Les Prussiens d’aujourd’hui/T-1-15

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 259-282).

XV

UN JOURNALISTE MODERNE

Devant le petit palais en style italien, le comte saisit le marteau et le laissa retomber avec force. Presque aussitôt la porte s’ouvrait comme d’elle-même. Le maître de la maison fit entrer son compagnon dans un large corridor et referma soigneusement.

— Vous vous attendez, sans doute, à trouver chez moi beaucoup de choses étranges, dit-il à son hôte, pendant qu’ils montaient les marches d’un escalier recouvert d’un tapis. S’il en est ainsi, vous allez éprouver une déception. Si j’ai parcouru le monde entier, ce n’est ni pour trouver tout bon dans mon pays et tout mauvais ailleurs. Partout où j’ai vu quelque chose de mieux fait que chez nous, je me suis procuré ce quelque chose. Considérez donc ces conquêtes comme la cueillette de la sagesse, de l’expérience, plutôt que comme des curiosités.

Le mécanisme qui ouvre et ferme la porte de cette maison est d’origine italienne. Les avantages qu’il offre sautent aux yeux. Dans les maisons italiennes habitées par plusieurs familles, chaque étage a, à l’entrée de la maison, sa sonnette particulière, avec un numéro correspondant. De l’étage auquel on veut arriver, on ouvre au moyen d’un cordon. En outre, chaque étage a encore une autre sonnette qu’il faut tirer pour se faire ouvrir. La maison n’est donc pas plus ouverte le jour que la nuit et cela par un procédé des plus simples. Comparez ce système à celui qui existe pour les maisons de Vienne, et vous aurez une nouvelle preuve qu’aucune nation ne se suffit à elle-même, qu’elle prend chez les autres beaucoup de bonnes choses pratiques.

Au premier étage, le comte et Andor furent reçus par un vieux domestique dont le corps parcheminé disparaissait sous une livrée bleue toute neuve. Il avait des culottes courtes, des souliers à boucles, des gants blancs et portait un flambeau en argent massif.

— Jacques, conduisez monsieur dans la chambre verte, lui dit son maître.

— Très-bien, votre seigneurie.

Le vieux domestique momifié glissa sur le tapis du corridor comme un fantôme, sans faire le moindre bruit, Andor le suivit. Ils arrivèrent devant une grande porte en bois brun plaquée de cuivre jaune. Jacques ouvrit.

La pièce dans laquelle ils pénétrèrent s’appelait à bon droit la chambre verte. Non-seulement les murs en étaient tendus de vert et le parquet recouvert d’un tapis de même couleur, mais encore l’ensemble en était disposé comme une espèce de verdoyant recoin de forêt. Dans la salle s’élevaient jusqu’au plafond de jeunes pins et sapins ayant de la mousse dans le bas et paraissant plantés dans le parquet. Ces arbres se trouvaient groupés, serrés autour d’un grand piano américain, séparé ainsi du reste de la pièce par l’espèce de vert rideau transparent que formait le feuillage.

Un bruit d’eau fraîche, tombant avec un murmure, se faisait entendre, et dans un coin de la salle un épais gazon semblait inviter au repos. Andor découvrit bientôt que le bruit était fait par un jet d’eau dont la colonne redescendait dans une grande et blanche coquille servant de bassin, que le beau gazon vert était un lit de repos recouvert de velours vert, très-ras, ne s’élevant que fort peu au-dessus du parquet et propice à la méditation, à la rêverie.

Le visiteur ne resta que peu d’instants tout seul. Bientôt paraissait le comte, soigneusement vêtu, en habit noir élégant, à la dernière mode. Il portait une cravate blanche et il était bien frisé. Le vieux domestique qui le suivait mit un flacon, des verres, près du lit de repos en velours et s’éloigna.

— Je ne vous offre pas à souper, mon ami, — dit le maître de la maison. — Dans votre situation d’esprit, on ne peut pas manger ; mais buvez, buvez ; le vin rend le cœur libre. Étendez-vous là, si cela vous plaît ; sinon, faites ce que vous voudrez. Je vais jouer du piano ; peut-être la musique vous calmera-t-elle.

Il passa derrière le rideau de verdure et, dans la demi-obscurité, s’assit au piano.

