Les Prussiens d’aujourd’hui/T-1-17

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 297-338).

XVII

LA COUPE DE L’ARC-EN-CIEL

Il faisait nuit lorsque Hanna descendit de la station de chemin de fer voisine de la propriété Kranichsfeld, appartenant au général Mardefeld.

Un vieux cocher, à moustache grise, à figure antique, droit comme une baguette de fusil, reçut les bagages de la jeune fille et la conduisit vers une espèce de voiture de laitier dans laquelle il jeta la malle. Hanna fut obligée de s’asseoir à côté du cocher, sur l’étroite planche servant de siége.

— Vous auriez bien pu prendre un train de jour, dit la baguette de fusil, d’un ton bourru, lorsque la voiture se fut ébranlée. Votre arrivée dérange tout le monde.

— Il m’a plu de prendre celui-là et je trouve que cela suffit, répliqua Hanna.

L’homme à la moustache grise parut fortement ému ; ses épais cheveux gris se redressaient comme des piquants de hérisson. Il se borna cependant à jeter un regard de côté sur sa voisine, à l’air si résolu, et alluma sa pipe.

— Il me semble, dit Hanna d’un ton d’autorité, qu’on demande d’abord la permission de fumer.

Le vieux soldat se retourna tout à fait et regarda Hanna fixement. En réponse à son regard moitié furieux, elle le dévisagea de ses grands yeux gris intelligents, et il remit sa pipe dans sa poche. Il aimait mieux ne pas fumer que d’en demander la permission à la nouvelle gouvernante.

— Le général va avoir du bon temps, murmura-t-il d’une voix qui paraissait sortir d’un soupirail. Il n’aime pas la subordination, le général ; il ne l’aime pas, non.

— Le général est le général, et vous, vous êtes le cocher, répondit Hanna.

La baguette de fusil leva son fouet et en frappa les chevaux, quoique cela ne fût pas nécessaire. Cet acte d’injustice termina la conversation.

Une autre jeune fille, dans la situation d’Hanna, eût interrogé le cocher pour pouvoir régler, d’après les renseignements obtenus, sa conduite envers le général et les autres personnes de la maison. Toute autre femme moins rusée eût agi de la sorte ; mais mademoiselle Teschenberg était fermement résolue à ne pas dévier un instant de la ligne de conduite qu’elle s’était tracée, et cette ligne exigeait qu’elle tint chacun à distance, qu’elle en imposât à tout le monde. Elle savait qu’on est toujours traité selon les prétentions que l’on a. En ce qui concernait son nouvel entourage, elle comptait sur ses yeux clairvoyants, sur la perspicacité de son esprit.

Après un certain temps, la petite voiture quitta la grande route pour suivre une allée de hauts peupliers, au bout de laquelle était le château, comme disaient les gens du pays. Ce château était une grande maison neuve, à toiture rouge, ornée d’un balcon et entourée de vastes dépendances. En récompense de ses services dans la dernière guerre, le général avait reçu une dotation dont il s’était servi pour acheter l’habitation et les biens.

En descendant de la voiture, Hanna aperçut sous la porte une femme d’un certain âge, de forte corpulence, qui semblait respirer avec peine. D’une main elle tenait une lanterne allumée, de l’autre elle abritait ses yeux contre l’éclat de la lumière.

— Enfin vous voici ! dit cette femme.

— J’arrive assez tôt, je pense, répondit Hanna, le prenant de très-haut. Le général n’aura certainement plus besoin de moi aujourd’hui.

La forte femme ne sut plus que dire.

— Avec celle-là, dit le cocher à mi-voix, vous n’arriverez à rien, madame Brenner.

Madame Brenner mit les poings sur les hanches, comme pour dire : nous verrons bien, et conduisit Hanna au premier.

— Vous pensez peut-être, lui dit-elle en montant, que nous vous avons préparé à souper. Non ; M. le général est économe et votre service ne commence que demain.

— Le général a raison d’être économe, tous les gens avisés le sont aujourd’hui. D’ailleurs, j’ai très-bien dîné. Où est ma chambre ?

— Ici.

La forte femme ouvrit la porte d’une grande pièce ; pendant qu’elle allumait la bougie, le cocher apporta la malle.

— Ne laissez pas trop longtemps brûler la lumière, fit madame Brenner. Le général n’aime pas cela.

