Les Prussiens d’aujourd’hui/T-1-02

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 22-36).

II

OÙ IL S’AGIT DE TROIS JEUNES FILLES MODÈLES

À cette même heure de l’après-midi où les trois jeunes gens venaient au café, les trois jeunes dames, dont ils avaient fait leurs déesses, se rencontraient tous les jours dans l’habitation du conseiller aux finances Teschenberg. Quelques minutes après régulièrement, elles en ressortaient ensemble et, de rue en rue, elles se dirigeaient en se balançant vers une haute maison sombre, au troisième étage de laquelle elles montaient comme de simples mortelles.

Dans ce trio féminin, Micheline Rosenzweig jouait incontestablement le premier rôle et pour plusieurs raisons.

D’abord, c’était elle qui attirait les regards des passants ; et, de nos jours, une jeune fille qui plaît ou qui, tout au moins, est remarquée jouit d’une certaine considération. Le plus Allemand des Allemands, le sculpteur aux longs cheveux, lui avait décidément fait tort. Elle n’était ni petite, ni jaune comme de la cire ; il n’avait dit vrai qu’à propos de sa figure d’oiseau.

Ainsi que les femmes de l’Orient, Micheline, à dix-huit ans, avait atteint toute sa croissance, tout son développement de formes. Son teint brun d’un rouge vif éveillait l’idée que sa figure était éclairée en dedans et lui donnait un charme exotique. Ses traits n’étaient ni réguliers à l’allemande, ni harmonieux à l’antique ; ils étaient juifs tout simplement et sans conteste. Pourtant, malgré sa coupe effilée, malgré son manque de rondeur dans les lignes, sa figure d’oiseau avait précisément ce piquant qu’exige le goût de notre époque. Elle était encadrée de cheveux noir-bleu, légèrement annelés, et, sous les paupières à demi fermées, brillaient de grands yeux noirs veloutés qui, lorsqu’ils se fixaient sur quelqu’un, avaient toujours quelque chose de languissant

La créature humaine, tant l’âme que le corps qui l’enveloppe, se révèle tout particulièrement dans sa voix et l’usage qu’elle en fait. Micheline Rosenzweig parlait toujours comme si elle se fût adressée à une foule ; le son de sa voix résonnait un peu comme celui du cadran de la Bourse, où son père le banquier était sur un si bon pied.

La baronne Julie de Klebelsberg avait au contraire ce genre de voix mielleuse qui est tout âme et qui prend le cœur comme un adagio de Mozart ou un lied allemand.

Un peu moins grande que mademoiselle Rosenzweig, sans être cependant petite, élancée et délicate, elle était douée d’une de ces physionomies allemandes, comme les aimaient nos pères, qui semblent pétries de boutons de roses et de clair de lune ; sa chevelure rivalisait en éclat avec les rayons du soleil, en souplesse avec la soie la plus fine ; mais ses yeux bleu de ciel brillaient ardents, beaucoup trop ardents pour une jeune fille à la règle et au compas, comme les jeunes filles du jour.

Hanna Teschenberg représentait exactement, au physique et au moral, ce qu’on entend actuellement par jeune fille bien élevée, sage, charmante. Dans sa personne de taille moyenne, il y avait cette élasticité, cette désinvolture, cette délicatesse de potelé en bourgeon qui répond bien mieux aux désirs de notre génération que l’épanouissement de formes du Titien.

À vrai dire, Hanna n’aurait pu poser ni pour une Sémiramis, ni pour une Germania, ni pour une Vénus. Contre toute fantaisie que pourrait avoir dame Nature de laisser pousser le modèle voulu pour l’une ou l’autre de ces statues, le corset de nos jeunes filles est là, depuis l’enfance, et il ne faut pas s’en plaindre ; quel serait, sans cela, le sort des pauvres hommes de maintenant ?

La petite tête de mademoiselle Teschenberg était elle aussi une petite tête dans le goût affriolant du jour ; elle n’offrait aucun trait plein, saillant, bien en relief. On eût dit que tout y avait été calculé, arrangé pour les besoins de l’époque, depuis le front bas recouvert de cheveux châtains, les sourcils bien déliés, jusqu’au petit nez un peu relevé, à la bouche fine, avec des lèvres toujours mi-closes, au menton délicatement arrondi.

