momies dans leurs reliures desséchées. Oh ! comme ils sont gros et lourds !

Elle s’efforça de retirer un in-folio du rayon.

Andor lui vint en aide, soulevant ainsi un nuage de poussière qui fit éternuer Valéria, mit sur la table l’ouvrage à reliure en cuir de cochon et l’ouvrit.

— Comme c’est joli ! Les couleurs sont aussi fraîches que si elles dataient d’hier ; mais ce n’est pas imprimé, s’écria l’actrice, regardant amicalement Andor du coin de l’œil.

— C’est un manuscrit, une chronique de couvent du xviie siècle, répondit-il avec amabilité.

Valéria lui semblait si différente de ce qu’il s’était figuré ; il la trouvait si naïve, que cela lui faisait plaisir de lui montrer ses trésors.

Il ne se lassait pas d’apporter et d’ouvrir de nouveaux volumes.

— Et là-haut ? lui demanda-t-elle tout à coup. Ces rangées qui ressemblent presque à des simulacres de livres ?

— C’est l’édition des classiques latins d’Amar. Ceci est un Tacite.

— Ta, ta. Qu’est-ce que c’est ?

— Un historien romain. Édition d’Amsterdam. Elzévir, 1649.

— Oh ! Et ce petit brun ?

— Hippocrate, à l’usage des médecins qui le portaient jadis dans la poche de leur gilet.

— Puis-je voir ?

— Je vous en prie.

Valéria se releva sur la pointe des pieds pour retirer du rayon le livre minuscule et, au même instant, se mit à crier en reculant.

— Qu’y a-t-il là ? demanda-t-elle avec frayeur. J’ai vu briller quelque chose.

Andor se rapprocha et vit, au delà des petits livres, une paire d’yeux flamboyants qui se fixaient sur sa visiteuse.

— Pardonnez-moi, c’est un de mes chats, dit-il en riant.

— Vrai ! que je voie ?

Elle était en ce moment derrière lui, appuyant légèrement la main sur son épaule et l’effleurant doucement de son haleine.

— Comme c’est étrange ! On dirait deux feux follets, murmura-t-elle.

— On pourrait presque croire aussi que, dans l’obscurité, vos yeux sont phosphorescents, dit Andor se retournant vers elle.

Elle rit gaiement.

— Je ne sais s’ils ont cette aimable propriété, répondit-elle ; mais on m’a souvent dit que mes cheveux dégageaient des étincelles électriques.

— J’ai entendu parler de cela, pour les cheveux rouges surtout ; mais je ne l’ai pas vu.

— Si nous essayions ! Éteignez votre lampe, docteur.

Elle ôta son chapeau et retira rapidement les grosses épingles dans sa chevelure. Les boucles noires se déroulèrent sur son dos, confondant leur éclat avec celui du velours. Andor, la main sur le bouton de la lampe, oubliait de le tourner.

— Éteignez donc.

L’obscurité se fit tout à coup.

— Avez-vous un peigne ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas.

— Il faut en avoir un. Sinon, comment ferai-je ?

— Je vais chercher.

— Donnez-moi celui en écaille que j’avais dans mes cheveux. Il est là sur la table.

Andor ne le trouvait pas. Elle lui vint en aide, mettant sa main chaude sur la sienne. Cela ne dura qu’une seconde, mais cela suffit pour qu’une étincelle jaillit du contact. Andor sentit un frisson lui remonter le long du bras et redescendre jusqu’à son cœur, qui se serra comme sous une piqûre.

— Je l’ai, s’écria Valéria, s’écartant aussitôt de lui.

Andor avait beau ouvrir les yeux ; il ne la voyait plus ; mais il entendit le frou-frou de sa traîne, le bruit du peigne dans les cheveux, puis il aperçut une goutte de feu, et aussitôt après deux petits cercles brillants descendant mystérieux sur le parquet.

Son cœur, qui semblait mort depuis longtemps, commença à battre très-fort.

— Eh bien ! voyez-vous des étincelles ? demanda Valéria ; dois-je continuer ?

— Non, arrêtez-vous ! j’aurais peur que vous ne brûliez mon Tacite et mon Hippocrate en même temps que moi.

Il ralluma la lampe, et la jolie actrice remit sa chevelure en ordre, tournant et retournant la tête pour découvrir un miroir.

— Vous êtes un homme singulier, fit-elle. Toutes les vanités terrestres semblent bannies de ces quatre murs, et me voici, moi, parmi des livres reliés, des historiens latins, des globes, des squelettes. Qu’en dites-vous ? Seriez-vous fâché ? Non, vous ne pouvez plus être fâché contre moi. Il faut que nous soyons bons amis, docteur ; donnez-moi votre main.

Andor la lui tendit loyalement, et elle la saisit avec force.

— Je dois me retirer, dit-elle en mettant son chapeau ; ce sera maintenant à vous de me rendre visite.

À la porte, elle s’arrêta et le regarda en pleine figure :

— Vous avez eu raison dans votre critique, fit-elle : j’avais réellement mal joué.

Lorsqu’elle se fut éloignée, Andor essaya de travailler ; mais il était distrait, et il y renonça. Le roman qu’il prit en main lui parut insipide. Le parfum qu’elle avait laissé derrière elle le rendait nerveux, et ce parfum le poursuivit le lendemain au bureau de la Réforme. Il secoua la tête comme un cheval importuné par les mouches et commença à lire les journaux.

Le soir, en tournant le coin d’une rue, son regard tomba sur une affiche de théâtre. On donnait Amour et Cabale au théâtre de la cour et Valéria jouait la Milford. Andor regarda l’heure et se mit à marcher rapidement. Il fut presque étonné de se voir tout à coup au guichet du théâtre ; il n’en prit pas moins son billet à la hâte et entra dans la salle.

La représentation avait déjà commencé, Ferdinand était en présence de son père ; encore quelques tirades et le premier acte finissait. Dans l’entr’acte, Andor examina les dames dans les loges, ce qu’il ne faisait jamais, prit une glace, lut le programme et tira quatre fois sa montre. Lorsque l’orchestre eut fini son morceau, il arrangea sa cravate, tira ses manchettes et ramena ses cheveux en arrière des tempes.

Le rideau se leva. Valéria en un charmant négligé et non frisée, comme l’indique Schiller, vint s’asseoir au piano et joua d’inspiration.

« Les officiers se dispersent », dit la femme de chambre à la fenêtre, « la parade est finie, mais je ne vois toujours pas Walther. »

Valéria se leva pour traverser le théâtre et dit :

« Je ne sais comment je suis aujourd’hui, Sophie. Jamais je ne m’étais vue ainsi. »

Il y avait en elle la même apathie, la même lassitude de corps que pour Adélaïde dans Gœtz de Berlichingen.

« Tu ne le vois donc pas ? » ajouta-t-elle.

Elle avait dirigé son regard vers la salle et venait de reconnaître Andor.

Alors, dans les veines de cette femme froide, méprisant les hommes, courut l’étincelle de Pygmalion qui anima Galathée. Qu’était pour elle le public ? Pour qui se fût-elle mise en frais ? Mais voilà qu’elle découvrait tout à coup un homme surexcitant son talent, chaque fibre de son âme. Elle se redressa de toute sa hauteur ; ses yeux noirs commencèrent à briller ; elle redevint en ce moment cette même femme dont les cheveux dégageaient des étincelles électriques et elle commença à jouer sérieusement.

« Que l’on m’amène le cheval le plus fougueux de mon écurie ! Il faut que j’aille dévorer l’espace ! »

Les mots retentirent brefs aux oreilles du public, électrisant Andor comme un coup de fouet de la main d’une femme.

La salle devint aussitôt silencieuse et attentive. Chacun sentait qu’il s’agissait de quelque chose d’extraordinaire. Dans les loges, les dames elles-mêmes interrompirent leurs rires, leurs bavardages avec leurs adorateurs.

Dans la scène avec le valet de chambre, le talent de Valéria rompit pour la première fois les liens dont l’avait enveloppé l’esprit matérialiste de l’époque. Elle se révéla subitement en entier ; et, surprise elle-même de la puissance qu’elle se découvrait, ravie des accents qu’elle trouvait en elle, elle grandissait de phrase en phrase, de parole en parole. Les spectateurs muets, presque effrayés, devinaient qu’elle mettait dans la pièce de son cœur, de son sang.

Au moment où elle cria à la femme de chambre : « Dois-je assumer sur ma tête l’exécration de mon pays, ou bien veux-tu que l’effroyable bruit de semblables larmes me courbe jusqu’à terre ? » elle devint si grande, elle subjugua si bien le public, que ce qui n’avait jamais été arriva : elle fut couverte d’applaudissements dans le courant de la scène.

Vint ensuite le dialogue avec Ferdinand. Elle était devenue tout à coup grande actrice ; elle grandit avec le rôle et le rôle grandit par elle. Sa phrase finale : « Gardez-vous le mieux que vous pourrez, » fut le plus beau triomphe connu jusqu’alors. Le public se montra fanatique ; le roi lui-même applaudit ; mais elle ne s’en apercevait pas. Quand elle dut reparaître enfin sur la scène et s’incliner, ses yeux se fixèrent sur Andor. Elle le vit debout contre son siége, battant des mains avec transport. Alors elle se sentit frissonner de la tête aux pieds ; elle était contente, fière, heureuse.

Le roi vint derrière les coulisses pour la complimenter ; mais elle prétexta qu’elle changeait de costume et resta dans sa loge. Dans la scène avec Louise, on aurait cru assister à une pièce nouvelle. Jamais aucune Milford n’avait joué ainsi. Aux phrases familières à chaque écolier : « Sache-le donc, misérable ! le bonheur est détruit, lui aussi ! » elle donna une expression, une valeur dont personne n’avait d’idée.

La pièce finissait avec le quatrième acte. Très-peu de spectateurs restèrent pour le cinquième acte. Après les dernières paroles de la Milford, Andor s’était rendu à l’imprimerie du journal. Encore sous l’impression du jeu de Valéria, il écrivit une critique qu’elle lut le lendemain en prenant son chocolat. La feuille tremblait entre ses mains ; ses regards brûlaient le papier encore humide ; ses narines frémissaient aux ailes ; sa gorge se soulevait et s’abaissait comme la vague recouverte d’une blanche écume.

Une heure plus tard, Andor arrivait lui-même chez elle, apportant le journal.

Elle courut à lui et lui tendit ses deux mains qu’il trouva froides, qu’il sentit trembler dans les siennes.

— J’ai déjà lu, murmura-t-elle. Je vous remercie ; mais vous n’avez, je crois, dit que la vérité.

— Vous avez admirablement joué.

— J’ai bien joué, parce que je… jouais pour vous.

— J’avoue que votre jeu m’étonne autant qu’une énigme. Je ne puis me l’expliquer qu’en supposant que vous…

— Achevez.

— Que le rôle de la Milford vous a servi à exprimer vos propres sentiments.

— Oh ! vous me faites tort ; vous me faites mal !

Valéria était devenue affreusement pâle ; ses yeux se remplirent de larmes, et elle se détourna pour les cacher ; mais Andor les vit perler à ses longs cils bruns.

Ce fut en ce moment critique qu’elle lui mit le pied sur la nuque.

Il lui saisit la main et balbutia des mots absurdes ; mais elle le comprit et se prit à sourire.

Dès cette matinée, Andor vint presque chaque jour chez Valéria.

Il était en proie à cette douce agitation, à ce martyre plein de doute, de crainte, d’espérance, qui nous rend si heureux.

Valéria l’aimait et il était entraîné vers elle. Il la jugeait innocente, souillée par la calomnie, elle, la grande actrice, à l’étincelle divine, dont le talent prenait son essor bien au-dessus de la banalité ordinaire, et il se sentait assez fort pour la défendre.

Avec chaque nouveau rôle, elle l’étonnait, lui et le public, et, comme elle était assez sérieuse pour comprendre qu’elle devait à Andor toute sa valeur, tout son succès, chaque nouveau triomphe était une chaîne de plus la rivant à lui.

Elle lui demanda un jour s’il n’était pas capable d’écrire un rôle pour elle. Il parla de sa pièce. Elle écouta attentivement et laissa tomber la conversation sur ce sujet si subitement qu’il en fut peiné, mais à tort. Elle avait fait son plan, et avec sa nature pratique, elle jugeait inutile de continuer la conversation là-dessus.

Lorsque Andor fut parti, elle fit sa toilette avec tout le raffinement qu’elle savait y mettre. Elle reçut ainsi la visite de son royal amant, qui était ce jour-là de très-belle humeur.

Le lendemain, Andor recevait de l’intendant un pli marqué du grand sceau connu.

On lui annonçait que toutes les difficultés étaient levées, que sa pièce allait être jouée, que tous les rôles étaient déjà distribués.

Jamais de sa vie Andor n’avait éprouvé une joie aussi grande, aussi complète que celle d’étudier « Messaline » avec Valéria. Le charme de ces heures de tête-à-tête, sans contrainte, était d’autant plus puissant qu’entre elle et lui il n’y avait pas encore d’autres relations.

Tous deux savaient qu’ils s’aimaient, mais ni l’un ni l’autre ne l’avait dit. Il leur semblait que les mots fussent trop grossiers pour exprimer leur amour ailé ; mais en lisant le rôle ensemble, il arriva que les boucles flottantes de Valéria touchèrent sa joue et le firent frissonner, que sa douce haleine l’enivra en l’effleurant, que sa main se posa sur la sienne lui faisant l’effet d’un fer rouge dans la neige.

Vint le jour où de grandes affiches collées au coin des rues annoncèrent la représentation de Messaline, tragédie en cinq actes, du docteur Andor. Puis, le soir, un public innombrable encombra le théâtre de la cour. Le roi siégeait de belle humeur dans sa loge ; Hanna, portant sur la tête une masse de cheveux disposés en tour de Babylone, s’éventant avec un éventail en nacre et causant avec Micheline, avait l’air gai, nullement embarrassé ; le comte Riva et l’oncle Gerling enduraient en haut, à la galerie, la fièvre de l’attente. Plant bâillait dans sa stalle, et Valéria, sortant de sa loge belle comme une déesse, tendait à Andor une main froide autant que le marbre et lui murmurait qu’elle jouerait mal parce qu’elle était trop agitée.

Le rideau se leva. L’accueil fait au premier acte fut froid. Au second acte, apparut Valéria, et alors commença la lutte dans laquelle l’actrice allait déployer pour l’homme de son cœur l’élan, la souplesse d’une lionne. De parole en parole, de scène en scène, Valéria réchauffa les spectateurs et finit par enlever un tonnerre d’applaudissements.

La pièce eut un beau succès. On demanda l’auteur, et parmi ceux qui avaient commencé à crier, on reconnaissait deux grosses voix partant de la galerie.

Le régisseur parut et remercia, tandis que les dames mettaient leurs sorties de théâtre, et que les messieurs se tenaient derrière elles en domestiques, avec les manteaux et les châles.

— Claque ! s’écria Plant haussant les épaules.

— Dieu soit loué ! demain nous aurons la Vie parisienne ! soupira Micheline. Voilà qui est amusant.

Lorsque Valéria descendit les petites marches pour gagner sa voiture, elle trouva Andor à la porte de derrière du théâtre.

— Je vous remercie de tout cœur, lui dit-il. Vous avez sauvé la pièce.

— Que me dites-vous là ? répondit-elle ; j’ai pitoyablement joué, mais la beauté du rôle a suffi.

Elle le regarda ensuite et hésita un instant.

— Bonne nuit ! ajouta-t-elle enfin.

Il la mit dans la voiture. Son bras nu s’étant montré hors du manteau de velours, il y appuya rapidement ses lèvres et s’éloigna.

Valéria le suivit de l’œil jusqu’au tournant, puis elle soupira et se pelotonna tristement dans sa voiture capitonnée en blanc.

Le lendemain, les journaux du matin faisaient, avec réserve, mais non défavorablement, la critique de la pièce d’Andor. Seul l’Incorruptible, sous la signature de Plant, fustigeait vertement le Pégase de l’auteur.

Il y eut des lecteurs qui trouvèrent étrange cette manière Spartiate d’entendre l’amitié. Ces braves gens ignoraient que Plant avait reçu des bienfaits d’Andor, et que cela suffisait pour qu’il le haït, l’attaquât.

Le directeur de « l’Incorruptible » se trouva cependant dans un certain embarras en voyant Andor arriver chez lui, le front calme, et le remercier de sa critique.

— Tu veux me faire honte, balbutia-t-il en s’occupant de sa chaussure vernie qu’il faisait craquer fortement. Je ne t’ai pas épargné, je le reconnais ; mais tu avoueras toi-même que mon esprit d’indépendance l’exigeait.

— Oh certainement ! répondit Andor. Mais la critique pourrait me rendre vaniteux. Il n’y a que les écrivains véritablement grands qui soient attaqués de la sorte. Nous savons que Ben Johnson et d’autres voyaient tout d’abord en Shakespeare « un corrupteur de la scène » ; nous savons de quels reproches Gœthe fut accablé, comment son Werther fut parodié et avec quel mauvais vouloir on accueillit ses élégies romaines. Dans son temps, Schiller aussi a été malmené par les critiques de Berlin et accusé d’une excentricité, d’un manque de goût qui, aujourd’hui, nous semble d’un comique irrésistible. Nous n’ignorons pas non plus avec quel mépris les critiques d’Édimbourg ont parlé jadis des « heures de la Muse » de lord Byron, et comment il leur répondit dans sa terrible satire : les Bardes anglais et les critiques écossais. Nous sommes furieux également, en lisant que les contemporains de Beethoven lui reprochaient de ne composer de la musique aussi peu musicale que parce qu’il était sourd.

— Une voiture attelée de chevaux isabelle, s’écriait au même instant Gansélès, dans la pièce à côté. Qui cela peut-il être ?

— Qui cela peut être ? répondait M. Pfefferman ; personne autre que l’ambassadeur espagnol.

Au même moment, le baron Keith entrait avec son élégante désinvolture et disait :

— Le chemin de fer de l’Est ne veut pas se laisser intimider. Il nous refuse le permis.

— Ah ! fit Plant se redressant et agitant ses lunettes. Envoyez-moi Pfefferman.

Pfefferman entra, en habit noir râpé, la plume derrière l’oreille, les mains dans les poches.

— Écrivez un article contre le chemin de fer de l’Est.

— Avec de la forme ou sans forme ? en insinuant ou bien carrément ?

— Sans forme et clairement.

Pfefferman fit un signe de tête et sortit.

— C’est donc là l’indépendance que tu dois faire briller ? demanda Andor avec un sourire de mépris. Quel nom donnes-tu à cette manière de tromper l’opinion publique ?

— Affaires.

— Et à ta critique ?

— Amitié.

— Voilà l’ambassadeur espagnol qui repasse, dit Gansélès dans la chambre voisine.

— Il n’est pas dans la ville, jeta Keith dédaigneusement.

— Je reconnais cependant ses chevaux isabelle, répliqua Pfefferman avec dignité.

— Des isabelles et la livrée brune ?

— Précisément.

— C’est l’équipage du général Mardefeld.

— Allons donc ! Je le connais l’équipage du général Mardefeld, fit Pfefferman froissé.

— Tu ne m’en veux pas ? demanda Plant à Andor qui se retirait. Je n’ai réellement pas eu l’intention de te faire de la peine.

— Pourquoi t’en voudrais-je ? Je n’aurais à te garder rancune que si tu avais écrit une meilleure pièce que la mienne.

Plant se mordit les lèvres et regarda autour de lui comme s’il eût cherché quelque chose de perdu.

Il avait honte de lui-même, ce qui est pire que d’avoir honte devant les autres ; mais il eut la consolation de voir qu’après la première représentation, la pièce d’Andor passa dans la bibliothèque du théâtre, pour y moisir en compagnie de beaucoup d’autres œuvres dramatiques.

Lorsque Andor annonça tristement à son ami Wiepert que Messaline ne serait plus jouée au théâtre de la cour et qu’il ne se sentait pas le courage de la faire représenter ailleurs, pour y obtenir peut-être le même insuccès, le directeur de la Réforme prit une paire de ciseaux et se mit à découper un journal en petites bandes. Après s’être livré à cet exercice un certain temps avec beaucoup d’application, il dit à son compagnon :

— J’aurais une observation à vous faire, mon cher Andor, mais je ne voudrais pas qu’elle vous blessât.

— Il n’est rien qui puisse me blesser sortant de votre bouche.

— Alors, prenez bien garde ; il est arrivé pour vous le moment critique de ce danger auquel succombent quatre-vingt-dix-neuf écrivains sur cent ; le danger de regarder favorablement les œuvres des autres. Vous avez fait de votre mieux, sans obtenir le résultat que vous espériez, sur lequel vous pensiez avoir le droit de compter. Ayez sans cesse devant les yeux maintenant que ceux de nos critiques qui sèment des épines sur le chemin de tout talent créateur et égarent le public sont des poëtes, des peintres ou des musiciens n’ayant pas réussi. Ils ont tous essayé de produire quelque chose de grand, et, n’y étant pas parvenus, ils prennent plaisir à chercher la petite bête chez ceux qui ont été à même de faire ce qu’ils n’ont pu faire. La force leur a manqué pour être arbres ; ils détestent donc les grands troncs et se font plantes grimpantes pour s’enrouler autour d’eux et leur nuire.

Andor se sourit à lui-même.

— Restez fidèle à vous-même et à vos beaux principes, ajouta Wiepert.

— Je l’espère bien, répliqua Andor. Et si jamais ma plume se trempait dans le poison à mon insu ; si par mégarde j’oubliais le respect que je dois à quiconque a su produire quelque chose, quand même ce quelque chose serait imparfait, mal venu, alors… alors je me souviendrais de l’heure présente.


XIII

MESSALINE

C’était le matin de bonne heure.

La belle Valéria se trouvait dans son lit les cheveux et la toilette en désordre, ce qui ne lui nuisait nullement ; près d’elle, sur un fauteuil bas, était un petit homme maigre, recroquevillé, à figure jaune pleine de petits plis, comme de la mousseline sur laquelle une femme corpulente est restée assise pendant plusieurs heures. Le personnage avait des favoris blanc de neige, une perruque dorée comme un petit pain et des lunettes d’or. Il riait à pleine gorge et sa gorge étant très-longue, très-grêle, son rire rappelait tantôt le sifflement d’une souris, tantôt le cri hardi mais peu sûr d’un jeune poulet.

Ce petit homme riant de si bon cœur était le médecin privé de Sa Majesté le roi.

— Vous ne croyez pas que je souffre ? s’écria Valéria irritée ; mon pouls ne bat-il pas vite, les pulsations de mon cœur ne sont-elles pas violentes ? Et cette chaleur qui menace de me suffoquer ?

— Votre pouls bat fort et même irrégulièrement ; votre cœur est agité : votre front et vos mains brûlent ; je le reconnais, répliqua le petit homme redressant la tête d’un air fin ; mais, malgré tout cela, vous n’êtes pas malade. Si je vous faisais connaître mon diagnostic sérieusement, il établit que…

Il se reprit à imiter pitoyablement le jeune poulet.

— Docteur, vous me mettez en colère.

— Mon diagnostic serait donc : la patiente est amoureuse ! Hi, hi, hi ! Ha, ha !

— Avez-vous votre bon sens ?

Le médecin fit signe que oui à plusieurs reprises.

— Je voudrais bien savoir de qui je puis être amoureuse fit Valéria avec un furieux mouvement de corps qui eût fait le bonheur d’un sculpteur et qui procura au petit homme à la perruque une sensation très-agréable, bien qu’il ne fût pas sculpteur ; ce n’est toujours pas de Sa Majesté ?

— Ma loyauté de sujet m’empêche de me prononcer là-dessus.

— De qui, alors ?

L’actrice réfléchit et devint d’un beau rouge.

— Voyez comme le sang me monte à la tête, s’écria-t-elle ; je me sens malade ; guérissez-moi ; pourquoi êtes vous médecin, si vous ne pouvez rien pour moi ?

Le petit homme tira son portefeuille et écrivit une ordonnance qu’il tendit à Valéria avec le plus grand sérieux. Il mit ensuite ses gants et prit congé en faisant l’horrible grimace d’une tête de mort.

Valéria envoya aussitôt son domestique à la pharmacie.

— Où est la médecine ? demanda-t-elle en le voyant revenir les mains vides.

— Le pharmacien a ri, dit le valet. Il prétend qu’on ne peut avoir cette médecine chez lui ni chez les autres.

L’actrice regarda l’ordonnance ; mais elle était en latin. Colère, elle la mit de côté et se leva pour faire toilette.

« Serais-je réellement amoureuse à ce point, » songeait-elle pendant que sa soubrette la frisait. « J’ai lu dans les romans qu’on peut être malade d’amour ; mais je ne l’avais pas cru. Moi et l’amour ! Je rirais de bon cœur de moi-même, si je n’étais de si mauvaise humeur. Avoir vu défiler devant moi, avec un cœur qui semblait mort, la passion et le plaisir, sous toutes leurs couleurs, et être forcée de sentir tout à coup que ce cœur vit et réclame ses droits. Serait-il vrai que toute créature doit aimer au moins une fois ? Je n’ai jamais aimé ; qu’y aurait-il donc de surprenant ? Andor n’est-il pas un homme digne de l’amour sans bornes d’une femme ? Et moi, moi, que suis-je ? »

À la stupéfaction de sa soubrette, elle se mit à pleurer à chaudes larmes.

