Les Prussiens d’aujourd’hui/T-1-14

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 238-258).

XIV

LA PELOTE NOIRE ET GRISE

Les savants modernes qui ont analysé, calculé, pesé tous les éléments du corps humain, s’imaginent connaître la nature humaine ; et cependant elle reste une énigme dont le mot nous échappe.

La nature humaine déjoue les grands efforts de civilisation des siècles écoulés, les efforts de l’éducation et surtout des principes à l’aide desquels on veut la diriger, même la dominer. Les beaux enseignements de la morale n’ont pas été capables de vaincre ses passions ; l’instinct naturel n’a fait que se replier plus profondément, comme un lion blessé se retire dans l’obscurité de son antre pour en ressortir à l’occasion.

À la honte de la science et de cent systèmes philosophiques, nous voyons se perpétuer les folies, les vieilles folies qui existaient déjà du temps des Pyramides, des Sphinx, des grands cèdres du Liban et toute la philosophie pratique de notre siècle s’épuise vainement à combattre un petit muscle qui s’appelle le cœur. Car c’est un simple muscle qui nous rend si inquiets, qui nous cause tant de joies trompeuses et tant de douleurs absurdes, qui vient se jeter à la traverse de nos calculs les plus sûrs, de nos appréciations les mieux fondées. Nous qui savons tout aujourd’hui, qui avons résolu tous les problèmes sous la voûte du ciel, nous connaissons ce petit muscle dans les moindres détails de sa construction, de ses fonctions, et néanmoins il nous gouverne sans que nous puissions jamais lui faire la loi.

Nous avons banni tous les dieux de la terre ; nous en avons chassé l’amour et la poésie, nous avons prouvé rigoureusement que c’étaient là des choses non pratiques, n’ayant pas de raison d’être ; nous sommes même allés jusqu’à déclarer que ces choses-là n’existaient plus, que c’en était bien fini avec elles ; mais qu’elles se dressent subitement, en travers de notre chemin, renversant nos interminables colonnes de chiffres, et nous croyons voir des fantômes en plein jour. Nous nous souvenons, après, qu’il n’y a pas de fantômes, que l’oxygène, l’azote et le carbone sont des substances trop matérielles pour produire de semblables fantasmagories ; et alors nous nous en prenons à nos nerfs ; nous parlons d’hallucinations.

Ce fut précisément ce qui arriva pour la fille modèle de la si pratique maison Teschenberg.

Elle était parfaitement élevée ; dans toute sa personne, vous n’auriez pas découvert une ombre de sentiment, un soupçon de fantaisie ; tout en elle était d’un froid gris de plomb, disant assez que le sentiment, l’imagination représentent pour nous des dorures inutiles.

Élevée pour conquérir un bon parti, pour se sentir heureuse en ayant autour d’elle le désert brillant du luxe où les sensations les plus nobles se fanent et se dessèchent, elle était préparée à tout, excepté à l’amour. Le jeu du petit muscle n’était jamais entré en ligne de compte pour elle et maintenant qu’il se rencontrait un homme sachant faire résonner toutes les fibres de son jeune cœur, elle était beaucoup plus troublée qu’une autre jeune fille enthousiaste dont les rêves sont allés au delà de ce que peut donner l’amour le plus ardent.

Hanna aimait Andor.

Elle ne pensait pas à l’avenir ; encore moins songeait-elle à un projet d’union, de mariage ; mais elle appartenait au docteur ; elle ne respirait, ne vivait que pour lui.

Les sensations en elle pouvaient se comparer à ce qu’elle eût éprouvé en descendant le courant d’un fleuve dans un canot manquant de gouvernail, s’en allant à la dérive. Elle se sentait très-heureuse, quand elle pouvait le regarder, le regarder longtemps et encore, bien que la personne d’Andor n’offrît absolument rien de beau, rien de tout ce qui peut charmer l’imagination d’une jeune fille.

Qu’était-ce donc quand elle pouvait lui parler, prendre sa main dans les siennes, ou quand, dans un élan subit, il l’attirait dans ses bras puissants et l’embrassait en la soulevant de terre ?

Quelquefois pourtant, lorsqu’il la saisissait trop vivement dans ses mains maladroites, la nature pratique de la jeune fille réapparaissait.

Une fois, Andor arriva, et, prenant un air aussi important que le comte de Chambord lorsqu’il est bien décidé à dire quelque grosse niaiserie, il offrit une rose à Hanna.

