Les Prussiens d’aujourd’hui/T-1-05

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 73-92).

V

UNE FAMILLE COMME IL Y EN A PEU ET UNE FAMILLE
COMME IL Y EN A BEAUCOUP


Depuis son rendez-vous avec l’inconnue qu’il croyait être une comtesse, Plant regardait de très-haut tous ceux avec qui il était en relations, y compris le notaire dans l’étude duquel il travaillait. Il gardait toujours, néanmoins, la même prédilection qu’autrefois pour la maison d’Andor. Il ne s’expliquait pas lui-même pourquoi il allait dans cette vieille maisonnette aux bahuts noircis par l’âge ; mais il sentait que cela lui faisait du bien.

Tout pratique, indifférent, ironique qu’il était ailleurs, là il lui arrivait de rester assis, tranquillement, des heures entières et de se réchauffer à l’idéalisme qui s’échappait de toutes les fentes. Jamais, dans aucune maison, il n’y a eu autant de lézardes, de saillies, de petits recoins que dans la maison d’Andor.

Il ne fallait pas espérer, malgré cela, y trouver trace de négligence ; tout y était propre, poli comme un miroir. La maison en entier comprenait deux chambres et une cuisine au rez-de-chaussée, trois chambres au premier étage et un jardinet perché sur le vieux mur de la ville. C’était une antique bâtisse allemande, étroite, haute, avec pignon, balcon en saillie, petites colonnettes aux fenêtres et tête de turc pour marteau.

Entre deux fenêtres du premier étage, il y avait une image de Notre-Dame et au-dessous, surplombant l’entrée, la sentence en lettres gothiques : « Celui qui a foi en Dieu, aura solidement bâti. » Il n’y manquait ni le banc en pierre à la porte, ni le banc noir en bois sur le palier du premier étage, ni la tonnelle de chèvrefeuille dans le jardinet, d’où l’on découvrait les toits de la ville, un coin du ciel bleu et, dans le lointain, une colline avec de vrais arbres verts.

L’une des chambres du rez-de-chaussée était habitée par le véritable maître de la maison, le capitaine Gerling, frère de madame Andor, en tout et pour tout un vieux soldat, sans crainte devant Dieu et devant les hommes, n’en disant pas long, mais parlant en véritable Allemand, vivant la pipe à la bouche du matin au soir et souvent même s’endormant le tuyau entre ses dents.

Près du capitaine logeait sa sœur, Régina Gerling, vieille demoiselle à figure lisse dont le plus grand bonheur était d’avoir des invités à la maison et de cuisiner pour eux. Elle lisait de préférence les Heures de rêverie. Elle ne dédaignait pas toutefois de faire par-ci par-là la connaissance de quelques-uns des héros d’Alexandre Dumas ou d’Eugène Sue. Son idéal de jeune fille avait été Richard Cœur-de-Lion ; en ce moment elle avait un faible secret pour le comte de Monte-Christo et trouvait le Juif-Errant un homme très-intéressant.

Madame Andor avait sa chambre au premier.

Veuve d’un conseiller de régence, elle touchait, comme son frère le capitaine, une petite, petite pension. Ses habits avaient la coupe de mil huit cent vingt, la taille courte, à plis, non qu’elle aimât cela, mais parce que les deux vêtements de soie qu’elle avait dataient du jour de son mariage. Son petit bonnet était blanc comme de la neige nouvellement tombée. Elle égayait toute la maison de sa bonne figure avenante qui, malgré ses petites rides sans nombre, était propre, sans tache, autant que la figure d’une innocente jeune fille de quinze ans.

Les jeunes gens lui témoignaient beaucoup de tendresse. Elle était pour tout le monde bonne, maternelle, et, chose plus rare encore, pas du tout prude, ainsi que toutes les femmes vraiment nobles, vraiment modèles. Sans reproche elle-même, elle était toujours disposée à pardonner aux autres les faux pas causés par la passion, par tout ce qui ne partait pas d’un mauvais cœur. Devant elle, on pouvait parler de tout et de tous ; elle se contentait d’habitude d’écouter, mais elle comprenait tout ; elle prenait sa part de tout ; elle ne se fâchait pas d’une phrase sentant le naturel ou manquant de formes, et lorsque, de temps en temps, elle disait un mot, ce mot était de l’or pur.