Dans cette même matinée, il arriva pour la première fois que quelqu’un vint demander à parler à Andor au bureau de la Réforme. Par-dessus le marché, ce quelqu’un était une dame.

Il parut dans l’antichambre et y trouva Valéria. Il lui tendit la main, demandant ce qu’elle désirait. Elle devint très-pâle, puis très-rouge.

— Je voulais, fit-elle lentement, j’avais seulement l’intention… c’est une prière… Mais vous ne m’en voudrez pas de venir vous déranger pour de semblables bagatelles ?…

— À vous, vous en vouloir ! dit-il avec chaleur. Je suis incapable de cela.

Elle lui adressa un long regard de remerciement et lui tendit l’ordonnance.

— Je vous en prie, dites-moi ce que cela signifie.

Andor lut et rit malgré lui.

— Eh bien ?

— Cela veut dire…

— Vous hésitez ; achevez donc !

— Cela signifie : Reçois ton amoureux aussi souvent qu’il te plaira.

— Oh ! l’abominable docteur !

— C’est une plaisanterie du médecin privé. Il aime à passer pour drôle.

— Vous n’êtes pas libre en ce moment, cher docteur ?

— À vous dire vrai, non.

— Pas même pour moi ?

— Pas même pour vous, charmante.

— Mais vous viendrez ce soir, alors ?

— Aujourd’hui, cela ne me sera pas possible.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai à travailler.

— Travailler ?… fit Valéria riant. Vous plaisantez ; c’est la première fois que quelqu’un me répond que le travail…

Elle devint très-embarrassée et ne finit pas sa phrase.

— Passe avant le plaisir, voulez-vous dire !

— Justement.

— Valéria, il n’y a pas de plaisir qui vaille pour moi celui d’être avec vous ; mais le devoir passe avant.

— Pourtant, docteur…

— Ne me regardez pas ainsi, ou sinon je pourrais… pardon ; je n’ai vraiment pas une minute de plus à vous donner.

Il baisa le bras de Valéria entre le gant et le poignet et rentra à la hâte dans le bureau.

Elle le regarda disparaître, secoua la tête et soupira.

Le soir, Andor, rentré à la maison pour travailler, vit entrer dans sa chambre son oncle Gerling, lançant de terribles bouffées de fumée. Avec un sourire narquois donnant du charme à son honnête figure, le capitaine mit devant son neveu un petit billet parfumé et cacheté avec une flèche cachée sous une rose.

— Une très-curieuse personne a apporté cela pour toi, à la brune, dit-il tout bas ; elle était voilée et n’a soufflé mot. Je suppose qu’il s’agit d’une aventure galante. De tout temps, les grandes dames se sont intéressées aux poëtes. Ne sois pas timide, Andor, de l’audace une bonne fois ; tu mènes une vie trop sérieuse ; amuse-toi, c’est une princesse, tout au moins une comtesse, tu peux m’en croire.

Andor rompit le cachet et lut :

« Monsieur,

» Si vous avez à votre usage particulier un peu de cette poésie dont votre pièce est pleine, ainsi que le courage nécessaire, trouvez-vous au parc demain soir, à huit heures, près de la statue de Diane, et suivez la personne qui vous attendra en cet endroit.

» Messaline. »

Andor relut et tendit le billet à l’oncle.

— Non, dit celui-ci en riant ; ces affaires-là on les garde pour soi seul.

— Tu es d’avis que je dois aller ?

— Il s’agit donc d’un rendez-vous ? demanda le capitaine du milieu d’un nuage de fumée. Sans doute, tu dois y aller ; il le faut même.

Andor résolut donc de se rendre à l’invitation mystérieuse ; mais, le lendemain, il eut des remords. Au bureau, il prit tout à coup son chapeau et courut chez Valéria pour lui faire lire le billet.

— Que me conseillez-vous ?

— Moi ? s’écria-t-elle riant, non plus de son vilain rire habituel, mais du rire gai, mélodieux, d’un enfant mutin. Ferez-vous ce que je vous conseillerai ?

— Commandez.

— Je vous commande donc d’y aller, dit-elle avec fierté et moquerie à la fois ; et maintenant, cher docteur, quittez-moi, car moi aussi aujourd’hui j’ai à… travailler.

Bien avant huit heures, Andor était au parc, auprès de la statue de Diane. Il se promena à grands pas, jusqu’à ce que l’heure fixée eût lentement sonné à la tour voisine de l’église Marie, et qu’elle eût été répétée, par un second, un troisième cadran. Alors il vint se poser devant la déesse en pierre grise et regarda autour de lui.

Une petite silhouette de femme enveloppée dans un grand manteau, de manière à ne laisser voir que les yeux, s’avança vers lui, lui fit un signe de tête amical et prit son bras.

— Vous êtes la dame qui m’a écrit ? demanda Andor.

Elle secoua sa tête et mit son doigt sur le voile, à la hauteur des lèvres.

— Vous ne devez pas me parler ?

Le doigt de l’inconnue se dirigea vers lui.

— C’est moi qui dois me taire ?

Elle fit signe que oui.

— Et obéir en me taisant ?

Double signe d’adhésion.

— C’est une véritable aventure à la Gil Blas ou à la Simplice.

L’inconnue porta son mouchoir à sa bouche et rit doucement.

Andor la suivit sans mot dire jusqu’à la grille dorée, où était une voiture dans laquelle il monta avec elle. Lorsque la voiture se fut ébranlée, il ne fut pas étonné de voir l’inconnue abaisser les rideaux aux portières et se disposer à lui bander les yeux avec un fin mouchoir blanc.

— Quel est ce parfum que je respire en ce moment ? demanda Andor. Il vient évidemment du mouchoir. Je l’ai déjà respiré ce parfum, mais où ?

Le véhicule franchit enfin une porte cochère, ce qu’il était facile de reconnaître au bruit et s’arrêta sans que Andor eût décidé la question du parfum. La porte fut refermée ; ensuite, la portière s’ouvrit du dehors et sa compagne lui prit la main en lui murmurant : « Allons, descendez. » Lorsqu’il eut senti la terre sous ses pieds et l’air frais sur sa figure, elle ajouta : « Prenez garde aux marches. »

Elle le guida lentement le long d’un escalier, puis dans un corridor recouvert d’un tapis, et finalement dans une chambre dont elle referma la porte sur eux.

— Maintenant, vous pouvez ôter le bandeau, s’écria-t-elle.

Andor s’empressa de profiter de la permission et se trouva dans une chambre obscure éclairée par un maigre filet de lumière s’échappant d’une chambre voisine à travers la portière.

— Que voulez-vous de moi maintenant, demanda-t-il.

Il ne reçut pas de réponse ; sa compagne l’avait quitté évidemment, mais il entendait bientôt une voix gaie qui criait à distance : « Entrez. »

Il écarta la portière et, à son grand étonnement, il se vit dans une petite salle tout à fait dans le style romain de Pompéi. Les fresques au plafond, sur les murs, le parquet en mosaïque, les deux lits de repos à dorures, à courtines de pourpre, placés de chaque côté d’une table basse, la lampe suspendue au plafond, les vases, les amphores, tout était en parfaite harmonie.

Il n’était pas encore revenu de sa surprise, lorsque entra par une autre porte, un noir portant pour tout vêtement sur son corps d’ébène luisant, un pagne en plumes de différentes couleurs, ayant aux pieds et aux bras des anneaux d’or.

L’esclave s’inclina humblement devant lui et lui enleva son chapeau, son manteau.

À peine le noir était-il ressorti, qu’une musique étrange de flûtes, de lyres et de cymbales se faisait entendre, et aux accords pénétrait dans la salle un cortége féerique réveillant néanmoins le souvenir de tableaux bien connus.

On eût dit que l’on voyait le nuage s’entr’ouvrir sur la pointe de l’île de Sirmium et Vénus descendre sur la terre avec sa suite.

En tête marchaient de belles filles, de beaux garçons, tous en costumes romains, court-vêtus, couronnés de fleurs, soufflant dans des flûtes, jouant de la lyre, frappant des triangles, des cymbales ; après venaient des femmes, avec de grands éventails de plumes de paon et d’autruche.

Les vigoureuses épaules de quatre esclaves supportaient une litière dorée, sur les coussins de pourpre de laquelle était à demi couchée une femme admirablement faite de corps et la figure masquée. La litière était suivie de danseuses et de douze gladiateurs à boucliers, à glaives, marchant par deux. Enfin, un majordome avec son bâton précédait les serviteurs chargés de plats couverts, et les belles servantes portant les cruches à longs cols et à deux anses.

La litière fut mise à terre et Messaline en descendit pour souhaiter la bienvenue à Andor.

Elle était vêtue d’une riche tunique blanche plissée à la ceinture, à une seule agrafe en or, laissant voir à chaque mouvement un bras parfait, à chaque pas, un joli pied reposant sur une sandale dorée.

L’impératrice ressuscitée prit place gracieusement sur le lit de repos et fit signe à Andor de s’approcher, en lui tendant en même temps son petit pied.

Il se souvint à propos de la coutume romaine de se déchausser à table. Il se hâta de s’incliner devant elle et lui enleva les sandales. Elle le remercia d’un signe de tête charmant et s’étendit sur les coussins de pourpre, invitant de la main Andor à faire comme elle. En homme moderne, il préféra s’asseoir en face d’elle.

Le majordome leva son bâton et le repas commença. Les esclaves servaient les plats, pendant que de jolies filles remplissaient les coupes dorées de vins généreux.

Au son de la musique, les danseuses exécutèrent une pantomime : Diane avec ses nymphes, changeant en cerf Actéon, après la surprise ; puis une danse folle de bacchantes, qui se termina par les accords perçants de tous les instruments réunis.

Les gladiateurs firent ensuite trois fois le tour de la salle et se placèrent un contre un pour combattre. Les glaives se croisèrent et la lutte commença. Les coups pleuvaient, les boucliers paraient et les cris de guerre, les provocations ironiques retentissaient.

Andor suivait attentivement le jeu hardi des combattants. Tout à coup il arriva à l’un des gladiateurs d’atteindre son adversaire et de le renverser juste aux pieds de Messaline. Le vainqueur mit le genou sur la poitrine du vaincu, la pointe du glaive à la gorge et attendit que sa maîtresse décidât de la mort ou de la vie.

Celle-ci regarda d’abord Andor, puis l’homme à ses pieds qui demandait grâce d’un œil suppliant et abaissa son pouce.

L’acier meurtrier atteignit aussitôt le vaincu, et son sang jaillit jusque sur la tunique blanche de Messaline.

Andor se releva avec un cri.

— Ce n’est que du sang de gladiateur, lui dit Messaline.

Il la fixa avec stupéfaction.

La voix qu’il venait d’entendre, il la connaissait comme le parfum qui s’était dégagé du mouchoir ; mais ce gladiateur mourant que ses compagnons emportaient ! Rêvait-il ? Il porta fiévreusement les mains à sa figure en feu et se frotta les yeux.

— Tu ne rêves pas, lui cria la même belle voix sonore. Ce ne sont pas non plus des spectres que tu vois : je suis une femme vivante, bien vivante.

Le combat des gladiateurs recommença. En même temps, les danseuses se mirent à bondir comme des Ménades. Cela dura ainsi jusqu’à la fin du repas, et alors suivit une bacchanale échevelée. Les gladiateurs mirent les jolies filles sur leurs épaules comme jadis les Romains les Sabines. Les joueurs de flûte, de lyre, de cymbales les suivirent, et les esclaves fermèrent la marche criant : Evohé ! agitant des thyrses et des torches.

Soudain la salle se trouva vide et la lumière de la lampe faiblit de manière à ne plus projeter qu’une faible lueur sur la Messaline masquée.

— Viens à moi ! ordonna-t-elle à Andor.

Il se leva et s’approcha d’elle. Tous ses nerfs étaient surexcités.

Il se laissa tomber à genoux et la regarda.

Elle se prit à rire.

— Tu cherches à me reconnaître ? C’est inutile ; tu ne me connais pas.

— Ce rire ne peut être que celui de…

— De Messaline. Renonce à penser, si tu veux être heureux. Livre-toi à moi tout entier. Je t’aime ; je veux te faire heureux, heureux autant qu’une femme le peut. M’aimeras-tu ?

— Peut-on aimer deux femmes à la fois ? demanda Andor.

— Tu aimes donc ?

— Oui.

— Es-tu payé de retour ?

— Je n’ose l’espérer.

— Eh bien ! moi, je le dis que tu es aimé, aimé autant qu’un homme peut l’être d’une femme.

Messaline lui avait pris les deux mains et les serrait contre sa gorge frémissante.

— Aimé ! De toi ?

— Oui, de moi, que tu aimes !

— Grand Dieu ! s’écria Andor.

— Car tu m’aimes, fit-elle avec ivresse. Je le sais, que tu m’aimes, et je suis à toi comme tu es à moi, en entier, pour toujours !

Elle lui jeta un bras autour du cou et ôta son masque.

— Valéria !

— Tu m’appartiens, Andor ; personne ne t’enlèvera à moi.

Elle lui prit la tête entre ses deux mains, le regarda de nouveau. Il voulut parler. Elle s’inclina vers lui avec transport et lui ferma la bouche de ses lèvres brûlantes.


XIV

OÙ LES MAJESTÉS SACRIFIENT À L’ESPRIT DU TEMPS

Dans le voisinage de la ville, à un peu plus d’une heure de voiture, sur une colline tournant vers la route son flanc escarpé, était un château du nom de Wolfseck. On ne pouvait dire que ce fût absolument une ruine ; mais il était inhabité depuis plus de deux cents ans et par conséquent plus que délabré, prêt à s’écrouler.

On sut tout à coup que ces murs sans valeur avaient trouvé un acquéreur et cela donna lieu à bien des propos. Il ne les avait pas payés cher, cela va sans dire ; mais, à l’étonnement général, il mit aussitôt à l’œuvre des centaines d’ouvriers pour reconstruire l’édifice sur le plan primitif. Ce qui piquait plus encore la curiosité était que personne ne savait le nom du nouvel acheteur ; personne ne pouvait même dire si c’était un homme ou une femme.

Les dames prétendaient que c’était un lord anglais atteint du spleen ; les messieurs, que c’était une princesse russe prodigieusement riche et belle à rendre fou.

Pour satisfaire sa curiosité, Sa Majesté appela la police à son aide et on lui annonça enfin, avec certitude, que le château avait été acheté par une Américaine, madame Cécilia Walkers. Sa Majesté raconta le fait à Valéria ; Valéria le répandit au théâtre ; une petite actrice en fit part à Pfefferman et celui-ci accourut radieux vers son chef pour lui communiquer la grande nouvelle. Le lendemain, le journal mentionnait la chose et le monde était tranquille, mais pas pour longtemps.

Lorsque la restauration du château fut finie et que le bois qui l’environnait eut été converti en un joli parc, on découvrit que de différents côtés arrivaient de jolis vieux meubles, des tableaux et une foule d’autres objets dont le choix répondait à l’architecture de l’édifice et que les appartements étaient meublés dans le goût de l’époque à laquelle ils remontaient.

Puis, un beau jour, un vieux concierge à mine renfrognée s’installa au rez-de-chaussée de la tour de garde ; le pont-levis fut relevé, la grande porte fermée et le château lui-même resta aussi inoccupé que dans les deux cents ans écoulés.

Alors les suppositions les plus étranges circulèrent de nouveau et la police allemande, pour laquelle rien n’est cependant trop difficile, eut beau se creuser la tête, elle ne trouva pas le moindre prétexte à perquisitions, car il n’est défendu à personne d’acheter un château et de ne pas l’habiter.

Il ne s’écoulait pas de jour où quelque histoire sur Wolfseck ne circulât de bouche en bouche.

Des gens, en passant le soir, devant l’édifice, avaient vu toutes les fenêtres de la façade brillamment éclairées.

Un paysan revenant d’une consécration d’église, un peu gris, ainsi qu’il le reconnaissait lui-même, avait entendu des voix de femmes en traversant le parc. Se guidant sur le bruit, il s’était glissé sans être vu jusque sur le bord d’un petit lac, à travers les arbustes qui en bordaient le circuit, et avait aperçu deux femmes d’une beauté surhumaine se baignant dans la tiède nuit d’été, en pleine eau argentée par la lune. Les baigneuses l’aperçurent et cherchèrent à l’attirer, comme les sirènes, par des paroles flatteuses ; mais il se signa et s’enfuit poursuivi par leurs éclats de rire.

Plus d’un lion blasé de la ville parcourut, de jour et de nuit, les environs du château mystérieux, dans l’espoir d’une jolie aventure ; mais il ne réussit pas dans son entreprise.

Plus heureux fut un jeune Américain qui gravit la colline en plein jour et essaya de grimper sur le mur.

Il vit tout à coup s’ouvrir une porte secrète et se dresser devant lui un homme très-vieux, vêtu de gris et à barbe blanche. Ce vieillard l’engagea à le suivre d’un geste. L’étranger prit son courage à deux mains et se laissa guider, par le singulier personnage, à travers des couloirs, le long de plusieurs escaliers, jusque dans une salle boisée où une table avait été dressée pour lui. Sur l’invitation de son guide, le jeune homme prit place ; il fut servi d’une manière princière et féerique en même temps. L’un après l’autre les plats arrivaient devant lui sortant de la table elle-même, comme s’ils eussent été apportés par des mains invisibles. Tout le service était en argent ciselé, dans le goût antique de Benvenuto Cellini et représentait des scènes de la mythologie grecque et romaine.

Après le repas, son guide, toujours sans prononcer un mot, le conduisit vers un échiquier et lui proposa une partie. L’obscurité survint tandis qu’ils jouaient. Alors le vieux donna à comprendre à son adversaire qu’il était trop tard pour qu’il pût retourner à la ville sans danger, et lui offrit de passer la nuit au château. L’Américain s’empressa d’accepter. Il fut mené dans une somptueuse chambre à coucher, meublée dans le goût de l’époque de la guerre de Trente ans. Le vieillard l’aida à se déshabiller avec tout le savoir-faire d’un valet de chambre de roi, alluma ensuite une lampe rouge descendant du plafond, et éteignit les bougies du candélabre en argent.

Avant que le jeune Américain se fût endormi, son regard tomba sur le portrait, en grandeur naturelle, d’une belle femme en costume de velours noir brodé d’or, à grande fraise entrelacée de fils dorés, à perruque entortillée du temps de Wallenstein, qui tenait à la main un éventail en plumes blanches d’autruche.

Le portrait était placé en face de lui sur le mur qu’il couvrait du haut en bas. À droite était un autre portrait, celui d’un général ayant le collier de fer, l’écharpe et le bâton de commandement ; à gauche, celui d’un prélat avec le manteau violet.

Dans la nuit, un bruit mystérieux et un fort courant d’air ayant réveillé le dormeur, ses yeux se portèrent instinctivement sur le portrait féminin qui l’avait tant frappé ; il lui sembla que la superbe femme était descendue de son cadre et marchait vers lui.

Il se redressa, se frotta les yeux et vit clairement alors que le grand cadre était vide, et que la femme en habit de velours noir se tenait devant son lit.

La figure de l’étranger dut exprimer une certaine frayeur, car la femme rit et se rapprocha pour l’agacer en lui touchant la joue avec les plumes de son éventail.

Alors l’Américain libre-penseur fit ce qu’avait fait le paysan sur le bord du lac ; il se signa. Mais le hardi fantôme ne parut pas s’en émouvoir le moins du monde. Un éclat de rire argentin se fit entendre, et la plus jolie figure de femme s’inclina vers la sienne. Rassemblant tout son courage, l’étranger, afin de se démontrer qu’il avait affaire à une apparition, voulut jeter ses deux bras autour du cou du joli spectre ; mais le spectre ne s’évanouit pas, ainsi qu’il s’y attendait, et, à sa grande surprise, il retint prisonnière une femme vivante, à l’haleine brûlante, à la gorge agitée.

Le jeune Américain n’était pas allé plus loin dans le récit de son aventure, qu’il avait fait à un bon ami, et naturellement sous le sceau du secret. Sans plus de respect pour ce secret qu’il n’en existe en Allemagne, l’ami répéta l’histoire, et ce fut ainsi que le roi put la redire à la reine à son petit lever.

La belle souveraine fronça les sourcils et s’efforça de rire.

Dans l’après-midi, elle manda la générale Mardefeld, et, deux jours après, le jeune Américain partait, sans qu’on sût ni pourquoi ni pour où.

Malgré tout le mystère qui planait sur le château et ses occupants, les galants cavaliers de la ville, loin d’être effrayés, se montraient très-désireux de courir les aventures que l’on pouvait y rencontrer.

Il devint de mode d’insinuer qu’on en savait plus long qu’on ne voulait en dire sur Wolfseck et son étrange châtelaine. Plus d’un héros téméraire fut soupçonné d’entretenir des relations avec le spectre charmant et excita l’envie, bien qu’il n’eût vu du château que les vieux murs gris et épais.

Un jour, un comte polonais, dont les terres étaient situées en Lithuanie et qui vivait cependant à l’étranger, reçut un billet doux, d’une écriture féminine déguisée. Il était arrivé depuis peu dans la ville, et le billet l’invitait à se trouver tel soir dans le voisinage du château mystérieux, en un endroit solitaire, peuplé de chênes séculaires et d’une pierre recouverte de mousse.

Le Polonais, homme d’une rare beauté et à réputation de don Juan, supposa aussitôt qu’il s’agissait d’une aventure d’amour, et arriva exactement à l’heure indiquée.

Au lieu du vieillard taciturne qui avait guidé l’Américain, apparut cette fois une petite soubrette fortement voilée et très-babillarde. Elle s’entretint avec le comte en très-bon français, et lui promit toutes les joies de l’amour auprès de sa maîtresse. Elle lui banda les yeux avec son mouchoir de poche et bavarda sans relâche avec lui jusqu’au moment où elle lui enleva le bandeau.

Le beau Polonais se vit alors dans une jolie chambre, genre rococo, qui aurait pu servir de boudoir à une Pompadour ou à une Dubarry. La petite babillarde voilée lui fit une profonde révérence, en lui indiquant du doigt la chambre voisine, et se hâta de disparaître.

Il ouvrit la porte et entra dans une petite salle ornée de colonnes, ressemblant à l’intérieur d’un temple grec. Au milieu de cette salle, sur un lit à coussins rouges avec des glands d’or, qui avait l’air d’un autel, et que quatre fausses caryatides portaient sur leurs têtes, était une femme à figure cachée par un masque en velours noir, à corps de déesse fort peu voilé.

Le beau Polonais s’élança vers elle et s’inclina jusqu’à terre dans l’attitude de l’adoration.

Il fut assez imprudent, dans un moment de faiblesse, pour parler de son aventure olympienne à une jeune dame qui lui accordait ses faveurs. Ce secret menaçant d’étouffer celle à qui il l’avait confié, elle en fit part à une amie. Celle-ci le transmit à un aimable hussard, le hussard à un cuirassier et le cuirassier au Jockey-Club.

Peu de temps après, le Polonais était avisé que son permis de séjour ne serait pas prolongé, et qu’il devait retourner dans son pays.

Il obéit, et, par la suite, on sut qu’il avait été transporté en Sibérie, pour avoir entretenu à l’étranger de dangereuses relations.

Ceci donna à réfléchir aux gens prudents, et fit taire subitement les mauvaises langues de la ville.

Tandis que ces histoires mystérieuses défrayaient les cancans, l’amitié de la reine pour la générale Mardefeld avait pris un tel caractère, que la cour en était vivement préoccupée. La souveraine se mettait sans façon au-dessus de toutes ces saintes lois inflexibles qui rendent si agréables les cours allemandes. À toute heure du jour, elle rendait visite à la générale sans être accompagnée ; elle restait avec elle souvent très-tard dans la nuit ; le lendemain, elle montait à cheval avec elle, n’ayant qu’un écuyer pour escorte, et ne rentrait au palais que bien avant dans la soirée.

Un jour, tandis que les deux amazones chevauchaient l’une près de l’autre dans le sentier solitaire d’un bois, il arriva à la reine de se retourner tout à coup sur la selle et de regarder si personne ne pouvait l’entendre.

L’écuyer était à une quarantaine de pas en arrière. Elle n’aperçut que les rayons du soleil se jouant à travers les branches des arbres, et une pie qui voletait lourdement de temps en temps et faisait entendre son caquet moqueur.

— Je suis résolue à entreprendre quelque chose de décisif, dit-elle à demi-voix, pendant qu’elle chassait avec sa houssine les grosses mouches incommodant le beau cheval qui la portait, et je veux me conquérir des alliés. Nous vivons dans un autre siècle que celui où les princesses hardies devaient s’assurer, avant tout, du concours de quelques officiers dévoués et de leurs soldats. Je n’ai pas besoin de baïonnettes, Hanna ; je suis fixée à cet égard. Tout ce qu’il me faut pour commencer, c’est un journal. Aujourd’hui un journal vaut tout autant que, le 7 décembre 1741, le régiment Préobraschenski. On doit sacrifier à l’esprit de son temps, si l’on veut réussir.