Comme il était surtout bien de notre temps, son grand œil gris qui brillait si clair, si fin, qui n’avait absolument rien de rêveur, de timide, d’étrange, qui ne parlait que de solide bon sens, d’inébranlable tranquillité des sens ! Ce n’était que lorsqu’il s’oubliait, ce grand œil, lorsqu’il lui arrivait de s’abriter légèrement derrière les cils bruns et de sourire un peu, oh ! pas beaucoup, qu’on pouvait le voir pétiller parfois, franc et frais comme la nature en fleurs. Il transformait alors toute la personne de la jeune fille, la parfumant pour ainsi dire d’un souffle printanier. Mais cela ne se produisait que rarement ; mademoiselle Teschenberg était très-bien élevée.

Oui, les trois jolies jeunes filles étaient très-bien élevées, à la mode d’aujourd’hui, et par cela seul étonnamment pratiques.

Non qu’elles eussent appris à gouverner un intérieur en habiles ménagères, ou à gagner leur pain, en cas de besoin, ou que, comme des femmes russes affolées d’émancipation, elles fussent versées dans les sciences ; les trois amies n’avaient pas eu permission de devenir bourgeoises à ce point, ou savantes jusque-là. Elles avaient été élevées d’une façon pratique, et, de nos jours, par façon pratique, ce n’est pas le travail ou la science qu’on entend, c’est seulement le calcul.

Nos trois jeunes filles modèles avaient donc été dressées au calcul par leurs parents modèles. Il ne faut pas croire qu’il s’agisse ici de calcul de Bourse ; il s’agit tout uniment de calcul d’amour. En vue de charmer les sens plutôt que les cœurs, en vue de la conquête des sacs d’argent, on les avait rendues très-expertes dans l’art d’être aimables ou mieux encore de se faire adorer. On leur avait surtout enseigné à faire valoir le plus possible les dons qu’elles tenaient de la nature, en mettant bien en relief leur corps et leur esprit, et au besoin à compléter par l’artifice ce qui pouvait leur manquer.

Aussi avaient-elles soin, toutes trois, de porter une tournure de Paris.

Il va sans dire qu’elles jouaient du piano, qu’elles chantaient d’une voix émue, avec un habile jeu de prunelles, qu’elles dansaient parfaitement, et que plus parfaitement encore elles patinaient, parlaient le français. Après tant de perfections, on peut même trouver étonnant qu’elles n’eussent pas besoin d’un épistolaire pour écrire leurs lettres, qu’elles ne fussent pas brouillées avec l’orthographe, que, dans leur géographie, Londres se dressât sur la Tamise, la Volga coulât ailleurs que dans les Alpes suisses, et que leur instruction allât même plus loin encore que tout ceci.

Notre époque aime l’art, soit qu’il crispe les nerfs comme la musique de Wagner, avec son chœur de furies où résonnent tous les instruments possibles et impossibles, soit qu’il fatigue les sens par l’excès de couleur et de lumière comme la peinture de Makart ; elle l’aime parce qu’il est pour elle un moyen de surexcitation. Ce quart de siècle matérialiste et nerveux ne peut voir dans l’art rien de plus que l’effet qu’il produit sur les nerfs. Et c’est pour cela que les jeunes filles qui veulent plaire, qui veulent faire des conquêtes, doivent considérer comme inestimable l’avantage d’être familières avec l’art.

Micheline jouait du piano avec une telle bravura, qu’on aurait dit que tous les ducats de son père pleuvaient sur les touches. Un orgue de Barbarie se serait révolté de cette manière de jouer ; mais on l’avait trouvée admirable dans un grand nombre de salons, et, à la suite d’un concert de bienfaisance, les journaux l’avaient même vantée. Pourtant c’était par la peinture qu’elle brillait particulièrement.

Un bichon peint par elle d’après nature avait fort intrigué les connaisseurs à la dernière exposition ; ils n’avaient pu décider entre eux si la toile représentait un manchon, un arbuste épineux ou un plumeau.

La baronne Julie avait un faible désordonné pour tous les genres d’architecture. N’ayant eu jusqu’ici aucune occasion de montrer en grand « son talent muet », elle se contentait de prouver ce qu’elle savait faire en dessinant des volières monumentales. Elle avait déjà fait construire, pour le bouvreuil de la comtesse Bärnburg un joli dôme gothique, pour le sansonnet du conseiller aux finances Teschenberg une école américaine, et pour son propre rossignol un merveilleux temple grec.

Hanna n’aimait pas ces arts qui ont, dans l’expression, du vague fantastique ou une harmonie froide ; inflexible, en véritable enfant du siècle, jolie, fine, mobile, elle préférait la poésie, parce que la poésie lui permettait de se servir de sa langue et qu’avec la couleur, le son, la ligne, on ne saurait être aussi clair qu’en paroles.