Son fils, le docteur, faisait son cours particulier d’histoire à l’université, s’enterrait aux Archives, dans de vieux parchemins, ou travaillait à la Bibliothèque, toutes occupations qui n’ont jamais rien eu d’utile à notre époque la plus idéaliste en Allemagne, et qui, aujourd’hui que nous sommes devenus tout à coup si pratiques, rentrent bien plus encore dans le genre des occupations à mourir de faim. Aussi en était-il réduit à donner dans quelques familles des leçons qui lui étaient convenablement payées.

Tout compte fait, la famille Andor n’avait que de faibles ressources ; elle n’était pourtant pas inhospitalière. Les jeunes gens qui venaient voir le docteur trouvaient chaque fois la table mise. Comment madame Andor parvenait-elle à ce résultat ? C’était une énigme pour chacun ; mais le fait parlait et l’invitation était toujours si cordiale ! Avec son sourire, madame Andor vous eût fait croire que les cuillers en grès étaient en argent ; et, avec cinq pains et deux poissons, elle eût nourri cinq mille personnes.

Quand un visiteur venait, il trouvait Andor assis dans la grande chambre du premier étage, servant à la fois de salon, de salle à manger, de serre chaude et de ménagerie.

Dans cette chambre, on voyait d’abord un vieux meuble de salon en étoffe rouge usée, à grosses fleurs blanches, puis une longue table entourée d’une demi-douzaine de siéges en canne, puis deux fenêtres remplies de fleurs, avec du lierre en treillis. À chacune de ces fenêtres, un haut rosier sauvage partait d’un vase en grès blanc, avec de petits amours, pour monter jusqu’au plafond, sur une croix de bois, et de vrais arbres verts répandaient un faible et doux parfum. Les murs étaient cachés par de grandes armoires remplies de livres, par de jolies vieilles estampes, et partout on entendait chanter, gazouiller, vivre.

Sur le poêle, un gros chat gris ronronne d’un air songeur. Du buffet où elles ont fait leur nid, dans la corbeille de fleurs d’une Flore en plâtre, s’envolent deux tourterelles ; sur les branches du rosier sauvage se balancent des canaris jaune d’or, des chardonnerets, des serins ; sous la table souffle péniblement et distinctement le gros chien de chasse borgne du capitaine, et lorsqu’il se fait tard, que tout est tranquille, le hérisson sort de son petit coin, quelque part, et trotte çà et là comme un diminutif de cheval de tournoi sous le harnais.

Par une après-dînée, Plant était assis à prendre du café avec Andor, au milieu de toutes ces bêtes. Madame Andor barguignait, à propos de pommes, avec un paysan dont la grosse corbeille était sur le parquet. Le paysan faisait de son mieux pour se défaire de sa marchandise ; il se montrait amical au possible, mais son prix était impossible.

Madame Andor prenait une pomme, puis l’autre, la regardait, faisait une question et la remettait en place. Après que madame Andor fut revenue s’asseoir à la grande table, le paysan, qui avait déployé toute son éloquence, releva sa corbeille sur un siége, puis sur son dos, et, mettant sa casquette, dit tranquillement :

— Je vois qu’il n’y a rien à faire avec vous.

Sur quoi, il s’éloigna, sans dire bonjour.

— Tu as eu là une exacte répétition de nos vieilles discussions, Andor, s’écria Plant saisissant l’occasion offerte. Ce paysan est, à mes yeux, bien plus instructif que cent tomes de nos savants allemands qui ne savent rien de plus de la vie qu’un petit poulet dans sa coquille. Il te représente la nature humaine. Tant qu’il a supposé qu’on lui achèterait quelque chose, il a été humble, amical au possible ; il a même caressé votre chien, et, certes, pas sans intention. Mais à peine voit-il qu’il ne peut rien vendre, il se couvre le chef de sa casquette et le voilà parti, sans même dire adieu. Avec des créatures comme celles-là, à quoi veux-tu que te mène ton idéalisme ?

— Tu sais que je suis pessimiste.

