Les Prussiens d’aujourd’hui/T-1-06

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 93-115).

VI

AMOUR ALLEMAND

Sans doute, Andor avait beaucoup de caractère ; mais l’amour, le véritable amour est une de ces puissances mystérieuses, un de ces éléments contre lesquels nous nous débattons vainement de toutes nos forces.

Pendant qu’il s’éloignait de la maison Teschenberg, l’indignation qu’il ressentait de la conduite des trois jeunes filles modèles ne connaissait pas de bornes.

Dans la matinée suivante, il entretenait toujours la ferme résolution de renoncer à la leçon. L’après-midi, il réfléchit qu’il fallait cependant trouver une excuse pour ne pas retourner ; à quatre heures, il se déclara à lui-même qu’il n’était qu’un grand poltron s’il n’allait pas, en personne, expliquer au conseiller les motifs qui le décidaient à ne plus repasser le seuil de sa maison ; à quatre heures trois quarts, il franchit donc ce seuil et, à cinq heures…, il donnait sa première leçon.

Il commença par les Chinois. Pour nous, Européens, ce sujet ne manque assurément pas de comique ; de même que le sujet contraire doit être étrange, risible, aux yeux des enfants du Céleste-Empire. À qui n’est pas familier avec lui, notre saint Florian[1] peut difficilement sembler plus digne de vénération qu’un magot de la Chine à panse rebondie. Les trois jeunes filles n’en firent pas moins preuve, en cette occasion encore, de ce tact qui était tout pour la conseillère : elles ne cessèrent presque pas de rire sous cape.

Les hommes manquant de routine mondaine regardent d’un œil plus attentif la conduite des autres et sont aussi beaucoup plus sensibles que des coureurs endurcis de salons à tout ce qui les froisse, les fait se replier sur eux-mêmes. Pardessus le marché, Andor était amoureux. Il se tenait donc assis comme un tigre auquel on a mis un col en papier et une cravate bleue et il traitait ses Chinois avec une espèce de rage.

Tout à coup il se releva et, fixant sur Hanna ses grands yeux étincelants, il lui dit :

— Mademoiselle, je crois avoir à vous exercer en histoire ; pour le rire, il est évident que vous n’avez pas besoin de maître.

Sa voix vibrait sèche, émue ; mais il y avait en lui, en ce moment, quelque chose de solennel qui inspirait la crainte. Hanna tressaillit, devint pâle, puis rouge, contracta ses lèvres en un sourire et finit par se renverser sur le dossier de son fauteuil en fronçant les sourcils. Andor était le premier homme qui fût parvenu à en imposer à cette folle enfant gâtée, pleine de prétentions. Qui eût osé la gronder, elle à qui tous les jeunes gens disaient de jolies choses, à qui tous les vieux messieurs prodiguaient les regards d’admiration ?

La sortie du docteur lui valut de ne plus être troublé comme avant par les trois élèves. Micheline se mit à bâiller ouvertement ; Julie dessina sur une feuille de papier le modèle d’une synagogue et Hanna lança de temps en temps du côté du professeur une œillade timide où perçait même un certain intérêt.

En finissant, Andor donna à apprendre aux jeunes filles quelques pages de l’Histoire universelle de Weber, refusa poliment, mais résolûment, le café-pétrole de la conseillère, ce qui en imposa de nouveau à Hanna, et fit un salut si bref, que les trois élèves en furent stupéfaites.

À la leçon suivante, les jeunes filles apparurent bien frisées et en très-jolies toilettes ; mais, à cause de cela même, avec leurs petites têtes affreusement vides, malgré le sérieux qu’elles affectaient.

Des poëtes chinois, Micheline ne sut nommer qu’Ossian et Hérodote, et Hanna émit l’avis que les Chinois avaient, les premiers, inventé le chemin de fer.

Andor s’efforçait de garder son sérieux.

— Vous n’avez donc pas voulu prendre la peine d’étudier la leçon que je vous avais donnée ? fit-il enfin.

— Oh ! nous avons bien étudié.