— Dans mon engagement, il est dit que j’aurai le chauffage et l’éclairage. Je laisserai donc brûler la bougie aussi longtemps qu’il me plaira. Je n’ai plus besoin de rien, bonne femme ; vous pouvez vous retirer.

— Je ne serais pas restée quand même, grommela madame Brenner, faisant claquer ses pantoufles en s’éloignant à la hâte.

Elle n’avait imposé cet effort à sa corpulence qui en avait légèrement transpiré, que pour empêcher la nouvelle gouvernante qu’elle considérait comme une domestique à prétentions d’avoir le dernier mot avec elle. Elle n’en était pas moins sortie profondément blessée, et blessée d’une excellente épithète. Hanna l’avait appelée « bonne femme ».

Une fois seule, mademoiselle Teschenberg respira librement. Elle se trouvait dans une grande pièce carrée dont les murs étaient couverts de gravures représentant des épisodes de la Guerre de l’indépendance, et dont les fenêtres avaient de grands rideaux verts.

Contre l’un des murs se dressait un lit antique ; contre un autre une commode centenaire, au-dessous d’un miroir à cadre en bois ; contre le troisième mur, entre deux fenêtres, s’allongeait un vieux canapé de la même époque, recouvert quand même d’une housse en grosse toile. Contre le quatrième mur, dans lequel était percée la porte, il n’y avait rien. Du haut du poêle, un Blücher en plâtre, au nez cassé, sur un énorme cheval, regardait l’espace, tenant dans sa main droite, levée pour le commandement, comme à Waterloo, un mouchoir gris très-sale.

Mademoiselle Teschenberg défit sa malle, rangea son linge, ses vêtements dans la commode, et se mit ensuite au lit.

Avant de s’endormir, elle resta longtemps les yeux au plafond, les mains croisées sous la tête, l’esprit absorbé. Des pensées sombres, désagréables lui venaient les unes après les autres, flottant devant elle comme les brouillards d’automne après la pluie. Elle songea avec amertume à la maison paternelle, à sa mère ; puis elle jura de nouveau amour et fidélité à Andor. Elle faisait ce serment avec tant de passion, de larmes, qu’on aurait dit qu’elle doutait d’elle-même, qu’elle voulait s’encourager pour l’avenir à une constance sur laquelle elle ne comptait pas.

Le lendemain, de très-bonne heure, le son aigu d’une cloche qui faisait trembler la maison vint la tirer d’un mauvais rêve. Elle se leva, fit sa toilette si prestement que, lorsque madame Brenner entra chez elle en criant laconiquement : « Temps de se lever », elle était déjà debout devant sa commode à écrire une lettre pour Andor.

— Vous voyez ! Il me manque une table, fit-elle observer.

— Ne vous faut-il pas autre chose aussi ? répliqua madame Brenner d’un ton d’irritation.

— Quand j’aurai besoin d’autre chose, bonne femme, je ne me gênerai pas pour le dire.

— Je ne suis pas aussi bonne que vous croyez, riposta la forte femme, faisant de petits yeux.

— C’est possible ; mais je trouve que vous êtes bonne.

C’en était trop pour madame Brenner. Elle faillit être suffoquée. Elle se remit cependant, et, se redressant sur ses ergots, elle dit avec majesté :

— Je n’ai point de table pour vous. Au second coup de cloche on déjeune, rez-de-chaussée, côté jardin.

Au second appel de la cloche, mademoiselle Teschenberg se mira une fois encore dans la glace, non en souriant comme le font la plupart des femmes, mais très-gravement, ainsi qu’un vieux soldat qui passe une dernière inspection de son arme avant d’aller au feu. Trouvant tout en ordre, elle descendit rapidement l’escalier et eut la satisfaction d’entrer la première dans la salle à manger, pourvue d’une longue table, de chaises hautes et d’une grosse pendule.

Elle était à peine arrivée qu’une brune tête d’enfant se montrait dans l’entre-bâillement de la porte, disparaissait et réapparaissait bientôt à côté d’un homme d’environ cinquante ans, de haute stature, d’aspect robuste et dont la tête de soldat, à cheveux blonds courts, semblait vissée entre les larges épaules.

Mademoiselle Teschenberg vint à la rencontre de l’homme et de l’enfant.

— Monsieur le général, dit-elle, je suis la gouvernante que vous attendez.

