Les Prussiens d’aujourd’hui/T-1-16

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 283-296).

XVI

SELON LE MÉRITE, LA RÉCOMPENSE

La princesse Paula habitait, avec sa petite cour, une aile particulière du palais du roi. Elle faisait aussi peu de cas de l’étiquette que des coutumes et vivait dans la ville allemande comme elle avait vécu chez elle, n’obéissant qu’à sa fantaisie, à ses caprices.

Une seule personne avait sur elle quelque influence. C’était sa sœur de lait, qui lui servait de femme de chambre et de confidente. La petite Warinka, fille d’une riche paysanne, était jolie, mutine et nullement facile à effrayer. À l’aide du scharafan rouge qu’elle portait, et qui lui valait tous les regards de la domesticité de la cour, la rusée jeune fille avait su faire la conquête d’un écuyer du roi, beau garçon ayant servi dans les hussards bleus et nommé Hans Klepfer. Avec cet adorateur sans influence apparente, elle tenait entre ses mains le fil de toutes les intrigues de la cour.

Il était onze heures du matin. La bouillante jeune princesse venait de se lever de très-mauvaise humeur, et se faisait coiffer par Warinka, qui ne cessait de roucouler, de chanter. Une dame de la cour avait apporté un bouquet de la part du prince et s’était éloignée en faisant une profonde révérence. La première des dames d’honneur attachées à la suite de la princesse Paula était encore à admirer les belles roses lorsque tout à coup la princesse se leva, prit le bouquet de son royal adorateur et le jeta sur le parquet.

La première dame d’honneur tressaillit, comme si une bombe eût éclaté près d’elle.

— Mon Dieu ! fit-elle à mi-voix.

— Laissez-moi seule, lui commanda la princesse.

La vieille dame fit une de ces révérences de cour par lesquelles on est bien près de s’asseoir par terre et disparut prestement.

— Qu’y a-t-il, Warinka ? demanda aussitôt la princesse. Tu as quelque chose à me dire ?

La petite confidente fit un signe de tête affirmatif.

— Ce matin, de bonne heure, dit-elle tout bas, il y a eu une scène juste devant les écuries de la cour, où le vieux roi allait monter à cheval pour sa promenade du matin. M. Wolfgang, le bel artiste qui a fait votre buste, revient d’un voyage ; il paraît qu’il est allé dans notre capitale, et il parlait de vous. Le roi semblait fort en colère de ce que lui racontait M. Wolfgang ; il frappait du pied et jurait à pleine bouche, comme ils jurent tous ici, ces Allemands.

La princesse Paula avait écouté sans mot dire ; mais elle était devenue très-pâle.

— Tu tiens la nouvelle de ton écuyer, n’est-ce pas ?

— Oui, de M. Klepfer.

— Est-ce un homme sûr, ton Klepfer ?

— Oh ! certainement !

La princesse alla s’asseoir à son secrétaire et traça rapidement quelques lignes sur une feuille de papier vert fortement parfumé.

— Il faut que le prince Théodore reçoive ces lignes avant le dîner, dit la princesse, tu diras en même temps à ton M. Klepfer que je monterai à cheval ce soir à neuf heures et qu’il aura à m’accompagner lui seul.

Warinka s’acquitta à merveille de la commission. Un peu avant midi, le prince royal recevait le billet de la princesse. Au second dîner, à six heures, il fit à Paula un signe qui voulait dire : Je viendrai.

À huit heures et demie, il sortit de la ville dans une voiture de chasse et en compagnie d’un seul aide de camp sur lequel il savait pouvoir compter entièrement. Il n’y avait rien d’extraordinaire dans cette sortie ; le prince royal passait pour excentrique et avait déjà fait des choses très-étranges. À neuf heures, la princesse Paula sortait au galop du château, suivie de l’écuyer Klepfer. En ceci rien d’étonnant non plus ; tout récemment encore, par un beau clair de lune, la princesse avait fait seller son cheval à minuit.