— Ne m’interrompez pas. Vous n’avez rien appris. Vous trouvez probablement que cela vous est inutile d’apprendre quelque chose ; puisqu’il en est ainsi, je trouve indigne de moi de vous donner des leçons.

Il se leva ; les jeunes filles ouvraient de grands yeux.

Hanna fut la première à revenir de son étonnement. Elle s’élança vers Andor qui était déjà à la porte et le retint par la main.

— Monsieur le docteur, je vous en prie, restez. Nous apprendrons ; ne perdez pas patience si vite.

— Comment pouvez-vous être si méchant pour nous ! s’écria Micheline, vous, un homme si sa…

— Un homme si plein d’esprit, ajouta Julie.

— C’est au-dessous de votre mérite de vous fâcher contre nous, conclut Micheline.

— Les Chinois n’ont donc pas inventé le chemin de fer, monsieur le docteur ? intervint Hanna.

— Et Ossian n’est pas un poëte chinois ? continua Micheline pendant qu’elle forçait Andor à se rasseoir.

À partir de ce jour-là, les trois jeunes filles, pour faire plaisir à leur professeur, rivalisèrent de travail et, pour la première fois de leur vie, apprirent réellement quelque chose.

Une après-dînée où Hanna avait répondu avec empressement et exactitude à toutes les questions d’Andor sur les temps héroïques de la Grèce, où Micheline avait énuméré les différents ordres d’architecture, et Julie raconté en paroles imagées le texte de l’Odyssée, d’après ce qu’elle en avait lu dans l’excellente traduction de Vos, Andor se prit à rire presque sans le vouloir.

— Aujourd’hui, mesdemoiselles, j’avoue que vous méritez une récompense, dit-il avec amabilité ; c’est dommage que je n’aie ni la lampe merveilleuse d’Aladin ni la petite table du conte populaire à laquelle on dit : couvre-toi, et qui se dresse toute servie.

— Oh ! vous pourriez bien nous récompenser, si vous vouliez, répondit Julie.

— Nous récompenser en roi, affirma Micheline.

— Monsieur le docteur, exaucez une prière de moi, supplia Hanna, joignant les mains comme un gentil enfant.

— De moi aussi, s’écrièrent les deux amies.

— Soit, répliqua Andor. En récompense de votre application, de votre zèle, je suis prêt à exaucer un souhait de chacune de vous.

— Votre parole, docteur ? demanda Julie.

— Ma parole.

— Pour ma part, je désire que vous nous donniez un témoignage de satisfaction que nous conserverons en souvenir de notre cher professeur.

— Accordé avec plaisir, répondit Andor, préparant trois feuilles de papier et commençant à écrire.

— Moi, que pourrais-je bien demander ? ajouta Micheline, dont l’interrogation fit rire ses amies et le professeur… Oh ! je sais, je sais ; je souhaite que vous me fassiez une visite, docteur.

— Je n’aurai garde d’y manquer, répliqua Andor avec un signe de tête. Et vous, mademoiselle Hanna, que demandez-vous ?

— Je désire, docteur, que vous veniez aujourd’hui patiner avec nous, s’empressa de répondre

Hanna, élevant la tête d’un petit air de majesté rusée.

— Mais, je ne patine pas.

— Tant mieux ! je vous apprendrai.

Il y avait en ce moment de l’espiéglerie dans son regard. Elle se réjouissait à l’idée de voir une fois encore le docteur ne sachant comment se retourner.

Andor avait fini d’écrire. Il tendit à chacune des trois élèves un témoignage de satisfaction en jolie écriture. Hanna s’empara du sien avec une certaine hâte ; à peine eut-elle jeté les yeux dessus qu’il se produisit quelque chose d’étrange.

Elle devint rouge comme une pivoine, et, dans son trouble, elle lisait et relisait les quelques lignes. Le professeur leva les yeux sur elle et aussitôt le sang vint lui colorer les joues traîtreusement.