— Sa Majesté veut fonder un journal ? observa la générale fortement étonnée.

— À quoi bon ? fit la reine plissant dédaigneusement la lèvre inférieure. Avec de l’argent on peut tout avoir de nos jours. Je m’achèterai un journal qui ait beaucoup de lecteurs et qui soit craint surtout ! Que pensez-vous de l’Incorruptible ?

— Que c’est évidemment le journal dont le concours serait le plus à désirer. Le directeur est un homme fin, hardi et pas du tout dangereux.

— Vous connaissez Plant ?

Hanna rougit.

— Sans doute, fit-elle d’une voix presque inintelligible, en baissant les yeux sur la crinière de son cheval.

— En quoi cette connaissance peut-elle vous ennuyer ? demanda la reine. De nos jours un homme de ce genre est plus respecté qu’un noble de famille irréprochable à idées chevaleresques. Nous sommes loin du siècle de Louis XIV.

— J’ai connu Plant, jadis.

— Ah ! je comprends.

— Quoi, Majesté ?

— Il était l’ami de ce jeune savant que vous aimiez et qui a écrit cette pièce ennuyeuse. Comment s’appelle-t-il donc ?

— Andor.

— C’est cela. Et vous vous êtes trouvée autrefois avec Plant dans de telles relations qu’un rapprochement aujourd’hui n’aurait rien de surprenant ?

— Précisément.

— Bien ; nous mettrons cela à profit.

La reine fit marcher son cheval tout à fait près de celui de la générale, et commença à dérouler son projet.

À la première soirée musicale que donna Rosenzweig, une soirée à l’allemande avec des figures allongées et des bâillements étouffés, pleine de décorum et ne péchant qu’un peu par les virtuoses à longue chevelure non peignée, et les chanteuses horriblement décolletées, Hanna se montra dans une toilette non-seulement coûteuse, comme celle des autres dames, mais encore d’un goût exquis qu’elle avait fait venir directement de Paris. Il y avait dans cette toilette une telle grâce simple, une telle richesse élégante, qu’elle attirait tous les regards bien plus que les diamants de madame de Kronstein et la robe à queue de Micheline, qui faisait songer à une palette avec toutes les couleurs possibles et impossibles.

Plant figurait aussi parmi les invités. Il ne trouva pas au-dessous de la dignité qu’il savait affecter de se rapprocher de la belle générale et de lui faire en souriant froidement un compliment très-ordinaire, à coup sûr, mais qui fut accueilli par Hanna avec un plaisir tout particulier.

— Je suis vraiment ravie, lui dit-elle, de renouer connaissance avec vous. Je vous avais toujours considéré comme un homme d’esprit.

Un tout jeune homme poitrinaire à grosses mains, à gros pieds, se mit alors au piano pour y exécuter, avec un bruit d’enfer, une fantaisie de Liszt sur un motif de Richard Wagner. Au milieu des gémissements, des hurlements, des grincements de damnés de l’instrument, Hanna fit signe à Plant de la suivre dans la chambre voisine où elle put sans être remarquée prendre place avec lui sur un petit sopha qui se trouvait comme dans un berceau de verdure, encadré qu’il était par des lierres espaliés.

— Je suis bien aise de vous avoir rencontré ici commença Hanna jouant de l’éventail ; en nombreuse compagnie, on peut s’entretenir sans courir le risque d’être remarquée, ce qu’une femme du monde doit toujours chercher à éviter. J’ai une mission à remplir auprès de vous.

Hanna se rapprocha et de ses grands yeux gris parut vouloir lire jusqu’au fond du cœur de Plant ; mais elle perdit son temps.

— Quelqu’un qui a confiance en moi désire avoir un journal à sa disposition.

« Ah ! pensa Plant, la reine ; personne autre. »

— Elle n’a cependant pas l’intention de fonder ou d’acheter un journal ; elle veut au contraire…

Nouveau regard perçant.

— Je comprends ; on voudrait acheter l’homme qui dirige le journal, qui en est le propriétaire.

— Justement, monsieur Plant ; on voudrait acheter l’Incorruptible et vous.

— À quel prix ?

— Sur le prix nous nous entendrons ; mais il y a à débattre d’autres conditions qui paraissent bien plus importantes à la personne et sans lesquelles elle ne peut aller en avant.

— Ces conditions seraient ?

— On demande que vous vous engagiez à continuer le journal jusqu’à ce qu’on vous délivre de votre engagement. Votre programme doit rester celui qui a valu à l’Incorruptible tant de lecteurs, en si peu de temps. Naturellement il vous serait alloué une somme.

— Je n’ai pas d’objection à tout ceci.

— On tient pourtant à exercer une certaine influence sur la feuille et par la feuille.

— Cela va sans dire.

— La grande question serait donc celle-ci : êtes-vous décidé à subir cette influence ou bien vos convictions ?…

Hanna vit Plant sourire imperceptiblement et s’interrompit. Elle sentait instinctivement qu’elle était sur le point de dire une sottise.

— Il n’est pas de principe, d’opinion, de thèse, qu’on ne puisse défendre, faire prévaloir avec de l’intelligence et de l’esprit. Il n’y a qu’une chose qu’il ne faudrait pas me demander.

— Et ce serait ?

— De passer pour bête.

— Je ne comprends pas.

— Je veux dire que notre époque excuse tout. Elle excuse le vice, le manque de caractère, la perversité du cœur, la méchanceté ; elle excuse même le crime. La bêtise seule lui semble impardonnable, fût-elle réunie à la vertu, aux plus nobles sentiments, à la vie la plus pure.

Hanna éclata de rire.

— Vous savez maintenant à quelles conditions je suis prêt à vendre mon âme, continua Plant.

— À Satan ?

— S’il avait le bon esprit de venir à moi sous vos traits et de porter des toilettes arrivant de Paris, je ne dirais pas non.

Hanna lui appliqua un coup de son éventail. Encouragé par cette familiarité, Plant s’empressa de lui prendre la main et de la baiser.

Elle se leva troublée, le regarda avec de grands yeux, se rapprocha de la porte du salon, dans lequel le malheureux piano semblait rendre le dernier souffle, puis revint vers Plant et lui dit rapidement, à voix basse :

— Faites-vous présenter à mon mari et rendez-nous visite aussitôt. Il m’est recommandé de finir l’affaire le plus tôt possible et, le morceau étant fini, il n’y a pas moyen de continuer ici la conversation.

Encore un signe de tête, à la fois fier et familier, et elle revenait au salon, parmi les messieurs à grandes plaques et les officiers de la garde serrés dans leurs brillants uniformes.

Plant avait tiré son portefeuille et s’était mis à calculer.

Après le souper, il eut occasion de se faire présenter au général Mardefeld par Rosenzweig. Deux jours après, pendant que le mari d’Hanna était au casino militaire, il arrivait en voiture devant sa maison et faisait à la générale sa première visite, en frac, cravate blanche et grosse chaîne de montre en or.

On peut tout apprendre, peut-être, mais on n’apprend pas à être un gentleman.

Malgré sa grosse chaîne de montre en or, Plant fit la meilleure impression sur Hanna. Peut-être, sa tête intelligente lui en imposait-elle ; en tout cas, sa manière d’être pratique ne lui déplaisait point. Ils s’entendirent bientôt pour l’achat de l’Incorruptible, rirent ensemble de la pièce d’Andor et enfin Plant baisa de nouveau la petite main froide de la belle générale.

À dater de ce moment, Hanna devint, dans toute l’acception du mot, le chef de Plant. Il reçut d’elle ses instructions ; il dirigea son journal dans le sens qu’elle lui indiquait et, s’il obéissait avec plaisir, elle, de son côté, semblait emprunter au commandement un charme nouveau. La manière de faire la cour de Plant avait l’attrait de la nouveauté pour la générale. Il se conduisait avec elle comme avec une actrice ou une lionne du demi-monde élégant et avait ainsi plus de succès qu’il n’eût osé l’espérer.

Peut-être eût-il fait la conquête de la femme jusqu’alors sans reproche, si un puissant rival n’était pour la seconde fois venu se jeter en travers de son chemin.

— J’ai une nouvelle à vous apprendre, générale, dit un matin la reine à Hanna : le roi est amoureux de vous.

Hanna rougit et ne trouva rien à répondre.

— Avec quelle facilité vous rougissez encore, observa la reine, et comme ce faible du roi vous flatte ! Me serais-je trompée sur votre compte ?

— Sa Majesté sait que je ne suis pas une femme galante.

— Ce n’est certes pas cela qui le ferait reculer.

— Je ne pense pas qu’il veuille s’exposer à un refus.

— Oh ! vous ne seriez pas aussi cruelle pour lui que vous l’avez été pour d’autres.

— Je crois que si.

— Mais le roi s’est mis en tête de montrer combien il aime son peuple et combien il est disposé à aller au-devant des idées de son temps. Il veut élever une bourgeoise au rang de sa favorite et faire d’elle son intermédiaire entre le peuple et lui. C’est un rôle brillant, à envier, qu’il vous destine, et, si je ne me trompe, vous êtes de tout point, ma chère Hanna, la femme qu’il faut pour occuper la position d’une Pompadour allemande.

— Vous ne me connaissez pas, Majesté.

La reine prit les deux mains d’Hanna et la regarda longtemps dans les yeux.

— Si vous étiez capable de repousser le roi, s’écria-t-elle avec une diabolique expression de haine, si je pouvais le voir à vos pieds, suppliant et n’obtenant qu’un éclat de rire, je m’agenouillerais devant vous, Hanna.

— Alors, Majesté, vous serez forcée de vous agenouiller devant moi.

— Hanna ! ne comptez-vous pas trop sur vos forces ?

— Je sais jusqu’à quel point je puis compter sur moi.

— Alors, il faut vous faire belle, Hanna, belle plus que jamais. Je vous parerai moi-même pour l’attirer, l’enchaîner, au point de le rendre fou de vous, et puis… Laissez-moi vous embrasser, Hanna.

La reine l’attira contre elle et la couvrit de caresses passionnées.

— Tu m’appartiens, continua-t-elle, comme je t’appartiens moi-même. Rien en ce monde ne doit se mettre entre toi et moi, comprends-tu ? Oh ! comme nous allons le torturer !

— Oui, nous le torturerons.

— Jure-le moi.

— Je le jure à Votre Majesté.

La reine lui frappa légèrement sur la bouche.

— Je te jure de ne servir que toi, de n’appartenir qu’à toi, reprit Hanna, dispose de moi.


XV

RICHESSE PRIME HONNEUR

Une fois encore, à cette même heure du crépuscule pendant laquelle les hommes et les choses perdent la netteté de leurs formes et apparaissent à l’état vague dans le gris du jour, Plant entra dans le petit salon aux meubles bruns damassés où la générale Mardefeld se tenait si volontiers. Il venait prendre les ordres d’Hanna.

Ils se trouvèrent bientôt assis l’un en face de l’autre et dans le plus grand sans-gêne.

La générale était à demi couchée sur les coussins du sopha, croisant une jambe sur l’autre, de telle sorte que sa petite pantoufle de velours se balançait presque sous le nez de Plant et le jetait dans un certain trouble d’esprit. Il avait approché un fauteuil du sopha et il y était assis, les mains jointes sur les genoux, le haut du corps incliné, comme si le bout de cette pantoufle lui eût inspiré des idées philosophiques d’une grande profondeur ou des calculs très-hardis.

— Vos dernières prévisions de Bourse se sont réalisées d’une étonnante façon, jeta la générale dans le courant de la conversation et en apparence sans intention.

— Ce qui est arrivé a surpris tout le monde excepté moi, répondit Plant, prenant feu aussitôt. J’ai fait une excellente affaire. Quel dommage que je n’aie pas eu plus de capitaux à ma disposition ! La victoire en théorie ne me suffit pas et avec les moyens dont je dispose, il ne m’est pas possible de jouer un grand rôle, de devenir tout-puissant à la Bourse.

— Vous vous sentiriez donc à la hauteur d’une telle position ? demanda Hanna tournant la tête vers lui.

— Certainement.

— Il y a d’autres personnes qui pensent de même.

— Puis-je savoir lesquelles ?

— Moi, par exemple.

— Très-flatteur. Et quelle est l’opinion du véritable propriétaire de l’Incorruptible que vous représentez ?

— La même que la mienne.

— Je suis très-heureux de voir mes capacités ainsi appréciées ; mais ce n’est là qu’un plaisir idéal.

— Il ne tient qu’à vous qu’il ait son côté pratique.

— Je demande une explication.

— Peut-on avoir confiance en vous, monsieur Plant ?

Hanna tourna tout à coup vers lui sa figure calme, rusée et eut l’air de l’étudier.

— La confiance ne se gagne pas, répondit-il avec un regard expressif. Elle se donne ou se refuse comme l’amour et toujours sans motif.

— Eh bien ! nous avons confiance en vous et nous sommes prêtes à remettre entre vos mains l’argent qui vous est indispensable pour tenter vos grandes spéculations, pour réaliser vos belles idées financières ; mais quelles sécurités nous offrez-vous ?

— Toutes celles que je puis offrir. Vous savez quelle somme j’ai reçue pour l’Incorruptible ?

— Non, non ; il faut que ce soit votre personne qui serve de garantie, fit Hanna vivement.

Il y eut alors chez la jolie jeune femme quelque chose qui charma Plant. Jamais encore elle ne lui avait plu comme en ce moment où elle se montrait dans toute sa ruse, sa confiance en elle-même, son esprit de prévoyance.

— De quelle manière souhaitez-vous que cela se fasse ? demanda Plant mordant sa lèvre supérieure.

— Jouons cartes sur table, répliqua la générale. Nous sommes tous deux trop rusés pour espérer pouvoir nous tromper ou tirer avantage l’un de l’autre. Cela n’a jamais été dans mon idée de…

— Ni dans la mienne non plus, se hâta de dire Plant.

— Vous avez de l’ambition, vous voulez conquérir une position, de l’influence, de la fortune, continua Hanna ; je n’ai pas à vous rappeler les considérations importantes aux yeux de la personne que je remplace en cette circonstance, mais vous ne me contredirez pas non plus si j’affirme que c’est vous qui aurez tout à gagner dans l’affaire.

— Je le reconnais.

— La personne qui met le capital à votre disposition peut gagner beaucoup d’argent ou en perdre beaucoup ; mais la plus grosse perte ne saurait ni ruiner ses ressources ni menacer sa position.

— Je le reconnais encore.

— Dans un jeu où vous avez toutes les chances pour vous, c’est donc bien le moins que vous engagiez votre personne.

— Je comprends.

— Votre affaire sera de réussir : l’insuccès comptera comme une faute. Nous sommes trop de notre époque pour ne pas trouver aussi punissable une perte provenant de votre maladresse que celle qui proviendrait d’un manque d’honnêteté. Nous voulons avoir entre les mains un écrit par lequel vous vous livrez à nous, aussi bien en cas d’imprudence et de malheur qu’en cas de faute réelle de votre part. Il faut que vous nous vendiez votre âme, monsieur Plant.

Hanna avait souri en terminant.

— Avez-vous le document à signer ? demanda Plant résolu à ne pas laisser échapper la fortune qui venait à lui sous une forme aussi attrayante.

— Demain, je vous enverrai le modèle, répondit la générale. Je ne supposais pas qu’une idée qui m’était venue par hasard prendrait corps si subitement. Et maintenant, mon cher Plant, retirez-vous. Mon mari peut revenir du casino à tout moment.

Le lendemain, Plant reçut le modèle. Il le transcrivit de sa main, le signa et l’apporta à Hanna. Il sentait qu’il jouait tout sur une seule carte ; mais il n’avait pas peur des conséquences d’une faute, car il était sûr du résultat. Il avait foi en son talent, en son sang-froid, et certes avec raison.

Il se créa alors une espèce de société secrète féminine pour les spéculations de Bourse. La reine en fit partie, apportant une grosse somme. Hanna, sa mère la conseillère, la comtesse Bärnburg et Micheline s’associèrent aussi, selon la mesure de leurs moyens.

Avec l’indifférence d’une vraie grande dame, Hanna remit à Plant beaucoup d’argent ; mais elle pouvait sans danger être indifférente avec lui, elle le tenait complétement dans sa main. Elle tenait sinon sa vie, du moins son honneur, son crédit, son existence. La tête tournait à Plant, tandis qu’il mettait tant d’argent dans son portefeuille ; ce moment de faiblesse fut de courte durée. Une minute après il avait reconquis tout son calme et, les jours suivants, il donnait déjà des preuves éclatantes de son habileté à la moderne.

À l’heure où la Bourse était encombrée, un domestique de l’établissement apporta au syndic une lettre à lui adressée par la Banque de Crédit, laquelle lettre il s’empressa de communiquer aux personnes présentes. La lettre, annonçant que la Banque de Crédit avait résolu d’élever à dix millions le chiffre de ses actions, produisit un effet foudroyant. Les actions de cette Banque, qui le matin valaient 85 tombèrent aussitôt à 70.

De tous les cafés, de tous les débits de vin dans le voisinage de la Bourse, les boursiers accoururent aussitôt pour vendre ; mais il ne se trouvait personne pour acheter. Enfin, Plant surgit comme un héros d’Homère au milieu du champ de bataille et se déclara preneur.

Les boursiers l’entourèrent aussitôt comme des loups affamés. Il se vit en danger sérieux d’être écharpé par eux ; mais rien ne l’effrayait, il écouta tranquillement le concert des offres, supporta froidement les poussées, se laissa même marcher sur les pieds et acheta sans relâche.

— Vous vous ruinez, lui murmura Rosenzweig à l’oreille. Que voulez-vous sauver ? il n’y a rien à sauver.

— La Banque de Crédit rachète ses actions pour se tirer d’affaire, disait-on, et Plant est son mandataire.

Mais il arriva autre chose que ce que l’on supposait.

La nouvelle de la déconfiture de la Banque de Crédit arriva promptement à la direction de cet établissement, et le président accourut en personne à la Bourse pour démentir les bruits dangereux. On lui tendit la lettre de la Banque de Crédit et il reconnut avec stupeur le papier à entête de sa société : on avait même contrefait habilement sa signature. La lettre fut aussitôt déclarée fausse.

Les actions de la Banque de Crédit remontèrent immédiatement de 10 p. 100. Plant qui, dans l’intervalle, avait suffisamment acheté se retira vainqueur.

Le lendemain, les actions étant revenues au même cours qu’avant, il revendit alors et gagna 15 p. 100.

Une enquête fut ouverte. Elle dut cesser promptement : pas le moindre indice, pas le moindre point de départ pour la continuer.

Tout le monde à la Bourse considérait Plant comme l’auteur de cette filouterie à l’américaine ; mais les preuves manquaient pour asseoir les soupçons et il put triompher.

Ce qu’il y eut de plus remarquable en tout ceci, ce fut qu’il monta après ce coup dans le respect de tous les gens de Bourse grands et petits. On le regardait avec crainte, mais aussi avec admiration ; et ceux-là mêmes qui l’avaient fort peu estimé jusqu’alors commencèrent à lui témoigner des attentions avec une délicatesse flatteuse.

Rosenzweig lui rendit visite dès le lendemain, l’attira dans l’embrasure d’une fenêtre et lui dit :

— Vous nous avez tous tondus hier, tous sans exception, comme un troupeau de moutons. Moi aussi j’ai été pris ; mais je ne vous en garde pas rancune ; au contraire, je vous estime ; vous avez du génie ; je vous comparerais volontiers à Christophe Colomb. D’un seul coup vous êtes devenu l’homme le plus populaire à la Bourse. Ce serait le moment d’entreprendre quelque chose, quelque chose de grand ; vous me comprenez ? Vous… vous avez très-bien joué ce tour de la Banque de Crédit, très-bien.

Le banquier se mit à rire et cligna de l’œil à Plant, comme pourrait le faire un vieux filou à un jeune par lequel il se verrait surpassé.

Aussitôt qu’il fut hors de doute que l’enquête ne découvrirait rien contre Plant, d’autres admirateurs de son audace et de son talent se présentèrent également chez lui. Vint d’abord le baron Oldershausen, puis le comte Bärnburg et, enfin, le général Mardefeld. Chacun d’eux voulait que Plant se mit à la tête d’une entreprise quelconque.

Ils étaient tous atteints de la maladie du temps, tous à la poursuite de l’idéal de notre époque ; mais une certaine honte les empêchait de plonger eux-mêmes leurs mains dans les poches d’autrui. Ils voulaient qu’un autre se chargeât de cette vilaine besogne, et Plant leur paraissait l’homme qu’il fallait pour cela.

Plant commença à bâtir des projets. Dans sa tête une idée chassait l’autre. Comme l’âne de Buridan, il finit par hésiter entre une banque et une entreprise de chemin de fer ; mais son hésitation ne dura guère.

« Nous exécuterons les deux projets, se dit-il à lui-même, l’un après l’autre. Avec l’aide de la reine, tout doit me réussir, même le projet le plus hasardé. Si je pouvais seulement m’entretenir avec elle ! »

Le destin, sous les traits aimables d’Hanna, s’empressa de réaliser ce désir. La soubrette de la générale lui apporta un billet délicieusement parfumé au réséda et dont le contenu fit naître en lui les espérances les plus hardies, les plus agréables. Le billet disait :

« Cher Plant,

» Je vous attends ce soir à neuf heures, en voiture, dans le voisinage de la maison d’octroi de Weissendorf.

» Hanna. »

Weissendorf est un faubourg de la ville allemande.

Plant pensa, avec raison, qu’il s’agissait d’une aventure galante. Vêtu avec le plus grand soin, frisé, parfumé, il arriva au rendez-vous, un quart d’heure plus tôt, en véritable homme du monde ; Hanna fut ponctuelle. Elle vint dans sa voiture, fit arrêter et d’un signe invita Plant à monter.

— Je ne sais trop, générale, dit Plant après que la voiture eut recommencé à rouler, comment je pourrai mériter une telle confiance.

— Vous m’avez déjà déclaré vous-même que la confiance nous vient comme l’amour.

— Laissez-moi vous avouer en toute sincérité combien vous me rendez heureux.

Il avait pris la main de sa compagne, déboutonné, rabattu son gant et il la couvrait de baisers.

— Hé, monsieur Plant ! cela ne doit pas être ! s’écria la générale riant gaiement ; je ne suis pas plus amoureuse de vous que vous ne l’êtes de moi.

— Pour ma part, je…

— Vous avez le génie de la spéculation, interrompit Hanna, et cela me va bien mieux que si vous étiez mon adorateur passionné. Très-probablement, l’adorateur me semblerait ennuyeux, tandis que vous me plaisez avec votre nature audacieuse, entreprenante. Mais venons au motif de notre rencontre. En ce moment même, je vous enlève. Vous n’aurez pas peur, je suppose, de savoir que votre précieuse personne, que vous m’avez déjà livrée par écrit, va être réellement en ma puissance. En ce qui me concerne, la chose sera extra-romanesque ; mais, cette fois, le romanesque aura son côté pratique. On redoute un peu votre indiscrétion.

— Je ne comprends pas.

— Vous allez comprendre.

La générale prit son mouchoir fortement parfumé au réséda comme un billet doux et banda les yeux de Plant.

— Dans quel roman chevaleresque avez-vous pris cette idée ?

— Ce n’est pas tout encore, répliqua Hanna, donnez-moi vos mains.

Elle fit voir un joli cordon de soie très-solide et, avant que Plant se fût bien rendu compte de son utilité, elle lui avait lié les mains.

— Oh ! cela devient de plus en plus romanesque, murmura-t-il.

— C’est tout simplement pour vous empêcher d’écarter le bandeau, avant qu’on vous le permette, dit la générale. On a peur de vous. Vous êtes un homme dangereux. Maintenant que vos mains ne peuvent plus se mettre de la partie, parlez-moi de votre amour. Je me berce de l’espoir que vous m’aimez sérieusement.

Plant se mordit les lèvres et garda le silence.

Lorsque, après une longue course, la voiture s’arrêta, Plant en sortit avec l’aide de deux bras qu’il jugea des bras d’homme et fut conduit le long d’un escalier. Il traversa ensuite une enfilade de pièces et une main de femme saisit la sienne pour le mener plus loin.

— Nous voici au terme de notre course, chevalier errant, lui dit tout à coup la générale d’une voix moqueuse en lui enlevant le bandeau.

Plant était dans une grande salle richement meublée, avec de magnifiques tableaux, et à peine suffisamment éclairée par les cinq bougies d’un candélabre en or.

Sur une ottomane recouverte d’une peau de tigre était à demi couchée une dame dont une espèce de domino plissé en soie rose et garni de dentelles blanches cachait la personne et dont la figure était masquée par un loup en velours noir.

La dame fixa longtemps sur Plant ses grands yeux impérieux, qui semblaient encore plus expressifs, plus menaçants à travers le loup, et lui fit ensuite signe de s’asseoir.

Il se laissa tomber sur un fauteuil d’avance mis là pour lui. La générale prit place sur un tabouret aux pieds de la dame masquée.