Ce n’est assurément pas manquer d’esprit que d’offrir une rose à une jolie fille ; mais la jolie fille sait compter, et elle se dit que la rose a coûté tout au plus vingt kreutzers à son adorateur.

Naturellement, en recevant la rose des mains d’Andor, Hanna rougit ; la pudeur virginale n’y était pour rien : elle pensait aux diamants que le baron Oldershausen avait offerts à Micheline, diamants que, du reste, la jeune juive devait payer plus tard de son propre argent, et toutes les épines de la rose entraient dans le cœur vaniteux de mademoiselle Teschenberg.

Une autre fois, Andor, en se promenant avec sa mère, rencontra dans la rue Hanna, accompagnée de la baronne Julie Klebelsberg. Il commit la maladresse d’aborder sa bien-aimée, de lui présenter sa mère qui, avec ses manières simples, naïves, invita mademoiselle Teschenberg à venir la voir. Sur quoi, le petit nez de la baronne Julie se retroussa et sa figure, faite de boutons de roses et de rayons de soleil, eut un sourire incontestablement moqueur.

Le lendemain, à l’école de couture, il fut admis, comme suffisamment prouvé qu’Andor était l’adorateur de mademoiselle Teschenberg, et, lorsque mademoiselle Kronowetter quitta la chambre, la coupable fut soumise à un sévère interrogatoire.

Un peu honteuse de la pauvreté d’Andor, elle nia avec obstination ; mais ses joues brûlantes parlaient pour elle ; les mouvements de son sein révélaient ce que ses yeux essayaient de cacher.

L’école la reconnut coupable. Ses compagnes furent assez généreuses pour ne pas la bouder, uniquement peut-être parce qu’une question brûlante allait être soulevée : comment serait recouverte la pelote d’Hanna ? Il n’y avait pas le moindre doute sur ce point que, dorénavant, cette pelote devait porter les couleurs du bienheureux adorateur.

La baronne Julie se prononça pour la couleur verte, parce qu’elle avait vu un tableau allégorique de l’amour sur fond vert. Mais la comtesse Erwin Schnabelthal protesta de sa voix aiguë comme le sifflet qui annonce un train. Le vert, prétendait-elle, est la couleur des chasseurs. Mademoiselle de Kronstein opina pour le noir, emblème de la science sévère. Une autre jeune fille demanda le gris, qui représente, en double allusion, le brouillard dans lequel erre le chercheur et l’âne de Buridan entre deux bottes de foin, ou, plus nettement, l’idéalisme et le matérialisme.

Après une longue discussion, on adopta le gris et le noir, au grand déplaisir d’Hanna, et la pelote, recouverte de ces couleurs, se dressa, triste et bien modeste, au milieu des autres aux couleurs brillantes, ayant l’air d’être honteuse de sa pauvre toilette. Hanna eut pitié d’elle et la couvrit de sa robe de satin bleu qu’elle était occupée à coudre.

Chaque fois que mademoiselle Teschenberg sortait de l’école de couture, Andor l’attendait au coin de la rue. La baronne Julie disait alors au revoir à son amie, l’embrassait avec d’autant plus d’ardeur qu’elle n’avait personne autre à embrasser, et les deux amoureux rentraient ensuite par le chemin des écoliers.

Dans ses promenades, Andor aimait à parler de ce qui lui remuait l’âme, des belles œuvres de l’art, des vicissitudes humaines, des grandes actions de ces hommes auxquels on ne dresse pas de statues équestres, mais dont un seul a plus de droit à la gratitude de notre génération que cent bons princes, mille généraux victorieux. Il était convaincu que Hanna comprenait tout ce qu’il lui disait, qu’elle s’intéressait à tout ce qui faisait battre son cœur à lui ou captivait son imagination. C’est un de nos torts de croire les femmes extraordinairement intelligentes et même spirituelles, aussitôt qu’elle savent prendre sur elles de nous écouter avec patience et convenablement.

Le docteur ne remarquait nullement que sa compagne examinait les toilettes des dames qui passaient, pendant qu’il lui parlait de Roméo et Juliette, et qu’elle s’arrêtait devant l’étalage d’un bijoutier ou d’une marchande de dentelles, au moment même où il s’enflammait au souvenir des premiers grands jours de la Révolution française.