Elle aimait surtout la littérature. Elle avait lu Gœthe, Schiller, Paul de Kock, Heine, Ada Chrysten, Marlitt, le Nouveau Tannhaüser, la Vie de Jésus, de Renan, et toutes les Pensées de Nestroy, que la librairie Rosner de Vienne livre au public avec un zèle infatigable.

Née cent ans ou seulement cinquante ans plus tôt, elle eût infailliblement écrit des poëmes ; mais à notre époque pratique, elle écrivait des nouvelles en échange desquelles elle avait même la cruauté de demander de l’argent.

On a compris que les trois jeunes filles modèles devaient être amies ; elles l’étaient en effet et sans le moindre égoïsme de part ou d’autre. Cette amitié allait même si loin que jamais elles ne cherchaient à s’éclipser par leur toilette ou leur talent et à raconter l’une de l’autre des petites histoires, en visant à l’esprit, comme les diseuses de couplets. C’était à celle des trois qui dirait le plus de gentillesses aux deux autres, qui les enlacerait avec le plus de chaleur, qui les embrasserait avec le plus de tendresse, tant qu’il n’y avait pas dans le voisinage un homme valant la peine qu’on lui donnât la préférence.

Dans quel but nos trois jeunes filles modèles se rendaient-elles chaque jour au troisième étage de cette maison sombre ? Dans le but d’y apprendre un art, à leurs yeux bien supérieur à tous les autres arts : l’art de s’habiller.

Les exigences de notre époque pratique veulent que les dames à qui la fortune n’enlève pas toute espèce de soucis, sachent tailler, coudre, préparer elles-mêmes leurs toilettes, et cela par pure économie, bien qu’il leur soit en même temps permis de se reposer sur la cuisinière du soin de la table, et sur la nourrice, la servante, du soin des enfants.

Selon l’habitude, les trois jeunes filles entrèrent sans bruit, ce jour-là, dans l’école de couture, et, sans bruit aussi, furent accueillies par les autres jolies élèves déjà assises à la table de travail. Mademoiselle Kronowetter, la rigide prêtresse de ce temple de la mode qui taillait en ce moment un manteau de velours pour la générale Kukucksheim, se contenta d’adresser un signe de tête aux nouvelles venues.

Les trois jeunes filles modèles prirent place à la longue table recouverte d’une toile cirée verte, en compagnie de la comtesse Erwine Schnabelthal, de la branche cadette des Hühnerschnabel et de mademoiselle de Kronstein, la fille du ministre de Kronstein.

À peine étaient-elles assises, que les aiguilles se mettaient en jeu et en même temps les fines langues de celles qui s’en servaient. Depuis le roi qui protégeait le corps de ballet jusqu’à madame Peneke, la marchande à la toilette de la rue des Lys, chez laquelle toutes les jeunes dames de rang vendaient leurs costumes défraîchis, chaque personnage de la ville fut mis sur le carreau pendant une demi-aiguillée, une aiguillée ou tout un ourlet.

Cette passion de jaser était aussi peu extraordinaire que tout ce que l’on voyait ou l’on faisait dans l’école de couture de mademoiselle Kronowetter. En fait de choses remarquables, il n’y avait que les pelotes des jolies élèves. En les regardant de près, ces pelotes donnaient même à réfléchir ; chacune formait un assemblage de couleurs, quoique ces couleurs ne fussent jamais qu’au nombre de deux.

Les pelotes en question représentaient les amoureux des jeunes filles, et voici comment. Chaque néophyte de la couture avait un adorateur plus ou moins officiel, et il était de son devoir de faire connaître à l’école, avec franchise et humilité, la position de cet adorateur.

Selon la situation qu’occupait l’amoureux, la jeune fille faisait sa pelote et la recouvrait à deux couleurs. Les deux couleurs devaient leur adoption, leur origine historique à ce fait que la position militaire était celle qui plaisait le plus aux belles adeptes couturières.

Mademoiselle de Kronstein avait une pelote en toile blanche brodée de rouge, parce que son préféré était premier lieutenant dans la garde du corps. L’amoureux figuré par la pelote de la comtesse Erwine Schnabelthal, de la branche cadette des Hühnerschnabel, servait dans les hussards rouges. Micheline Rosenzweig piquait ses épingles sur bleu et jaune, les couleurs de la garde à pied ; tandis que devant la baronne Julie se dressait un vrai dominicain, son confesseur, le beau père Hasfege, qu’elle aimait comme le fiancé de son âme et dont elle était aimée non moins platoniquement et chrétiennement.