— Vous avez joué, monsieur, un jeu très-hardi, commença la dame au loup ; mais la fortune vous semble favorable, ou bien votre esprit supérieur lui a forcé la main. Par vous nous avons gagné et au delà de toute espérance en aussi peu de temps. Le succès enhardit et engage à oser plus encore. N’auriez-vous pas un projet qui pourrait… se réaliser avec notre appui ? Un homme comme vous doit toujours avoir en tête des plans, des idées qui l’assiégent, le tourmentent. L’occasion vous est offerte de donner corps à vos pensées les plus hardies. Nous avons confiance en vous ; montrez-vous digne de cette confiance. Qu’avez-vous à me dire ?

— Je ne saurais parler en ayant les mains liées, dit Plant d’un ton démesuré.

— Hanna, délivrez-le, commanda la dame au loup.

— Ce serait dangereux ; il veut tout savoir, tout connaître.

— Je sais déjà tout ce qu’il y a à savoir dans la circonstance, fit Plant.

— Comment cela ? interrogea la dame masquée.

— Je sais que la plus belle femme du monde se cache sous votre domino, votre loup.

— Et cette femme, c’est… ?

— Ma souveraine !

Plant se jeta à genoux et resta dans cette attitude devant la dame masquée qui s’était vivement relevée.

— Qui vous a dit ?…

— Mon cœur, Majesté, répondit Plant d’un ton moitié Mortimer, moitié Posa, parfaitement imité de Schiller ; il n’y a qu’une femme sur terre qui puisse produire en moi cet effet tout-puissant et me courber le front dans la poussière.

La dame au masque resta muette quelque temps. Évidemment, elle n’avait pas prévu que l’entrevue prendrait cette tournure. Indécise, elle regardait tantôt Hanna, tantôt Plant.

— Je pense qu’on peut compter sur votre silence, dit-elle enfin à ce dernier.

— Le temps de la domination absolue, des hommages-liges est passé, répliqua Plant ; il n’y a plus aujourd’hui que votre cœur qui puisse nous entraîner à renoncer à notre liberté. Voyez en moi votre vassal, Majesté, le plus dévoué de vos sujets, votre esclave même et ordonnez de moi comme de quelque chose qui vous appartient, qui se fera l’instrument aveugle de vos projets.

À part lui, l’instrument aveugle songeait : maintenant, victoire ! la reine est entre mes mains et deviendra la plus jolie marionnette de mon théâtre de poupées !

Sur un signe de la dame masquée, Hanna défit les liens de Plant. Pendant qu’il se relevait, la reine ôtait son loup et montrait à son interlocuteur sa belle figure qu’il n’avait jamais vue d’aussi près. Le cœur de Plant battit fortement.

— Déroulez-moi le plan que vous comptez mettre prochainement à exécution, commença la reine.

Maintenant qu’il l’avait reconnue, qu’elle se sentait entourée de l’auréole « du droit divin », elle le laissait debout devant elle en suppliant, en sujet, en esclave.

À sa manière claire, péremptoire, Plant exposa son hardi projet.

Retenant leur respiration, les deux dames prêtèrent au philosophe pratique beaucoup plus d’attention qu’elles n’en eussent accordé, il y a cent ans, à un bel esprit et il y a cinquante ans aux Minnesänger.


XVI

SI TU ES LE FILS DE DIEU PARLE À CETTE PIERRE
ET DIS-LUI QU’ELLE SE CHANGE EN PAIN

Rosenzweig fut le premier à entendre Plant dérouler à grandes lignes son idée d’une banque générale immobilière. Il s’en trouva très-flatté, et comme il croyait en Plant et à son bonheur avec une espèce de fatalisme aveugle, il se déclara aussitôt, sans émettre la moindre réflexion, sans faire une seule condition, prêt à s’embarquer dans l’entreprise avec tout son avoir.

Dans une soirée que le banquier donna à cette intention, Plant groupa autour de lui bon nombre d’autres adhérents à son projet, choisis parmi les gros bonnets.

Tandis qu’au salon des jeunes femmes à demi nues et de jeunes fats au menton raide, à grands favoris, à figure ennuyée, se tenaient autour du piano pour écouter une baronne quelconque en toilette soie rose qui chantait des lieds allemands avec beaucoup de sentiment et très-peu de voix ; tandis que ces dames dont l’extrait de naissance ne peut plus être renié parce qu’il est visible sur leurs visages, à travers le fard, jouaient au whist dans deux pièces contiguës avec des diplomates rassis, des militaires bourrus et des banquiers souriants, Rosenzweig entraîna un par un dans le fumoir les élus que Plant voulait associer à son triomphe. À chaque nouvel arrivant, Plant, qui se trouvait là comme par hasard pour fumer tranquillement un havane, expliqua son projet plus ou moins, selon qu’il le jugeait à propos.

Quelques jours après eurent lieu les premières réunions des fondateurs et à ces réunions figurèrent, en dehors de Plant et de Rosenzweig, le baron Oldershausen, le comte Bärnburg et le général Mardefeld.

C’était déjà connu de tous que la reine participait secrètement à l’affaire et que la banque projetée prospérerait avec cet appui ; mais personne ne touchait à cette question délicate, Plant n’avait fait à aucun des assistants des communications décisives dans ce sens. Il lui suffisait que l’éclat de la majesté brillât invisible sur la petite assemblée et qu’une faible lueur de cet éclat arrivât jusque dans les salles malpropres de la Bourse.

Une véritable chasse aux places de membres du comité de fondation fut bientôt le résultat des efforts de Plant pour trouver des associés à son entreprise. Parmi les demandeurs étaient les premiers banquiers de la ville. Ayant le choix, Plant s’arrangea de manière à s’entourer des plus beaux noms de la finance.

En seconde ligne était un groupe de dames qui n’osaient pas avouer ouvertement leur participation à la nouvelle banque, mais qui ne l’appuyèrent pas moins de capitaux importants.

Il y avait d’abord la comtesse de Bärnburg, dont les nerfs détendus ne pouvaient être surexcités à nouveau que par le jeu et la spéculation ; il y avait ensuite Micheline, baronne Oldershausen, la rusée fille de Rosenzweig qui avait dans le sang l’esprit des affaires ; la générale Mardefeld, qui, avec l’aide de Plant, avait décuplé ses petites épargnes à la Bourse, et enfin Valéria, qui vint au bureau de l’Incorruptible en robe de soie à frou-frou conquérant et y reçut un accueil dont l’amabilité pouvait se coter au quatre-vingt-dix pour cent à valoir sur le roi. Par elle. Plant espérait entraîner son souverain dans ses audacieuses spéculations.

La dernière associée que Plant se conquit, la conseillère Teschenberg, avait à ses yeux une valeur inestimable. Il se rendit chez elle sans que personne eût le moindre soupçon de cette démarche, se jeta à ses pieds d’un air moitié timide, moitié moqueur, et l’invita à participer à la fondation de la Banque générale immobilière.

La conseillère, embarrassée, joua avec les glands de sa robe de chambre à la française et releva les sourcils d’un air très-étonné.

— Vous voulez évidemment vous moquer de moi, dit-elle à son visiteur, toute la ville sait que moi, la mère des pauvres, je suis pauvre également. Chaque soir, je remercie Dieu avec ferveur de m’avoir envoyé le pain quotidien ; comment pourrais-je avoir à ma disposition une somme d’argent ? Je suis pauvre comme un rat d’église.

Plant riposta par une savante dissertation sur les rats, de laquelle il résultait que les rats d’église n’étaient pas du tout les plus pauvres.

— Vous avez certainement entendu dire qu’il y a participation et participation, ajouta-t-il enfin. Les banques donnent aux journaux un certain nombre d’actions, afin d’être sûres qu’on ne les soumettra pas à un sévère examen, qu’on appuiera, au contraire, leurs opérations ; moi, j’attache une importance particulière à avoir une dame qui, plus que toute autre, jouit de la considération publique, parmi mes…

La conseillère s’inclina sans mot dire.

— Parmi les fondateurs de la Banque immobilière. Je ne vous demande aucun capital, madame. Je me propose de vous associer pour dix mille florins et j’aurai l’honneur de vous remettre en personne dix actions à mille florins.

La conseillère regardait Plant avec un peu de méfiance ; mais sa grosse figure bouffie ne s’en épanouissait pas moins peu à peu.

— Mais… permettez… en échange que faudra-t-il que je fasse ?

— Rien de plus que donner par votre nom un certain lustre à l’entreprise.

Cette fois, Plant allait droit au but.

— Cela pourrait jeter un vilain vernis sur moi et la société que j’ai l’honneur de diriger si l’on apprenait que…

— On apprendra tout simplement que vous vous êtes intéressée à mon affaire pour dix mille florins, s’empressa de dire Plant. On serait, au contraire, étonné de vous voir vous tenir loin d’une entreprise à laquelle se hâtent de prendre part tous les établissements de bienfaisance.

— En me parlant ainsi, monsieur Plant, vous m’imposez le devoir de…

— C’est aussi de votre devoir, madame la conseillère, de soutenir une œuvre d’utilité publique comme la nôtre.

Le couple ne tarda pas à être d’accord et Plant s’avoua satisfait de n’avoir pas payé plus cher le concours de la conseillère. Cette femme lui était tellement précieuse, qu’il eût donné une somme cinq fois plus forte si elle la lui avait demandée. À quoi lui servaient Rosenzweig, les autres banquiers, les comtes et les barons ? Ils donnaient leur argent, leurs noms qui, dans leurs milieux, inspiraient la confiance ; ils étaient, du reste, déjà fanatiques de la spéculation ; mais la conseillère Teschenberg, la mère des pauvres, lui valait d’un seul coup toutes les petites gens, lui conquérait toutes les classes de la population qui condamnent et fuient comme chose anti-chrétienne les jeux de Bourse et ce qui s’y rattache ; elle donnait à l’entreprise comme une auréole morale et un mirage attrayant d’honnêteté, de sécurité.

Après avoir réussi dans cette importante démarche, Plant songea à se rendre les journaux favorables.

Ce fut dans le salon du général Mardefeld que cette délicate opération fut discutée.

— Après l’Incorruptible, observa Rosenzweig, la Réforme me paraît être le premier journal à mettre dans nos intérêts.

— Très-juste, répliqua le général. Il jouit d’une grande réputation ; il est très-estimé, dans toutes les sphères du gouvernement de S. M., le roi le lit de préférence, bien qu’il critique ouvertement tous les actes politiques.

— La Réforme a incontestablement de l’importance, dit Plant en fronçant les sourcils ; mais je m’imagine qu’il faut dès maintenant nous attendre à trouver en elle un adversaire et un adversaire des plus dangereux. Le rédacteur en chef Wiepert, ainsi que mon ami le docteur Andor, sont des idéologues de la pire espèce.

L’attention d’Hanna fut éveillée. Elle feignit de s’occuper du samovar, afin de pouvoir ne pas perdre un mot de la conversation sans avoir l’air de l’écouter.

— Je doute fort que nous puissions les mettre dans nos intérêts, continua Plant ; il ne faut pas penser à leur offrir de l’argent.

— Vous savez que toute vertu a son prix, jeta Micheline.

— Je ne crains pas d’affirmer que Andor refuserait aussi bien un million qu’un billet de cinq florins, répliqua Plant : on ne saurait le corrompre avec de l’or. Peut-être pourrait-on, avec autre chose, une jolie femme, par exemple ; mais, je le répète, il est insensible à l’argent.

— C’est fâcheux, fit le général, le docteur Andor tient une plume redoutée.

— Une plume des plus dangereuses, appuya Plant. Je mettrai tout en jeu cependant pour la rendre inoffensive. Nous sommes amis d’enfance et il est homme à prendre l’amitié dans le sens romain, à se sacrifier pour ne pas nuire au bonheur d’un ami.

Hanna se retourna : le sang lui était monté à la tête, elle se sentait à la fois colère et honteuse d’entendre parler avec tant de respect de l’homme qu’elle avait dédaigné.

Et cependant on n’avait dit de lui que la moitié de la vérité, et encore pas même.

Sous la direction honnête de Wiepert, la Réforme avait toujours été une feuille estimée ; mais elle ne fut beaucoup lue, admirée par les uns, redoutée par les autres, que du jour où Andor y déploya de plus en plus sa force, son savoir varié, sa clarté, sa fougue de style, l’énergie, l’idéalisme de sa nature, la fermeté sans exemple de son caractère. Depuis qu’il faisait partie de la rédaction, le nombre des abonnés avait presque quadruplé.

Par toutes les classes de la population, par les ministres, les diplomates, par la cour elle-même ainsi que le roi, la Réforme était appréciée ; sa voix se faisait entendre comme celle du Landtag.

En province, chacun était convaincu que dans ce journal tous les mots étaient vrais et que, s’il s’y glissait parfois une erreur, l’erreur avait été commise sérieusement, honnêtement. Les politiques, les spéculateurs, les artistes et les auteurs savaient les uns et les autres que les collaborateurs de cette feuille étaient incorruptibles. C’était ainsi que toute louange de la Réforme avait son poids ainsi que tout blâme et que, lorsqu’elle attaquait, elle blessait à mort ou anéantissait complétement celui contre qui elle s’élevait.

À la Bourse aussi, on reconnaissait depuis longtemps que l’Incorruptible, avec ses beaux articles financiers, ne faisait que faciliter, cacher les spéculations de son directeur, tandis que la Réforme rendait toujours compte des opérations sans s’écarter du sujet et sans esprit de parti.

On lisait volontiers l’Incorruptible, mais on avait foi en la Réforme. Cette dernière feuille n’inspirait l’effroi qu’aux gens mal famés, tandis que la première faisait trembler même les gens de bien.

Plant savait qu’il n’avait à craindre que la Réforme et combien il devait la craindre. Cette certitude le rendait furieux contre les deux rédacteurs du journal. Il dut se raisonner lui-même, imposer le silence à ses propres sentiments, avant de se décider à faire auprès de la rédaction ennemie une démarche aussi importante que pénible.

Lorsqu’il entra, Wiepert était assis dans un fauteuil roulant. Il dictait justement à sa femme un article fulminant contre la démoralisation qu’avait amenée en Allemagne la manie du jeu de Bourse.

Plant, qui s’était arrêté, entendit, le sourire aux lèvres, quelques-unes des phrases les plus vigoureuses. En l’apercevant ; Wiepert mit la main au-dessus de ses yeux et dit :

— Il y a quelqu’un là ; vois donc, Pauline.

Plant s’approcha alors, s’inclina et dit :

— Je suis Plant, le propriétaire de l’Incorruptible.

— Ah ! fit Wiepert, le regardant un moment avec fixité et lui montrant un fauteuil. Qu’est-ce qui vous amène chez moi ?

— Une affaire, monsieur le docteur, répondit le visiteur.

Sans le moindre embarras, il avait pris place dans le fauteuil et il essayait d’offrir à son adversaire son porte-cigares plein de havanes ; mais la tentative ne réussit pas. Wiepert ne refusait ni n’acceptait ; il feignait ne pas s’apercevoir de l’offre qui lui était faite.

— Une affaire ! répéta-t-il d’un ton froid comme l’acier ; — je ne vois pas trop quel genre d’affaires il peut y avoir entre vous et moi.

— Vous n’ignorez pas, sans doute, que je vais avec Rosenzweig, le comte Bärnburg…

— Ah ! vous voulez parler de votre projet de banque ?

— C’est déjà plus qu’un projet, et je venais vous prier de prêter votre appui à la nouvelle entreprise.

M. Plant, s’écria Wiepert, avez-vous perdu votre bon sens ou bien croyez-vous que j’aie perdu le mien ? Nous connaissons l’heureux spéculateur qui a dupé les gens de bourse avec une fausse lettre de la Banque de Crédit et nous n’avons nullement envie d’entrer en relation avec cet homme. Une banque fondée par lui ne peut être qu’une entreprise frauduleuse, et les entreprises de ce genre nous ne les soutenons jamais.

M. Wiepert, vous avez de la famille.

— Que vient faire ici ma famille ? s’écria le pauvre paralytique se levant de son fauteuil et se dressant en face de Plant. Oseriez-vous m’offrir ce qui vous est si habituel, ce que mes lèvres se refusent à prononcer ? Adieu, monsieur Plant !

— Je vous prie de réfléchir à ma proposition, reprit Plant.

— Adieu, monsieur Plant ! — répéta Wiepert.

Le visiteur se leva pour s’approcher du paralytique qui fixait sur lui un regard de colère. Pauline lui barra le chemin.

— Mon mari n’a pas besoin de réfléchir, fit-elle avec peine ; vous lui faites mal, vous l’excitez ; je vous invite à vous retirer.

— Mais je vous prie, madame, de…

— Allez-vous-en, dit alors la petite femme avec cette majesté féminine qui commande l’obéissance.

Plant fit un salut assez gauche et se retira ; dans l’escalier, il s’arrêta et réfléchit. « Il est malade, dit-il à haute voix en haussant les épaules. Je parlerai à Andor. »

Un soir où Valéria jouait, Plant prit le chemin de la vieille maison dont il n’avait plus franchi le seuil depuis longtemps. On lui dit qu’il était au théâtre. Il se rendit donc au théâtre de la Cour et alla s’asseoir à la stalle affectée à son journal. C’était au milieu du troisième acte qu’il était arrivé ; à la fin de l’acte, il envoya l’ouvreuse à Andor pour le prier de se rendre au foyer.

Les deux amis se retrouvèrent dans la salle à murs froids, à courant d’air et malpropre qui peut être considérée comme un modèle de foyer du théâtre allemand.

— Mon cher Andor, commença Plant passant son bras sous celui du docteur, je te prie de m’accorder une demi-heure. J’ai à m’entretenir avec toi de choses sérieuses et pressantes. Ici, c’est trop triste. Viens dans un débit ; nous prendrons place dans une embrasure et…

— Je préfère que nous allions nous promener dans l’allée derrière le théâtre, répondit Andor ; il fait une belle nuit étoilée et, à cette heure, personne ne viendra nous déranger.

— Soit.

Bras dessus bras dessous, ils sortirent du théâtre et marchèrent en silence jusqu’au grand vieux marronnier dont les branches formaient un dôme de verdure à peine éclairé çà et là par les étoiles qui le traversaient.

Andor fit halte et lâcha le bras de Plant.

— Qu’as-tu donc à me dire ? commença-t-il avec un sérieux à décourager Plant.

— Je serai bref, répondit celui-ci affectant la simplicité et prenant un ton cordial. Nous sommes de vieux amis, je te connais et tu me connais ; avec toi je puis parler aussi ouvertement que si je m’entretenais avec moi-même. Je suis à la veille de faire fortune, cher Andor.

— Combien de fois m’as-tu déjà dit cela ? s’écria Andor d’un air moqueur qui ne lui était guère habituel.

— J’ai été souvent à la veille, c’est vrai ; mais, cette fois, j’ai atteint le tournant de ma vie.

— Tu veux parler de la banque que tu es en train de fonder ?

— Oui, Andor, je parle de cette entreprise qui est appuyée par les premiers financiers du pays et à laquelle sont favorables les personnes les plus haut placées. Je suis en voie d’arriver au but que j’ai poursuivi depuis des années et je compte sur toi ; je compte sur ton amitié si souvent éprouvée, j’espère que tu ne me seras pas hostile et que…

— Tu dis que tu me connais, interrompit Andor ; je vois à l’instant même que tu te trompes. Si tu me connaissais, tu saurais que ni en bien ni en mal je ne me laisse influencer par les considérations ou les sentiments personnels. Pour moi, la personne n’est rien, le principe tout. Que ton entreprise réponde à ma manière de voir et je l’appuierai ; qu’elle soit en contradiction avec ma manière de voir et je la combattrai. Comprends-tu ?

— Tu es donc toujours le chevalier des vieux principes ?

— Dis donc le don Quichotte du principe, fit Andor riant. Je ne saurais changer maintenant, mon cher Plant ; je suis trop vieux pour cela.

— En admettant que tu ne sois pas pour moi, insinua Plant, je m’imagine cependant que tu n’écriras pas contre moi ; tu te tairas tout simplement ?

— En ceci encore tu te trompes. Se taire à propos de la chose qu’on condamne n’est guère plus honnête que soutenir cette chose. La mission de la presse est sainte, à mes yeux. Pour parler le langage d’Abraham à santa Clara, cette mission se résume ainsi : tremper d’abord sa plume dans sa conscience et puis dans l’encre.

— Très-joli, répliqua Plant ; mais tu es le seul à voir les choses ainsi dans un monde qui ne te comprend pas et qui, loin de t’admirer, se moquera de toi. Ne deviendras-tu donc jamais pratique ? Une occasion magnifique s’offre à toi de conquérir la considération, l’influence, la fortune. Aie confiance en moi à la longue ; laisse-moi te montrer combien sont bonnes mes intentions à ton égard ; suis la route que je t’indiquerai, et à ton nom s’attachera bientôt cet éclat auquel il a droit ; tu me dépasseras très-vite moi-même, assurément, car tu as beaucoup plus appris ; renonce à cette bouderie idéale contre le nouveau monde qui se dresse en face de toi ; secoue les idées fantômes ; suis-moi et tu me donneras raison un jour ; bien plus, tu me seras reconnaissant.

— Sur la voie que tu as parcourue, Plant, je ne suis pas en état de te suivre.

— À quel écrivain empruntes-tu cette phrase ? À Schiller, probablement ?

Les deux amis marchèrent un certain temps côte à côte sans parler.

— Avec moi chaque manière de voir a sa valeur, dit tout à coup Plant s’arrêtant et appuyant le bout de sa canne contre l’écorce rugueuse d’un vieux marronnier, pourvu qu’elle ait sa raison d’être et, ce qui est capital à mes yeux, qu’elle mène au succès. Je cherche vainement ce que tu as obtenu par ta façon d’agir. Avec tout ton esprit, ton talent, tes connaissances, ton caractère, ton enthousiasme, que t’ont valu la lutte, l’activité ? à quoi es-tu arrivé ? ou, si cela te paraît méprisable de songer à soi, qu’as-tu fait pour les autres ? As-tu été de quelque utilité pour tes semblables, embelli leur vie ? de quel genre sont les avantages, les jouissances dont nous avons à te remercier ? ou encore as-tu amélioré le monde dans n’importe quel sens ?

— Il n’est pas donné à chacun d’obtenir de grands résultats ; c’est assez pour un homme de travailler honnêtement dans sa modeste vie.

— Alors, montre-moi de quelle utilité tu as été dans ta modeste vie ; où sont tes résultats ? Je veux voir des résultats, des résultats palpables ; après, je croirai en toi, en ta mission idéale.

Andor répliqua : — Mais le diable lui dit : Es-tu le fils de Dieu ? Parle à cette pierre et commande-lui de se changer en pain.

— Que veux-tu démontrer par là ?

— Que ta manière de parler se ressent des vieilles paroles du tentateur. Sais-tu ce que le fils de Dieu lui répondit ?

Il répondit : l’homme ne vivra pas seulement de pain.

— Je vois entre nous une opposition qui rend impossible toute entente, murmura Plant.

— Il y a déjà longtemps que je l’avais vue, cette opposition.

— Pour ma part, je te plains, continua Plant ; tes efforts resteront stériles. Il viendra un temps où tu jetteras sur ta vie passée ce regard d’aigreur, de repentir du prodigue qui a dépensé son héritage à la légère.

— Non, Plant, je ne jetterai jamais ce regard, fit Andor d’un ton de conviction, ayant quelque chose de noble. Ceux qui, dans leurs actes, ont été guidés, non par l’égoïsme, mais par l’amour de leurs semblables, sont souvent l’objet de la risée, même de la persécution et meurent fréquemment dans la pauvreté, la misère. Cependant, aucun d’eux ne se repent ; la lumière qu’ils portent intérieurement et qui a éclairé le monde pour eux ne s’éteint qu’avec le souffle de leur vie.

J’ai un grand et saint idéal, c’est vrai ; mais la pratique ne me fait pas défaut autant que tu le crois. Le fait est que je suis trop peu égoïste. Toi, tu ne penses qu’au lendemain, et moi je pense plus loin ; c’est peut-être là toute la différence à nos yeux. Le myope croit facilement que le presbyte se trompe et lui ment. Ce que l’on peut toucher avec les mains, voir avec les yeux, n’est pas seul vrai. Il est des choses que l’on ne saurait saisir, compter, peser et qui n’en existent pas moins, qui ont de plus grands effets que les choses tangibles auxquelles tout le monde croit.

— Lorsque je t’entends parler ainsi, dit Plant après un instant d’arrêt pendant lequel il s’était amusé à arracher des feuilles aux arbres je me demande quel est celui de nous deux qui est fou. Il ne m’est plus possible maintenant de croire que nous ayons tous deux notre bon sens.

Andor regarda l’heure et s’écria :

— Il est temps pour moi de rentrer dans le théâtre. Je ne voudrais pas manquer le dernier acte. As-tu encore quelque chose à me dire ?

— Plus rien.

Plant tendit la main à Andor, qui la prit avec répugnance. Ils se quittèrent ainsi. Après que Plant eut fait quelques pas, il s’arrêta et suivit de l’œil son compagnon.

« À dater de maintenant, nous sommes ennemis déclarés, murmura-t-il ; nous l’étions déjà, à vrai dire ; je n’ai jamais trouvé ses sentences de mon goût. »

Quand les journaux, et la conseillère qui valait à elle seule au moins autant que les journaux réunis, eurent suffisamment préparé le public, on vit un jour au premier étage d’une maison, palais de la rue du Roi, une grande enseigne en lettres d’or. Au rez-de-chaussée la porte fraîchement peinte d’un comptoir s’ouvrit à deux battants ; un gros portier, épais et grossier, se montra sur le seuil et la Banque générale commença à fonctionner.