Une heure plus tard, elle mettait pied à terre à la lisière d’une forêt entourant le château de chasse royale d’Hubertusburg. Elle dit à l’écuyer de garder les chevaux, se débarrassa de la traîne d’amazone qu’elle avait serrée à sa ceinture, demanda du feu pour sa cigarette à M. Klepfer et s’engagea rapidement sous la feuillée, vêtue maintenant d’un costume gris très-court et d’une veste turque rouge, à broderies d’or. La lune l’éclairait dans sa marche. Dans le haut du bois, sur une colline parsemée de toute sorte de broussailles, se dressait une hutte couverte d’écorces d’arbres et dominant les sombres sommets des arbres. C’était là que le prince royal attendait la princesse.

De sa cravache elle frappa à la porte qui s’ouvrit. Elle pénétra dans la hutte, où régnait une forte odeur de résine et de fleurs des bois. La porte se referma derrière elle, et elle se trouva dans les bras du prince.

Le lendemain matin, la première dame d’honneur de la princesse vint lui annoncer au lit la visite du roi. La belle paresseuse se hâta de faire toilette.

Quand Sa Majesté entra, elle s’empressa d’aller à sa rencontre et lui tendit les deux mains avec une cordialité parfaitement jouée. Mais le vieux roi se garda de les prendre. Il se tenait raide devant elle et la regardait d’un air dur, méchant.

— J’ai appris de jolies histoires, princesse, fit-il sévèrement. Je sais tout ; un vrai roman. Cela m’est égal, du reste ; je venais seulement vous demander quand vous comptez partir.

La princesse Paula fit un pas en arrière. Relevant fièrement sa belle tête, elle fixa hardiment, avec fermeté, ses yeux sur ceux du roi. Le tremblement de ses lèvres trahissait seul son émotion intérieure. Elle n’était plus maintenant la doucereuse hypocrite de naguère ; elle était redevenue elle-même.

— Je ne pars pas, Majesté.

— Pourquoi donc ?

— Parce que je veux rester ici pour donner ma main à votre fils, le prince royal !

— Folie ! le mariage n’aura pas lieu.

— Et moi je vous dis, Majesté, que le prince héritier m’épousera. Il faut qu’il m’épouse ou sinon il aura forfait à l’honneur.

— Hm ! vous en êtes déjà là ! j’aurais dû m’en douter ; c’est dans le sang.

— Et Votre Majesté devra presser le mariage, afin de… d’éviter un scandale européen.

— Hm ! À moi peu m’importe ! dit le roi, haussant les épaules ; mais je plains mon pauvre Théodore. Il l’a voulu, d’ailleurs. Vous ne seriez pas venue à bout de moi aussi facilement, princesse. Mais ces hommes d’aujourd’hui ! Quelle pauvre génération ! Bonjour !

Il y eut encore une scène violente entre le père et le fils, puis le mariage du prince héritier et de la princesse Paula se fit rapidement, avec tout l’éclat que le vieux roi aimait à déployer dans ces occasions. Avant le jour de la cérémonie, la princesse s’était convertie à la religion catholique, d’elle-même et par un calcul très-habile. À dater de ce moment, chacun de ses actes révéla la future reine qui se prépare non-seulement à monter sur le trône, mais encore à régner.

Ce ne fut pas sans intention que, le jour même du mariage, le vieux roi fit publier dans l’Officiel, entre autres distinctions motivées par la circonstance, la nomination de Wolfgang au poste de directeur général des galeries royales de peinture.

Warinka apporta le journal à sa maîtresse. Lorsque celle-ci lut, à la suite du nom du sculpteur : « Afin de récompenser, autant qu’ils le méritent, les éminents services rendus par M. Wolfgang, » elle devint d’un beau rouge.

— Bien, très-bien, murmura la princesse. Moi aussi, je le récompenserai selon son mérite.

Puis, se levant et s’éventant avec son mouchoir, elle ajouta :

— Ouvre les fenêtres, Warinka, il fait une chaleur insupportable.

La princesse ressentait une haine mortelle contre Wolfgang ; sa haine ne demandait pas vengeance à la manière de nos cours, où la défaveur se traduit par un froncement de sourcils, une invitation à faire valoir ses droits à la retraite ; non, elle eût préféré faire écharper immédiatement celui qu’elle haïssait. Sa nature despotique se révoltait à l’idée de garder des ménagements envers cet homme qui l’avait offensée, trahie ; mais elle comprenait que ce qui est possible en Russie ne l’est pas dans le reste de l’Europe, surtout en Allemagne. Elle se résigna donc à patienter, à attendre, mais non à pardonner.