— Eh ! oui, en théorie. Tu es partisan de Schopenhauer, parce que ton intelligence le dit que l’optimisme est absurde ; mais que tu te trouves en face d’un fait ou d’un homme, ton intelligence se tait, ta philosophie se tait ; il n’y a plus que ton cœur faible et fou qui parle.

Andor sourit, comme s’il eût voulu dire :

« Tu as raison ; mais, que veux-tu ? je ne saurais changer. »

— Tu me préoccupes souvent, continua Plant. À chaque instant, tu cours donner de la tête, en aveugle, contre les coins de rue et tu en rapportes des noirs. Moi, je suis tout autrement. Je méprise le sentiment. Mon principe est que « en ce monde, on doit marcher comme en pays ennemi, » c’est-à-dire être armé jusqu’aux dents, ne pas demander de grâce, ne compter sur aucune, comme les Russes quand ils s’écriaient à Zorndorf : « Nous ne faisons pas de quartier ! »

— Tu n’as pas oublié la réponse des Prussiens ? Ils leur dirent : « Nous non plus. » Tu prêches la guerre de tous contre tous.

— J’applique tout simplement la leçon que nous donnent l’histoire, la statistique et surtout la science de la nature.

— Il me semble à moi que chaque science nous donne une grande et seule leçon de cette morale enseignée par Jésus de Nazareth et, avant lui, en Orient par Bouddha : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. »

— Juste.

— Retourne la maxime, rends-la positive et elle devient : « Fais aux autres le bien que tu te souhaites à toi-même. »

— Mais ce sont-là de vieilles idées !

Plant a raison ; personne ne lui dira le contraire à ce sujet. Notre époque n’a besoin de cette morale que comme les voleurs de grand chemin du siècle passé avaient besoin d’un masque de velours sur la figure. L’hypocrisie est commune, la morale rare.

Andor est, en effet, du vieux temps, par ses idées, sa manière d’être. Qui songe aujourd’hui à faire du bien aux autres, si ce n’est avec l’intention de voir son nom dans les journaux, ou d’en retirer tout autre profit ?

La famille Andor et la maison qu’elle habite vous font l’effet d’avoir été ensevelies sous terre pendant cent ans et tout récemment déterrées. Dans notre atmosphère chargée de poussière de charbon, des hommes de ce genre suranné ne peuvent plus prospérer.

Et pourtant, le reproche adressé à Andor sonnait étrangement dans la bouche de Plant. C’était ce qui faisait que le docteur gardait obstinément le silence. S’il n’avait eu si bon cœur, il aurait pu répondre victorieusement à son ami.

Il aurait pu lui dire : « Quand tu étais dans le besoin, quand tu n’avais que des mauvais souliers aux pieds, pas de chauds vêtements sur le corps, quand il te fallait souffler dans tes mains gelées pour les réchauffer un peu et que tu souffrais la faim, qui te serait venu en aide, si moi je m’étais laissé guider par tes belles maximes pratiques ? Qui t’a donné des habits, qui t’a donné à manger ? Moi-même, dont tu te moques maintenant. C’est moi qui t’ai sauvé de la misère, de la honte, du crime peut-être.

En effet, pour son premier examen, Plant avait emprunté à Andor son habillement noir et ne le lui avait jamais rapporté. Son ami s’était bien gardé de le lui rappeler ; il se serait plutôt mordu la langue.

Cela n’eût servi à rien, du reste, parce que Plant, aussitôt après l’examen, avait porté les vêtements à un prêteur sur gage et puis vendu la reconnaissance.

Telle avait été sa manière de reconnaître les bienfaits reçus dans la maisonnette du bon vieux temps ; et il était d’autant moins en droit de se rire de tous dans cette famille que, depuis son trait, on n’avait pas cessé de l’accueillir aussi amicalement qu’avant.

Tandis qu’Andor se taisait et que le clerc s’amusait avec un chardonneret becquetant des miettes dans sa main, le vieil oncle entra dans la chambre, annoncé comme un train par un nuage de fumée bleue.

— Écoute, docteur, commença-t-il de sa voix grondeuse, j’ai une leçon pour toi chez des gens très-bien, le conseiller aux finances de Teschenberg.

Andor rougit tellement que, pour un docteur en philosophie, professeur particulier d’histoire, c’était ridicule.