Il aimait Hanna. Donc rien d’étonnant si son esprit, emprisonné dans son amour comme dans un maillot, devenait enfantin, s’il voyait dans la jeune fille la créature la plus accomplie du monde. À ses yeux, elle était noble, sensible, dévouée, poétique, spirituelle, instruite, pleine de grandes idées et d’aspirations élevées, en un mot, tout ce qu’il était lui-même.

Chacun de nous n’a-t-il pas eu, une et même plusieurs fois, un idéal féminin qui nous semblait né pour diriger les destinées d’un grand peuple, ou pour tenir la plume de George Sand, et qui, par le fait, n’était bon qu’à surveiller le pot-au-feu ?

Pourtant, il y avait des heures où Hanna s’élevait jusqu’à Andor. Elle ne le comprenait pas mieux que d’ordinaire, il est vrai, mais elle sentait comme lui, avec lui ; elle respirait, et avec joie, le même air que celui qui l’aimait.

Malheureusement, cela n’arrivait que lorsqu’elle allait voir la mère d’Andor, lorsque l’atmosphère chaude et idéaliste de cette maison l’enveloppait insensiblement de son charme si doux, lorsqu’elle était assise dans sa chambre à lui, entre les hautes rangées de livres et qu’elle examinait les vieux volumes en cuir jauni qui avaient leurs rides comme tous les vieillards.

Dans ces moments, elle eût été capable de s’arracher à tous les rêves brillants qui lui semblaient avoir tant de valeur et de s’en aller avec lui, au loin dans le monde, pour partager ses peines et ses luttes.

Mais ce n’étaient là que des aspirations passagères, qui la faisaient sourire plus tard.

Parlait-il de l’avenir, de son doux espoir de la conduire un jour chez lui comme sa femme, elle se taisait obstinément et fronçait fortement les sourcils. Il ne s’apercevait pas plus de cela que du reste, et se croyait aimé sans calculs, sans bornes, comme il sentait qu’il aimait lui-même.

Un jour, elle lui avoua qu’elle écrivait et lui donna à lire un petit récit qui avait paru dans un journal de modes. L’histoire était aussi banale, aussi bourgeoise qu’il le faut pour cette espèce de publication. Il y trouva autant de poésie qu’il en avait reconnu dans Hanna, et, dès lors, il commença à voir dans sa bien-aimée un être supérieur par lequel il était élevé, ennobli.

Madame Teschenberg observait et jugeait les relations des deux amoureux avec son esprit réfléchi ordinaire. Elle ne concevait aucune crainte pour sa fille, qu’elle jugeait trop bien élevée, et trouvait imprudent d’opposer la moindre résistance à ce caprice. Jamais elle n’eût donné son consentement à un mariage avec le savant sans pain, mais sa vertu maternelle n’en était pas moins blessée de ce qu’il ne faisait pas la demande.

Dans des causeries en apparence innocentes, elle profitait de chaque occasion pour raconter des histoires qui arrivent tous les jours, histoires d’amours déçus, d’illusions perdues, d’unions malheureuses ; elle savait chaque fois faire ressortir très-adroitement que les circonstances matérielles défavorables étaient toujours la cause de tous les dénouements malheureux.

— Il faut bien réfléchir, dit-elle un jour, les jeunes gens qui songent à se marier ne se doutent pas, généralement, de ce que coûte un ménage. De nos jours, une femme est un luxe que les riches seuls peuvent se permettre.

Andor rougit et garda le silence. Hanna se prit à réfléchir. Son adorateur eût été effrayé jusqu’au fond de l’âme, s’il avait pu connaître les pensées de la jeune fille.

Un beau jour, la Faculté proposa Andor comme professeur. Ce jour-là, en se rendant chez les Teschenberg, il lui semblait voir sur chacun des nuages blancs courant dans le ciel des petits amours fripons, et ces amours tenaient un violon dont ils jouaient.

Hanna accueillit la grande nouvelle fort tranquillement ; mais, à l’école de couture, cette nouvelle produisit beaucoup d’effet.

Le docteur Andor deviendrait professeur. En calculant bien, cette position rapporte à peine le quart de ce que gagne un teneur de livres dans une bonne maison : mais elle est honorable ; il y a des professeurs qui vont à la cour, ce qui n’arrive jamais à un teneur de livres. On pouvait donc épouser Andor.

« Oui, on peut l’épouser, » répétait mentalement Hanna.

L’oncle d’Andor, le capitaine, avait une autre manière de voir.