Le hasard ne tarda pas à la servir.

Un jour où elle allait monter à cheval et descendait le large escalier de marbre, suivie de la première dame d’honneur et d’un domestique de la cour, elle rencontra Wolfgang qui montait. En apercevant la princesse, le sculpteur s’arrêta ; droit comme un soldat sous les armes, le chapeau à la main, le dos à la rampe, il attendait avec déférence qu’elle eût passé.

Mais la princesse, tenant la traîne de son amazone de velours sur le bras gauche, fit halte en face de lui, et dit à sa compagne :

— Voilà le misérable !

En même temps, elle levait sa cravache sur Wolfgang, et, avec la rapidité de l’éclair, l’en frappait deux fois au visage, de manière à y laisser deux marques rouges de sang.

Sans y penser probablement, car il était devenu sujet très-loyal, le malheureux directeur fit un mouvement comme pour arracher la cravache à la princesse ; mais le domestique de la cour se jeta entre elle et lui et le maintint fortement.

La princesse toisa sa victime d’un coup d’œil plein d’un mépris indicible et continua à descendre l’escalier lentement. Ses yeux brillaient ; elle respirait plus librement.

— Ah ! que je me sens bien ! dit-elle. Je me sens on ne peut mieux.

Pendant ce temps, la première dame d’honneur était sur le point de s’évanouir.

Wolfgang demanda une audience au père du pays et exposa ses griefs. Le vieux roi se mit à rire.

— C’est dans le sang ; rien à faire. Faut-il envoyer la princesse au violon ? Hé ! ce sont des petites preuves d’affection ; on ne doit pas garder rancune aux femmes pour cela. Lola Montès en a fait autant. Cela vous permettra de réfléchir sur la différence entre la princesse et les danseuses d’aujourd’hui. Hm ! quel vilain monde ! Que voulez-vous ? Je vous donnerai une décoration. C’est un bon emplâtre pour toutes les blessures. Vous avez tout l’air du tigre de mon jardin zoologique. Vous aurez l’ordre de l’Épée. Bonjour.

Le sculpteur, à qui les officiers de la garde donnèrent le sobriquet de rayé, — les officiers en général, et ceux de la garde en particulier, sont très-spirituels, — le sculpteur reçut en effet l’ordre de l’Épée, la troisième classe, et bientôt il voyait s’ouvrir devant lui la perspective d’une seconde distinction du même genre.

Il arriva qu’une plainte fut déposée contre lui peu de temps après. Les journaux publièrent, Dieu sait par quelle influence, des notes mystérieuses faisant pressentir un de ces procès à huis-clos qui excitent l’émotion et l’indignation dans toutes les classes de la société, dont la vertu ne brille pas, en pareil cas, sous les plus belles couleurs. Le prince royal demanda que le nouveau directeur fût destitué,

— Hm, fit le vieux roi, c’est là qu’on veut en venir. Il faudra attendre que la justice ait décidé. Il est à remarquer, du reste, que le plaignant est au service de la princesse royale, et que sa fille, la victime, dit-on, a reçu un riche cadeau ; je ne veux pas rechercher de qui ; elle doit aussi recevoir une dot, quand elle épousera son chasseur. Hm !

De fait, à l’aide d’un certain nombre de témoins irrécusables, Wolfgang parvint à établir un alibi. Au moment où le prétendu crime avait dû être commis au château, il se trouvait dans un tout autre endroit.

Il fut renvoyé de la plainte. Il ne lui en resta pas moins une tache que personne ne pouvait définir et qui suffit cependant à lui faire fermer la plupart des grands salons dans lesquels il avait été reçu avec plaisir jusqu’alors. De son côté, la comtesse Bärnburg, à laquelle le sculpteur était devenu à charge, profita de l’occasion pour se débarrasser de lui.

Deux mois après cette scandaleuse affaire, le vieux roi mourut et la princesse Paula monta sur le trône avec son mari, le prince Théodore. Le premier acte du nouveau roi ou plutôt de la jeune reine fut la destitution de Wolfgang. Des hauteurs ensoleillées de la faveur royale, le sculpteur retomba tout à coup dans la malpropreté, la misère de son existence antérieure.