— Cela ne te sourit pas, docteur ? reprit l’oncle qui donnait toujours ce titre à son neveu. Il s’agit d’exercer en histoire trois recrues féminines et trois recrues très-jolies : la jeune Teschenberg, la petite Klebelsberg et la riche Rosenzweig. Tu as été recommandé par le colonel Klebelsberg, mon vieux compagnon d’armes depuis Leipzig. Les honoraires sont beaux ; mais, comme je l’ai dit, cela ne te sourit probablement pas. Ah ! que ne suis-je encore lieutenant ! J’aurais eu bientôt fait de dresser les fillettes. Eh bien ! qu’est-ce que tu réponds ?

— Vous savez, mon cher oncle, que dès que vous désirez ou décidez quelque chose, c’est pour moi une joie de…

— Si cela te déplaisait, docteur, il n’y aurait qu’à le dire ?

— Non, mon oncle, j’accepte la leçon avec plaisir.

— Alors, docteur, il faut aller de ce pas chez le conseiller aux finances. J’ai promis au colonel que tu te présenterais aujourd’hui même.

Andor s’achemina vers sa chambre pour s’habiller. Pour des choses de ce genre, il obéissait à son oncle au doigt et à l’œil. Entre lui et le capitaine il y avait réciprocité toute particulière de respect.

Lorsque le docteur avait un pas quelconque à faire dans le monde, il disait à sa mère : « Descends t’informer auprès de l’oncle qui a tout vu. » Lorsque le vieux capitaine rencontrait dans un journal, un livre, un mot étranger, quelque chose qu’il ne comprenait pas, il disait à sa sœur, la vieille demoiselle : « Monte t’informer auprès d’Andor, qui a tout lu. »

Peu après son entrée dans sa chambre, Andor appelait sa mère. Le grand garçon si fort, si savant, était comme un enfant à propos de toilette, il ne pouvait rien faire sans elle.

Après la mère vint l’oncle, puis la tante, puis Plant, et tous aidèrent le docteur à se vêtir.

Enfin, notre héros fut sous les armes. Il quitta la maison, suivi de Plant, et très-préoccupé. Il n’aimait pas les nouveaux visages, et puis il allait voir Hanna de près, lui parler même. Ce qu’il avait ardemment désiré depuis des mois lui semblait maintenant comme une punition. Aussi avait-il la figure bien plus colorée que d’habitude, lorsque le clerc lui serra la main devant la maison où demeuraient les Teschenberg.

Sur les marches de l’escalier, il dut s’arrêter plusieurs fois pour reprendre haleine. À la porte il eût fait volte-face volontiers ; il se décida pourtant à saisir la sonnette, et, dans son émotion, il la tira si fort, qu’elle sonna à le faire frissonner jusque dans la moelle.

Comment fit-il son entrée, comment se présenta-t-il ? Il ne s’en souvint jamais bien par la suite. Il suffira de savoir qu’il avait pénétré enfin dans une chambre de grandeur moyenne, où il s’était trouvé devant une dame âgée assise sur un sopha, où un monsieur plein de dignité lui tendit la main, où trois frais minois de jeunes filles se rirent de lui, où cinq têtes d’enfants l’entourèrent, le regardant avec un étonnement peu poli.

Et il était resté là debout, s’inclinant vers le sopha, vers le monsieur plein de dignité, vers les jeunes filles rieuses, non pas en baissant un peu la tête, mais en levant les talons et se balançant les jambes raides, comme un arlequin en bois.

Le monsieur plein de dignité lui offrit un siége. Andor s’assit sur le bord, délicatement, comme s’il eût craint de faire mal à la chaise. Les jeunes filles prirent place autour de la table. La dame sur le sopha tint le dé de la conversation.

Le visiteur s’efforçait de ne pas paraître embarrassé ; plus il visait à ce résultat, plus ses mouvements ressemblaient à ceux d’un pantin dont un enfant tire la ficelle. Il ne parlait pas mal, il parvenait même à être ironique, mais son regard errait dans la chambre, tantôt se fixant obliquement sur le parquet, tantôt s’arrêtant sur les portraits de famille au-dessus du sopha ; il regardait même au plafond, mais jamais où il aurait dû regarder.