À dix heures du matin, l’émission devait avoir lieu ; dès neuf heures la police fut forcée d’intervenir pour maintenir la circulation, tant était grande la foule assiégeant la porte du comptoir.

Au coup de dix heures commença l’inscription, ainsi que la bataille pour entrer.

On se poussait des coudes, on se marchait sur les pieds, on se poussait sur la peinture fraîche des portes, on s’injuriait, on jurait comme des Allemands cultivés peuvent seuls le faire en pareil cas. Les femmes qui s’étaient engagées dans la mêlée étaient littéralement étouffées, mais d’une manière tendre, comme il convient à un peuple ayant trouvé « la dignité des femmes », et regardant comme son monopole, depuis près de mille ans, la vénération du beau sexe.

Le soir, après que tout se fut bien passé, les plus distingués des fondateurs se réunirent chez Rosenzweig. Le général et la générale Mardefeld étaient présents aussi.

— Eh bien ! qu’avez-vous fait de la Réforme ? demanda le baron Oldershausen à Plant qui avait été élu à l’unanimité directeur de la Banque, avec un traitement double de celui d’un ministre.

— Rien, répondit-il. Il fallait s’y attendre avec ces idéologues.

Hanna devint pourpre à nouveau ; mais, cette fois, ce n’était plus seulement de la colère, de la honte qu’elle ressentait. Andor commençait à lui en imposer et elle devait bientôt faire une autre découverte concernant ses sentiments pour lui. Tandis que les hommes continuaient à discuter le sujet sérieusement, Micheline lança, selon son habitude, une méchante remarque qui produisit des résultats aussi merveilleux que variés.

— Andor est l’amant de la Belmont, s’écria-t-elle.

Elle voulait dire par là : Comment un homme qui a une maîtresse peut-il être un idéaliste ?

— Ce n’est pas possible ! répliqua Plant.

Il s’était redressé, tendant les mains en avant, comme un musulman qui fait un serment ; ses yeux étaient égarés ; sa poitrine se soulevait fortement.

Hanna avait pâli et pressait involontairement son cœur de sa main.

Rosenzweig, stupéfait, entr’ouvrait la bouche, et le général Mardefeld riait de tout son cœur.

Dans cette même soirée, en se mettant au lit, Hanna se prit à réfléchir sur elle-même ; mais elles n’étaient pas les bienvenues, elles n’étaient pas agréables les pensées qui se lisaient sur sa figure d’ordinaire si insouciante.

« Qu’est-ce qui m’a frappée en plein cœur comme un poignard ? se disait-elle. Quel intérêt peut-il m’inspirer encore ? pourquoi ne serait-il pas aux pieds de cette actrice ? serait-ce de la jalousie que je ressens ? Non, non ; ce n’est que de la vanité froissée. Oui, oui, c’est cela, rien que cela. »

Le hasard voulut que, peu de temps après, le roi eut l’idée d’arranger une représentation théâtrale à la cour, et que Hanna dut jouer le principal rôle dans un proverbe de Musset. Mais le hasard ne fut pour rien dans le choix qu’elle fit de Valéria Belmont pour étudier son rôle avec elle. Elle voulait connaître la femme qu’aimait Andor.

Un soir où Andor prenait le thé avec Valéria, celle-ci regarda l’heure tout à coup, fronça le sourcil d’un air ennuyé, et dit ensuite :

— Nous serons dérangés aujourd’hui ; il va venir une dame pour apprendre un rôle avec moi, une très-jolie, très-illustre dame ; tu ouvriras de grands yeux.

— Je ne suis pas curieux.

— Mais si je te dis que c’est la générale Mardefeld ?

— Quand doit-elle arriver ? demanda Andor sans changer de figure.

— À l’instant.

— Alors je m’en vais.

Il prit son chapeau et sa canne.

— Qu’as-tu ?

— Il faut que je m’en aille.

Il entoura de son bras la taille de Valéria, l’embrassa sur ses lèvres roses et s’éloigna.

En descendant l’escalier, il entendit le frou-frou d’une robe de femme, et aperçut Hanna qui montait lestement les marches. Elle le reconnut, elle aussi, et devint toute pâle. Elle chancela et s’adossa au mur en se retenant de la main à la rampe.

Andor ôta son chapeau et passa. À lui aussi, le sang avait reflué vers le cœur ; mais sa figure sévère, impassible, ne trahissait pas la moindre émotion.


XVII

LA NOUVELLE ANADYOMÈNE

Andor n’avait pas revu le comte Riva depuis des mois. Lorsqu’il était allé chez lui, on lui avait dit qu’il était sorti, et, la dernière fois, il se trouvait en voyage. Il fut donc tout surpris de voir, un beau jour, le vieux domestique ratatiné, marchant sous sa livrée avec un bruit de squelette, apparaître à la rédaction, et lui tendre une carte de son maître, qui l’invitait pour la soirée à venir causer de choses graves.

Ce soir-là, Valéria jouait pour la première fois le rôle d’Esther dans l’admirable fragment de Grillparzer. Quand le journal fut fini, Andor se rendit néanmoins au petit palais. Au coup de sonnette, la porte s’ouvrit, comme poussée par des mains invisibles. Le vieux domestique vint au-devant de lui et le conduisit vers le comte, qui l’attendait, élégamment vêtu, dans la chambre verte.

— Mon cher jeune ami, commença Riva dès qu’ils furent seuls, en prenant la main d’Andor, je vous ai prié de me rendre visite, parce qu’ici nous pouvons causer en toute sécurité et que j’ai à vous adresser des questions à la fois importantes et délicates. Ne me considérez ni comme curieux ni comme sermonneur. L’intérêt seul que je vous porte a pu me décider à aborder avec vous semblable matière. Il m’est très-désagréable…

Il s’arrêta, fit quelques pas dans la chambre, puis revint auprès d’Andor et se mit à tirer fortement l’un des boutons de son habit.

— Aimez-vous cette Valéria Belmont ? reprit-il tout à coup ? est-il vrai qu’elle… qu’elle soit votre maîtresse ?

— En galant homme, je ne devrais pas répondre à cette demande, répliqua Andor désagréablement surpris ; mais à toute loi, même la plus sévère, il y a des exceptions. Je ne crois donc pas mal faire en vous disant : oui, j’aime Valéria.

— Et elle ?

— Elle me paye de retour.

Le comte se prit la tête entre les deux mains, comme un homme embarrassé, et parcourut la chambre de çà, de là.

— Qu’avez-vous ? lui demanda Andor étonné.

— Mon Dieu, qu’en résultera-t-il ? s’écria le comte. Je vois que vous en êtes au point où il est difficile, presque impossible, à l’homme qui aime honnêtement, passionnément, de revenir en arrière, et pourtant… vous ne devez pas continuer ces relations ; elles finiraient par vous mener à mal, tel que je vous connais. Vous êtes pris dans les filets d’une Messaline, mon pauvre ami. Elle joue avec vous un jeu cruel, affreux, et le malheur veut que vous aimiez cette Messaline.

— Je vois avec regret, monsieur le comte, que vous, qui connaissez les hommes, qui méprisez leurs méchancetés, leurs vilenies, vous n’en ajoutez pas moins foi à des on-dit.

— Écoutez-moi, Andor, interrompit le comte avec dignité ; je ne parle jamais d’après les autres, jamais, entendez-vous, et je ne suis pas homme à faire du tort à qui que ce soit, fût-ce à une nymphe de la rue. En vous parlant comme je viens de le faire, contrairement à mes principes, je n’ai écouté que la voix de mon affection pour vous. Vous êtes en danger par le fait de votre liaison avec cette femme ; votre honneur en souffre. Toute une vie d’honnêteté pourrait ne pas suffire à faire oublier la marque de honte que tôt ou tard cette femme vous imprimera aux yeux du monde.

Écoutez-moi bien et exaucez cette seule prière que je vous adresse ; méditez les accusations portées par moi contre Valéria Belmont, ayez-les sans cesse devant les yeux, observez la vie de l’actrice tranquillement, attentivement, et vous verrez vous-même si je lui fais tort. Je vous déclare que Valéria Belmont est la favorite du roi et l’Astarté de toute une bande d’idolâtres du plaisir. Ne songez pas à me contredire. Allez, réfléchissez, observez. Votre cœur, votre sentiment d’honneur vous diront après ce que vous avez à faire.

— Je vous remercie, fit Andor prenant son chapeau, je ne négligerai rien pour voir clair en tout ceci. J’espère que vous vous êtes trompé.

— Je le voudrais, dit Riva avec un sourire amer, je le voudrais pour vous, pauvre ami.

Après cette conversation, Andor eut une nuit très-agitée. Le matin, la méfiance était victorieuse en lui, et il se mit à observer l’actrice avec une perspicacité tout au moins merveilleuse chez un homme amoureux à en perdre la raison.

Jusqu’ici, il n’avait vu l’actrice que sur les planches ou dans son ravissant boudoir, aux heures du tête-à-tête. La Valéria que le monde connaissait lui était inconnue. Il se souvint alors des habitudes de sa bien-aimée, et quitta le bureau de la Réforme dans l’après-midi, pour la voir au moment où il savait qu’elle faisait par la ville et au parc sa promenade triomphale. Il évita les rues par lesquelles elle devait passer, se dirigeant vers la porte du parc par les ruelles. Au lieu de suivre la grande allée, il s’engagea dans une petite allée parallèle, afin de pouvoir étudier ce que ferait Valéria sans être aperçu par elle. Il exécuta son projet avec autant de sérieux, de minutie, que s’il se fût agi de l’examen d’un parchemin.

Après fort peu de temps, il vit Valéria arrivant dans sa voiture découverte, son gros cocher sur le siége, son petit chasseur derrière elle. Elle portait une robe en soie rose sur laquelle des dentelles blanches de prix faisaient l’effet de la neige ; elle était coiffée d’un petit chapeau rose et tenait un bouquet à la main. La traîne de sa robe flottait comme un drapeau hors de la voiture et frôlait de temps en temps la boue de la roue.

Andor vit un cavalier venir au-devant d’elle, dans sa voiture qu’il conduisait lui-même, et la saluer. Le salut avait quelque chose de si léger, de si familier, qu’Andor se fût volontiers élancé à travers les arbres pour sauter à la gorge du téméraire ; mais Valéria lui répondit de la tête et des yeux et sourit. Elle n’était évidemment pas froissée le moins du monde.

Andor la perdit bientôt de vue. Pourtant, il employa utilement le temps qu’elle mit à faire son tour accoutumé chez Rondeau. Il s’engagea dans la grande allée où, confondu parmi les piétons, il entendit une conversation très-intéressante entre une modiste et un coiffeur.

— Serait-ce vrai ? disait la modiste, la générale Mardefeld ! Je vais cependant beaucoup à la maison ; ma maîtresse m’y envoie chaque fois qu’il faut porter un chapeau que la générale a choisi ou fait mettre à la mode, et je n’ai jamais rien entendu dire par les domestiques, pas la plus petite chose. Jusqu’ici elle avait été irréprochable, tout à fait irréprochable ; mais, en vérité, qui pourrait résister à une majesté ?

— Je vais vous dire, mademoiselle Lisette, répondit le coiffeur. Je sers la plupart des dames de théâtre, comme vous savez ; j’ai aussi l’honneur de coiffer la Belmont, et cela fait la joie de la populace que le roi courtise la générale, parce qu’il quittera bientôt la Belmont. La Valéria n’en reste pas moins une belle femme, et, en somme, si le roi ne vient plus la voir, elle ne s’en inquiétera pas déjà tant ; elle pourra jouir de la vie, sans se gêner ouvertement, et non en secret comme elle est forcée de le faire maintenant. En voilà une qui a su se faire payer ! Elle a un demi-million à la banque anglaise, et le roi lui a fait cadeau du palais qu’elle habite. La villa là-bas est aussi à elle.

Andor s’éloigna ; il en avait entendu assez.

Lorsque Valéria revint de son tour, le baron Oldershausen chevauchait à la portière et ils causaient, badinaient, riaient ensemble. Andor ne pouvait saisir aucun mot de leur conversation ; mais leur façon de s’entretenir lui faisait de la peine.

Tout à coup la file des voitures s’arrêta. Voici le roi ! cria-t-on. Les piétons firent halte, formant une haie vivante. Andor remarqua que Valéria avait fait un signe au baron, et qu’il avait éperonné son cheval pour s’éloigner d’elle au plus vite. Le roi parut bientôt assis sur le siége d’une petite voiture et conduisant lui-même.

Tout le monde salua avec respect. Valéria s’était inclinée profondément et son regard souriant cherchait celui du roi, qui la fixa d’un air bienveillant. Elle pressait aussitôt sur son cœur le bouquet qu’elle tenait à la main.

Andor enfonça son chapeau sur sa tête et soupira. Riva avait-il raison ? Il venait d’entendre et de voir bien des choses qui semblaient le faire croire ; mais tout cela était-il suffisant pour condamner une femme dont il se savait aimé, pour quitter une femme qu’il adorait ?

La figure sombre, il retourna s’asseoir à sa table dans le bureau de rédaction ; le doute le mordait au cœur. Le travail consolateur était là ; il écrivit, lut et retomba ensuite dans ses noires réflexions.

En se rendant le soir chez Valéria, il vit un groupe considérable de curieux du meilleur monde stationnant devant la vitrine éclairée d’un marchant d’objets d’art. Il s’arrêta, lui aussi, et vit tout à coup Valéria lui sourire dans un grand cadre doré.

Elle ne lui avait pas dit qu’elle eût posé devant un peintre et elle lui apparaissait dans un costume fait pour donner à réfléchir : le costume d’une bacchante. Elle était bien jolie, jolie à rendre fou, avec ces pampres ornant sa chevelure et cette peau de panthère laissant voir les formes admirables de son buste et ses beaux bras ; mais, qu’était-ce que cela ? Rien de plus qu’une réclame faite à l’actrice par les charmes de la femme.

Andor poursuivit sa route d’assez mauvaise humeur. Il était décidé à gronder sérieusement Valéria à propos de ce portrait ; mais à peine s’était-elle suspendue à son cou que ses lèvres roses brûlantes étouffaient les reproches qu’il voulait lui adresser, chassaient la tristesse de son front et même le doute de son cœur.

Le lendemain, il arriva chez l’actrice à cette heure où les gens honnêtes prennent place à table pour le repas de midi.

— Tu viens à une heure désagréable, lui cria-t-elle à son entrée, pour te punir tu vas m’aider.

— Aider ! En quoi ? demanda Andor qui la voyait assise à sa petite table en palissandre, le porte-plume entre ses dents blanches et sa jolie main tachée d’encre.

— Puisque tu n’écris pas sur moi, il faut bien que je le fasse, répondit-elle.

Elle se renversa dans son petit fauteuil et sourit à Andor en battant la mesure contre la table du bout de son pied.

— Comment ! tu écris pour les journaux et sur toi, par-dessus le marché ? s’écria-t-il avec animation.

— Oui, j’avoue que je m’adonne à cette magie noire, répliqua-t-elle d’un ton moqueur. Mais crois-moi, Andor, je ne fais que ce que d’autres ont fait encore plus en grand. Pour arriver aujourd’hui, il faut se louer soi-même, comme Richard Wagner, ou déprécier tous les autres, comme Paul Lindau. Quand on ne peut être grand soi-même, on fait les autres petits, si petits qu’ils ont l’air de ne plus nous dépasser. Par le fait, il en résulte fort peu de chose ; Gœthe reste Gœthe, Gottschall Gottschall et Paul Lindau Paul Lindau ; mais c’est néanmoins un plaisir.

Peu de temps après, Valéria fut habiter sa villa.

Toute rapprochée de la ville qu’était sa nouvelle demeure, il devenait difficile à Andor de lui rendre visite tous les jours comme avant. Il prenait donc de temps en temps, lorsque l’actrice ne jouait pas, un jour de liberté qu’il allait passer avec elle. Valéria semblait alors redevenir sinon tout à fait enfant, du moins une rieuse et innocente jeune fille. Elle qui, d’habitude, ne se trouvait pas satisfaite du luxe le plus raffiné, paraissait en ces occasions heureuse de s’asseoir dans l’herbe avec Andor sur le bord du petit lac, de tresser des couronnes avec les modestes fleurs des champs et de jeter de la mie de pain aux cygnes qui s’avançaient fièrement vers elle.

Une fois, Andor eut le malheur de faire à celle qu’il aimait une visite inattendue. Il avait travaillé jusque très-avant dans la nuit, afin d’avoir à lui la journée du lendemain.

Par une matinée fraîche, superbe, il quitta la ville en suivant de jolis sentiers, le long desquels les blés verts ondulaient au soleil en vagues étincelantes, ou des chemins ombreux à travers bois, il arriva à la villa de sa déesse.

Tandis qu’il approchait de la porte à fers de lance dorés qui servait de grande entrée et que l’amour lui-même semblait avoir forgée, il se demanda s’il ne fallait pas profiter de l’occasion pour acquérir une certitude au sujet de Valéria et de ses relations douteuses. Il repoussa comme vilaine, indigne, la pensée de ruser et la droiture l’emporta en lui.

Il tira la sonnette et bientôt apparut le portier, qui l’accueillit amicalement, le fit entrer.

— Madame est au bain, dit-il, monsieur le docteur voudrait-il parcourir les journaux qui viennent d’arriver ?

— Merci, répondit Andor, je resterai dans le parc.

Il suivit l’allée sablée, bien connue, se déroulant doucement jusqu’au lac entre des arbres et deux pelouses. Les cygnes l’accueillirent avec des cris fort laids, bien que leur intention fût bonne ; il entra dans une grotte en tuf et s’assit sur un banc de mousse d’où on jouissait d’une jolie vue.

Il était là depuis peu, lorsqu’il aperçut cinq cavaliers arriver sur la grande route et s’arrêter devant la grille de la villa. Le portier leur ouvrit, et, pendant qu’ils mettaient pied à terre, Andor reconnut Rosenzweig et son gendre, le baron Oldershausen. Les trois autres messieurs, dont l’un portait l’uniforme de la garde du corps, lui étaient inconnus. Il vit ensuite le cocher et l’écuyer venir prendre les chevaux et les arrivants pénétrer dans la villa par la grande porte à colonnes. Il se leva alors, se dirigeant vers l’habitation avec l’intention d’envoyer un bonjour à Valéria par la petite soubrette et de retourner à la ville.

Andor entra, sans être aperçu, par le derrière de la villa et trouva la porte du boudoir ouverte, mais la portière aboutissant au salon étant fermée, il n’osa pas aller plus loin et se jeta sur l’un des petits fauteuils, prenant en main le grand album à photographies qu’il n’avait jamais feuilleté.

Le premier portrait qui tomba sous ses yeux était celui du roi.

Ceci le surprit assez désagréablement, mais il se dit : « Dans quel album de la soi-disant bonne compagnie ce portrait ne se trouve-t-il pas et à la première place ? »

Il feuilleta et vit un second portrait de Sa Majesté, puis un troisième. Il n’eut pas le temps d’aller plus loin, les cinq visiteurs arrivaient bruyamment de l’autre côté.

— Elle est au bain, dites-vous, entendit-il quelqu’un s’écrier.

— Nous voulons la voir au bain, ajouta la voix de Rosenzweig.

— Il faut qu’elle nous laisse entrer, ou bien nous forçons la porte, fit un troisième d’une voix chevrotante.

— Ce ne sera pas du tout nécessaire, répliqua la belle voix de Valéria, car me voici pour vous punir, comte, de votre impudence.

Une cravache siffla, un sabre résonna et cinq voix se firent entendre riant très-fort.

— Donnez-nous à déjeuner, demanda ensuite Oldershausen de ce ton traînant qui est maintenant de mode dans l’aristocratie et ressemble à un bâillement prolongé.

— Oui, oui, Belmont, nous sommes venus avec les plus vilaines intentions, continua le visiteur à la voix chevrotante.

— Et du champagne, cela va de soi, fit Rosenzweig.

— Vous aurez à déjeuner, messieurs, répliqua Valéria, mais pas de champagne.

Elle tira aussitôt la sonnette.

— Pourquoi pas de champagne ? demandèrent-ils tous à la fois.

— Parce que vous me paraissez assez montés sans cela et que je n’aime pas les excès, répondit Valéria avec fermeté.

— Mais divine, supplia Rosenzweig, il faut que nous ayons du champagne.

— Oui, il nous faut du champagne, répéta le chœur.

— Très-bien, messieurs, s’écria Valéria avec l’arrogance d’une déesse qui vient de quitter l’Olympe. Alors, vous boirez le champagne dans lequel je me suis baignée.

— Comment ! vous prenez des bains au champagne ! Pas possible ! Ce serait un peu fort ! Bah ! Vous plaisantez ! dirent les visiteurs en même temps.

— Je ne plaisante pas, dit Valéria ; après le sang humain, le champagne est le meilleur liquide connu pour conserver la beauté et la jeunesse. N’ayant pas la possibilité, comme Louis XI ou Élisabeth Nadasdy, d’employer le sang chaud, je me baigne une fois par semaine dans du champagne.

— Et c’est ce champagne que nous devons boire ? interrogea la voix de chèvre avec un bruit de sabre.

— Comme vous êtes peu poétique, comte ! s’écria Rosenzweig, dont les sens usés étaient agréablement chatouillés par l’offre de l’actrice, demandez plutôt pourquoi nous ne le boirions pas. Qu’on apporte des verres ! Où est l’élément ami duquel tu es sortie, nouvelle Anadyomène, née de l’écume du champagne ?

— Qu’on apporte des verres ! crièrent à leur tour les autres se précipitant vers la salle de bain.

Andor entendit encore résonner la voix mélodieuse et triomphante de Valéria, puis il quitta le boudoir et la maison pour s’éloigner à travers le parc. Il arriva jusqu’à la petite porte donnant sur la campagne ; mais il la trouva fermée et s’efforça vainement de passer par-dessus la grille. Les fers de lance dorés faillirent le percer et le retinrent prisonnier de leur maîtresse.

Il ne lui restait donc qu’à s’acheminer vers la grande porte, au risque d’être aperçu par Valéria. Avant d’arriver au petit rond-point sablé devant la villa, il vit l’actrice en robe de chambre blanche, les cheveux retenus seulement par un ruban de velours, debout au milieu des cinq visiteurs et causant vivement avec eux. Il ne se sentit plus la force d’avancer et, dans son hésitation, resta derrière un bosquet qui le dérobait aux regards de la joyeuse compagnie.

— Vous vouliez du champagne ; vous en avez eu, s’écriait Valéria traitant ses élégants visiteurs comme une reine ses sujets. Maintenant, moi, je veux ma promenade en voiture ; j’ai l’habitude de faire un tour chaque jour à cette heure-ci. L’un de mes chevaux étant malade et les vôtres ne se laissant pas atteler, d’après l’affirmation du comte, je vous attellerai vous-mêmes, messieurs.

— Quel nouveau caprice ! fit le garde du corps frisant sa petite moustache.

— Cette idée est encore plus bizarre que celle du champagne, bâilla le baron Oldershausen.

— Que ce soit bizarre ou non, je vous attelle, reprit Valéria.

— Ce serait par trop…, commença l’officier.

— Celui qui ne se soumettra pas sur-le-champ ne repassera plus le seuil de ma maison, cria Valéria l’œil enflammé. Obéissez-vous ?

— Oui, déesse, répondit Rosenzweig prenant la main de la jolie actrice levée en signe de commandement, et la baisant ; mais est-ce réellement votre désir de nous atteler à votre phaéton comme des chevaux, pour vous faire un char de triomphe symbolique ?

— C’est mon désir, dit Valéria contractant d’un air de mépris ses lèvres roses. Vous tous, messieurs, vous me parlez sans cesse de vos sentiments pour moi, des sacrifices que vous seriez capables de me faire ; tels que vous êtes-là tous, je veux vous mettre à l’épreuve, vous atteler à mon phaéton et guider moi-même vers la ville ce précieux attelage.

— La plaisanterie serait bonne, répondit le garde du corps.

— Ce n’est pas une plaisanterie, lui jeta l’actrice méchamment ; c’est sérieux et du sérieux amer ou doux, selon que cela vous déplaît ou non.

— Vous seriez capable de mettre cette folle idée à exécution ? interrogea lentement Oldershausen.

— J’en suis capable et immédiatement, répliqua Valéria.

Elle donna des ordres au cocher, et aussitôt celui-ci fit avancer sur le rond-point une petite voiture légère.

— Au joug, messieurs ! commanda Valéria d’un ton méprisant.

Si grande était la puissance de la belle actrice sur ses adorateurs qu’ils lui obéirent sans résistance, se laissant atteler deux à deux.

Quand ce fut fini, Valéria monta sur le siége avec un sourire de triomphe et saisit les rênes.

— Mais, baron, dit-elle alors, je vois que vous n’êtes pas attelé.

— Au joug aussi, Oldershausen ! cria le garde du corps.

— Il manque un sixième, fit l’interpellé ?

— C’est vrai, s’écria Valéria. Où trouver tout de suite un autre de mes esclaves ?