Le flambeau avait été placé sur un guéridon, dans un coin, et les reflets de la lumière zigzaguaient, brillants sur le sol, à travers les aiguilles vertes des arbres.

— J’ai disposé ainsi cette pièce, dit le comte, parce que j’aime par-dessus tout la verdure des arbres, le bruit de l’eau qui tombe. Je pourrais trouver tout cela et bien mieux dans la forêt ; mais il ne m’est pas possible d’y transporter mon piano. Voilà ma raison. Puis l’arôme des arbres à aiguilles est si bon pour la poitrine et les nerfs !

Il laissa courir ses doigts sur les touches et se mit à jouer.

Andor ne savait si le comte jouait un morceau ou s’il suivait simplement les inspirations de sa fantaisie ; mais le jeu du vieillard faisait sur lui un effet prodigieux.

Ce fut d’abord comme la chaleur étouffante précédant l’orage ; après, les notes grondèrent retentissantes comme le tonnerre, fulgurantes comme l’éclair. Soudain, tous les éléments semblèrent se déchaîner, toutes les passions éclater à la fois. On entendait tantôt le cri effrayant du fou, tantôt des pleurs déchirants ; puis, cette terrible tempête fit place aux accents de la plainte timide, de la mélancolie élégiaque, et enfin on eût dit qu’une sainte paix descendait d’en haut, dans des accords sublimes.

Il semblait à Andor qu’un arc-en-ciel consolateur, plein de promesses, allait briller parmi les pins, les sapins verdoyants. Les sons continuaient toujours de plus en plus doux, ainsi que le murmure d’une source ; ils s’éteignirent enfin, sous le bruit monotone de l’eau retombant dans le petit bassin.

— Eh bien, demanda le comte après une pause, comment vous trouvez-vous ?

— Bien, très-bien.

— Je vous guérirai, entendez-vous ; je vous guérirai complétement.

Il se leva et vint au docteur qu’il saisit par un bouton de la redingote.

— Ayez confiance en ma méthode, ajouta-t-il. Vous perdez votre bien-aimée uniquement parce que vous n’avez pas de position vous assurant une existence sans soucis. Cette même perte pourrait se renouveler un jour ; coupez le mal à sa racine. Pourquoi n’avez-vous pas de position ? Parce que vous n’êtes pas pratique. Remarquez bien que je dis : vous n’êtes pas pratique ; il y a pour moi une grande différence entre matérialiste et pratique. On peut être pratique tout en poursuivant un but idéal ; on devrait même l’être davantage, parce que c’est le seul moyen d’arriver à son but, élevé ou non. Vous êtes un homme de science, c’est très-bien. Je n’ai rien à dire à cela ; mais je vous blâme de ne pas rendre votre science applicable, utile à la vie. C’est là, du reste, un défaut commun à tous les savants allemands. En voulez-vous un exemple ? Qui a appliqué, fait connaître les recherches, les idées de David Strauss ? Renan, un Français, et Renan est lu dans le monde entier, tandis que Strauss n’est connu que d’un petit nombre de lettrés. Mais il est quelqu’un qui vous expliquera cela beaucoup mieux que moi. Connaissez-vous le docteur Wiepert, rédacteur de la Réforme ?

— De nom seulement.

— Ce docteur est ce que j’appellerai un journaliste moderne. Ne vous imaginez pas un de ces esclaves de la plume commandés par les pachas industriels que la Gartenlaube[1] appelle les maréchaux de la presse, ni un de ces ouvriers de la corporation des écrivains qui livre son travail comme on livrait avant lui et suivant la coutume des temps. Non, le docteur est un homme qui répond, en tant que journaliste, à toutes les exigences de notre époque, et c’est beaucoup dire. Allez le voir demain, il sera prévenu de votre visite.

En ce moment, le bouton de la redingote, tordu et retordu, céda entre les doigts du comte. Il s’interrompit, regarda le bouton d’un air ébahi et, finalement, le jeta sur le parquet.

— Qu’avais-je encore à vous dire ? reprenait-il bientôt. Cela ne me revient pas. N’importe. Remplissons nos verres, et foin des soucis !

Il versa du vin du Rhin dans deux petites coupes ciselées, en offrit une à Andor et se mit à chanter d’une belle voix de baryton :

Gaudeamus igitur, juvenes dum sumus[2].