Hanna avait fait une découverte pour le moins aussi importante aux yeux d’une jeune fille que celle du télégraphe électrique ou de la vapeur l’est pour nous. Elle venait de reconnaître, sur son témoignage, l’écriture de cette lettre qui avait tant occupé jadis l’école de couture. Si elle eût constaté de la même manière que l’auteur de cette lettre était un prince russe ou un millionnaire, son triomphe eût été à peine plus grand qu’en acquérant la certitude que son enthousiaste

adorateur était précisément ce méchant, ce savant Andor qui lui en imposait, qu’elle craignait. Elle s’expliquait très-bien maintenant pourquoi la fameuse lettre n’avait été suivie d’aucune autre.

Oh ! comme elle jubilait intérieurement, sans oser, toutefois, relever les yeux ! Elle les aurait longtemps encore tenus fixés sur le témoignage, si la baronne Julie ne lui était venue en aide en s’écriant :

— Ainsi nous menons le docteur sur la glace !

— Oui, oui ; mais d’abord une tasse de café, fit Hanna, sautillant hors de la chambre.

Andor se laissa faire comme on voulut ; il était dans la situation d’un assassin que l’œil de la justice a découvert ; il se voyait trahi et peut-être maintenant se riait-on, se moquait-on de lui à lèvres que veux-tu. Il but sans se plaindre le café-pétrole ; sans se plaindre il attendit que les trois jeunes filles et la conseillère eussent fait toilette.

Lorsque les dames reparurent, le docteur, tout insensible qu’il était au luxe de la toilette, ne put cacher son admiration. Son sens du beau, fortement remué, lui faisait entrevoir toute sorte de folles visions. Sous son lourd costume d’hiver, la conseillère lui semblait une tzarine russe ; la baronne Julie en toilette de patineuse, coupe polonaise et portant sur ses blonds cheveux une coquette casquette à quatre coins, lui rappelait l’inimitable Pan Thadéus d’Adam Miskiewicz ; Micheline, en dolman et kalpak hongrois, faisait résonner en son âme une corde vibrant comme les mélodies originales de Pétœfi et, enfin, Hanna, Hanna !

Il la crut tout d’abord descendue d’un de ces petits cadres si parfaits de Dow ou de Miéris ; puis il vit tout à coup se dérouler le steppe en hiver, avec la troïka qui file comme un oiseau, le bruit des grelots des chevaux, des hurlements des loups ; après, il revint en esprit aux boutiques rouges, à la garde rebelle de Pierre III, à la haute stature déliée de Catherine, qui, le chapeau enguirlandé de feuilles de chêne, s’en allait en guerre contre son mari.

C’est ainsi qu’Andor est heureux dans son idéalisme, qu’il voit défiler sous ses yeux de jolies figures, de jolies scènes qui changent dans un salon où un autre n’aurait découvert que quatre fidèles de la mode vêtues richement et avec goût. De grand cœur il se laisse charger par celle qu’il adore des patins des trois jeunes filles, et il suit les dames dans l’escalier.

Malgré la découverte qu’Hanna a faite et qui la remplit de joie, d’orgueil, plus qu’elle ne se l’imagine, elle persiste dans son intention de faire du docteur, sur la glace, un amusement pour les autres. Dès que les jeunes filles s’aperçoivent qu’un homme les aime, la méchanceté naît en elles, et elles se conduisent comme des enfants qui ont pris un oiseau.

Chemin faisant, Hanna donne à Andor d’excellentes leçons sur l’art de patiner. Il écoute d’un air pensif, mais il n’en retirera pas plus de profit qu’on ne saurait en retirer d’une théorie : il tombera quand même sur le nez, et comme Hanna sera contente !

Bientôt le petit lac gelé du parc apparaît entre les arbres courbés sous la neige. Le tableau qu’il offre est plein de vie, de mouvement enfiévré.

Messieurs et dames filent, s’entrecroisent comme des faunes et des bacchantes. C’est un pêle-mêle de nations. Les Polonaises et les Russes glissent droites, fières, les bras croisés sur la poitrine ; les Hongrois, les Hongroises, volent, la main dans la main, et leurs dolmans brodés d’or flottent derrière eux comme des ailes ; un des lions de la résidence, qui ressemble à s’y méprendre à un Esquimau, découpe sur la glace toute sorte d’arabesques ; un officier, beau à peindre, ne le quitte pas de l’œil et une mystérieuse dame voilée, en costume de velours, semble décrire des cercles magiques autour de tous les deux.