De son œil clair, profond, le général examina rapidement toute la personne de la jolie jeune fille et eut un jeu de physionomie signifiant : « Oh ! non, vous n’êtes pas la gouvernante que j’attendais. Je complais sur quelque dame maigre, pâlotte, avec des boucles blondes, beaucoup de taches de rousseur, des yeux clignotants, à défaut de lunettes, et c’est vous qui m’arrivez fraîche, épanouie comme une rose. »

— Et qui vous dit, mademoiselle, que c’est moi le général, répondit-il d’une voix rappelant vaguement le son de la trompette.

— J’ai vu votre portrait dans un journal illustré, fit Hanna d’un air modeste.

À vrai dire, elle n’avait jamais vu ce portrait, mais l’invention était bonne et obtint tout l’effet attendu.

Le général sourit, indiqua une chaise à mademoiselle Teschenberg et prit place lui-même.

— Voici ma fille Clarisse, dit-il en montrant une enfant de douze ans qui se tenait tremblante à son côté.

La pauvre fillette était dans un grand embarras ; elle n’avait pas le courage d’aller à sa nouvelle gouvernante et osait encore moins se rapprocher de son père.

— En avant ! lui cria le général.

Clarisse, très-chétive, à buste étroit, à petite figure vert-pâle, semblant plus maladive encore sous de beaux cheveux noir d’ébène, fit une révérence et fixa ses yeux noirs sur mademoiselle Teschenberg comme pour lui dire : « finissez-en avec moi. »

Hanna s’empressa de la prendre par sa main amaigrie et de l’attirer à elle. Elle ne l’embrassa pas, comme c’est l’habitude ; ce genre d’hypocrisie lui déplaisait.

— Nous nous entendrons bien, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle.

La fillette baissa les yeux sur les genoux de sa nouvelle gouvernante et alla s’asseoir à sa place.

Un domestique en livrée chocolat apporta sur un plateau d’argent le déjeuner, comprenant du café et de la pâtisserie en tranches. Madame Brenner vint verser en bonnet et tablier blancs. Une tasse de café et une tranche pour chacun ; ce fut tout.

Le général était économe.

— J’espère que tout est en ordre dans votre chambre ? interrogea-t-il.

Il avait regardé Hanna de telle sorte que toute contradiction semblait impossible ; mais mademoiselle Teschenberg hasarda l’impossible.

— Pas tout à fait, fit-elle. Il me manque une table. Je l’ai déjà dit à la bonne femme-là.

La bonne femme en question devint cramoisie.

— Vous mettrez une table, madame… Compris ?

— Très-bien.

— C’est joli une robe blanche, reprit le général un instant après en regardant la toilette d’Hanna, mais le blanchissage est cher.

— Je porte des robes blanches tout l’été, répliqua mademoiselle Teschenberg. Je les donnerai à blanchir au dehors.

Le front du général se plissa.

— Parlons maintenant de Clarisse, dit-il froidement, je veux vous exposer en quelques mots ma méthode d’éducation. J’aime tout ce qui est exact, net, concis ; j’ai horreur des mots inutiles ; je ne supporte ni le romanesque ni la sentimentalité, en général, rien d’efféminé. Ma défunte femme ne m’ayant pas donné de fils, j’élève Clarisse en vrai garçon. Je ne veux pas la voir prendre les habitudes grimacières de nos dames, comprenez-vous ? Un esprit sain dans un corps sain, c’est ce qu’on peut souhaiter de mieux à ses enfants. Réglez-vous d’après cela.

— Je m’efforcerai de me conformer à vos désirs, monsieur le général, répondit mademoiselle Teschenberg d’un ton très-calme, très-net ; mais je vous prierai de me laisser le choix des moyens pour arriver au but que vous m’indiquez. L’éducation, bien moins encore que l’instruction, ne doit être mécanique. Des soldats destinés à ne représenter que des machines vivantes peuvent être taillés sur le même patron ; mais des enfants qui doivent avoir leur individualité, sous peine de mal s’en trouver, ne sauraient être élevés que selon leurs aptitudes particulières et subissent toujours par conséquent l’influence de leurs maîtres. C’est dans le contact vital du maître et de l’élève que réside la part la plus importante de l’éducation.