Le lendemain, dans la matinée, Andor n’eut garde de ne pas faire sa visite au rédacteur de la Réforme.

On l’introduisit dans une grande pièce où le long des murs, ainsi qu’au centre, se dressaient de hauts rayons pleins de livres formant de véritables ruelles et des petites places nettement marquées. Dans un recoin mystérieux, auprès d’une fenêtre ne laissant passer les rayons du chaud soleil d’été qu’à travers des rideaux verts, Andor découvrit celui qu’il venait voir, assis dans un fauteuil à roulettes devant une énorme table de travail.

C’était un petit homme malingre, à figure pâle, spirituelle, encadrée d’une forte barbe noire. Ses yeux intelligents, vifs et respirant la bonté, s’abritaient derrière des lunettes d’or.

À la table, une dame assise écrivait.

À l’approche du visiteur, le maître de la maison lui tendit cordialement les deux mains, et la femme se leva pour le saluer amicalement, elle aussi. Andor s’aperçut alors que cette femme n’était pas jolie, mais jeune, élégante, qu’elle avait une figure fine, entourée d’une épaisse chevelure noire, que tout son être trahissait cette grâce de l’esprit qui est bien supérieure à la beauté des formes.

— Mon jeune ami, je vous demande pardon de ne pas mieux vous recevoir, dit le docteur Wiepert, mais j’ai les pieds à peu près paralysés, et je ne me sers de mes bras que bien malgré eux. Si je n’avais à côté de moi ce bon esprit, qui n’est pas dépourvu d’un corps en parfait état, comme vous pouvez le voir, je ne saurais vraiment comment me mettre en rapport avec le monde extérieur. Asseyez-vous donc.

Le docteur indiqua du doigt une chaise et Andor y prit place. Pendant quelques instants, M. Wiepert eut l’air d’étudier la physionomie de son visiteur. Il reprit enfin :

— Vous m’avez été chaudement recommandé par quelqu’un que j’estime beaucoup ; c’est ce qui a fait que je vous ai appelé ami. Je suis d’autant plus enchanté de la recommandation, que l’impression que vous venez de produire sur moi est une impression de sympathie. Ce n’est que lorsque nous voyons un homme pour la première fois que nous pouvons nous faire de lui une idée exacte. Avec le temps, on s’habitue à chaque figure, et l’on perd la faculté de lire sur les physionomies.

Une foule de détails nous frappent, nous égarent, tandis qu’à la première rencontre, on voit toujours bien l’homme dans son ensemble. Mais venons au fait. Vous me permettez, n’est-ce pas, de vous parler sans détours ?

— Je vous en prie.

— Avant tout, il faut nous expliquer au sujet d’une certaine jeune fille.

Andor rougit et regarda le bout de ses souliers d’un air embarrassé.

— Vous aimez, continua M. Wiepert baissant la voix, vous aimez et vous n’êtes pas payé de retour. La jeune fille qui vous a charmé, — tout amour n’est-il pas un charme ? — vous jure un amour sans fin, une fidélité éternelle, mais elle vous quitte. Elle éprouve quelque chose pour vous, sans avoir la force de triompher des circonstances. Nous savons donc ce qui va arriver. Elle vous écrira ; puis ses lettres deviendront de plus en plus rares, jusqu’à ce qu’elles cessent tout à fait. Mettez-vous bien cela dans l’esprit, maintenant, afin d’arracher à temps de votre cœur tout ce qui ressemble à une illusion, à un espoir quelconque, afin de supporter avec moins de douleur ce qui doit arriver, ce qui arrivera fatalement. Je connais les femmes, mon jeune ami, c’est pourquoi je ne m’illusionne nullement sur la nature féminine ; c’est pourquoi je suis heureux avec ma femme. Regardez-moi bien ; quelque incroyable que cela vous paraisse, je suis parfaitement heureux en ménage. Ma femme, — je ne crains pas de le dire devant elle, — n’a pas un grain de vanité ; ma femme est un ange véritable sous sa petite robe fraîchement lavée. Savez-vous ce que c’est de consacrer sa vie à un paralytique ? Un grand, grand sacrifice.

— Ce n’est pas un sacrifice, s’écria la jeune femme ; pour moi, ce n’en est pas un.