Des enfants à figure rougie par le froid se poursuivent çà et là ; d’autres crient sur les bords et lancent des boules de neige.

Une aristocratique Junon est nonchalamment couchée dans un fauteuil bien rembourré qu’un petit officier de la garde, à l’haleine courte, pousse partout en se tenant debout derrière comme un laquais. Il a la sueur au front, mais elle ne se lasse pas de regarder les gens avec son lorgnon ; elle semble avoir oublié son cavalier.

Dans les buissons, les moineaux sautillent sur les branches couvertes de givre étincelant ; le soleil du soir verse ses reflets rouges sur ce tourbillon d’êtres et de couleurs, de telle sorte que tout brille, tout scintille étrangement. Sous le poids, la glace ondule, crie et craque.

Autour du lac, sur des bancs en bois, sont assises des dames richement vêtues, cachant dans leurs manchons leurs mains glacées et suivant des yeux les mouvements hardis de leurs filles.

Une vieille femme qui a un mouchoir bleu à tabac enroulé autour de la tête et paraît souffrir du mal de dents, loue des patins qu’un enfant en gros souliers de feutre, à figure verdâtre, maladive, attache aux pieds des messieurs, des dames aussi, quand leur cavalier ne préfère pas se réserver cette faveur.

Nos trois jeunes filles s’assoient l’une près de l’autre sur une espèce de banc à fouetter qui branle et ne demandent rien tant que de voir Andor leur rendre ce service d’esclave. Dans leur désir il y a de l’orgueil, de l’espiéglerie et aussi un peu de sensualité.

L’hypocrisie a si bien pénétré dans notre vie sociale, si bien condamné comme coupables les choses les plus innocentes, que, pour être logique avec elle-même, elle devrait tolérer moins de licences. Peut-il y avoir quelque chose de plus excitant pour l’imagination, de plus provocant pour les sens de plus répréhensible aux yeux des moralistes qu’une jolie jeune femme mettant son pied sur le genou d’un homme accroupi devant elle, soulevant par conséquent sa jupe, riant peut-être par-dessus le marché, tandis que les mains de l’esclave sont occupées au-dessus de la cheville, à l’endroit où apparaît le bas blanc ? Quand le pied d’Hanna s’appuya avec confiance, mutinerie, sur son genou, Andor lui-même savoura ce bonheur inespéré, et lorsque ce pied le pressa un peu, par mégarde, évidemment, il lui sembla que des fourmis couraient par tous ses membres. Il va sans dire qu’il mit le plus longtemps possible à en finir avec ces petits pieds ; il était si maladroit ! À la longue, cependant, les patins furent en place ; alors il s’occupa de lui, et Hanna, à son tour, l’aida à choisir une paire de patins que l’enfant verdâtre attacha en gémissant.

Hanna le prit ensuite par la main droite, Micheline par la main gauche, Julie se mit derrière pour le pousser et, à elles trois, elles amenèrent le malheureux docteur jusqu’au milieu du lac. Là, elles le lâchèrent, lui montrant comment il fallait faire, criant, riant, jusqu’à ce qu’il eût complétement perdu la tête ; puis elles s’éloignèrent, faisant flotter leurs vêtements, l’invitant de la main à les suivre.

Andor était maintenant comme quelqu’un qui a fait naufrage et qui voit la vaste mer déferler tout autour de son îlot-refuge. Une angoisse indicible s’empara de lui ; lorsqu’enfin il eut pris son courage à deux mains, essayé de glisser et réussi contre toute prévision à parcourir un certain espace, il se sentit à peu près aussi ranimé qu’un ours à qui l’on aurait mis des ailes et que l’on aurait lancé dans les airs du haut d’une tour.