— Voulez-vous de moi ? lui cria en ce moment Andor d’une voix frémissante.

Il était sorti du bosquet, et Valéria pouvait voir sa figure pâle, menaçante.

— Vous, je ne vous attellerai pas, dit-elle souriant fièrement et rejetant ses cheveux en arrière ; vous serez le public. Voyez comme je conduis bien.

Elle mit, rieuse, l’attelage en mouvement et lui fit faire le tour de la villa sans remarquer les larmes que la colère faisait monter aux yeux d’Andor.


XVIII

OÙ NOTRE HÉROS FAIT HONNEUR À CE NOM

En quittant à la hâte la villa de l’actrice, Andor s’était enfoncé dans le bois voisin comme ces hommes animés de l’esprit de Dieu qui se réfugiaient jadis dans des thébaïdes pour réfléchir loin du monde sur les misères humaines et les moyens d’y remédier. De temps en temps, il s’asseyait sur un tronc d’arbre déraciné, auprès d’une source à laquelle il étanchait sa soif, ou bien il s’étendait sur l’herbe pour cueillir des baies et apaiser sa faim.

Fatigué, couvert de poussière, les cheveux en désordre, l’œil enfiévré, il revint chez lui avec les ombres du soir et prit aussitôt place à sa table de travail pour écrire à Valéria. Il ne jeta sur le papier que ces quelques lignes :

« J’ai cru en toi malgré tout ce que le monde en disait et je t’ai aimée de toutes les forces de mon cœur. Depuis aujourd’hui, je ne crois plus en toi ; mon honneur me commande donc de délier le lien qui nous avait unis jusqu’ici. Plains-moi de t’aimer encore.

» Andor. »

Il cacheta sa lettre, la fit partir et se rendit ensuite chez Wiepert où il arriva fort à propos.

Il y eut entre ces deux hommes d’honneur une conversation ayant pour sujet Plant et une nouvelle entreprise lancée par lui avec éclat. Le résultat de cette conversation fut que Valéria rentra aussitôt dans l’ombre et qu’Andor, appelé à lutter, reconquit tout à coup la saine vigueur de son être.

Enhardi par le prodigieux succès de sa Banque générale immobilière, Plant avait songé à réaliser son second projet.

Il s’agissait, cette fois, de la construction d’un chemin de fer qui devait relier à la ville une fertile province négligée jusqu’ici par l’État et aller rejoindre le réseau d’un grand État voisin.

Dans le plan lui-même il n’y avait rien de trop hardi, rien qui pût éveiller la méfiance. Au contraire, le nouveau chemin de fer répondait à un besoin général. Il fut donc facile à la reine de faire accorder la concession à Plant et à ses associés, Rosenzweig, le baron Oldershausen, le général Mardefeld et le comte Bärnburg. Mais la mise en œuvre de cette entreprise fut comme un coup de poing en pleine figure de tous les bien pensants.

La reine n’en parut pas moins enchantée des services que Plant lui rendit à cette occasion, car à peine venait-il d’être nommé directeur général du nouveau chemin de fer qu’il recevait l’ordre de l’Épée et le titre de baron « de Rheinsels ».

Andor réfléchissait sur tout cela en arpentant le bureau de la rédaction. Quoique vivement surexcité, irrité, il réfléchit longtemps et adressa ensuite à Plant la lettre ci-après :

« Monsieur le baron,

» Jusqu’ici nous étions amis, bien que tous les frais de cette amitié fussent supportés par moi seul. À dater d’aujourd’hui, je vous prie de ne voir en moi qu’un adversaire. Je n’avais pas voulu donner suite aux plaintes élevées contre vous et consorts à propos de la fondation de votre Banque générale immobilière, je n’avais pas à ma disposition les preuves me permettant de me constituer juge en cette affaire, je veux dire juge impartial, ami du droit.

» Ces preuves me sont fournies en ce qui concerne le nouveau chemin de fer à construire sous votre direction. Cette entreprise a donné lieu à des faits de nature à révolter l’opinion publique, et l’opinion publique élève la voix, à la place du droit impuissant.

» Ne méprisant rien tant que la fausseté, la déloyauté, je juge nécessaire, avant de vous attaquer vous et vos associés, de vous faire connaître ma manière de voir en cette affaire.

» Docteur Andor. »

Après que cette lettre fut partie, Andor se sentit libre, dispos comme jamais. Il avait rompu en même temps deux relations le mettant dans une fausse situation vis-à-vis du monde, et, ce qui importait plus encore pour lui, le condamnant à une lutte intérieure continuelle ; or il avait donc accompli deux modernes travaux d’Hercule tout à fait méritoires.

Il faut réellement être très-fort pour renoncer à une jolie femme entourée de tout l’éclat du luxe, aimée par-dessus le marché, en n’ayant à lui reprocher que d’être la favorite du roi. Aux yeux des hommes de notre époque, ce détail eût été un charme de plus.

Il faut être presque un demi-dieu pour donner la moitié de son manteau à un ami tant qu’il est pauvre et lui tourner ensuite le dos quand il est devenu considéré, influent, riche, en vertu de ce simple principe des plus bourgeois qu’il a cessé d’être un homme d’honneur.

La missive d’Andor mit Plant dans une grande agitation. Il était assez expérimenté, assez rusé pour voir immédiatement quel gros danger menaçait son entreprise ; mais il n’était pas dans sa nature de se laisser influencer longtemps par la crainte.

Il songea aux moyens de résistance et se chercha un allié. Dans ce but, il passa en revue les avantages de tout genre qu’il avait par lui-même et ses associés et il s’imagina sans doute avoir trouvé la personne qu’il lui fallait, car il fit par deux fois en souriant un signe de tête et prit son chapeau pour se rendre chez le général Mardefeld.

À son retour, tard dans la soirée, les bonnes gens auraient dit la nuit, d’une promenade à cheval qu’elle venait de faire avec sa royale amie, Hanna, en amazone verte, le petit chapeau d’homme à voile flottant sur la tête et la cravache à la main, ne fut pas peu étonnée de trouver son mari au salon avec Plant. La figure solennelle des deux causeurs lui fit pressentir un événement.

— Qu’y a-t-il ? qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle vivement en ôtant à la hâte ses gants à six boutons qu’elle jeta sur la table.

— Lis d’abord cette lettre, commença le général lui tendant la missive d’Andor à Plant.

Elle se rapprocha de la lampe, lut et dit en haussant les épaules :

— Eh bien, après ?

— Tu prends la chose bien facilement, fit le général, tu ne sais pas ce qui est en jeu pour nous.

— Il s’est ébruité pas mal de choses sur cette entreprise, ajouta Plant. Entre nous, nous pouvons reconnaître qu’avec un adversaire habile, notre cuirasse n’est pas sans défaut. Si le docteur Andor nous attaque, c’est qu’il a pleine connaissance des faits. Il n’est pas homme à accuser quelqu’un à la légère, sans bons motifs, je ne crains pas de l’avouer, en ce moment même où il se dresse en ennemi contre moi. Venant de lui, l’attaque sera telle qu’elle fera sensation dans toute l’Allemagne. Il a l’esprit nécessaire et une plume qui semble lancer des éclairs, lorsqu’elle défend la bonne cause. On le croira, parce que sa réputation est sans tache.

— Vous avez raison, répondit Hanna avec une malicieuse inclination de tête ; mais je ne comprends toujours pas pourquoi je dois envisager le fait si sérieusement.

— Il s’agit de notre honneur, fit le général avec brusquerie. Je ne veux pas être écorché vivant par ces maudits journaux. Il s’agit de mon honneur, entends-tu et aussi du tien.

— En quoi cela servira-t-il à notre honneur que je prenne une figure sérieuse ? demanda avec moquerie Hanna savourant l’embarras de ses deux interlocuteurs.

— Il faut que tu fasses plus et même tout, à vrai dire, répliqua son mari. Tu es la seule personne à pouvoir circonvenir cet homme si dangereux pour nous, à pouvoir exercer quelque influence sur lui. Fais-le appeler et tâche de le gagner.

Hanna regarda son mari avec de grands yeux.

— Vous, les femmes, vous savez vous y prendre pour ces choses-là. Montre une bonne fois que tu es fine ; cherche à réveiller en lui de tendres souvenirs ; tu m’entends bien.

Le général compléta sa pensée par un vilain petit rire.

— Nous tenons à la disposition d’Andor n’importe quelle somme, insinua Plant.

— Mais vous savez qu’il n’accepte pas d’argent, objecta Hanna.

— C’est bien pour cela, générale, que vous devez… Un regard de vous ferait peut-être ce qu’un million ne peut faire. Mais vous ne voulez pas nous comprendre.

— Maintenant je vous comprends, dit Hanna qui regardait le parquet d’un air songeur. Et comme cela m’intéresse de savoir jusqu’où peut aller ma puissance, je ferai ce que vous voulez ; je causerai avec lui. Êtes-vous contents ?

— Tout à fait, dit Plant.

Tandis que le nouveau baron baisait la main à la générale, avant de se retirer, il lui murmura : Faites qu’il espère… qu’il espère tout !

Le lendemain matin, Andor reçut un billet d’Hanna l’invitant à aller la voir pour une communication importante qu’elle avait à lui faire. Il lut une seconde fois les lignes tracées sur beau papier anglais et prit la plume pour répondre qu’une entrevue de ce genre entre elle et lui était superflue et ne devait pas avoir lieu ; mais, en réfléchissant plus sûrement, il se décida à se présenter chez la générale à l’heure fixée.

Il se disait qu’il la haïssait, qu’il se montrerait en face d’elle froid, indifférent et pourtant le cœur lui battait bien fort tandis qu’il se dirigeait vers la maison qu’elle habitait.

Elle, de son côté, s’était occupée d’Andor toute la journée, non qu’elle eût pensé à poser doucement sa belle main sur les vieilles blessures pour les cicatriser ou qu’elle se fût proposé de le persuader, de lui jeter sur la tête la robe de Nessus de ses charmes pour le retenir ensuite prisonnier ; loin de là ; tout ce qu’il y avait en elle de réflexion, elle l’avait appliqué avec un sérieux presque saint à chercher quelle toilette elle mettrait pour recevoir l’homme jadis aimé.

Aussitôt après le déjeuner, la générale et sa femme de chambre avaient longuement tenu conseil. La première, qui savait fort bien comme toutes les femmes vaniteuses de leur personne ce qui lui allait bien ou mal, était convaincue qu’aucune toilette ne faisait mieux valoir ses avantages qu’une simple robe de mousseline blanche ; mais la femme de chambre, experte en son métier, protestait contre ce choix, disant qu’il faisait un temps d’automne froid, orageux, qu’une toilette aussi légère n’était pas de saison et par conséquent manquerait de goût.

Après un vif échange de paroles, le choix tomba sur une belle robe de chambre en satin rose, à corsage recouvert d’une pointe en vraie dentelle, avec laquelle Hanna avait déjà fait perdre la tête à plus d’un héros de salon endurci. Mais à midi, elle trouva que cette toilette donnait à la rencontre une certaine intensité et qu’avec Andor elle manquait d’à-propos.

Deux heures avant le moment où il devait arriver, Hanna commença à se coiffer, s’habiller avec l’aide de la femme de chambre. Après avoir essayé plusieurs manières d’arranger ses cheveux, la générale se décida pour une coiffure imitée d’un vase de Pompéi. La coiffure ayant été menée à bien, les sourcils délicatement peints et la figure blanchie de poudre de riz, elle revêtit une robe en soie noire à longue traîne et passa par-dessus une jaquette fantaisiste, dans le goût oriental, en cachemire blanc, avec de grosses fleurs brodées en or et une frange dorée.

Les couleurs étaient en parfaite harmonie et Hanna se regardait avec complaisance dans le miroir ; soudain son front se plissa et elle défit la jaquette avec mauvaise humeur.

« Ma taille est effacée sous cette toilette, murmura-t-elle ; je ne saurais rester ainsi ; c’est bon pour une femme possédant déjà cet embonpoint qu’on appelle galamment la rondeur des formes. À quoi bon avoir une taille élancée, élégante, que tout le monde admire, si on la cache en une occasion comme celle-ci ? »

La femme de chambre opina alors pour une robe en velours, et la générale fut aussitôt du même avis ; mais il s’agissait de choisir la couleur.

On prit une robe en velours noir ; le noir maigrit ; mais le vêtement était décolleté et dès lors impossible ; on prit une robe velours pensée qui, au soleil, avait les plus jolis reflets ; mais, à la lumière, la couleur était trop indécise ; on prit une robe en velours vert, garnie de dentelles ; elle fut rejetée comme trop riche. On s’arrêta enfin à une robe en velours grenat, qui n’était pas agrémentée, dont le corsage était fermé jusqu’au cou et qui commençait à plisser aux hanches pour finir en une traîne chatoyant sur le parquet.

À sa chevelure, Hanna ajouta une fraîche rose blanche ; à son fin poignet, elle mit un bracelet qui figurait un serpent se mordant la queue en symbole de l’éternité.

En cette toilette aussi simple que riche, la générale faisait un effet des plus distingués. Après s’être mirée en tout sens à l’aide de deux glaces, elle se trouva satisfaite d’elle-même et prit place sur un sopha dans son petit salon.

Sur la table devant elle, il y avait plusieurs ouvrages illustrés par Doré, qu’elle avait souvent feuilletés déjà, sans bien les voir, selon l’habitude des femmes. Elle feuilleta donc à nouveau le Don Quichotte, faisant défiler sous ses yeux les belles scènes. Puis elle se plongea pour la première fois dans les admirables paysages dont le maître français a embelli les œuvres de son compatriote Perrault. Alors, bien malgré elle, elle éprouva quelque chose qu’elle n’avait plus éprouvé depuis des années et dans ce quelque chose se retrouvaient tout à coup la poésie et l’élan de ses années de jeune fille. De sorte que, lorsque Andor fut annoncé, elle eut de la peine à redevenir la femme mondaine, à reprendre sa figure toujours souriante et par cela seul toujours froide.

Il s’avança lentement, mais d’un pas sûr, ferme, et s’inclina avec cette dignité qui, lorsqu’elle est unie chez un homme à l’esprit, au mérite, plaît beaucoup plus aux femmes qu’une gracieuse légèreté. D’un œil calme, il regarda la jolie femme qui avait jadis régné en souveraine dans sa vie et l’avait quitté, trahi.

La générale s’était levée pour faire deux pas au-devant de lui et lui tendre sa main qu’il se contenta de toucher du bout des doigts. Elle l’invita ensuite à prendre place, lui sourit avec amabilité et se mit à parler, à parler vite, questionnant, questionnant sans jamais attendre la réponse. Bref, elle se conduisait comme quelqu’un qui se trouve très-embarrassé et qui a recours à tout son aplomb mondain pour cacher son embarras.

Andor n’avait pas essayé de placer une seule parole. Il eut ainsi le temps de maîtriser l’émotion qu’il avait ressentie en revoyant femme, et femme aussi parfaite que l’imagination d’un Raphaël ou d’un Gœthe a pu en rêver, celle qu’il avait aimée, alors qu’elle était jeune fille.

Cette émotion avait été, d’abord, toute-puissante ; il sentait son cœur se briser ; tout souffrait en lui. Sans l’expérience qui lui avait appris à cacher ses sentiments, à les déguiser comme les autres, il se serait jeté à ses pieds pour s’écrier : « Je t’aime ; tu es la seule que j’aie aimée, la seule que j’aimerai : mets ton pied sur ma nuque, si tu veux, mais ne me repousse pas loin de toi. »

Mais tout bon que nous le savons, Andor était comme les mauvais de son temps, c’est-à-dire assez pratique pour comprendre qu’un pareil aveu, un semblable abaissement n’eût fait qu’égayer la générale, sans être de la moindre utilité pour lui. Il s’efforça donc de paraître froid et il y réussit. Il fut même glacial.

— Mais vous ne me dites rien, s’écria enfin Hanna. Se seraient-ils trompés, ceux qui… qui ont prétendu que j’avais quelque influence sur vous, qui en me voyant m’intéresser à vous et à vos nobles efforts, ont eu l’idée que vous aussi vous vous intéressiez à moi, et à cause de cela m’ont confié la mission de…

— La mission de quoi faire, générale ? demanda Andor tranquillement.

— Je suis très-heureuse, continua Hanna d’un ton protecteur qui froissait la virile nature d’Andor, de pouvoir vous dire que, dans le plus haut rang de la société, on apprécie aussi votre caractère, votre talent et qu’on fera tout pour vous conquérir. Avec toute confiance en votre discrétion, je vous dirai que Nos Majestés prennent part aux différentes entreprises de votre ami Plant.

— Pardon de vous interrompre, fit Andor avec empressement, mais Plant n’est plus mon ami : je ne touche pas une main qui n’est point propre. Laissez-moi en outre vous exprimer un doute qui me vient à l’esprit. Que l’on apprécie en moi certain talent, je dois le croire, puisqu’on semble me craindre ; mais on n’a pas l’air de connaître mon caractère, puisque l’on ose…

— Mon cher Andor, ne vous fâchez pas contre moi, s’écria Hanna presque avec inquiétude en lui prenant la main, j’ai de bonnes intentions envers vous ; je voudrais… oui, je veux vous le dire… j’ai quelque chose de bon à faire pour vous et je voudrais…

Elle ne parvint pas à achever sa phrase.

— Vous voudriez me dédommager d’une illusion perdue avec de l’argent. Un vrai procédé moderne.

— Ah ! vous ne voulez pas me comprendre.

— Je ne vous demande qu’un peu de patience, générale, fit Andor et je vous prouverai tout de suite que je vous comprends. Ces mêmes hommes qui n’oseraient pas m’offrir la main parce qu’ils savent que je ne la toucherais pas, ont eu la belle idée de vous choisir pour remplir auprès de moi une mission que je qualifie tout simplement de honteuse ; ils n’ont pas pensé à ce détail que, remplie par vous, la mission me froisserait doublement.

— Mais je n’ai rien dit qui puisse vous offenser, supplia Hanna se levant et lui tendant les mains.

— Vous m’avez assez profondément blessé, peut-être sans le vouloir ; mais je ne vous renverrai pas au cœur ce coup meurtrier ; ne craignez rien ; je serai calme. Causons comme des personnes pratiques. Que m’offre-t-on ?

— Tout ce que vous voudrez : titres, décorations…

— Et naturellement de l’argent ?

— De l’argent aussi.

— Quelle somme ? Puis-je savoir ?

— Cent mille florins, je crois ; plus, peut-être ; mais ne vous fâchez pas.

— Tout ce que je voudrais, répéta Andor avec ironie. Et si je vous voulais, vous ?

— Moi ! vous plaisantez ?

— Fussiez-vous le prix auquel on veut m’acheter, le prix accompagné de titres, de décorations, de millions, je répondrais non quand même. Je vous dirais comme je vous dis en ce moment de sang-froid : merci de votre offre. Mais écoutez pourquoi je ne veux rien avoir de commun avec ces hommes qui vous ont choisie pour m’empêcher de parler. Il faut que vous m’écoutiez ; vous me devez de m’entendre.

— Oh ! parlez, je vous en prie.

— Je ne sais si vous me comprendrez tout à fait, commença Andor d’un ton à faire frémir Hanna, chez nous, en Allemagne, on a tant radoté sur « la dignité des femmes », qu’il ne faut pas s’étonner si toutes nos idées sur votre sexe sont emmêlées, brouillées. Entre autres opinions, la femme passe parmi nous pour un être dans lequel se trouvent réunis les sentiments les plus tendres, les plus nobles, les plus purs, en un mot, pour la poésie elle-même.

C’est une erreur déplorable et dangereuse.

Il serait bien plus juste de dire : la femme est la prose vivante.

À notre sensibilité seule la femme doit cette enveloppe poétique que nous lui prêtons et qui est en nous, pas en elle.

L’œil de la femme est toujours fixé sur ce qui est proche, petit. C’est pour cela qu’en beaucoup de choses, peut-être en toutes les choses dont se compose la vie ordinaire, elle est bien plus rusée que nous et que nous pouvons sans danger nous laisser guider par elle ; mais, si nous lui demandons de nous suivre dans d’autres voies plus éloignées, plus grandes, plus importantes, nous nous apercevons bientôt que l’intelligence lui manque pour cela ; nos grandes vues l’étonnent et elle se rit de notre enthousiasme.

La femme est incapable de saisir le côté idéal d’une question ; elle ne voit jamais que le côté pratique. Tandis que nous, nous pensons à l’humanité tout entière, que nous entretenons des idées de sacrifice à nos semblables, elle reste, elle, égoïste, matérialiste.

C’est surtout en ce qui comprend toute la vie de la femme, dans l’amour et le mariage, que cette vérité devient frappante.

L’homme qui a d’autres intérêts dans la vie, pouvant remédier à un mariage malheureux, obéit d’habitude à une pression idéale dans le choix de sa compagne. S’il ne se marie pas selon son cœur, il se marie du moins selon son goût.

La femme, au contraire, ne voit, en général, dans l’amour de l’homme, que le moyen de se pourvoir des choses de la vie ; elle ne se préoccupe que du côté matériel dans la question qui décide du bonheur ou du malheur de son existence.

Mais je me suis éloigné de mon sujet.

Je craignais donc, générale, de ne pas être compris de vous ; je crains encore que ma manière de voir les choses ne vous fasse rire, et cependant je vais essayer de m’expliquer.

J’affirme, faites bien attention, que les entreprises exécutées par Plant ont un caractère à permettre au point d’honneur militaire de votre mari, le général, d’y prendre part, tout étrange que cela semble. Cependant, d’après mes idées d’honneur et d’honnêteté je considère non-seulement comme un devoir de m’en tenir éloigné, mais encore de les combattre avec toutes les forces en mon pouvoir.

Je ne veux pas vous fatiguer et je me contenterai de vous mentionner quelques-uns des faits se rattachant au nouveau chemin de fer.

Les personnages à la tête de cette entreprise ont trouvé que cela était pratique de tenir un certain temps la concession secrète. Dès que le tracé a été prêt, ils se sont empressés d’acheter à un prix dérisoire les terrains sur lesquels devait passer la ligne.

Ceci fait, ils ont publié la concession. Plant Rosenzweig, Oldershausen, etc… réunis en conseil d’administration, ont estimé le prix d’expropriation, décidant eux-mêmes combien les terrains en question devaient être vendus et il va sans dire que le prix fixé était bien plus élevé que celui payé par eux.

De quel nom qualifiez-vous cette manière d’agir, générale ?

Vous l’appelez sans doute une bonne affaire. Moi, j’appelle cette bonne affaire, que les hommes de confiance des actionnaires ont faite aux dépens de ces derniers, une duperie tout simplement.

Plant s’est chargé des travaux du nouveau chemin de fer. Entre lui et le conseil d’administration a été passé un marché par lequel une certaine somme a été allouée au directeur général.

Après que ce marché a été dûment régularisé, le conseil d’administration a résolu de ne faire que des constructions provisoires ; ainsi, pour vous donner un exemple, les murs pleins ont été remplacés par des murs cloisonnés. Vous supposez sans doute que la somme pour ces travaux aux frais des actionnaires a été diminuée en proportion ? non ; la logique des spéculateurs est différente de la nôtre, la somme est restée la même et, dans l’exécution des travaux, Plant a gagné énormément.

Vous me répondrez : il a fait une bonne affaire, rien de plus. Plant a le génie de l’industrie.

Mais moi je vous dis : il a commis un crime et c’est un gredin plus dangereux qu’un voleur.

Hanna fit un mouvement.

— Je n’ai pas encore fini.

— Oh ! continuez, continuez.

— Vous savez, peut-être, que Rosenzweig et son gendre, le baron Oldershausen, ont ensemble une houillère ?

— Je le sais.

— Eh bien ! les membres du conseil d’administration, Rosenzweig et Oldershausen, ont obtenu de leurs collègues que le nouveau chemin de fer leur achèterait plus cher et moins bon que partout ailleurs le charbon nécessaire. Encore une bonne affaire, générale, ou bien une grosse coquinerie ! Je me bornerai à ces quelques faits ; ils vous suffiront à deviner le reste. Il s’agit ici de faits criminels ; mais ces faits sont tels qu’il n’y a pas de lois contre eux ; ils échappent à la répression et ceux qui les ont commis, entourés de luxe, se permettant toutes les jouissances, regardent avec dédain la foule des honnêtes gens.

En vérité, à quoi bon voir les choses de si près ? La pensée que la bordure de votre robe de velours est tachée de larmes et de sang vous dégoûtera peut-être de la porter ; je dis peut-être, parce que vous êtes une femme et qu’il est possible que je me trompe, que semblable sentimentalité vous paraisse méprisable.

— Andor ! s’écria la générale d’une voix émue, l’œil plein de reproches.

Il n’eut pas l’air de faire attention.

— Dans votre monde, ajouta-t-il d’un ton calme, mesuré, vous n’en serez pas moins estimée parce que la richesse qui vous entoure provient d’une source que nous autres nous appelons malhonnête. La richesse est toujours respectée ; vous pouvez être tranquille, générale, vous n’entendez pas ce que dit le peuple, ce que dit cette folle mais courageuse masse de pauvres gens laborieux luttant infatigablement pour vivre. Mais malheur à vous si jamais « cette voix de Dieu » se fait entendre, annonçant sans pitié votre condamnation ! malheur à toute cette société bâtie sur la duperie, cimentée avec la sueur, les larmes, le sang des travailleurs, si jamais ces mêmes hommes flétris, trompés, moqués viennent assiéger la porte de vos palais, de vos villas, comme jadis lorsque la guillotine faisait tomber la tête des aristocrates et des prêtres !