Plusieurs fois il prit la résolution de se tuer ; à la quatrième fois il hésitait encore. Il n’avait pas songé un instant à se faire une situation honorable par son talent et son travail.

Un Russe de grande famille, portant un nom historique connu, lut sa destitution dans un journal et l’invita de la façon la plus flatteuse à venir en Russie. Il lui offrait une très-belle position et proposait même de lui envoyer de l’argent. Aussitôt Wolfgang reprit ses grands airs, parla des cabales de la cour impuissantes à éclipser, à enterrer pour longtemps un homme de talent et de réputation. Puis, après avoir reçu de Saint-Pétersbourg une grosse traite sur un banquier, il partit plein de belles espérances.

La reine Paula savait non-seulement se venger de tout cœur, mais elle récompensait aussi avec intelligence. Hans Klepfer, l’écuyer, fut nommé premier écuyer et épousa Warinka, qui fut dotée par la reine à faire envie à mainte comtesse sans fortune.

Par calcul, sa belle Majesté avait cru devoir, dès son avènement, se montrer fille très-fidèle de l’Église. Pourquoi non ? Lucrèce Borgia ne passait-elle pas pour pieuse ?

L’Église, si intolérante pour la science, pour les grandes vérités découvertes par l’esprit humain, s’est montrée de tout temps très-indulgente pour les passions des femmes princières ou haut placées.

La reine suivit les sermons du moine Hasfege et prit le beau dominicain fanatique pour confesseur. Elle favorisa toutes les réunions pieuses et encouragea les dames nobles qui quêtaient aux portes des églises le denier de Saint-Pierre pour le pape persécuté.

La dévotion devint tout à coup à la mode. Partager les opinions libres des temps modernes était considéré comme de fort mauvais goût. La morale aussi fut remise en honneur.

La souveraine avait condamné les statues de la galerie avec un : fi donc ! très-accentué. En conséquence, tous les dieux grecs, les héros et les combattants romains furent pourvus de feuilles de vigne en fer-blanc. Il faut ajouter que presque chaque jour, depuis lors, quelque petite fille embarrassait beaucoup sa prude maman, en montrant du doigt la première feuille de vigne venue et en demandant ce qui se cachait derrière. Avant, les enfants passaient sans rien remarquer ; mais ces bambins sont si naïfs, si curieux !

Les feuilles de vigne firent fureur parmi les dames élégantes. On sait qu’il y a des Américaines qui, par décence, mettent des fourreaux aux pieds de leur piano ; de même les dames élégantes ne se contentèrent pas de couvrir leurs statuettes de feuilles de vigne en papier vert ; elles ne lisaient plus que des livres à feuilles de vigne ; chacun de leurs mouvements, chacune de leurs paroles avait sa feuille de vigne.

« Le mouvement religieux de notre époque, » écrivait Wiepert, abordant le sujet dans son journal, « naît incontestablement du besoin d’idéal chez les masses, du besoin de cet idéal que le matérialisme vulgaire leur refuse si nettement, si ironiquement. Mais ceux qui dirigent ce mouvement, les messieurs aux généalogies interminables, les dames aux paroissiens en velours rouge et surtout les prêtres et les princes de l’Église, poursuivent, sans qu’il y ait peut-être une seule exception, les mêmes buts que les autres spéculateurs contemporains. Eux aussi luttent pour arriver au pouvoir et à la fortune. Il n’y a qu’une différence : le Syllabus et les litanies remplacent le cours de la rente. »

La belle reine savait parfaitement, elle aussi, faire servir la religion à ses vues : mais pas un instant elle ne songeait à subordonner ses désirs, ses passions, ses actes, aux commandements de la religion. Cela n’est bon que pour le pauvre travailleur, le paysan inculte.

Un jour, par des voies secrètes, détournées, arriva une lettre du grand personnage qui avait attiré Wolfgang en Russie. La reine Paula l’ouvrit précipitamment et en lut le contenu avec des yeux où brillait toute la satisfaction de la haine assouvie.

On lui annonçait que le sculpteur avait été arrêté comme émissaire politique et venait d’être expédié pour la Sibérie. Elle laissa retomber son beau bras blanc tenant la lettre et fit entendre un éclat de rire court, méchant, qui n’avait absolument rien de royal ni de chrétien.