Il se tenait toujours droit ; ses patins, qui avaient l’air d’être possédés du démon et qui semblaient glisser d’eux-mêmes comme ils voulaient, l’entraînèrent bientôt parmi les patineurs les plus élégants, les plus hardis, où il fut un objet d’étonnement. Les jeunes filles l’avaient suivi et criaient bravo. Lui, riait ; mais il était bien plus inquiet que fier de ses prouesses, et non sans motifs, car un peu plus tard il venait tomber sur la glace, bien devant la mystérieuse dame en velours. Elle poussa un cri perçant ; pendant qu’elle s’estimait heureuse d’en être quitte pour la peur, une fière Polonaise, lancée en plein du côté du docteur, butta contre lui et se trouva… assise sur son épaule.

La position péchait contre les convenances, mais le hasard n’est pas moraliste.

Après qu’Andor fut parvenu à se débarrasser de sa jolie cavalière, il se releva avec l’aide de Julie. Une minute ne s’était pas écoulée qu’avec une audace dont personne ne l’aurait cru capable, il allait serrer dans ses bras une dame de la cour fortement étoffée.

Se détachant de la vigoureuse poitrine de la dame, ainsi qu’une bille de billard se détache de la bande élastique, il fila, en décrivant des courbes, à travers un rond d’enfants se tenant par la main, les renversa à droite et à gauche et finit par s’abattre lui-même sur eux, ainsi qu’un héros des Niebelungen sur un monceau d’ennemis vaincus.

Pendant que le docteur patinait de manière à égayer tout le lac de ses prouesses, un autre patineur étranger faisait sensation au plus haut point et d’une tout autre manière.

C’était un homme de vingt à vingt-cinq ans, au corps souple, vigoureux, admirablement dessiné par l’espèce de pantalon hongrois, la veste richement brodée qu’il portait, à la barbe fine, à l’œil plein de défi sous ses épais sourcils bruns. Personne ne le connaissait, et il semblait ne connaître personne ; il n’en patinait pas moins à la satisfaction de chacun, y compris les curieux sur le bord.

Il commença par déployer une habileté que la plupart des spectateurs considéraient comme le dernier mot de l’art du patinage ; il continua en éclipsant tout ce qu’on avait vu jusqu’alors dans la résidence, et finit même par s’éclipser lui aussi. Avec son patin, il écrivit sur la glace tout aussi bien que le meilleur calligraphe avec sa plume sur une feuille de papier ; il tourna sur lui-même comme une toupie hollandaise ; il sauta, franchit des obstacles, comme s’il avait eu sous les pieds deux chevaux de course au lieu de deux patins ; il dansa mieux que le meilleur danseur sur un parquet, comme un maître de ballet.

Tout le monde demeurait immobile à le contempler ; on ne parlait plus que de lui, et lorsque Andor tomba deux fois encore en revenant au rivage, où il fut délivré par l’enfant verdâtre des deux mauvais génies qui l’avaient torturé, on ne fit pas même attention à lui.

L’assistance était très-préoccupée de son incertitude complète, en ce qui concernait la personne, la position de celui qu’elle admirait.

On le disait étranger, mais un étranger, cela peut tout aussi bien vouloir dire un coiffeur, un acrobate, un aventurier que « l’un des nôtres ». Chaque comtesse calculait déjà ce qu’elle aurait à faire si le patineur venait l’inviter à se laisser conduire par lui sur la glace. Quel honneur ce pouvait être, et peut-être, en fin de compte, quel déshonneur !

Il n’y avait pas du tout lieu, pour les illustres dames, d’être ainsi embarrassées. D’abord, le baron Keith, qui connaissait l’étranger, vint lui dire bonjour ; il eut aussitôt l’occasion de répandre cent dix-sept fois la nouvelle que le patineur était un baron Oldershausen, propriétaire terrien dans un état voisin.

En second lieu, il ne vint nullement à l’idée du matador du patinage de faire reine du jour l’une des comtesses fanées ; au contraire, il alla tout droit à la jolie Micheline Rosenzweig, se présenta lui-même et entraîna précipitamment sur la glace la rose du Ghetto, radieuse de joie, pour y tracer avec elle toute sorte de figures fantastiques. Tandis qu’il se courbait vers elle par-dessus le fauteuil et qu’elle levait vers lui ses yeux brillants, elle le reconnut pour le joli monsieur du théâtre avec lequel elle avait si vivement coqueté.