Wiepert la regarda avec un bon sourire venu du fond du cœur et se tourna à nouveau vers Andor.

— Mon ange dit que ce n’est pas un sacrifice ; moi, je soutiens que c’en est un énorme et que je dois mon bonheur à ce sacrifice. Il est dans la nature même de la femme de n’être tout à fait heureuse qu’en se sacrifiant. Elle est capable de faire tout le bien imaginable ; mieux que l’homme elle sait vaincre son égoïsme ; mais tout cela ne lui est possible que lorsqu’on le lui demande. La grande faute que commettent les hommes de notre temps est de demander à leur femme le moins qu’ils peuvent, de la traiter comme un jouet, une poupée qui n’est autour d’eux que pour être habillée et déshabillée. Qu’en résulte-t-il ? Que la femme cherche un autre homme, un amant pour lequel elle s’expose au danger, pour lequel elle aura à souffrir peut-être.

Demandez à la femme, quand elle vous aime, et elle vous donnera tout ce que vous lui demanderez. Si vous êtes pauvre, demandez-lui de partager votre indigence, vos soucis, et elle prendra pour elle plus de la moitié de vos chagrins ; demandez-lui de soulager vos douleurs, et elle souffrira avec vous ; demandez-lui d’être mère, de donner sa vie goutte à goutte pour ses enfants, et elle offrira sa vie ; elle sera même heureuse de l’offrir. Que son mari ne lui demande rien, au contraire, et fût-il esclave à ses genoux, elle sera inquiète, mécontente, malheureuse.

Tenez, voici ma femme. Elle est mon bras droit ; elle feuillette les livres pour moi, elle écrit pour moi ; elle me soutient quand j’essaye de faire quelques pas dans la chambre ; elle passe des nuits entières près de mon lit de douleur, quand je souffre, et en même temps elle est à la cuisine, partout où il faut. Demandez-lui donc si elle est malheureuse, malgré tout cela. Elle vous répondra qu’elle ne l’est pas, parce que sa vie a un but sérieux, parce qu’elle peut se sacrifier.

Déplacez cette même femme au cœur généreux ; mettez-la dans un équipage ; installez-la chaque soir dans une loge ; ne lui imposez pour devoir que celui de plaire à son mari, de l’entretenir agréablement, et l’ange se changera en démon capable d’arracher le cœur de la poitrine de celui qu’elle a épousé, pour le faire fouler aux pieds par le premier Adonis venu.

Vous n’avez demandé aucun sacrifice à votre bien-aimée, mon jeune ami ; il ne faut pas vous attendre à ce qu’elle vous en fasse un. La partie est perdue. Voyons donc comment obvier au chagrin que vous cause cette perte.

Vous êtes idéaliste ou, pour mieux dire, vous faites partie de cette paisible confrérie qui conserve, vénère tout idéal éternel de l’humanité, et n’adore pas l’idéal changeant du jour, tel que la force, la richesse, le plaisir, le luxe.

Autrefois, c’était le privilége de la vieillesse de prétendre aux aises de la vie ; de nos jours, c’est la jeunesse qui réclame cet avantage, et sans se donner beaucoup de peine pour le mériter. Elle veut récolter sans avoir semé. N’est-ce pas déplorable ? Du reste, en tout et pour tout, la jeunesse d’aujourd’hui demande trop à la vie.

De mon temps, quand j’étais un pauvre étudiant, nous ne connaissions pas de plus grand bonheur, notre travail terminé, que d’écouter, le soir, du haut de la galerie, une bonne pièce de théâtre, ou de lire, à la clarté d’un bout de chandelle, un bon livre que nous discutions ensuite.

Voyez-vous, mon ami, on n’est heureux que lorsqu’il faut gagner chaque jour son pain et son plaisir par de sérieux travaux du corps et de l’esprit. Le peu que nous gagnons nous-mêmes nous rend contents, au lieu que les richesses tombées du ciel engendrent ce mécontentement et ce dégoût de la vie, qui, chose étonnante et odieuse, sont de nos jours la conséquence de la poursuite acharnée des jouissances.

Le secret de ces phénomènes moraux est qu’en ce monde, il n’y a rien, rien qui en soi-même puisse nous donner le bonheur, si ce n’est la lutte, les efforts vers un but.