— N’espère pas être nommé, disait-il à son neveu. Nous vivons, il est vrai, dans cette flatteuse conviction que, chez nous, le mérite seul décide. Nous parlons avec dédain de la Russie, où la corruption tient toujours une si grande place. Nous mettons volontiers en avant notre équité. Mais, crois-moi, les choses ne vont pas mieux chez nous qu’ailleurs. Si nous ne sommes pas accessibles aux offres d’argent, nous écoutons d’autant plus facilement un mot favorable d’un homme influent, la recommandation d’un ami, et nous nous laissons corrompre par toute sorte de considérations de famille.

Dans aucun autre pays l’abominable système des influences n’est mieux établi qu’en Allemagne. On se heurte sans cesse à des considérations personnelles. Si tu es en relations intimes avec le professeur X…, le professeur Z…, si tu vantes chaque triste élucubration qu’ils mettent au monde, par la voie des journaux littéraires, tu es sûr d’obtenir un bon poste. Tu l’obtiendras également si tu épouses la fille d’un conseiller au ministère, en train de sécher sur pied, ou si tu es recommandé par quelque grande dame ; mais, tel que je te connais, homme capable et instruit, sans prétention, tu ne seras jamais professeur.

L’oncle eut raison effectivement. Andor ne fut pas nommé. On donna la chaire vacante à un jeune homme qui avait été précepteur, pendant quelques années, chez le ministre Kronstein.

Quand le pauvre docteur apprit cette nouvelle si pénible pour lui, il se mit à chantonner un refrain courant les rues. On a bien entendu un jour un condamné à mort vocaliser en apercevant l’échafaud.

Dans l’après-dînée de ce jour, Hanna arriva toute honteuse chez mademoiselle Kronowetter. Elle était compromise aux yeux de toute l’école de couture, de toutes ses compagnes qui cachaient leur triomphe sous d’aimables paroles de condoléance. Elle accepta tous ces témoignages de compassion, en cousant avec une espèce de rage, en enfonçant constamment et avec force son aiguille dans sa pelote grise et noire, comme si, sans savoir pourquoi, elle en eût réellement voulu à Andor.

Pendant ce temps, Andor avait de rudes assauts à supporter : les sourires narquois de madame Teschenberg, les regards pleins de reproche d’Hanna et les sages réflexions de Plant.

En semblable occurrence, ce sont nos amis qui nous font le plus de mal et avec un plaisir indéniable. Ils affectent de nous vouloir beaucoup de bien pour s’accorder le droit de nous dire des choses qui ont la prétention d’être sensées et qui sont tout bonnement dures et méchantes.

— Vrai ! disait Plant, je suis content, mon cher Andor, que tu n’aies pas été nommé professeur ; oui, je t’assure que je suis content ; maintenant le dernier chapitre de tes amours avec la petite Teschenberg va se dérouler rapidement. L’épouser eût été pour toi le plus grand des malheurs. Toi et Hanna ! ce serait par trop comique. Tu es un homme honnête, simple, ayant appris plus de choses que tu ne saurais en montrer aux gens. Tu mérites d’être heureux, oh oui ! Hanna, au contraire, est une jeune fille élevée en dame, pour un banquier, un baron et non pour toi, mon cher Andor. Elle veut briller ; comment le pourrait-elle, étant ta femme ? Tu t’imagines peut-être qu’elle t’aime. Elle t’accepte comme un passe-temps, parce qu’elle n’a personne autre pour lui faire la cour ; je ne craindrais même pas d’affirmer qu’elle se moque de toi. Je te dis tout cela, sans détours, sans flatterie ; je suis ton ami, ton sincère ami.

Madame Teschenberg, de son côté, disait à sa fille :

— Nous voilà débarrassées d’un grand souci. C’eût été, en somme, bien pénible de faire comprendre au docteur qu’il n’est pas un parti pour toi. Si ma petite Hanna est raisonnable, elle aura un jour équipage et loge à l’Opéra. Sans doute, il est honorable de faire soi-même son pot-au-feu, de ravauder soi-même ses bas ; mais l’amour s’en va pendant ce temps, et il ne reste plus que l’existence pénible, mesquine de la petite bourgeoise. Je pleurerais toutes les larmes de mon corps si je devais voir ma fille en arriver là.