Les comtesses, les baronnes et toutes les demoiselles à particule déclarèrent dès lors que l’étranger, malgré sa tournure de sporting gentleman, devait être un parvenu.

Dans cette même soirée, le baron Oldershausen se rendait chez le comte Bärnburg, son parent éloigné, et lui demandait des renseignements sur Micheline, dont il affirmait qu’il était amoureux.

Amour allemand, qu’es-tu devenu avec le temps ?

Jadis, tu n’allais pas sans clair de lune, sans poésie, chant du rossignol ; avec une guitare, on te chantait sous la fenêtre de sa belle, on t’offrait comme un bouquet de fleurs parfumées.

Amour allemand, à tes yeux aussi, aujourd’hui, des gants glacés irréprochables ont plus de prix que des vers, l’éclat doré d’un bracelet vaut plus que le scintillement des étoiles, et pourtant tu ne peux échapper tout à fait au romantique.

Le baron Oldershausen veut savoir exactement quel est l’âge de Micheline, quelle éducation elle a reçue, c’est-à-dire si elle est en état de faire les honneurs d’un salon ; il veut savoir aussi ce qu’on pense de Rosenzweig, pas de sa personne en elle-même, mais de sa fortune ; il n’oublie pas non plus de demander combien d’enfants dans la famille, combien aura Micheline de ce que possède son père. Après qu’il a obtenu réponse à son gré à toutes ces questions, il devient romantique. Aller plus loin tout de suite… cela demande réflexion ; la jeune fille passe pour excentrique.

Le lendemain matin, le baron Oldershausen s’affuble donc des habits d’un vrai commissionnaire et le voilà au coin de rue le plus voisin de la maison Rosenzweig.

Micheline vient à passer avec sa mère. Il la salue, et elle découvre en lui le héros du lac. Il n’en faut pas plus à l’éveillée jeune fille pour qu’elle comprenne tout.

Rentrée chez elle, elle s’assied à une table à écrire, griffonne quelques lignes à Hanna, appose sur l’enveloppe son cachet de fantaisie : une couronne de roses sur un lion au repos, et sonne le domestique. Alors que ce dernier, répondant à la sonnette, arrive à la porte, elle ouvre la fenêtre, s’assure qu’Oldershausen est seul au coin de la rue et ordonne au serviteur d’aller chercher un commissionnaire.

Quelques minutes plus tard, Oldershausen, qui a monté l’escalier quatre à quatre, est devant Micheline et seul avec elle dans sa chambre à coucher. Il n’y a pas dans le code des convenances de règles qui défendent aux commissionnaires d’être seuls avec les jeunes filles dans leur chambre à coucher. L’heureux baron n’a qu’un petit nombre de secondes, mais il en profite autant qu’Andor aurait profité d’un pareil nombre d’années ; il se jette aux pieds de Micheline et lui dit, avec ce même aplomb dont il a fait preuve sur la glace, qu’il l’aime, qu’il est son adorateur.

Un désagréable incident vient troubler le tête-à-tête. Maman Rosenzweig a eu besoin, elle aussi, d’un commissionnaire et elle arrive avec bruit dans la chambre. Par un de ces bonds qu’il a l’habitude de faire sur la glace, Oldershausen se retrouve sur ses pieds ; mais il serait impossible à Micheline de lui répondre, s’il y avait quelque chose d’impossible à une jeune fille rusée.

Elle va à la table à écrire d’un air d’indifférence, griffonne de nouveau quelques lignes et les met sous enveloppe, avec celles adressées à Hanna.

En tendant la lettre au baron, elle lui recommande de la porter immédiatement chez les Teschenberg, de la remettre en mains propres à mademoiselle Hanna.

C’est ensuite le tour de la maman.