Il existe une joie à la portée de tous, même du plus pauvre, et cette joie, c’est de faire quelque chose, un travail utile à soi-même aussi bien qu’aux autres. Un travail sans résultat palpable comme le vôtre n’est pas un travail. Jadis, il pouvait être permis de se séparer du monde, de s’adonner entièrement aux recherches, aux études savantes pour le seul plaisir de ces recherches, de ces études minutieuses. Aujourd’hui, cela n’est plus possible. Vous êtes un homme d’esprit, de talent, de savoir ; pourquoi enterrer tous ces dons ? Vous ne voulez pas me faire croire, je suppose, que vous êtes utile à quelqu’un avec vos cours, pendant lesquels vos auditeurs pensent à quelque chose de plus amusant, ou que vous faites quelque bien avec vos écrits, qui ne sont et ne peuvent être lus que par des savants ?

Vous reconnaîtrez sans peine, je m’imagine ; qu’un seul ouvrage comme l’Histoire de la civilisation, de l’Anglais Thomas Buckle, a rendu plus de services à l’humanité que toute notre littérature historique, dont nous sommes si fiers et qu’un penseur qui écrit d’une manière aussi claire que Voltaire, ou Arthur Schopenhauer, contribue bien autrement à ôter aux hommes « le bandeau de l’erreur » que tous nos philosophes archi-sages pris en bloc.

Que de mal n’a pas fait notre Hegel à lui tout seul !

Ce que vous faites en ce moment n’étant profitable ni à vous ni à d’autres, n’est donc pas un travail réel ; ce n’est qu’une occupation fatigante, bonne à perdre son temps. En jouant aux échecs toute la journée, vous auriez le même droit de prétendre que vous exercez votre esprit.

Notre époque a besoin de travail et surtout du travail d’hommes comme vous. L’idéal en tout genre a été détruit : un matérialisme grossier l’a remplacé. Nous vivons dans un temps de transition, de fermentation ; tout est chaos autour de nous, comme aux premiers jours de la création. Pendant longtemps nous n’avons fait qu’amasser de la matière, de la matière grossière, sans âme ; mais l’esprit, qui doit planer sur les eaux pour former, animer cette matière, ne vient pas, ne veut pas venir. L’édifice idéal élevé par une génération antérieure s’est écroulé, parce que ses fondements ont été ébranlés, et il ne saurait être reconstruit avec les nouvelles pierres que nous avons.

Un jour viendra où cette matière inerte, animée enfin, servira à de nouvelles créations magnifiques ; une morale nouvelle existera et de nouvelles formes d’idéal descendront en nous, comme génies, pour nous élever. Mais il faudra lutter, livrer un grand, un terrible combat, avant que ce jour arrive.

— Vous êtes donc d’avis, demanda Andor, que l’homme ne peut vivre sans idéal ?

— Pas plus qu’il ne saurait vivre isolé. Je vous ai déjà dit que le bonheur n’est que dans les efforts que l’on fait vers un but ; mais où il n’y a pas de but, de grand but, l’effort cesse. Ces grands buts représentent l’idéal de l’individu aussi bien que de l’humanité tout entière, et il est naturel qu’aussitôt un but atteint, un but nouveau surgisse. Il se rencontre des générations, comme la nôtre, qui récoltent sans aucune peine, de même qu’un héritier un gros héritage, ce qu’une grande époque précédente a semé, et, à l’exemple de l’héritier enrichi, ces générations cessent de travailler, de faire des efforts, pour s’abandonner uniquement aux jouissances.

Nous sommes les héritiers de ce grand mouvement qui a commencé avec la lutte de l’indépendance américaine. Ce mouvement est arrivé à ses dernières conséquences dans la Révolution de 1848, à peu près vers la même époque où finissait aussi un autre mouvement qui s’était manifesté d’abord par la Jacquerie, les prédications du franciscain John Bull en 1381, par l’insurrection de Wat Tyler, qui fit en 1846 tant de milliers de victimes dans la Galicie, et qui n’a complétement cessé en Europe que par l’affranchissement des paysans russes, en 1856.