En somme, il jouait un rôle ridicule et les jeunes filles, s’égayant à ses dépens, échangeaient des œillades, se poussaient du coude ou bien éclataient de rire.

Hanna n’avait pas plus de compassion que ses deux amies. C’était même elle qui riait le plus et qui faisait remarquer à ses compagnes la mine piteuse de leur victime.

Andor rougit plusieurs fois jusqu’à la racine des cheveux ; les larmes lui en venaient presque aux yeux, et cependant il s’attribuait à lui seul toute la faute de ce triste début. À qui donc arrive-t-il d’être embarrassé en présence de trois jolies poupées, aujourd’hui qu’il n’est plus de mode d’être honteux pour des choses bien plus sérieuses ?

Il n’y avait pourtant pas lieu pour le visiteur d’être embarrassé dans la maison des Teschenberg ; il aurait même pu regarder tout le monde de très-haut, sans en excepter le monsieur plein de dignité conseiller aux finances.

Le maître de la maison, un de ces hommes réguliers comme une montre ou un compteur, pour qui chaque jour ressemble au jour précédent, était un pacha de bureau, un tigre de plume, un impitoyable taxeur de cote personnelle et immobilière ; il pouvait servir de type pour ce qu’on appelle un serviteur de l’État modèle, dans notre Allemagne inondée de paperasses, noircie d’articles de loi, partagée entre des montagnes d’actes et des fleuves d’encre.

La conseillère avait une tête vide de potiron, dans laquelle les prêtres avaient allumé une petite flamme. Hanna était une folle jeune fille avec un cœur comparable à un morceau de silex qui ne donne des étincelles qu’en le frappant fortement, et les enfants gâtés, impolis, sots, avaient peur des spectres, pleuraient s’il arrivait au maître de leur donner un peu plus à apprendre.

De même que toutes les familles dont le chef occupe un certain rang dans la hiérarchie sans fin des mandarins, la famille Teschenberg croyait de son devoir « de vivre selon sa position ». Mais pour atteindre ce but louable, elle se heurtait à un obstacle avéré : les émoluments de conseiller, et le cri de cet obstacle, il fallait l’entendre quand même, comme ce député polonais qui, à chaque occasion, formulait son veto !

Toutefois, des gens d’un certain tact, comme les Teschenberg l’étaient incontestablement, savent tourner de semblables difficultés, et il faut avouer que le conseiller, la conseillère et Hanna faisaient preuve d’un grand esprit d’invention en couvrant si élégamment leur respectable pauvreté.

Une jolie maison sans domestiques, impossible d’y penser ! Un cocher a son utilité forcée et un cuisinier donne un véritable vernis de grandeur. Mais comment s’y prendre, quand on est contraint de réunir les trois charges de cuisinière, de bonne et de femme de chambre en la seule personne d’une servante ?

Le tact raffiné de la famille Teschenberg se montre en ceci. La cuisinière est rayée du nombre des vivants ; la femme de chambre devient un être invisible, un mythe qui n’existe que dans la bouche de la conseillère, sous l’appellation de « notre soubrette », et la servante à tout faire apparaît comme bonne dès que cela est nécessaire.

Est-il toujours possible de faire ainsi d’une unité une trinité ? Lorsqu’il n’y a rien absolument, pas le moindre élément, il doit vous sembler qu’une famille, même pleine de tact comme la famille Teschenberg, ne saurait opérer des mystères d’incarnation. Eh bien, il vous semble faux.

Le tigre de plume a un garçon de bureau doué de toute sorte de talents qu’il a développés comme sous-officier de uhlans. Ce garçon de bureau joue, dans la famille Teschenberg, le même rôle que les fameux hussards, gardes du corps d’un petit potentat de notre pays auquel un empereur russe, en voyage, avait fait l’honneur d’une visite d’un jour…

Le tzar arrive à la gare et y trouve le prince allemand entouré de ses généraux, au nombre de douze, qui se tiennent admirablement droits et ont des moustaches noires bien raides.

À la chasse de la Cour apparaissent, pour le service, douze coureurs et piqueurs en costume Louis XV. L’empereur remarque que ces serviteurs de son hôte ont aussi le maintien raide des généraux et leurs moustaches noires.