— Mon brave homme, fait-elle, vous irez d’abord chez Ranzoni, où vous vous ferez donner pour moi un gros pâté de foie gras, une grosse boîte de sardines et une petite boîte de caviar ; de là, vous irez prendre chez mademoiselle Kronowetter un paletot de velours qu’il faudra porter délicatement ; puis chez Schilling et Ce des cartes de visite, un carton de papier à lettre ; après, vous demanderez chez Schwertmaul, au coin de la rue du Roi et de la rue Olga, si mes pantoufles sont prêtes. Allez et revenez vite ; vous savez qu’un bon pourboire vous attend.

Oldershausen s’en va contrarié. L’amour fait de lui, sans façon, une bête de somme ; mais il n’y a pas à balancer ; il se résigne avec l’espoir de toucher le cœur de la mère par son zèle de commissionnaire, et de faire d’autant plus facilement la conquête de la fille. Il va d’abord remettre la lettre entre les mains d’Hanna.

Hanna l’a reconnu tout de suite ; elle rit et lui donne les lignes que Micheline a enfermées pour lui dans la lettre.

— Oh ! permettez-moi de les lire ici même ; sinon je mourrais de…

— Ne mourez pas et lisez, fait Hanna sur un ton de plaisanterie.

Il lit donc :

« Monsieur,

» Je pourrais vous tourmenter, vous infliger le supplice de l’incertitude, ainsi qu’il est d’usage chez les jeunes filles, mais je trouve cette manière d’agir aussi peu pratique, aussi ridicule que le sentimentalisme, le romanesque d’autrefois.

» Vous me plaisez. Ai-je de l’amour pour vous ? Je ne pense pas qu’il faille avant tout s’aimer pour s’épouser. Pour moi, le mariage sans amour me promet plus de plaisir qu’un attachement passionné qui nous amène facilement hors du droit chemin. Je n’ai qu’un mot à vous demander en réponse à cette question : voulez-vous faire de moi la baronne Oldershausen ? Oui ou non. Votre — M. »

Oldershausen baise la lettre, demande à Hanna la permission de répondre quelques mots, et après les avoir mis sous enveloppe, il prie la jeune fille d’écrire de sa main l’adresse de son amie. Hanna accède aussitôt à la prière.

Une heure plus tard le baron déposait aux pieds de madame Rosenzweig le pâté, les sardines, le caviar, annonçait que les cartes de visite, le papier n’étaient pas prêts, aidait galamment à endosser le paletot de velours, faisait acte de servitude en mettant les pantoufles et recevait avec une horreur comique un demi-florin de pourboire qu’il tenait sur la paume de la main, sans oser l’empocher.

Micheline lui fit signe de l’œil qu’il fallait le garder. La maman saisit l’œillade au passage et s’imagina que, d’après sa fille, elle n’avait pas assez donné. Lâchant les rênes de sa générosité, elle se tourna vers le baron et lui dit :

— Écoutez, commissionnaire, vous pouvez descendre à la cuisine et vous régaler de tous les restes de la semaine.

— Oh ! c’est trop de bonté, madame, balbutia Oldershausen.

Il donna la lettre à Micheline et se précipita dans l’escalier comme s’il avait eu derrière lui les spectres de tous les poulets, de toutes les oies, de tous les canards tués dans la semaine chez les Rosenzweig.

En fille qui connaît ses devoirs, Micheline complimenta sa mère sur ses petits pieds, d’une jolie longueur de frégate par le fait, et ouvrit ensuite l’enveloppe de sa lettre où elle trouva les lignes suivantes :

« Mademoiselle. Vous êtes aussi spirituelle que jolie. Mon adoration pour vous ne connaît plus de limite. Illimité aussi sera mon bonheur, si vous consentez à me suivre à l’autel. Celui qui vous aime au delà de toutes les limites. Baron Oldershausen. »

La lettre était plus qu’ordinaire, sans style même, puisqu’en trois lignes le même mot revenait trois fois : limites, illimité, limites. Pourtant Micheline la trouva très-jolie, très-spirituelle. C’est qu’elle lui apportait la certitude que sous peu elle serait baronne Oldershausen.

Amour allemand, qu’es-tu devenu avec le temps ?


  1. Ce saint a, en Allemagne, la réputation d’éteindre les incendies.