Les Prussiens d’aujourd’hui/T-1-04

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 53-72).

IV

NOUS AVIONS MIS SUR PIED SEIZE BANNIÈRES

À l’heure accoutumée, dans l’après-midi, les trois amis étaient de nouveau au petit café. Andor s’absorbait dans la lecture d’un journal ; Plant savourait par gorgées sa tasse de café, la première de la journée, et Wolfgang, tout rayonnant du reflet de la majesté royale, mâchonnait un cigare.

— On donne, ce soir, la Pucelle d’Orléans au théâtre de la Cour, fit Andor.

— Iras-tu ? demanda Plant d’un ton moqueur.

— Certainement.

— Moi, je préfère voir un ballet ou un opéra de Wagner, magnifiquement monté.

— Affaire de goût.

— À notre époque, tout le monde a le goût de l’amusement ; seulement tout le monde n’a pas le courage d’en convenir. C’est pourquoi, lorsqu’on donne une pièce dite classique, on voit au théâtre tant de gens, assis comme des frères de la Société patronnée par le comte de Zinsendorf, bâillant à se démonter la mâchoire et s’excitant à ne pas s’en aller par les phrases habituelles en pareilles circonstances : « Quel grand homme que notre Schiller ! » « L’apôtre des bonnes mœurs ! » Mais tout cela n’est que tromperie. Ces gens-là se dévouent pour rendre un hypocrite hommage à notre prétendue culture intellectuelle ; la preuve en est qu’à la Belle Hélène ou à quelque grossière farce berlinoise, leurs figures rayonnent de plaisir.

— Premier début de M. Nordstern, lut Wolfgang.

— Un début ! Cela peut m’aller, s’écria Plant ; il y aura certainement du bruit.

— En quelle qualité cette nouvelle étoile apparaît-elle dans notre ciel artistique ?

— Comme chevalier lorrain.

— Ha ! ha !

Nous avions mis sur pied seize belles bannières,
Gens de la Lorraine, pour combattre avec vous.

— Et le chevalier Baudricourt de Vaucouleurs était notre chef, ajouta une voix sifflante et nasillarde.

La voix était celle d’un jeune homme à figure entourée de cheveux noirs tombant droit. Il sourit aux trois amis d’un sourire à la fois insolent, moqueur et obséquieux.

— Gansélès ! s’écria Plant.

— Je ne me nomme plus Samuel Gansélès, dit le nouveau venu, prenant place à table sans cérémonie ; je me nomme Robert Nordstern.

— Comment ! c’est toi le chevalier lorrain ?

— Oui, et je viens inviter la haute noblesse, l’honorable public, à la représentation d’aujourd’hui.

— Voyez-vous ! fit Plant. J’avais toujours dit que notre Gansélès était un génie, bien que je ne me fusse nullement attendu à le voir sous l’armure d’un chevalier. Ainsi, au gymnase où, au lieu d’étudier il faisait un petit commerce d’allumettes et de timbres-poste, n’ai-je pas déclaré souvent que notre petit juif deviendrait un Rothschild ? Et quand il fut mis à la porte, étant en cinquième, pour avoir prêté quarante-cinq kreutzer à un camarade en lui faisant souscrire un billet de quarante-cinq florins, ne me suis-je pas écrié que Gansélès ferait son chemin, qu’avec sa nature positive, il deviendrait banquier, ou homme de loi, ou ministre des finances. Il est vrai que, plus tard, en le voyant entrer chez le boutiquier Lévy Düten, où il jouait de l’aune assez habilement pour faire rendre soixante aunes et plus à une pièce d’étoffe de cinquante, l’idée ne me serait pas venue qu’il abandonnerait un jour la vanne à café et les caisses de dattes pour les lauriers de l’art. N’en comptez pas moins sur notre sympathie, monsieur Robert Nordstern.

— Que voulez-vous que je fasse de votre sympathie ? répliqua l’acteur haussant ses maigres épaules jusqu’à ses oreilles de satyre triangulaires ; je préférerais vos mains.

— Ah ! très-bien. En ceci je reconnais ta finesse, s’écria Plant. Tu es venu ici pour y chercher des claqueurs ; soit ! À quel endroit de la pièce faudra-t-il t’applaudir ?