Nos jeunes filles sont si bien surveillées que jamais un chef-d’œuvre comme Faust ou Hamlet ne tombe entre leurs mains ; les convenances le défendent ; mais quand elles lisent Alexandre Dumas sous prétexte de perfectionner leur français, aucun cœur de mère ne voit du mal à cela. Elles font tout, comme par ordre de mufti et elles rougissent de pudeur, lorsqu’elles aperçoivent dans une galerie une Nymphe de Rubens qui a l’audace, le mauvais goût de s’exposer aux regards des hommes sans costume de bain. Elles n’en ont pas moins, à douze ans, leur idéal parmi les hussards, à quatorze ans, leur première amourette, et à seize ans, leur premier amoureux.

Deux de nos jeunes filles modèles en étaient donc déjà arrivées à la pelote à deux couleurs ; il n’y avait que la pelote d’Hanna qui gardât la blancheur de l’innocence. Cela lui valait bien des moqueries qu’elle supportait d’habitude avec une résignation pleine de dignité.

Mais ce jour-là, à la première occasion que lui fournit mademoiselle Kronowetter en quittant la chambre, elle se leva d’un air de triomphe et tira de sa poche, avec une précipitation que le Magasin littéraire de l’étranger eût certainement trouvée inconvenante, une lettre dont le format rappelait un acte notarié et qui semblait être plutôt une savante dissertation qu’un billet doux. Le papier représentait pourtant une lettre d’amour. Hanna l’éleva en l’air et sourit d’un ravissant sourire.

— Qu’est-ce que ce manuscrit ? demanda Micheline, mettant son pince-nez à cheval sur son effronté petit nez d’oiseau. As-tu encore écrit quelque nouvelle ?

— Ce manuscrit est le premier chapitre d’un roman dont votre fidèle amie Hanna devient l’héroïne et dont le héros reste entouré du plus profond mystère.

— C’est donc une lettre d’amour ? Parfait ! Lisez-nous-la, s’écria-t-on à la ronde à voix plus ou moins haute.

Hanna déplia la missive et la lut à ses compagnes attentives, non pas en une fois, mais en plusieurs, car aussitôt qu’un frou-frou annonçait la réapparition de mademoiselle Kronowetter, elle laissait tomber la lettre d’amour sur ses genoux et les aiguilles se remettaient à l’œuvre.

Lorsque le problème difficile de la lecture eut été enfin résolu, et que l’école eut entendu tout le contenu de l’épître, les commentaires ne firent pas faute.

— Il écrit avec beaucoup d’âme, dit Julie à l’œil bleu de ciel. Il faut que ses bons sentiments n’aient pas encore été gâtés. Assurément, ce n’est pas un militaire.

Vive interruption de toutes les néophytes dont les pelotes parlaient de porte-épaulettes dans les hussards, dans la garde du corps ou dans tout autre régiment.

— Moi, je ferai observer qu’il doit être très-riche, fit Micheline.

— Comment en arrives-tu à semblable supposition ? répliqua Hanna, assez pratique pour apprécier un riche adorateur et par conséquent ne demandant pas mieux que de voir la supposition fondée.

— Il écrit long, quatorze pages en petite écriture ; il a donc beaucoup de temps ; or, de nos jours, qui a du temps sinon les jeunes gens très-riches n’ayant besoin ni de travailler ni d’apprendre ?

— La lettre ne ressemble pas du tout aux lettres d’amour habituelles, ajouta la comtesse Erwine. Je m’imagine que celui qui l’a écrite doit être un de ces Russes fabuleusement riches que nous avons actuellement dans notre ville.

— Je gagerais qu’il est millionnaire, s’écria Micheline.

— C’est un prince russe, affirma la comtesse.

— Je ne souhaiterais guère un millionnaire pour Hanna, susurra la baronne Julie.

— Pourquoi pas ? demanda en souriant Hanna, qui ne trouvait pas qu’un homme à million fût digne de mépris.

— Tous les millionnaires sont gros et ont de vilaines têtes chauves.

— Quelles idées poétiques cela réveille ! fit Hanna avec un adorable haussement d’épaules.

— Encore une fois, c’est un prince russe, reprit la comtesse.

— Il faudra que je pense à faire la conquête d’un Russe, jeta mademoiselle de Kronstein. Chez papa, il vient plusieurs comtes et un vrai prince. Sont-ils blasés, ennuyés !

— Il n’y a qu’à se décider à les amuser, riposta Hanna. Pour cela, soyez chaque jour une nouvelle femme ; brillez sous un jour nouveau ; faites-vous intéressante d’une autre manière.

Telles étaient les pensées qu’échangeaient les néophytes de l’art de la couture, sans qu’il vînt à l’esprit d’aucune d’elles que l’amoureux qui avait écrit à Hanna pouvait être un jeune homme à la fois pauvre, bon, beau et sage.