— Vous m’épouvantez, Andor.

— Comment cela serait-il possible, générale ? Vous ne connaissez pas la pauvreté ; vous ne savez pas, vous ne devinez pas même quelle misère il y a dans le monde. Il faudrait vous haïr, et je ne vous hais point, pour vous dépeindre ces hommes aux dépens de qui vous vivez, ces hommes dont l’existence, d’après votre mesure des joies terrestres, ne vous offre rien, absolument rien et qui sont heureux pourtant parce qu’ils sont honnêtes.

— Vous voyez, je vous laisse tout me dire, fit Hanna baissant ses yeux pleins de larmes, mais je sais maintenant que vous me haïssez et je le comprends.

— Vous êtes dans l’erreur, je ne vous hais pas ; au contraire, je…

Hanna releva vivement la tête.

— Je ressens pour vous une profonde compassion.

C’était un coup cruel en plein cœur de la femme vaniteuse et admirée aux pieds de laquelle était un roi. Hanna ne trouva rien à répondre. Elle courbait sa belle tête et fermait les yeux.

Andor se leva.

— Vous partez déjà ? s’écria-t-elle avec élan.

— J’ai fini.

— Et vous n’avez rien à me dire ?

— Rien, générale.

Andor s’inclina et quitta rapidement le salon. Hanna le suivait des yeux avec stupéfaction et il y avait de quoi.

Ce n’est pas la peau du lion de Némée et la massue qui font le héros, le demi-dieu.

Chaque époque a un héros et ses grands faits.

Il a été un temps où l’héroïsme consistait dans la force des muscles, l’épée, la victoire, la mort sur le champ de bataille ; il a été un autre temps où était héros quiconque osait annoncer la vérité trouvée ; il a été enfin un dernier temps où élever la voix contre la tyrannie, l’injustice, constituait une grande action. Ces temps-là ne sont plus.

Celui qui s’élance à l’assaut d’une batterie, qui combat pour une nouvelle croyance ou qui blâme un gouvernement ne compte plus parmi nous comme un héros.

La grandeur, à notre époque, c’est l’honnêteté.

Quiconque reste honnête de nos jours est un héros. Léonidas avec ses Spartiates aux Thermopyles, Napoléon dans le carré de la vieille garde à Waterloo, Huss sur le bûcher et Galilée à la torture ne sont pas plus au-dessus de lui que Gracchus, le tribun du peuple, et Benjamin Franklin.


XIX

LA MORT N’ÉTAIT PAS INVITÉE

Depuis longtemps déjà, Andor était sorti de la maison et s’en allait lentement, d’un pas ferme, l’œil passif fixé au loin devant lui ; mais Hanna restait toujours immobile dans un coin du sopha.

Si son visiteur avait employé avec elle ces belles phrases qu’aiment tant nos hommes allemands, ou s’il s’était donné la moindre peine pour lui parler un beau langage choisi, l’orgueilleuse jolie femme eût plissé les lèvres d’un air moqueur ou l’eût fait partir avec un éclat de rire ; mais sa manière de s’exprimer, modeste, honnête, ennemie de toute élégance l’avait déroutée. Il était arrivé ainsi qu’elle avait perdu contenance, ce qui ne sied guère à une femme du monde et que, lorsqu’elle se trouva seule, elle se sentit comme quelqu’un qui a fait une longue route à pied, fatiguée, abattue, brisée.

Elle eut de la peine à se lever, à marcher dans le salon et en arrivant devant la glace, plutôt par habitude qu’avec intention, elle fut stupéfaite de voir les ravages survenus en une heure dans sa belle figure.

Des sentiments, des pensées, des désirs qu’elle croyait morts depuis bien longtemps se réveillèrent en elle. Elle se vit tout à coup dans un abîme : elle eut honte du luxe autour d’elle, de l’équipage dans lequel elle roulait, tandis que d’autres foulaient la pierre froide avec des semelles lacérées, du tapis moelleux semblant caresser son pied, des diamants reflétant leurs feux sur sa gorge.

Son cœur restait toujours froid, vide ; mais son orgueil, ses sentiments d’honneur étaient piqués, se révoltaient à la pensée qu’elle était méprisée, elle qui ne se croyait qu’adorée, enviée.

Mue par une idée subite, elle s’élança à travers l’enfilade de ses beaux appartements vers la petite chambre où son enfant dormait dans son berceau richement paré, s’agenouilla, baisa la petite main aux doigts potelés, aux ongles roses, qui s’allongeait sur le duvet en soie, la replaça doucement et se sentit soulagée, lorsque ses larmes tombèrent brûlantes sur son bras.

La nourrice, étonnée, la regardait la bouche ouverte, mais elle ne disait rien.

Tout doucement, sur la pointe des pieds, Hanna s’éloigna du berceau de son enfant, de la nourrice qui se croisait les bras sur la poitrine et, plongée dans de sombres réflexions, se mit à arpenter l’enfilade sombre des chambres.

De temps en temps elle s’arrêtait se parlant tout haut à elle-même et donnant à ses paroles plus de force par de brusques mouvements. Sans qu’elle les eût évoqués, elle voyait se dérouler devant ses yeux les souvenirs de sa première jeunesse, de son amour pour Andor, de sa soif de luxe, de jouissance et de son triste mariage.

En mettant à exécution ce qui découlait des pensées qu’elle entretenait, elle se fût décidée ce soir-là à tourner le dos à son mari, au luxe acheté si cher qu’elle partageait avec lui pour reconquérir le bien-aimé à tout prix, même à celui d’une humiliation sans pareille.

Mais elle était femme et elle s’arrêta à un autre projet qu’elle envisagea finalement avec satisfaction et qui lui rendit son calme.

Elle résolut d’enchaîner le roi avec des chaînes indissolubles. Son intention n’était pas de se moquer de lui avec cruauté ; elle se proposait seulement d’enlever à ses faibles mains les rênes du gouvernement.

Elle voulait régner, voir soumis à sa volonté un grand pays, un peuple cultivé et puis agir avec bonté, noblement. Elle désirait prouver à Andor qu’une femme n’est pas toujours petite, qu’elle peut aussi être grande. Elle voulait faire le sacrifice de son honneur, de son bonheur, pour mettre fin à la misère d’une foule de gens. De sa main forte et douce en même temps, elle introduirait de grandes améliorations. Elle s’occuperait avant tout de faire un sort meilleur aux classes laborieuses, de mettre un frein à la tyrannie des princes de l’argent et des maîtres d’esclaves de fabrique.

Sur cette pente sa pensée s’égarait de plus en plus et, quand le général revint du club, il la retrouva tranquille et gaie.

Dans la matinée du lendemain, elle considéra comme providentielle la visite de la femme du ministre Kronstein, qui venait l’inviter à un thé dansant.

Adroitement la noble dame lui laissa entendre que la petite fête n’avait lieu que sur le désir du roi. La saison des bals de la cour était encore éloignée ; il fallait fournir au souverain l’occasion de s’entretenir avec Hanna. Tout cela fut dit le mieux du monde, sans être dit cependant, et les deux dames se serrèrent les mains avec chaleur, se sourirent, s’accablèrent de gentillesses.

Après cette visite, le grand souci d’Hanna fut une toilette qui devait faire valoir ses charmes dans tout leur éclat et même éclipser toutes les autres dames.

La question donna lieu à de longs débats auxquels un peintre connu vint même prendre part. Enfin, le problème fut résolu et les ciseaux de madame Victorine, la déesse de la mode dont les mains créatrices, quand elle était de bonne humeur, pouvaient changer en beautés conquérantes des beautés à peine passables, se mirent à l’œuvre ainsi que les aiguilles de ses muettes esclaves obéissantes. Puis, un matin, la nourrice entra dans le cabinet de toilette de la générale avec une figure sérieuse et la désagréable nouvelle que des symptômes d’une maladie grave se montraient chez l’enfant confiée à sa garde et souffrante depuis quelques jours.

Hanna envoya chercher aussitôt le médecin de la maison, qui constata une forte inflammation des poumons. Dès lors la générale sembla ne plus vouloir quitter le lit de son enfant. Elle qui jusqu’ici avait confié sa fillette à des mains étrangères se contentant de venir jouer un quart d’heure avec elle comme une poupée, ne permettait plus à personne de la toucher. Jour et nuit elle restait auprès d’elle ; si elle voulait surmonter le sommeil, elle pensait à Andor et elle se sentait alors redressée comme par une main de fer.

Vint le jour du thé dansant chez le ministre Kronstein.

Hanna quitta l’enfant dont l’état empirait d’heure en heure pour envoyer une lettre d’excuses à madame de Kronstein. Elle était elle-même étonnée que cela lui fût si facile, mais ses lignes devaient faire renaître bientôt une lutte dont elle se croyait déjà victorieuse.

Arriva d’abord madame de Kronstein. Elle soupira, leva les mains au ciel, s’essuya même les yeux avec son mouchoir en dentelles et dut se retirer sans avoir obtenu ce qu’elle voulait.

Après se montra la reine. Elle trouva qu’il n’y avait rien de sérieux dans l’état de l’enfant et observa que, si Hanna restait chez elle, elle n’y gagnerait rien et perdrait tout d’un autre côté. Le désir du roi de la rencontrer n’étant pas satisfait, elle pouvait prédire qu’il serait blessé et renoncerait à elle pour toujours.

Hanna commença alors à hésiter ; mais elle évoqua la pensée d’Andor et cela lui donna de nouvelles forces.

La reine aussi dut se retirer sans avoir atteint son but.

Mais survint ensuite l’aide de camp de Sa Majesté, apportant au nom du roi un bouquet pour la soirée. L’aide de camp était suivi du médecin privé qui avait aussi sa mission. Il demanda à voir l’enfant, adressa quelques questions, examina et déclara enfin qu’il n’y avait pas le moindre danger à craindre.

— Il faut aller chez Kronstein, générale, dit-il avec une grimace après avoir remis ses gants. — Sa Majesté serait inconsolable si vous manquiez à la soirée.

Hanna lutta encore quelques instants, puis elle se rendit auprès de son enfant. La fillette étant en effet plus calme et paraissant mieux, elle résolut d’aller à la soirée.

Cette nuit devait décider ; si elle manquait à la réunion, son grand projet était anéanti ; si elle s’y rendait, demain le roi était son esclave.

Au bon moment, madame Victorine apparut avec la merveilleuse toilette et le coiffeur de la cour vint faire la tête de la belle générale. Cette tête n’eut donc plus le temps de penser à l’enfant malade. Pourquoi s’en occuper, du reste ? D’heure en heure la fillette était plus tranquille et, vers le soir, elle s’était endormie du paisible sommeil d’un ange.

Personne n’entendit que la respiration devenait de plus en plus courte, madame Victorine racontait des histoires si gaies et les volants de dentelles, la soie de la robe faisaient tant de bruit !

« Je montrerai à Andor qu’une femme peut être forte et grande, » telle était la pensée qui excitait sans cesse Hanna. Elle ne soupçonnait pas qu’elle se mentait à elle-même et que c’étaient seulement la vanité, l’adoration de sa personne qui l’entraînaient loin de son enfant malade dans la brillante salle de bal.

Madame de Kronstein était en proie à une agitation fiévreuse. En sa qualité de femme d’un homme d’État, elle connaissait jusqu’aux plus petits détails de la politique et n’ignorait pas quelle importance pouvait avoir pour elle ainsi que pour la position, l’influence de son mari, la venue ou la non-venue d’Hanna à sa petite fête.

L’absence de la jolie femme pouvait entraîner tout un changement de système.

Déjà l’aiguille de la pendule, avec son inflexible régularité, s’approchait de l’heure où Leurs Majestés étaient attendues. Tout à coup dans l’illustre société encombrant les salons du ministre, il se fit un mouvement annonçant un événement. Contrairement aux règles des convenances, madame de Kronstein quitta le sopha sur lequel elle recevait ses invités et s’élança vers l’antichambre où le général Mardefeld ôtait à sa femme le manteau de reine cachant ses épaules. Madame de Kronstein saisit les deux mains de la nouvelle arrivée et l’embrassa deux fois sur la bouche.

— Ô ma chère, soupira-t-elle, vous ne savez pas de quelle angoisse vous me délivrez. Je vous remercie de tout cœur.

Elle prit ensuite sous le bras celle qu’elle avait attendue avec impatience et la guida vers la salle de bal. La valse finissait ; les couples se tenaient immobiles et tous les regards se fixaient sur les deux amies.

Toute femme peut être charmante, dès qu’elle le veut ; mais, lorsqu’une jolie femme veut être jolie, elle doit évidemment surexciter les sens de chacun.

Dans cette brillante réunion, parmi les autres dames richement parées, gentilles, gracieuses, Hanna faisait l’effet d’une naïade, d’une sirène fraîchement sortie de l’Océan. Elle portait une robe en satin blanc à longue traîne, avec tunique en soie verte ornée de lis de mer, de roses d’eau et de joncs. Sa chevelure relevée était soutenue par des coraux rouges et tombait sur les épaules en tresses brunes, tranchant sur le blanc de la soie. Autour du cou, elle portait un collier de corail et aux poignets des coraux et des coquilles.

Tandis qu’elle marchait, on croyait entendre comme un murmure de vagues argentées par la lune et le chant cristallin d’une source.

Ses amies s’approchèrent d’elle pour la complimenter ; ses adorateurs la contemplèrent avec ravissement et le reste des invités avec admiration, envie ou haine.

— Elle ressemble tout à fait à une ondine sortant de l’eau verdâtre d’un lac des Alpes, observa le baron Oldershausen à sa femme.

— En effet, répliqua méchamment Micheline faisant allusion à la nudité du buste de son amie, et le plus étrange est qu’on s’attend à tout moment à la voir sortir complétement de la verdure de sa toilette et se dresser devant nous en toilette… olympienne.

— Comme déesse de la beauté, n’est-ce pas ? répliqua le baron aussi méchamment.

La danse n’avait pas encore recommencé qu’un nouveau mouvement annonçait l’arrivée des Majestés.

À leur entrée, la raide étiquette allemande fut pour cette fois mise de côté. Chacun devint gai, expansif. Le roi parla au maître de la maison, au général Weissenfels, dévorant en même temps du regard la belle naïade. La reine fut droit à Hanna, lui tendit la main et se retira avec elle dans un coin, après avoir adressé quelques paroles aux vieilles dames.

La conversation des deux jolies femmes fut courte, mais assez significative.

— Je ne resterai pas longtemps, dit la reine tout bas et vite, afin de fournir au roi l’occasion de causer avec toi sans être gêné. Jette-lui le lacs autour du cou, Hanna, mais adroitement ; fais de ton mieux.

— J’essayerai, murmura celle-ci.

L’inébranlable confiance de la reine la troublait. Elle pensa tout à coup que c’était un rôle odieux qu’elle allait jouer. Pendant ce temps, la reine l’avait examinée d’un œil aussi brillant qu’admirateur.

— Tu es jolie aujourd’hui, extraordinairement jolie, ajouta-t-elle enfin.

Puis elle lui serra la main et fit le tour du salon pour honorer d’une gracieuse parole encore quelques-unes des personnes présentes.

Au bout d’une demi-heure, elle prenait le bras du roi et se retirait en saluant gracieusement de tout côté.

Le roi l’accompagna jusqu’à sa voiture. Quand il reparut, il était visiblement soulagé et ce fut avec un sourire des plus aimables qu’il fit signe de continuer à danser.

À bien des mères, à bien des baronnes, des comtesses, des princesses le cœur battit en ce moment. Sur toutes les lèvres tremblait cette question : avec qui va danser le roi ?

Mais le roi ne pensait guère à danser maintenant. Sans s’imposer la moindre contrainte, il se dirigea vers Hanna, lui offrit le bras et disparut, autant qu’un roi peut disparaître, avec la naïade dans un petit salon attenant à la salle de bal et paraissant avoir été aménagé en vue d’un semblable tête-à-tête. Le parquet était recouvert d’un épais tapis étouffant le bruit des pas comme de la mousse blanche et partout des plantes, des fleurs exotiques montant jusqu’au plafond, de sorte qu’il n’y avait place que pour un petit divan en velours. La lumière gaie éclairant la petite salle parfumée tombait d’une coquille transparente placée sur la couronne d’un palmier.

On dansa, on soupa, on redansa et pendant ce temps le roi semblait oublier auprès de la rusée jolie femme qui l’enchaînait lentement mais sûrement de ses charmes que le monde existât et surtout qu’il y eût des invités dans le palais Kronstein.

Personne n’osait déranger le tête-à-tête ; mais la médisance avait aussitôt fait son profit de l’aventure extraordinaire et elle faisait circuler déjà ces impitoyables propos auxquels nul n’échappe en Allemagne dès qu’il s’élève au-dessus des autres, n’importe comment.

Qu’importait tout ceci à Hanna ?

À dire vrai, le roi ne lui parlait que de choses indifférentes ; mais ses yeux étaient enfiévrés et chaque fois que sa robe touchait son genou ou que son haleine effleurait sa joue, il frissonnait et elle sentait sa main trembler sur la sienne. À un moment, avec cette impitoyable coquetterie à l’usage exclusif des femmes convenables et froides, elle lui frôla le pied avec le sien ; elle entendit alors ses dents craquer doucement et à ce bruit elle se sourit à elle-même de contentement.

Les heures se succédaient et le roi ne trouvait toujours pas le mot, le mot décisif. Il ne manquait pas d’audace ; mais il aimait Hanna, il l’aimait passionnément et la femme que nous aimons nous intimide toujours.

Hanna perdait patience, se serait-elle compromise pour rien ?

« Je veux le voir à mes pieds et immédiatement, » se dit-elle.

Elle s’était levée brusquement.

— Vous vous en allez, Hanna ? demanda le roi avec inquiétude.

— Vous connaissez, Majesté, « notre éternelle faiblesse féminine », répliqua-t-elle. En ce moment je suis une espèce d’agneau de sacrifice, et cela n’est pas nécessaire, puisque vous n’avez rien à me dire que ce que la plus allemande des vierges pourrait entendre.

— Allons, allons, j’ai encore bien des choses sur le cœur, répliqua le roi rapidement.

Il s’était redressé en même temps, prenant la main d’Hanna et la plaçant sur sa poitrine. La jolie femme le laissa faire, en fixant sur lui ses grands yeux gris rusés et interrogateurs.

— Je voudrais… vous demander… balbutia-t-il.

Hanna se mit à rire, pas haut, mais gaiement, d’un son de voix mélodieux ayant quelque chose de fripon.

— Vous riez ?

— Parce que je pourrais vous répondre sans connaître votre demande.

— Eh bien ! répondez, Hanna ?

Elle secoua la tête.

— Faut-il que je parle ? continua le roi d’une voix tremblante.

Elle baissa la tête en souriant et lui mit ses deux mains sur ses épaules. Ses lèvres rouges s’étaient entr’ouvertes comme les feuilles d’une rose épanouie. Alors il l’entoura de ses deux bras et lui dit tout bas d’une voix presque inintelligible : « Je vous adore, Hanna. »

Elle entendit les paroles. Elle les eût devinées sans les entendre, car aussitôt les lèvres brûlantes du roi avaient cherché les siennes.

— Pas ainsi, murmura-t-elle en reculant. Si vous m’aimez, essayez d’oublier que vous portez une couronne.

— Que dites-vous, Hanna, s’écria-t-il ; je ne vous comprends pas. Je ne veux être que votre esclave.

— Voyez d’abord si personne ne nous écoute commanda-t-elle.

Elle était victorieuse et elle s’empressait d’user de sa puissance. Le roi parut un moment sur le seuil de la salle de bal et revint rapidement auprès d’Hanna.

— Personne ne peut nous voir, nous entendre, fit-il. Maintenant expliquez-moi…

— C’est très-simple, dit-elle en reprenant place sur le petit divan, mais de telle sorte que le roi ne pouvait s’asseoir auprès d’elle. On ne fait pas ma conquête comme on fait celle d’une actrice. Je veux être aimée, adorée ; je veux voir à mes pieds l’homme à qui j’accorderai mes faveurs, que cet homme soit un mendiant ou un roi.

Aussitôt le roi s’agenouilla devant elle et lui baisa les mains. C’était la première fois qu’il se courbait ainsi devant une femme.

— Vous dites que vous m’aimez, continua Hanna résolûment. — Je vais vous mettre à l’épreuve sur-le-champ. À mes yeux, l’honneur d’une femme vaut pour le moins autant que la couronne d’un roi. Il se peut que cette manière de voir ne soit ni loyale ni allemande, mais c’est ma manière et cela suffit. Les temps ne sont plus où l’amour d’un roi était synonyme de puissance, domination, honneur, éclat. Aujourd’hui cet amour ne signifie plus pour une femme convenable que affront, exclusion.

— Qui donc oserait ?… s’écria le roi se relevant.

— Ne vous illusionnez pas, car votre puissance, dit Hanna avec amertume, elle ne saurait imposer à la société de nouvelles lois de convenance. Du jour où je serai votre maîtresse, je me verrai exclue du cercle où j’ai vécu jusqu’ici. C’est parce que je sais cela, parce que je vois clairement le sort qui m’est réservé, que vous devez savoir aussi ce que j’attends de vous. J’attends amour pour amour et en échange de mon honneur, de la position dans le monde que je vous sacrifie, je demande votre confiance.

» Ce que je vous donne ne se paye ni avec un palais, ni avec des diamants. Cela ne saurait se payer, mais cela sera compensé par la place que vous me donnerez, non devant le monde, dans votre cœur. Si je n’ai plus sur terre que vous, il faut que je vive entièrement de votre existence. La grandeur seule peut me faire oublier les mesquines méchancetés des hommes. Je veux penser avec vous, sentir, résoudre, créer, détruire, condamner, faire grâce ; je veux gouverner avec vous.

— Tout, tout ce que vous voudrez, Hanna, s’écria le roi. Oh ! comme vous m’avez rendu heureux ! Jusqu’ici je n’ai fait que bien peu pour mon pays, mon peuple. Je me courbais sous le poids lourd de mon mécontentement ; mais maintenant je me sens délivré par votre amour ; la vie me sourit à nouveau ; je suis fort et libre.

Grâce à vous, Hanna, tout changera, changera pour le mieux. Gouverner ne sera plus un fardeau pour moi ; ce sera une joie, un besoin ; mais… il me semble qu’on vous cherche.

Il abandonna la main de la générale qu’il avait de nouveau prise et baisée, et s’éloigna d’elle de deux pas.

Madame de Kronstein se montra sur le seuil.

— Mon Dieu ! s’écria Hanna qu’y a-t-il ? Vous apportez une mauvaise nouvelle ?

— Ne vous effrayez pas, répondit la maîtresse de la maison avec cette hypocrisie sentimentale dont nos femmes ont si bien l’habitude. Votre petit ange est de nouveau souffrant ; on vous a envoyé chercher ; le médecin…

— C’est assurément sans importance, fit le roi, mon médecin privé ira…

— Non, j’y vais moi-même, répondit Hanna.

— Pas avant d’avoir fait un tour de danse avec moi, ajouta le roi, passant son bras autour de la taille de la femme adorée.

Il la conduisit ainsi dans la salle, et de tout côté on fit place au royal danseur. Le beau couple glissa majestueux sur le parquet. Hanna sentait que tous les regards se fixaient sur elle ; elle les sentait lui trouer la poitrine comme autant de pointes de poignard ; mais elle dansait avec le roi, elle relevait sa belle tête fièrement, d’un air victorieux. Le bras de son danseur semblait vouloir la retenir pour toujours ; tout à coup elle fut en proie à une vive angoisse.

— Laissez-moi, — murmura-t-elle, je veux aller à mon enfant.

Elle sortit précipitamment, s’enveloppa de son manteau et s’élança dans l’escalier, avant que le roi, ou son mari, ou le domestique dans l’antichambre eussent le temps de la suivre, elle avait appelé son cocher elle-même, pris place dans le coupé et la voiture roulait.

Tout ceci s’était passé en quelques minutes et les invités ne revenaient pas de leur surprise.

La courte distance que Hanna avait à parcourir pour rentrer chez elle lui parut d’une longueur interminable. Elle appuyait ses joues en feu contre la vitre glacée de la portière et regardait en avant. Enfin elle arriva à la maison et la porte s’ouvrit. Elle sauta de la voiture et gravit l’escalier rapidement. La porte de l’antichambre était toute grande ouverte ; elle traversa à la hâte toute l’enfilade des appartements, sans voir personne et se trouva dans la chambre de son enfant, auprès du berceau. Elle s’agenouilla pour l’embrasser et tomba à la renverse avec un grand cri : sa fille était morte.

À la lueur froide et triste du premier jour, l’enfant était là comme endormie, sur le dos, l’une de ses petites mains au-dessus de la tête, l’autre sur la couverture. Les yeux fermés, les lèvres entr’ouvertes, elle gisait là, la figure calme, sereine.