— À quel endroit ? fit Gansélès. Voici !

Il se redressa et se mit à déclamer d’une voix aiguë :

C’était plus qu’un combat, Sire, une boucherie.
Deux milliers d’ennemis sur le sol étendus !
Sans compter la horde, dans le fleuve engloutie ;
Et de nos combattants, ni cent ni un perdus.

— Bravo ! Gansélès, bravo ! firent les trois auditeurs en chœur.

— Je vous en prie, pas bravo Gansélès, bravo Nordstern ! modifia le débutant.

Dans la soirée, avant le lever du rideau, Andor et Plant étaient déjà à l’olympe, nom donné au poulailler par les étudiants allemands.

Il y avait à peine quelques lampes allumées dans la grande salle, et encore ne projetaient-elles qu’une lueur trouble, indécise. Partout régnait cette demi-obscurité qui rend communicatif, et que recherchent les couples amoureux. Tous les bancs de l’olympe étaient occupés. On allait donner une tragédie, une œuvre de Schiller, et le peuple aime ses grands écrivains, ceux du moins qui méritent d’être ainsi appelés ; au théâtre, c’est lui qui est le public véritablement sympathique, véritablement cultivé.

Le temps n’est plus où les grands et les riches écoutaient, avec un frisson de l’âme, les manifestations de l’art. Aux dames parées qui s’étalent dans les fauteuils, dans les loges là-bas au-dessous, aux messieurs blasés qui s’appuient contre les colonnes du parterre, il manque la puissance de savourer, parce qu’ils ne sont pas venus dans la salle avec ce qu’il faut pour cela, avec l’esprit, la force de sentiment nécessaires.

Ce qui constitue la société de nos jours, ce qui donne le ton : la noblesse, les militaires, la finance, les juifs, passe à tort pour représenter la partie cultivée de la nation. Pour la trouver, cette partie cultivée, il faut la chercher dans les magasins, les comptoirs, les bureaux, les usines, les fabriques et, au théâtre, à la dernière galerie.

Là on rencontre les petits employés qui gagnent leur pain quotidien en faisant, la plume à la main, leur corvée à l’État, les étudiants, les bourgeois ayant une maisonnette ou un métier, les artistes pauvres aux longs cheveux, les cuisinières bien nourries, sensibles et flanquées de sous-officiers qui pleureraient si volontiers sur leurs grandes moustaches, quand Louise s’empoisonne ou que le vieux Gœtz de Berlichingen rend son âme vaillante ; les jolies ouvrières dont les jeunes cœurs sont si pleins de dévouement, de gaieté et de poésie ; les mères aux enfants bien portants, aux joues rouges, qui se mettent à crier lorsque les sorcières dans Macbeth apparaissent, par le tonnerre et les éclairs, ou que Max Piccolomini tire son épée ; les vieilles dames à cheveux gris que l’on croirait découpées dans un almanach et qui ont l’air si fines, si pleines de bon sens, avec leurs grosses lunettes en corne, leur sac à ouvrage en soie. Et tout ce monde babille, rit sous cape, est occupé de manière ou d’autre.

D’un côté, des jolies filles mordent à belles dents dans de grosses oranges dont le suc les inonde ; ailleurs, d’autres mangent des pommes, en ayant bien soin de garder les pépins pour leurs canaris ; plus loin des vieilles femmes lisent, quand c’est possible, ou tricotent. Les jeunes gens parlent raisonnablement s’ils ne sont pas amoureux ; s’ils le sont, ils se serrent la main en cachette, ou bien le frôlement de leurs pieds en dit plus que des milliers de paroles.

On parle des acteurs avec bienveillance ; on parle aussi des pièces et toujours avec un vif intérêt ; dans le diapason général, pas d’envie ; rien que de la bonne humeur, de l’élan.

Enfin le lustre descend lentement du plafond, étincelant comme un soleil. En un clin d’œil, tout s’éclaire dans la salle, tous les chuchotements cessent à l’olympe. Chacun se remet comme il faut sur son banc.

Les musiciens apparaissent l’un après l’autre ; on entend les violons crier, les flûtes soupirer plaintivement, et la voix du violoncelle broche sur le tout comme un engorgement d’ours en colère.