La conseillère essaya de verser quelques larmes ; elle faisait tout son possible pour y parvenir ; mais les larmes ne coulaient pas ; alors elle mit à la hâte son mouchoir devant ses yeux et sortit. L’effet était produit. Son premier résultat fut que Hanna cessa ses visites à madame Andor. Quelque temps après, madame Teschenberg tenta le second pas, le pas décisif.

Tandis qu’Andor donnait sa leçon, elle entra bruyamment et lui dit du ton le plus mielleux, le plus bienveillant :

— Mon cher docteur, vos leçons sont parfaites, soit dit sans vous flatter. Je suis sincère, vous le savez ; et je ne souffrirai à ce sujet aucune objection de votre incomparable modestie. Vous avez fait faire à notre fille, en peu de temps, des progrès qu’un autre ne lui eût pas fait faire en plusieurs années. Nous vous en remercions de tout cœur, ce qui nous permet de passer plus rapidement à un autre sujet. Hanna et Julie vont prendre ensemble des leçons de dessin et nous ne saurions vous déranger plus longtemps de vos autres occupations. Remercie donc bien le docteur, Hanna ; le conseiller et moi nous serons toujours enchantés de vous voir chez nous, monsieur Andor.

Hanna devint rouge pourpre. Andor s’inclina sans rien dire. C’était un congé formel. En même temps que la leçon, cessait toute possibilité de voir souvent la jeune fille, de lui parler sans contrainte.

À dater de ce jour-là, Andor ne pouvait guère se permettre de venir chez les Teschenberg plus d’une fois par semaine. Chaque fois qu’il arrivait, la conseillère, affectant une amabilité irrésistible, l’entraînant dans une conversation sans fin jusqu’au retour du conseiller, à qui elle le livrait alors pour faire la partie d’échecs.

Tant que le tendre regard d’Hanna chercha le sien, tant que la main fiévreuse de la jeune fille serra tendrement la sienne au moment de se retirer, le jeune homme ne fut pas absolument malheureux ; il était si peu exigeant. Mais il arriva un jour où les yeux si expressifs d’Hanna évitèrent les siens, où la petite main, devenue froide, eut l’air de faire une grâce en tendant le bout des doigts. Puis vint une lettre que la jeune fille envoyait par un commissionnaire pour dire : « Cher Andor, attendez-moi ce soir, sans faute, dans le parc, près du second jet d’eau ; j’ai à vous communiquer, sans délai, quelque chose de très-important. »

À la lecture de ces quelques lignes tracées par une main si chère, une angoisse sans nom étreignit le cœur d’Andor. Il prit son chapeau et sortit par la ville ; mais les brillants étalages, les équipages qui passaient, les gens en toilette, le ciel sans nuages lui-même, tout lui était insupportable.

Il rentra et se mit au travail avec un empressement qui avait quelque chose de farouche, d’égaré, qui le faisait s’acharner sur les vieux documents autour de lui.

À la nuit, il était assis sur un banc en pierre du parc. Son cœur battait avec force. À côté de lui, le jet d’eau lançait dans l’air sa colonnette d’eau argentée qui, en retombant, rafraîchissait son front brûlant de sa poussière humide. Le croissant de la lune brillant à travers les branches sombres des arbres dessinait sur l’allée blanche devant lui des ombres indécises qu’il cherchait à interpréter, avec autant d’anxiété et aussi inutilement qu’une femme au cœur faible.

Enfin, il vit s’avancer vers lui deux sveltes silhouettes. Il se leva et reconnut la baronne Julie, puis Hanna, dont un voile épais cachait la figure.

— Cher Andor, lui dit mademoiselle Teschenberg, nous n’avons que peu de moments à vous donner. Je suis en visite chez le baron Klebelsberg, et c’est grâce à Julie que j’ai pu m’esquiver. Venez donc que je vous parle, venez.

Elle prit le bras du jeune homme avec une précipitation qui le fit tressaillir, et se dirigea avec lui vers une allée obscure, silencieuse.

— Grand Dieu ! Hanna, qu’avez-vous donc ? interrogea-t-il.

— On veut nous séparer, Andor, nous séparer pour toujours, lui répondit-elle. Voilà pourquoi on nous a fait cesser nos leçons ; voilà pourquoi on nous empêche d’échanger quelques mots sans témoins ; voilà pourquoi on me fait partir maintenant.

— Partir ? Comment ? Pour où ?

— Mes parents m’envoient en province, comme institutrice, chez le général Mardefeld. Là-bas, je dois vous oublier, Andor, mais je ne vous oublierai jamais ; je ne me laisserai jamais séparer de vous.