Satisfaits de jouir de ces résultats pour lesquels d’autres générations ont lutté, combattu, souffert, nous sommes devenus des sybarites. Parce que nous avons été victorieux dans quelques guerres qui nous ont valu des milliards, nous nous imaginons avoir accompli un travail de civilisation ; mais les guerres ne sont jamais que des pas en arrière de la civilisation, qu’une interruption plus ou moins longue que les monarques et les hommes d’État font subir au travail pacifique des peuples. Nous n’en restons pas moins des sybarites désireux d’acquérir, de jouir, sans travailler, et par conséquent toujours prêts à nous jeter dans les bras de la spéculation, de la fraude.

Je le répète, notre époque manque de grands buts humanitaires, manque d’idéal, et, l’homme ne pouvant vivre sans idéal, il aime mieux remonter de plusieurs siècles dans le passé, que se contenter du brutal évangile de la matière. La conséquence naturelle et juste de ceci est que des millions d’individus, nos contemporains, reviennent à la foi idéale du moyen âge, qu’il se produit même de nouveaux miracles, et que ce noble instinct de mettre l’humanité au-dessus de la nationalité, pousse les chefs de tous les peuples appartenant à la même foi à se jeter dans les bras de l’Église et du pape.

La religion est avant tout l’idéalisme du vulgaire et elle le sera aussi longtemps que nous ne trouverons rien de mieux à mettre à sa place. Le grand mouvement clérical de nos jours n’est pas dû, comme le croient les gens à contre-vue, à quelques lois libérales, mais au matérialisme qui a tué tout idéal et qui n’a su nous offrir en échange que la matière sans esprit, morte, nous inspirant le dégoût.

— Très-vrai, très-juste, s’écria Andor. Mais quel rôle conseillez-vous au savant, dans cette époque précédant un nouvel enfantement ?

— Le rôle en question, je ne le conseillerais pas au savant seul. Je suis sûr que comme tout le monde et, en particulier comme toute la gent des diplômés, vous avez une très-mauvaise opinion du journalisme. Mais moi je vous dirai que lorsque chacun est matérialiste, on ne saurait, sans avoir une forte dose de naïveté, exiger que le journaliste pense, sente, agisse en idéaliste, lui qui est plus que tout autre exposé aux tentations. Certes, il y a beaucoup de gueux de lettres, d’écrivailleurs déguenillés dans le monde des journaux ; je ne crois pas cependant que les gens de la finance, de la grande industrie ou de toute autre classe dominante soient plus moraux, plus convenables, aient l’esprit plus cultivé que notre confrérie tant décriée. Quelque mauvaise opinion que vous ayez de nous et de notre influence, je n’en soutiens pas moins que, dans la grande lutte civilisatrice qui se prépare, la presse est destinée à jouer le rôle le plus important. Vous êtes étonné ; je m’explique.

Parlons d’abord des moyens dont la presse dispose.

Supposons qu’un auteur scientifique d’une vraie valeur écrive chez nous un bon livre. Si ce livre se vend bien, on en débitera cinq cents exemplaires. Je parle de ce qui est la règle et non des rares exceptions. Soit cinq cents acheteurs.

Comptons cent lecteurs pour chaque exemplaire, — l’estimation est incontestablement beaucoup trop élevée — et nous aurons en tout cinquante mille lecteurs. Je mets la moyenne de nos journaux à dix mille abonnés ; il y en a à quarante mille. Donnez à chaque numéro, comme pour le livre, cent lecteurs, et cela vous fait un million de lecteurs par jour.

Dès lors, à vouloir produire, faire valoir une idée, quel sera le moyen le plus pratique, du livre qui sera lu une fois par cinquante mille lecteurs, ou du journal lu quotidiennement par un million de lecteurs ? Le journal, évidemment.

Nous voici au point que je visais dès le commencement.

Celui qui suit sans idées préconçues et d’un œil clairvoyant le développement de la littérature européenne, arrive à cette conclusion que la littérature est de plus en plus absorbée par la presse quotidienne. En général, parmi les personnes qui lisent encore, il y en a peu qui lisent des livres ; elles lisent surtout les journaux ou un journal.

Ce développement soudain et gigantesque du journalisme a des inconvénients que je nierai d’autant moins que j’ai ma profession en très-haute estime.