Toutes les places sont occupées rapidement. La galerie est maintenant tout yeux. Toutes les lorgnettes sont braquées sur les loges. Des officiers, dont les sabres résonnent ; des dandies à chapeaux luisants comme une glace, à cravate immaculée ou encore à fleur à la boutonnière, envahissent l’orchestre, regardent çà et là d’un air d’indifférence et bâillent à demi, sinon tout à fait.

Des dames, des messieurs élégants remplissent les stalles. Les ouvreuses s’empressent de çà de là. Cependant les loges sont encore vides pour la plupart, quoique les flammes de la rampe s’élèvent du dessous de la scène et que le chef de musique soit à son poste.

Madame Rosenzweig, une forte femme qui a la respiration difficile et qui transpire à quinze degrés de froid, Micheline et Hanna, se montrent dans une loge de premier rang.

Aussitôt après elles, la comtesse Bärnburg arrive dans une loge de parterre en toilette inouïe. Wolfgang et le jeune dieu en hussard, qui sont appuyés au-dessous de la loge, se mesurent de l’œil en ennemis.

Le souffleur a déposé sa tabatière et son mouchoir bleu près de son pupitre ; le chef d’orchestre vient de jeter un coup d’œil à ses musiciens ; l’ouverture commence et la comtesse soupire.

— Chaque fois qu’on donne une tragédie, on entend cette même fade musique, dit-elle à sa voisine, la femme du ministre de Kronstein.

Si elle savait que la musique du moment est un andante de Beethoven, elle serait enchantée.

L’orchestre s’est tu ; la toile se lève, découvrant un site champêtre. À droite, une madone dans sa niche ; à gauche, un grand chêne ; Thibaut Darc, ses trois filles et leurs prétendus.

Pendant que l’actrice remplissant le rôle de Jeanne ôte son casque et le remet, pendant qu’elle parle de sa mission divine, comme si elle était inspirée d’en haut, les loges se remplissent, et le bruit dure à l’infini. Les dames font crier leurs robes et donnent à haute voix des ordres à des laquais sans vergogne qui croient de leur devoir de fermer les portes avec force ; les jeunes gens, qui se sont attardés à table, dérangent, pour arriver à leurs stalles, des rangs entiers de messieurs fatigués, et tout cela parce que la représentation est classique et que personne ne veut y manquer. Ne sommes-nous pas un peuple classique, un peuple littéraire ?

La baronne Julie se fait voir avec son père le colonel, en face des dames Rosenzweig, et alors, du geste, des yeux, des lèvres, c’est un va et vient de saluts, juste au moment où Jeanne débite son fameux monologue. En même temps a paru au parquet un joli monsieur qui condamne à le laisser passer sept dames et un respectable personnage ayant l’air d’un vieux militaire. Ce dernier fronce les sourcils ; les dames s’efforcent de sourire. Tout à coup l’une d’elles pousse un petit cri ; le joli monsieur lui a marché sur le pied ; tout le public des loges est en émoi.

Le coupable s’excuse. L’actrice dit au même instant :

Dans du fer il faudra t’emprisonner les membres,
Et d’acier recouvrir ces deux beaux seins si tendres.

Et la dame, qui avait souri au pardon demandé, regrette que son pied n’ait pas été recouvert de fer, lui aussi.

Grâce à cet acte dans l’acte, Micheline a remarqué le joli monsieur, et alors que le destrier arrive sur la scène, que les trompettes sonnent, que le rideau tombe et que la galerie applaudit, elle fixe sur lui sa lorgnette. Son objectif est debout et appuyé contre la rangée de fauteuils devant lui. Cela lui importe peu de peser sur le chignon d’une jeune dame ; il a remarqué qu’on le regardait d’une loge et il s’empresse de rendre regard pour regard.

— Vois donc, quel bel homme ! murmure Micheline à son amie.

Le joli monsieur est, en effet, ce qu’on appelle aujourd’hui un bel homme. À ne pas mentir, sa figure n’a rien que de très-ordinaire, et son œil est sans expression ; mais il est bien bâti ; il a une jolie barbe et sa toilette est irréprochable. Il ne lui manque donc rien. Micheline est de cet avis et elle fait la coquette avec lui d’une manière qui, à l’olympe, passerait pour malséante, mais qui, dans une loge, ne sort pas du bon ton.