Elle l’enlaça de ses bras avec transport, le couvrit de caresses et se mit à pleurer.

— Calmez-vous, chère bien-aimée Hanna, répondit Andor d’une voix suppliante, je ne veux pas vous voir pleurer ; je ne veux pas. Pourquoi vous tourmenter ainsi ? Vous savez que je vous appartiens, à vous, à vous seule, que le sentiment qui m’a donné à vous tout entier est sans bornes et n’aura pas de fin. Je vous aime ; je vous aime tant, que je ne saurais vous dire tout mon amour ; mais vous devez le sentir. Comment pourrais-je vivre sans vous ? Ayez seulement de la fermeté, Hanna ; ne vous laissez pas influencer ; soyez ferme.

— Je vous appartiens, Andor, s’écria Hanna avec ivresse, je vous appartiens pour toujours. Je comprends maintenant qu’il me serait impossible de vivre sans vous. Que ne m’a-t-on pas dit dans ces dernières semaines ! Mais je ne crois qu’en vous. Je vous serai fidèle. Andor, je vous le jure ; rien ne m’en empêchera, rien au monde. Écrivez-moi souvent, très-souvent ; écrivez-moi tous les jours ; moi, je n’y manquerai pas une seule fois. Et maintenant, adieu.

Elle se jeta dans ses bras, et se mit à sangloter.

Le docteur la tint longtemps ainsi. Enfin, elle se dégagea de sa poitrine.

— Ne m’accompagnez pas, fit-elle, cela vaudra mieux. Adieu !

Elle remonta rapidement l’allée. Arrivée à l’extrémité, elle se détourna une fois encore, et lui fit un salut de la main.

Après qu’elle eut disparu, Andor alla s’asseoir sur le même banc en pierre d’où il l’avait vue venir et se prit la tête à deux mains. Il se reprochait de ne pas être plus profondément affecté, mais il n’y pouvait rien. Il se sentait seulement très-oppressé, et son cœur était plein de doute, d’amertume, de dégoût.

Quelque touchante qu’eût été l’explosion subite des sentiments d’Hanna, Andor n’imposait pas silence aux doutes qui l’agitaient. Il croyait encore à l’amour d’Hanna ; il n’avait plus foi en sa constance.

Il resta longtemps ainsi, perdu en lui-même. Autour de lui, on n’entendait que le jet d’eau retombant dans le bassin.

Tout à coup, il perçut un bruit de pas lents, solennels, qui cessèrent devant lui. Il ne releva pas la tête. Une main toucha son épaule et le tira de ses sombres méditations. C’était la main du comte Riva, qui se tenait baissé vers lui et lui disait :

— Ne me considérez pas comme un indiscret ; ne croyez pas que je veuille m’initier aux secrets d’autrui. J’aime les malheureux, les opprimés, tous ceux qui ont du chagrin. J’ai, en outre, une certaine sympathie pour vous, jeune homme, et je m’imagine que je puis vous être utile. Faites-moi donc vos confidences. Je ne suis pas aussi fou que le pensent les gens raisonnables. Peut-être, à mon tour, aurai-je confiance en vous… peut-être, plus tard. Alors vous serez surpris, oui, bien surpris.

L’étrange personnage s’assit à côté d’Andor, et ils restèrent ainsi, sans parler, pendant quelque temps.

— Vous aimez, dit enfin le comte, et vous n’êtes pas heureux dans votre amour. Je sais l’effet que cela produit. S’il y a quelqu’un qui doit le savoir, c’est moi.

Andor le regarda avec étonnement.

On eût dit que le vieillard avait touché le cœur du jeune homme avec une baguette mystérieuse et lui faisait doucement violence pour le forcer à parler. Il parla donc, et chaque parole nouvelle semblait lui soulager le cœur de plus en plus.

Le comte écoutait avec attention. Soudain, il détourna la tête et s’essuya les yeux.

Andor cessa de parler.

— J’en sais assez, j’en sais assez, dit le comte souriant tristement ; mais n’allez pas vous coucher, vous ne dormiriez pas, je vous le déclare. Venez plutôt avec moi, je vous y invite. Vous pouvez franchir le seuil de ma maison : la douleur vous a béni, le doute vous a sanctifié. Venez.

Il se leva et se mit à marcher si rapidement qu’Andor avait peine à le suivre.