Par le passé, le journaliste n’était qu’un simple rapporteur, et voilà que, maintenant, il doit être à la fois homme d’État, militaire, théologien, jurisconsulte, poëte, historien, géographe, naturaliste, musicien, que sais-je encore. De là le travail superficiel, l’abus des phrases, ce jeu de cache-cache derrière un tas de lieux communs à l’usage de la grande majorité des journaux de petit format.

Mais, examinez les grands journaux, et vous pourrez y constater déjà le commencement de cette nouvelle phase du journalisme et de la littérature que je vois poindre.

Dans ces feuilles, vous verrez l’homme politique écrire sur la politique, le jurisconsulte parler de la salle d’audience, le militaire révéler l’art de la guerre, le poëte exposer les figures variées de sa fiction, le musicien critiquer l’Opéra et les concerts, l’historien remonter à notre profit le courant du passé, et ainsi de suite.

Figurez-vous ce système pleinement développé, et vous aurez le journal tel qu’il sera un jour, c’est-à-dire le miroir du monde, le foyer de tous les intérêts.

Déjà, le peintre cherche à faire reproduire son tableau par un journal illustré, parce que de cette manière il sera mieux connu que par cent expositions. La musique elle-même se réfugie dans les journaux littéraires.

Quand la presse en sera au point qu’elle doit atteindre, dans un laps de temps assez court, tous les reproches qu’on lui adresse avec raison ne seront plus fondés. La frivolité sempiternelle du journaliste à tout faire sera remplacée par le travail sérieux, clair, de l’homme spécial, et peut-être alors n’y aura-t-il plus de journaliste proprement dit, parce que tout le monde sera journaliste.

L’homme politique, qu’il appartienne au gouvernement ou à un parti d’opposition, ne dédaignera plus d’écrire lui-même le principal article dans le journal de sa couleur. Les belles-lettres et la science s’empareront du feuilleton. L’économiste, le financier diront leur avis dans les colonnes de la feuille. La critique ne sera plus faite, comme il arrive trop souvent, par des gens qui viennent de quitter les bancs de l’école. Le littérateur parlera de la poésie ; le musicien de la musique ; le peintre des tableaux.

Vous allez comprendre maintenant ce que j’entends par matérialisme et idéalisme, en matière de journalisme.

La presse quotidienne domine toute notre existence ; c’est un moteur avec lequel il faut compter, une puissance qui ne peut pas être contestée. Cette puissance s’est développée pour ainsi dire spontanément, sans système, sans but supérieur à atteindre. Tout le monde crie contre les défauts de ce produit né d’un besoin général ; mais personne n’aide à le faire meilleur, à le relever, et pourtant personne ne saurait se passer de nous, journalistes, et de nos maudits journaux. Laisser aller les choses comme elles vont, être mauvais avec les mauvais, malhonnête avec les malhonnêtes, ignorant avec les ignorants, c’est ce que j’appelle le matérialisme dans la presse. Tendre, au contraire, et de toutes nos forces, vers le but élevé auquel le journalisme doit arriver tôt ou tard, donner de la considération à la profession en la rendant respectable, voilà mon idéal. C’est dans ce sens que je travaille, que j’ai organisé mon journal, et, dès ce moment, je vous invite à coopérer à ma grande entreprise.

Renoncez à votre stérile activité ; soyez des nôtres, non pour remplir des colonnes à coups de ciseaux, mais pour devenir ce que j’entends par un journaliste moderne, c’est-à-dire un homme qui, ayant tout ce qu’il faut pour écrire des livres, aime mieux se faire lire par des millions que par quelques milliers, et qui, par conséquent, est assez pratique pour écrire dans un journal tel que doit être un journal de nos jours.

— Votre proposition est très-honorable, dit Andor ; je vous prierai néanmoins de me donner le temps de…

— Sans doute, sans doute, ajouta M. Wiepert en riant. Nous autres Allemands, nous réfléchissons cent fois avant d’agir une seule. Réfléchissez donc longuement, afin de n’avoir pas de scrupules plus tard. Quand j’ai tendu la main à quelqu’un, je ne la retire plus. En tout temps, vous serez le bienvenu chez moi. Mais réfléchissez mûrement, en véritable Allemand.


  1. Publication illustrée.
  2. Jouissons donc de la vie, pendant que nous sommes jeunes.