La toile se lève de nouveau. Le premier acte commence. Camp du roi Charles à Chinon. Le public cultivé s’agite encore comme de coutume.

Agnès Sorel ne tarde pas à faire son entrée dans toute la pompe du costume du temps ; toutes les lorgnettes la contemplent.

L’apparition de cette jolie actrice, en toilette éblouissante, a fait ce que Schiller n’avait pu faire. Le public cultivé s’occupe de ce qui se passe sur la scène et devient même tranquille. Mais cela ne dure que quelques minutes. L’effet produit par la robe de velours à roses d’or d’Agnès Sorel est promptement usé et, par-dessus le marché, la princesse Paula, la princesse Amélie, le prince héritier viennent d’entrer dans la loge royale. En ôtant le manteau de la jolie princesse Paula, le prince a l’air d’un canari qui chante de tout son gosier en l’honneur de sa petite femme ; il se rengorge avec un balancement du buste.

On fait cette remarque et on remarque, en outre, que la princesse lui a donné de l’éventail sur la joue. Avec un spectacle pareil sous les yeux, qui aurait pu songer à jeter un regard vers le roi Charles, perdu dans ses sombres pensées ?

Arrive enfin la scène importante, le moment critique. Déjà Lahire a annoncé au roi que les jours de malheur sont finis, que la fortune a tourné : « Un combat a été livré ; tu as été le vainqueur. »

Et voici le débutant, Robert Nordstern ! L’archevêque et Duchâtel l’introduisent, bardé de fer de la tête aux pieds.

— Il a meilleure tournure que je n’aurais supposé, marmotte Plant.

Sous sa visière baissée, Gansélès est exactement comme d’habitude, ni plus pâle, ni plus rouge. Il n’a aucun respect pour le public, aucun respect pour Schiller, encore moins pour lui-même. Il se tient là, l’œil expressif, l’attitude indifférente, absolument comme si c’était un autre qui fût à sa place et qui dût, pour la première fois de sa vie, parler devant des milliers de personnes.

Sa mère a une sœur, cette sœur coûte beaucoup d’argent à un banquier, et, à ce même banquier, ne coûte pas moins cher le directeur du théâtre de la Cour, le baron Klitzling. De là la protection accordée à Gansélès. S’il ne réussit pas dans cette voie, ne soyez pas en peine, il réussira dans quelque autre, il y a tant de ressources pour une nature positive comme la sienne.

— Tire-moi du doute et de la surprise, dit le roi Charles. Que m’annonce ton sérieux solennel ? Gansélès, le chevalier lorrain, est prêt à tirer le roi et le public de toute espèce de doute ; il n’a nullement besoin que l’archevêque lui dise : « Parle ! » Il s’avance jusqu’à la rampe, relève sa visière et s’écrie :

Nous avions mis sur pied seize belles bannières.

Au moment même où la figure caractéristique d’homme de bourse du débutant se montre enchâssée dans le casque, un spectateur se met à rire bruyamment et d’autres l’imitent. On a reconnu le chevalier lorrain à l’olympe et au parterre. Mais rien ne saurait mettre un frein à son flux de paroles, débitées du nez, de la gorge. Il voit la lorgnette de la plus belle des princesses fixée sur lui ; il voit même à ses pieds, près de la rampe, son tailleur auquel il doit soixante-quinze florins ; mais il ne perd pas contenance pour cela. Il arrive à la fin de son récit :

C’était plus qu’un combat, Sire, une boucherie.
Deux milliers d’ennemis sur le sol étendus !
Sans compter la horde, dans le fleuve engloutie ;
Et de nos combattants, ni cent, ni un perdus.

Quelques mains applaudissent. La galerie, mieux entendue, siffle comme un seul homme, d’un sifflement sec, bref, de serpent-monstre, qui étouffe l’applaudissement et étouffe aussi Gansélès. Le directeur, le banquier, sa mère, personne ne peut plus rien pour lui ; il est mort et enterré.

— Le plaisir passe et l’ennui dure, murmura Plant. Décidément, je préfère un opéra.