Des sanglots vinrent tirer Hanna de sa stupeur. Elle regarda autour d’elle d’un air égaré et vit la nourrice, qu’elle n’avait pas aperçue en entrant, assise dans un coin de la chambre, appuyant sa tête contre le mur et s’arrachant les cheveux. La pauvre femme avait été la véritable mère de l’enfant et son cœur se déchirait de l’avoir perdue.

— Où est le médecin ? demanda Hanna.

Elle se releva laissant tomber son manteau de reine sur le parquet et se rapprocha du berceau à nouveau.

Dans ce mouvement, son regard se fixa par hasard sur la glace au-dessus du berceau, et elle aperçut son image. Elle se vit au lit de mort de sa fille en costume de bal, la gorge nue comme une hétaïre. Le frisson la prit et en même temps le dégoût du monde, d’elle-même.

Le médecin arriva, essuya ses lunettes mouillées, regarda l’enfant et haussa les épaules.

— Qui aurait pu prévoir cela ? La mort est venue si vite et pendant le bal, fit Hanna.

La remarque était sotte. Elle ne l’avait faite que pour dire quelque chose. La tête lui tournait et elle chancelait sur ses jambes. Elle s’assit sur un fauteuil près du berceau et son regard se perdit dans le vide.

— Oui, générale, répondit le médecin d’un ton amer, la mort n’était pas invitée.

Il s’inclina et sortit.

De retour chez lui, le général trouva sa femme toujours assise sur le fauteuil et fixant dans le vide, les yeux secs. Il arrivait un peu pris de vin et fredonnant un refrain. En voyant la figure pâle de son enfant, il s’écria :

— Eh bien ! comment va-t-elle ?

— Tout est fini, répondit la nourrice.

— Comment ?

— Elle est morte.

— Morte !

Le général regarda autour de lui d’un air affolé, puis il prit son enfant dans ses bras, l’embrassa et se mit à fondre en larmes. Alors Hanna se prit à sangloter, elle aussi, et avec tant de force que tout son corps était secoué convulsivement ; mais elle ne se jeta pas dans les bras de son mari pour y chercher la consolation. Elle se réfugia en courant dans sa chambre à coucher, ferma la porte et se roula sur le tapis, en criant comme une bête qui a perdu son petit.

Après un certain temps, elle devint plus calme et songea.

« Mon enfant est mort pendant que je dansais avec lui, » dit-elle tout à coup avec un son de voix qui l’étonna elle-même.

Elle s’essuya les yeux, se releva et écarta les rideaux.

En ce moment, elle n’était plus du tout cette même femme qui, quelques heures plus tôt, s’abandonnait avec volupté dans les bras du roi. Elle était descendue en elle-même et tout son être s’en trouvait changé. Elle avait vu comme en un miroir combien elle était vaine, altérée de jouissances, sans valeur aucune, et ses larmes recommencèrent à couler ; mais, cette fois, c’étaient des larmes d’affliction, de repentir, qu’elle versait et elles lui faisaient du bien.


XX

PARMI LES TOMBES

la tentative de la générale Mardefeld auprès d’Andor n’ayant pas réussi, Plant chercha aussitôt un autre moyen de tenir tête aux attaques qu’il redoutait. Il savait positivement qu’il n’était pas de taille à lutter sérieusement contre Andor ; il ne lui restait donc qu’à mettre en pratique la simple et heureuse idée qui lui vint de rendre son adversaire ridicule.

Nulle autre part celui qui traîne avec esprit dans la boue la bonté, l’honneur, la supériorité, ne peut compter sur les applaudissements de la foule comme en Allemagne, qui affecte avec tant de zèle, la piété, la morale, l’instruction.

Il résolut de fonder immédiatement un journal humoristique, et afin que ce journal fût à son entière disposition, tout en ayant l’air d’être indépendant, il choisit Gansélès pour le mettre à la tête. Gansélès eut tout à coup énormément d’argent ; Gansélès fonda une feuille satirique, la fit imprimer à l’imprimerie de la Cour et se donna pour un homme influent, important.

Dans une séance secrète des rédacteurs on discuta le programme et on chercha le titre. Les plus étranges propositions virent le jour. Le baron Reish fut d’avis d’appeler le journal « Münchheusen » ; Pfefferman opina pour : « l’École du vice » ; Gansélès fit preuve de culture classique en proposant pour titre : « le Sphinx ». L’habile dessinateur enrôlé pour l’entreprise montra une jolie vignette où l’on voyait un charmant croquis de femme hérissée de piquants, entourée d’un groupe d’ânes indécis en toilette élégante et exprima le désir que la feuille s’appelât : « le Chardon ».

— Tout cela est trop littéraire ou trop raffiné, s’écria Plant. Aujourd’hui il faut du grossier pour avoir du succès auprès du public ; plus c’est commun, plus c’est piquant ; je baptiserai donc le journal : « la Punaise ».

En dépit de toutes les objections de ses collaborateurs, il s’en tint à ce titre étrange.

Quelques jours plus tard, le premier numéro de la Punaise paraissait avec un texte spirituel par ci par là, mais vide, sans valeur au fond, et avec des dessins ayant grand besoin de feuilles de vigne. Le succès n’en donna pas moins raison à Plant et la reine lut la Punaise avec autant de plaisir que la dernière servante d’auberge.

Tout se passa comme il l’avait prévu. Un jour parut dans la Réforme un grand article d’Andor contre le nouveau chemin de fer ; l’article fut suivi de deux autres.

L’impression produite par ces révélations d’un homme d’honneur, fondées jusque dans les moindres détails et spirituellement tournées, fut absolument écrasante. Toutes les classes de la population s’en émurent. Les actions du nouveau chemin de fer tombèrent de 58 à 45 ; celles de la Banque générale immobilière de 78 à 70. Mais ce fut tout.

L’Incorruptible et deux autres journaux à la solde du gouvernement répondirent aux accusation de la Réforme avec cet aplomb que donne seul le sentiment du droit ou le manque de vergogne. En tête du second numéro de la Punaise se trouva une caricature très-réussie en son genre, avec cette légende : « Le nouveau don Quichotte ».

On y voyait Andor admirablement peint en charge, montant un cheval très-maigre sur la housse duquel était écrit : Réforme, ayant au poing une grosse plume en forme de lance et s’élançant contre une rangée de moulins à vent. Ces moulins à vent étaient figurés par Plant, Rosenzweig, Oldershausen, Bärnburg, le général Mardefeld, qui se dressaient les bras allongés sur d’énormes sacs d’argent. Auprès d’Andor chevauchait Wiepert en Sancho Pança traînant un grand encrier. Au-dessus de la tête d’Andor madame Wiepert flottait en Victoire prête à le couronner d’un bas monstre.

Cette caricature produisit plus d’effet que ne l’avait espéré Plant. On rit d’Andor.

Il n’y eut peut-être qu’une personne qui ne rit pas de la gravure de la Punaise. Cette personne était Hanna.

Lorsque Plant triomphant lui montra le numéro, elle haussa les épaules et le posa tranquillement sur la table.

— Comment ! vous ne trouvez pas notre charge comique ? s’écria Plant étonné.

— Je la trouverais plutôt émouvante, répliqua-t-elle.

Andor moins que personne se faisait illusion sur le résultat de ses révélations.

Les actions du nouveau chemin de fer et de la Banque immobilière remontèrent promptement et les petits employés, les militaires et les bourgeois, les artisans, les ouvriers, ainsi que les gens de service, les veuves et les orphelins, portèrent comme avant leurs épargnes à Plant.

— Je commence à croire moi-même que je ne comprends pas mon temps et surtout notre nouvelle manière d’être allemande, dit-il à Wiepert. Depuis 1866, beaucoup de choses sont changées dans notre pays ; peut-être tout est-il changé. Ce qui m’inquiète le plus, c’est que le contraste entre riche et pauvre devient de plus en plus marqué.

Aujourd’hui chacun veut devenir riche mais personne ne veut comprendre que la richesse ne peut exister qu’aux dépens de l’aisance et engendre par conséquent la pauvreté.

Tout le monde joue, spécule, permettant ainsi à un seul d’accaparer les capitaux, tandis que le plus grand nombre, par de petites pertes régulières, est poussé au besoin, à la misère.

Nous savons que lorsque manque le tiers état, lorsque riche et pauvre se dressent sans merci l’un contre l’autre, il en résulte pour l’état de la société de terribles inconvénients.

C’est en même temps la décadence du progrès intellectuel qui s’annonce, car la richesse et le luxe sont aussi peu favorables que la pauvreté à la vie intelligente, au développement de la civilisation. L’aisance a toujours été l’atmosphère propre du travail, de l’esprit de découverte, du progrès.

Avant 1870 nous n’avions que de petites relations politiques, mais nous possédions cette aisance laborieuse qui a valu à l’Allemagne la prédominance en bon nombre de choses du ressort spirituel. Depuis 1870, nous sommes devenus riches pour être en même temps voués à une pauvreté que nous n’avions jusqu’alors connue que de nom, et il est à craindre que nos progrès politiques ne soient qu’un recul de notre civilisation. Dans la nature tout tend vers l’égalisation et les peuples sont des produits de la nature comme les républiques de fourmis, les monarchies d’abeilles.

Toutefois l’avenir ne me fait pas peur ; mais j’ai le dégoût du présent, devrais-je jamais passer pour un mauvais patriote.

Non, l’avenir ne m’effraie point.

Il se produira un mouvement nouveau dans le genre de celui des bourgeois, et plus tard des paysans contre l’aristocratie, un mouvement des travailleurs et il enlèvera les richesses usurpées et la richesse elle-même, comme les mouvements de jadis imposèrent les priviléges de la noblesse elle-même.

— Vous n’êtes pas aussi seul que vous le croyez à entretenir de semblables pensées, répondit Wiepert. Souvenez-vous de ce que Gustav Freitag, l’auteur de Doit et Avoir, qui est certainement bon Allemand et encore meilleur Prussien, a écrit dans le journal le Nouvel Empire.

— Je me souviens ; il constata la fièvre de jeu qui a gagné grands et petits, la disparition de tous les sentiments nobles, depuis notre grandeur récente.

— Eh bien ! si Gustav Freitag, le héraut littéraire qui annonçait, la trompette à la main, l’avènement de la Prusse a écrit cela, c’est que c’est absolument vrai. Oui, mon ami, on ne lance pas dans le monde des maximes comme : La force prime le droit, sans qu’il en résulte un châtiment. Cette belle sentence se prête à toute espèce de variantes et nous en avons déjà une qui dit : Richesse prime honneur et qui vaut bien l’autre en tant que moralité.

En songeant à cette conversation, Andor était rentré chez lui. Une surprise à la fois agréable et pénible l’y attendait. Il trouva Valéria assise à sa table à écrire. Elle lisait un livre qu’elle quitta aussitôt pour tourner la tête vers lui et lui tendre la main.

— Me voici ! Ne sois pas méchant ; j’ai à causer avec toi, lui dit-elle.

Il quitta son chapeau, sa canne, mais il ne prit pas la main tendue.

— Tu m’as écrit une méchante lettre, Andor, continua-t-elle. J’ai voulu me montrer fière, et c’est pour cela que je ne t’ai pas répondu ; mais maintenant que tes ennemis chantent victoire, que tout le monde se moque de toi, je viens pour te dire que…

Elle se leva d’un bond et se jeta à son cou.

— Que je t’aime, ajouta-t-elle, que je n’aime que toi et que je ne te quitterai pas, quand même tu m’accablerais d’injures, tu me mépriserais, tu me repousserais loin de toi.

— C’est beau, c’est noble à toi de venir en ce moment me tendre la main en signe de réconciliation, répondit Andor frémissant de tous ses membres, mais je ne puis la serrer.

— Andor ! supplia Valéria fixant son regard sur lui.

— Réponds-moi loyalement, commença-t-il avec sévérité.

— Interroge-moi.

— Es-tu la… la maîtresse du roi… ?

— Oui.

— Et tu me proposes de…

— Ne t’emporte pas, Andor ; laisse-moi tout te dire ; peut-être me pardonneras-tu.

Viens, sois gentil ; assieds-toi près de moi.

Elle l’attira sur un vieux fauteuil qui était auprès de la table à écrire et roula pour elle un siége auprès de lui.

— Maintenant écoute-moi tranquillement jusqu’à ce que j’aie fini.

Oui, mon ami, je le répète, je suis la favorite du roi, et il est de bon ton de m’adorer, de me permettre toutes mes fantaisies.

Sais-tu pourquoi ?

Parce que je suis de tout point l’idéal des hommes d’aujourd’hui.

Je crois que, eussé-je été laide, je n’en aurais pas moins réussi. Les hommes de notre temps apprécient fort peu la vertu, tandis que le vice les enchante.

Et, qui plus est, je suis au théâtre, actrice. Il est superflu de te dire qu’aujourd’hui pour une pièce nouvelle, une actrice dépense plus en toilette qu’elle ne gagne en une année. Avec quoi s’habillera-t-elle dans les autres rôles et de quoi vivra-t-elle ?

Une actrice qui n’a pas de protecteur ne peut pas faire son chemin au théâtre allemand, tel qu’il est de nos jours. La plupart du temps, par nature, elle préférerait un pauvre poëte ou un pauvre lieutenant aux princes et aux barons de la Bourse, mais le public la force à prendre un amoureux riche.

Demande-t-on à quelqu’un qui vient du théâtre : Comment a joué une telle ? Non, on lui demande : Quelle toilette avait-elle ?

Oui, mon ami, je me suis vendue ; mais il le fallait pour devenir ce que je suis maintenant, l’artiste célèbre, et si j’étais restée la pauvre fille du fripier, tu ne m’aurais pas plus aimée que les autres.

Andor regardait le parquet en silence.

— Pèse tout et tu ne me condamneras pas, tu ne me mépriseras pas, s’écria Valéria.

— Je ne suis pas ici pour juger qui que ce soit, dit Andor.

— Mais tu me méprises ?

— Je ne te méprise pas.

Valéria lui lança un regard plein de remercîment et, avant qu’il pût l’en empêcher elle lui avait baisé la main.

— Que fais-tu ?

— Ah ! je t’aime tant ! s’écria-t-elle avec élan, demande-moi ce que tu voudras ; pour toi je ferai tout, tout.

— Valéria, répondit Andor d’une voix brisée, tu ne sais pas tout ce que tu étais pour moi, tout ce que tu es encore, combien je t’aime. Tu m’as rendu heureux, bienheureux ; mais tu as été cruelle aussi envers moi, affreusement cruelle, de me donner un bonheur qui ne pouvait durer.

— Et pourquoi pas ? demanda-t-elle vivement. Est-ce que tu ne m’aimes pas, est-ce que je ne t’adore pas ? Qu’est-ce qui peut nous séparer ? Oh ! crois-moi, aucune de ces vertueuses hypocrites de notre pays ne saurait t’apprécier à ta valeur comme moi. Je lève les yeux vers toi comme vers la lumière de la vérité, comme vers mon Dieu.

— Ô ciel ! ô ciel ! soupira Andor en serrant la femme aimée dans ses bras, presque involontairement, et couvrant sa jolie figure de larmes et de baisers, je t’aime comme un insensé et pourtant il faut… il faut que je renonce à toi.

— Non, non, supplia Valéria.

— Il le faut ; aie pitié de moi et n’en parlons plus.

— Tu es à moi, lui répondit-elle en s’agenouillant devant lui et appuyant sa tête contre son cœur, dis-moi que tu me pardonnes ; ne me tue pas.

Longtemps le silence régna dans la chambre. On n’entendit que les sanglots de Valéria et la respiration oppressée d’Andor livrant bataille avec lui-même.

— Écoute-moi, dit-il, j’oublierai tout ; je m’en irai avec toi loin d’ici, à l’étranger, où personne ne nous connaît. Là, je travaillerai pour toi et tu seras ma femme. Mais il faut que tu renonces à tout ce qui te déshonore, à tes connaissances et à ta fortune ; il faut que tu viennes avec moi aussi pauvre que je le suis.

Valéria se taisait.

— Eh bien ! que me réponds-tu ?

— Je ne puis pas, Andor, lui dit-elle, je ne puis pas ; ne me demande pas l’impossible.

— Tu ne veux donc pas ? interrogea-t-il à haute voix et avec fermeté.

— Je ne puis pas.

— Alors nous sommes séparés et pour toujours.

— Non, Andor ; cela ne saurait être réellement.

Elle se jeta à ses genoux et releva vers lui ses yeux pleins d’angoisse.

— Allons, relève-toi, dit-il tranquillement. Je vais te ramener chez toi.

Elle se releva, mit sur ses boucles brunes son chapeau qu’il lui tendit et se laissa envelopper de son manteau de velours. Elle le suivit machinalement hors de la chambre, descendit l’escalier et marcha jusqu’à son petit palais.

Le long des rues pas un mot ne fut échangé entre eux.

À la porte, il lui tendit la main.

— Adieu ! fit-il tout bas.

— Adieu ! répéta-t-elle.

Il s’éloigna et elle se détourna pour pleurer.

Ce fut ainsi qu’ils se quittèrent pour toujours.

Le lendemain, jour de la Toussaint, le comte Riva vint de bonne heure chez Andor. Sous son élégant costume noir, il avait quelque chose de solennel.

— Nous irons visiter aujourd’hui la tombe de votre mère, dit-il ; j’ai fait deux couronnes avec les fleurs de mon jardin et je les apporterai cette après-dînée au bureau de la Réforme.

— Je vous remercie de tout cœur, répondit Andor.

Le comte arriva en effet à deux heures, suivi de son étrange vieux domestique portant les deux belles couronnes. Ils se rendirent ensemble au cimetière, des milliers d’autres personnes suivaient le même chemin et se pressaient, se poussaient à la porte. Andor s’arrêta et parcourut de l’œil le tableau qui s’offrait à lui.

À la lueur des lumières, des lanternes tumulaires, le cimetière étincelait. Chacune des tombes innombrables avait été convertie en un petit jardin parfumé et dans l’espace entre elles les visiteurs ressemblaient à des fourmis affairées.

Les femmes étaient toutes en riche toilette. Même en cet endroit où la mort grimaçait de tout côté, elles ne pensaient qu’à plaire. En passant devant les messieurs parfumés, les officiers ceinturonnés debout à la grille, le monocle dans l’œil pour les passer en revue, elles riaient, caquetaient, se redressaient. Aux boutiques dressées pour la circonstance, le bon peuple achetait des saucisses ou des gâteaux et mordait dedans en face des tombes.

— Ne trouvez pas cela mauvais de ma part, dit Andor, mais je vous prie de me dispenser d’entrer maintenant. Ici, je ne vois sur toutes les figures que de l’hypocrisie accouplée à de la grossièreté. J’ai le cœur soulevé de dégoût. Je ne suis pas dans la disposition voulue pour entrer dans cette enceinte sacrée.

— Vous avez raison ; nous reviendrons ce soir, répondit le comte, personne ne nous dérangera.

— Quel joli spécimen de ce que Auerbach appelle « notre bonne vie allemande ! » s’écria Andor. Où tout autre frissonne, l’Allemand mange sa saucisse.

Lorsqu’ils revinrent au cimetière, il faisait tout à fait sombre, et aucun être humain n’était visible.

Ils entrèrent par la grille dans la ville des morts et remontèrent la large avenue qui la coupe en deux. Les lanternes de couleur avaient disparu. Partout régnaient le silence et l’obscurité. Çà et là, seulement, une lumière presque éteinte vacillait sur une misérable tombe et faisait, à travers le triste feuillage des cyprès et des saules pleureurs, l’effet d’un de ces feux follets que l’on voit souvent, par les nuits sombres, danser au-dessus des tombeaux.

Andor et son compagnon tournèrent alors à droite, s’engageant dans un petit sentier entre des croix et des pierres commémoratives. De temps en temps, le docteur s’inclinait pour lire une inscription, mais il ne pouvait distinguer que les lettres dorées.

Le ciel était tout à fait sombre. On n’apercevait pas la lune ni aucune étoile ne versait sa douce lumière consolante. De çà, de là seulement apparaissait quelque blanche statue semblant faire signe de sa main de marbre.

— Ce doit être ici, dit enfin Andor s’arrêtant, mais je ne trouve pas la croix.

Les visiteurs firent encore quelques pas et aperçurent la silhouette d’une femme grande, toute en deuil, qui se tenait devant une tombe où elle avait l’air de prier. Quand elle vit les deux hommes, elle parut surprise, rabattit son voile épais sur sa figure et disparut derrière deux cyprès. Andor examina la tombe. C’était celle de sa mère, et à la croix de fer sans ornement était suspendue une couronne fraîche.

Le comte déposa sur la tombe les couronnes apportées, et les deux hommes restèrent longtemps la tête découverte, plongés dans une profonde méditation, dans leurs souvenirs.

Les larmes roulaient sur les joues du pauvre Andor. Le comte s’en aperçut et lui prit doucement la main.

— La dernière nuit où j’ai veillé votre mère, lui dit-il, je la vis prier avec ferveur. Il devait y avoir dans mon regard quelque chose d’interrogateur ; car elle se tourna vers moi, et me dit de sa douce voix : Je ne prie pas pour moi ; depuis des années, je ne fais qu’une même prière : que « mon fils reste honnête. » Si jamais prière a été exaucée, c’est celle-là ; et comme c’est vous qui avez réalisé le seul souhait ardent de votre mère, cela doit vous consoler, vous donner la paix.

Après qu’ils se furent remis en marche, Andor distingua, à la vive lueur de deux lanternes tumulaires, cette même silhouette de femme qui avait apporté une couronne à la tombe de sa mère, agenouillée devant la grille dorée d’un caveau auprès du mur du cimetière. Il fit un mouvement pour reculer avec le comte dans l’ombre des arbres ; mais il était trop tard. La femme venait de se relever et se dirigeait vers l’allée sablée menant à la porte de sortie ; Riva s’approcha du caveau et lut en grosses lettres d’or : Famille Mardefeld.

— Hanna ! murmura-t-il involontairement.

— Hanna ! répéta Andor.

Il s’était tourné dans la direction qu’elle avait suivie, mais il ne distingua plus qu’une ombre se perdant dans la nuit.

Lorsque le regard d’Andor se porta ensuite sur l’enceinte parfumée des morts, où les lueurs s’éteignaient les unes après les autres, où une seule lumière luttait contre la brise qui s’était levée et balançait les branches des cyprès, il dit comme s’il se fût parlé à lui-même.

— Il en est de même dans mon âme ; ainsi m’apparaît le monde, l’obscurité gagne de plus en plus et les lumières s’éteignent une à une ; il ne restera bientôt plus que les ténèbres.

— Et le soleil devant lequel se dissipent les ténèbres ? demanda Riva.

— Oh ! fasse Dieu que je voie encore les premières rougeurs du matin ! Mais je ne le crois pas, et, ce qui est plus triste encore, je ne l’espère pas… Mais une certitude se dresse inflexible devant moi, et cette certitude est que, dans le monde qui m’entoure, il n’y a plus de place pour l’idéal.

La race d’aujourd’hui ne sait plus rien de l’amour, du beau, de l’honneur, de la liberté.

Les égoïstes, les sans cœur, les malhonnêtes, les tyrans de l’humanité triomphent ; la moquerie poursuit celui qui est honnête.

Il ne nous reste que la résignation, non celle qui se réfugie loin du monde dans les thébaïdes, mais celle qui présente au monde un front hardi et lutte sans relâche, pas pour elle, pas pour un seul peuple, mais pour toute l’humanité.

Puissions-nous mériter toujours que nos contemporains nous appellent rêveurs, esprits malades ! Ce qu’un homme a fait pour lui, ce qu’un peuple a pu conquérir, la marche du temps l’a toujours emporté ; mais les actions accomplies en vue de l’humanité, les paroles dites pour l’édifier, la consolider, sont comme les vérités qui versent sur tout leur lumière et leur bénédiction : elles sont éternelles.

Et toi, Allemagne, n’erres-tu pas aussi parmi les tombes, comme moi, et ne vois-tu pas s’éteindre l’un après l’autre tous tes feux sacrés ?

Non, car chose plus désolante encore, c’est toi-même qui les éteins. Ils ont brûlé assez longtemps t’éclairant dans ta route, et maintenant que tu es au but, tu n’as plus besoin d’aucune étoile, d’aucun idéal.

Tu as versé le sang, gagné de l’or, remporté des victoires, amassé des milliards, à quoi te servirait l’amour ?

Que t’importe la haine des peuples qui se cramponnent comme des Erinnyes aux roues de ton char de triomphe ?

Qu’est pour toi la vérité ?

Elle peut être le bouclier du malheur. Les heureux couronnent leur front de l’étincelant diadème du mensonge, sans en être punis.

Et le beau ?

Tu as préféré la gloire périssable de Rome à la gloire immortelle de la Grèce. Il n’y aura plus d’Homère qui chantera pour toi, plus de Phidias qui sculptera, d’Apelle qui peindra.

Que ferais-tu de la liberté ?

Tes temples sont vides, et comme les cohortes, le peuple de Rome, tu fais dieux les Césars.


FIN.

  1. Ce saint a, en Allemagne, la réputation d’éteindre les incendies.
  2. Alliance de la vertu
  3. Publication illustrée.
  4. Jouissons donc de la vie, pendant que nous sommes jeunes.