À table, ce sont douze hussards qui servent, et ils se tiennent admirablement droits ; ils ont des moustaches noires bien raides.

Le soir, il y a représentation de gala au petit théâtre de la Cour. On joue Fidelio. Le chœur des prisonniers qui font un terrible bruit de ferraille et ont l’air de soldats présentant les armes, se compose de douze personnages dont l’attitude est merveilleuse, admirablement droite et la moustache noire bien raide.

Le tzar n’y tient pas plus longtemps. Il cherche, questionne et découvre enfin que les « douze assortis » à moustaches noires sont les hussards, gardes du corps du prince, qui ont changé de costume pour fonctionner, tour à tour, comme généraux, piqueurs et choristes.

C’est ainsi que le garçon de bureau apparaît chez le conseiller aux finances, le matin, en qualité de cireur de bottes, qu’il se met ensuite au service des dames pour leurs commissions, leurs visites en ville et au théâtre ; que, lorsqu’il y a du monde à table, il endosse une livrée que madame Teschenberg a achetée à un marchand d’habits ; que, quand les maîtres sortent en voiture, il se transforme en cocher pour conduire les chevaux loués aux pompes funèbres, et qu’enfin il se démène dans la cuisine en veste blanche, casquette plate, chaque fois qu’il y a soirée chez les Teschenberg.

S’il est vrai que la vie soit surtout une comédie, celle qui se jouait dans la famille du conseiller était bien la plus piètre que l’on puisse voir.

Le matin, une tasse de café sentant le pétrole ; à une heure, trop à manger pour mourir de faim, pas assez pour engraisser ; le soir, régulièrement, pommes de terre et hareng.

À ce prix, on balaye les rues de la résidence avec une traîne de soie ; on a des meubles en velours au salon, et on se montre au théâtre dans une loge ; après, libre au ventre de ne pas être content, de crier comme un vieux chien de garde.

Il n’y en avait pas moins, en dépit de tout le tact possible, des élégances auxquelles la famille ne pouvait atteindre. À cet égard, elle avait fait une impayable découverte, dont nous recommandons l’usage aux nombreuses familles du même genre.

Elle se rejetait sur son goût.

Tout ce qui était hors de portée des Teschenberg portait atteinte à leur sentiment du beau.

Hanna était ennemie déclarée des chignons, parce qu’il lui manquait l’argent pour s’en acheter un.

Pour la même raison, la conseillère affichait résolûment son mépris des dentelles, des diamants. Quant au conseiller, il déclarait à chaque occasion que le vin était la boisson la plus nuisible, la plus dangereuse, qu’il était toujours falsifié ; il s’efforçait même d’attribuer la décadence des mœurs, le mouvement de recul de la race, en Allemagne, à l’abus du jus tant estimé depuis Noé.

Malgré tout cela, les Teschenberg avaient inspiré du respect à l’honnête Andor et il fut tout heureux de se retrouver dans la rue pour y respirer à son aise.

La porte s’était à peine refermée sur lui qu’on le passait au fil des langues, ainsi qu’il arrive pour toute personne qui a quitté une réunion de gens cultivés.

Hanna déclara qu’il n’avait pas plus de savoir-vivre qu’un ours dressé ; Micheline s’en prit à son tailleur et à ses pieds affreusement gros ; Julie lui reconnut de beaux yeux. En revanche, il trouva grâce auprès des parents. Le conseiller loua son savoir avec chaleur et la conseillère l’appela un jeune homme d’une modestie rare, de manières délicates.

— Le docteur Andor fera un jour un mari modèle, dit-elle après que les jeunes filles eurent affilé un certain temps leur esprit sur lui.

— Pourquoi pas ? répliqua Micheline haussant les épaules avec un inimitable dédain. Une pauvre fille n’ayant pas le moyen de choisir peut se contenter de lui. Moi, pour ce qui me concerne, je veux m’acheter un mari qui me plaise, qui puisse me faire aller dans le monde, à la Cour, un bel officier ou un comte ayant des dettes.

La conseillère ne répondit à la franchise de mademoiselle Rosenzweig que par un regard de reproche ; le tact était tout à ses yeux.