— Moi aussi, quand je veux rire, dit Andor attaqué dans son faible. Rien ne me semble aussi comique que de voir les chanteurs, parfois aussi le chœur, se grouper près de la rampe et chanter chacun à gorge déployée avec une grosse tache d’encre au milieu de la figure.

Plant n’écoutait que d’une oreille. Il venait de découvrir dans la loge des étrangers une jeune dame très-élégamment vêtue et d’une rare beauté exotique. Il avait dirigé sa lorgnette vers elle et la regardait sans discontinuer.

— Pour qui la prends-tu ? lui demanda Andor après avoir aperçu, lui aussi, l’inconnue. Pour une jolie enfant perdue, hein ?

— Je crois qu’elle peut tout aussi bien être une étrangère.

— Possible ; peut-être quelque Russe émancipée se rendant à Zurich pour y étudier la médecine.

Plant se mit à rire.

Dans l’intervalle, la salle est devenue d’acte en acte moins tranquille.

Les messieurs visitent les dames dans leurs loges, et, en pareil cas, il y a tant de dames mûres qui rabaissent leurs collerettes et leurs mantilles, tant de jeunes filles qui se cachent la figure derrière leurs éventails ! D’autres bâillent. Les garçons de la confiserie voltigent partout dans la galerie, comme de blanches tourterelles ; au-dessous, des laquais galonnés, aux mains sales, servent des glaces, et chacun jase, critique, rit, tandis que, çà et là, quelque gros conseiller, à gilet de velours à fleurs, regarde l’heure à sa montre.

À la longue, le public cultivé est délivré du supplice classique qu’il s’est infligé.

Bien courte est la souffrance, éternelle la joie.

Le rideau tombe ; on se hâte d’aller prendre du thé à la Restauration française, de la bière à la brasserie, ou de retourner vers sa dame qui, pendant que monsieur était au théâtre, à ouvert sa porte à un jeune lieutenant ; bref, on fait tout ce qu’on peut pour se remettre du plaisir enduré.

Andor a vainement cherché son ami. Dès le quatrième acte, Plant est sorti. Il se trouve maintenant au foyer. Il attend la belle inconnue.

Elle porte un voile épais ; mais il la reconnaît aussitôt à la plume blanche qui flotte sur son petit chapeau noir, à son manteau de velours rouge sombre. Elle n’est pas accompagnée ; il la suit et avec une émotion qui, par suite de son habitude de se moquer de tout, lui paraît risible.

— L’idéalisme est de nouveau sur le point de te jouer un mauvais tour, se dit-il, de ce ton de frivole ironie qu’il apprécie en lui-même et plus encore dans Heine.

Et pourtant, ni l’idéalisme, ni le cœur n’ont rien à voir dans son humeur du moment. Ce sont de tout autres sentiments qui l’agitent.

Lorsque l’inconnue arrive au troisième réverbère, il est déjà à côté d’elle, soulevant son chapeau, demandant s’il lui est permis de l’accompagner. Elle le regarde sans lui répondre.

— Puisque vous ne dites pas : non, ajoute-t-il, au point de vue juridique, c’est comme si vous aviez dit : oui.

— Je suis une jeune fille honnête, réplique l’inconnue.

— C’est bien ce que je pensais ; sinon, je ne vous aurais pas demandé de vous reconduire chez vous. Vous êtes sans doute étrangère, mademoiselle ?

— Non, je suis de la ville.

L’inconnue a une merveilleuse voix, une voix vibrante, mélodieuse. Plant tressaille quand il entend cette voix résonner et se rit ensuite intérieurement de ce qu’il ressent. Il est si bien de tout point l’homme de nos jours qui ne peut s’abandonner à aucun sentiment, à aucun plaisir, qui arrache lui-même les plumes aux ailes de sa joie !

— Alors je suis étonné de vous avoir vue, ce soir, pour la première fois.

— Qui sait ? Nous nous sommes peut-être déjà rencontrés.

— Oh ! quand une fois l’on a vu une personne comme vous, mademoiselle, on ne l’oublie plus jamais.

L’inconnue sourit. Plant se mord les lèvres. Il donnerait n’importe quoi pour être spirituel plus que de coutume, pour en imposer à cette jeune fille ; mais il sent que cela ne sera pas.

En vain fait-il appel au ciel et à la terre, en vain parle-t-il théâtre, Schiller, princesse Paula, toilette de la comtesse Bärnburg, sermon du moine Hasfege ; en vain en arrive-t-il à Dieu, l’immortalité, la Révolution française, Bockbier, Hégel, Gansélès lui-même et à peu près tout ce dont un Allemand moderne parle en semblable occasion, ce qu’il dit pèche et à ses yeux principalement.

Il est on ne peut plus mécontent de lui.

La naïveté lui manque pour comprendre cette vérité aussi simple qu’immortelle : que, aux yeux de sa compagne, ce qui aura le plus d’importance, ce ne sera ni son esprit, ni son savoir, ni ses principes philosophiques, mais bien l’impression produite sur elle par sa personne.

Au coin de la rue des Lys l’inconnue s’arrête.

— Il ne faut pas m’accompagner plus loin, dit-elle de sa jolie voix et d’un ton à couper court à toute supplication.

— Accordez une faveur à un pauvre mortel qui se souviendra toute sa vie de ce quart d’heure. Permettez-moi de vous revoir.

Plant sait très-bien que cette phrase sent l’épistolaire à l’usage des amoureux, et il en est honteux ; mais la belle n’est pas du même avis.

Elle réfléchit et déclare qu’elle lui écrira. Il tire sa carte, y griffonne son adresse au crayon et la lui tend, avec un élégant salut qui lui est plus utile, aux yeux de la jolie fille, que tout le luxe d’esprit qu’il a étalé. Elle lui fait un signe de tête amical et tourne le coin de la rue.

Le lendemain, Plant est dans une agitation indescriptible. Il écrit même une pièce de vers, pour laquelle Heine lui sert légèrement, et, par sa chambrière, une autorité en pareilles choses, il se fait expliquer ses rêves de la nuit, à l’aide d’un petit livre crasseux. D’après cet oracle, la vue d’une jolie voiture annonce une liaison avec des gens de haut parage.

Cette fois, cependant, l’oracle a tout l’air de ne s’être pas trompé ; dans l’après-midi, lorsque Plant revient de son étude, sa chambrière lui donne une jolie petite lettre.

— Qui l’a apportée ?

— Un valet de grande maison.

Le cœur lui bat tandis qu’il déchire l’enveloppe. C’est un rendez-vous que son inconnue lui donne, à la brune, dans le parc. Elle est aristocrate, évidemment ; elle veut le revoir ; donc il lui plaît. La tête lui tourne de joie, de vanité satisfaite et il roule des projets hardis.

Il est exact au rendez-vous, et très-respectueux envers la belle inconnue qui, cette fois encore, est richement vêtue, soigneusement voilée. Dans la grande allée ils se promènent, deux dames viennent à passer.

— La comtesse Bartfeld, fait l’une, fixant l’inconnue. Je la reconnais à sa toilette.

Plant a entendu. Dans sa folle ivresse, il est sur le point de grimper aux arbres, de sauter par-dessus les haies.

Dès cette soirée, il change tout à fait avec ses amis. Il devient monosyllabique, réservé comme quelqu’un qui a un gros secret à garder. Il ne s’oublie qu’une fois. Wolfgang ayant reparlé de la comtesse Bärnburg avec un sourire d’homme heureux, le clerc lui jette à la figure :

— Il y en a d’autres que toi qui ont du succès auprès des grandes dames ; seulement ils sont assez délicats pour ne pas aller le chanter sur tous les toits.

Le sculpteur dévisage Plant avec fixité ; à dater de ce moment, il le traite avec plus de considération. À notre époque pratique, les admirateurs ne manquent jamais à un homme qui réussit sans peine.

Il y a longtemps qu’il est devenu un mensonge le vieux proverbe : Au-dessous de chaque métier, le sol est d’or. Nous sommes bien plus forts que cela : le Jeu, oui, voilà qui a un sol d’or, ainsi que la Fourberie et surtout la Honte.

Tel est le point culminant de culture moderne auquel nous sommes arrivés.

Les princes, les comtes, les généraux entrent dans la lice avec les gens de Bourse, et les dames du high life rivalisent avec le demi-monde.