Laissez-moi donc d’abord étudier Clarisse ; dès que je la connaîtrai, nous procéderons de manière à nous contenter vous et moi. Chaque jour, chaque heure même, si vous voulez, monsieur le général, interrogez sur ce qui se fait ; mais ne nous imposez pas de méthode, afin que le résultat puisse vous satisfaire. Selon moi, il n’y a ni bonne ni mauvaise méthode d’éducation ; il n’y a que de bons et mauvais maîtres.

— Qu’appelez-vous mauvais maîtres ?

— Ceux qui essayent d’anéantir, de tuer la personnalité de l’élève, au lieu de se borner à la développer, à l’améliorer.

Le général se prit à réfléchir.

— Vous avez peut-être raison, disait-il bientôt.

Après le déjeuner, Hanna ne tarda pas à voir quelques échantillons de la méthode du général. D’abord arriva le domestique, un ancien grenadier de la garde. Clarisse mit un ceinturon avec giberne, baïonnette, prit un petit fusil et alla se poster sur une petite place sablée, derrière la maison, avec la docilité d’un soldat ayant des années de service. L’instructeur avait l’air très-martial et commandait d’une voix de tonnerre, comme s’il eût fallu se faire entendre de toute une brigade. Pendant ce temps, la petite recrue avec sa figure délicate, ses grands yeux noirs clignotants sous le soleil, sa personne nerveuse, semblait véritablement malheureuse.

Aux exercices militaires succéda l’équitation. Un cavalier amena un poney noir que la pauvre enfant monta avec une répugnance, une frayeur visibles. À côté de la maison, il y avait un autre espace sablé entouré d’une barrière. Ce fut là qu’eut lieu la leçon. Chaque fois que l’écuyer faisait trotter le cheval, deux grandes taches d’un rouge significatif apparaissaient sur les joues de la fillette, et, à l’arrêt, elle portait aussitôt sa petite main amaigrie sur son cœur palpitant.

Mademoiselle Teschenberg n’était pas très-tendre ; elle eut cependant pitié de l’enfant dont les yeux se tournaient de tout côté, comme si elle eût cherché du secours, un sauveur, et finissaient par se fixer au ciel de l’air de quelqu’un qui n’attend plus que de là ce qu’il n’a pas trouvé sur terre.

Le soir, ce fut encore bien pire. Clarisse, qui craignait l’eau, dut prendre sa leçon de natation dans le petit étang situé au milieu du fourré de verdure du parc.

C’était un spectacle révoltant de voir la malheureuse enfant trembler de tous ses membres sur la planche. Elle pâlissait, pleurait et ne pouvait se résoudre à faire le saut. Le général s’approcha et la jeta à l’eau ainsi qu’un jeune chien. Clarisse revint à la surface tout essoufflée, s’accrocha convulsivement aux branches d’un arbuste tombant dans l’eau et se mit à crier comme une folle.

— Monsieur le général, dit à voix basse Hanna à ce père despote, si vous ne voulez pas que votre fille soit malade, malheureuse pour la vie, permettez-moi de mettre fin à tout cela pour aujourd’hui. Vous n’obtiendrez rien de cette enfant par la violence. Je vous promets que demain Clarisse ira dans l’eau sans la moindre résistance.

— Vous promettez beaucoup.

— Pas plus que je ne tiendrai ; mais ne tourmentez pas plus longtemps mon élève.

Mademoiselle Teschenberg courut vers Clarisse, toujours accrochée aux branches, et la retira de l’eau sans se préoccuper de sa robe qu’elle mouillait.

— Tu ne nageras pas aujourd’hui, mon enfant, lui dit-elle, tu as peur ; cela pourrait te rendre malade.

La fillette, qui n’avait jamais entendu de semblables paroles, fixa sur Hanna ses grands yeux étonnés. Elle lui jeta ensuite ses bras amaigris autour du cou et se mit à pleurer à chaudes larmes. La gouvernante l’habilla elle-même, s’agenouillant devant elle pour lui passer ses bas, ses souliers.

— N’est-ce pas, monsieur le général, qu’à dater de ce soir Clarisse couchera dans ma chambre ? Elle sera bien sage, bien obéissante.

— Oh oui, papa, laisse-moi coucher avec mademoiselle, supplia l’enfant, je serai bien sage.

Et elle s’attachait à mademoiselle Teschenberg, comme si elle eût craint qu’elle ne lui échappât.

— Essayons, grommela le général… Mais si elle ne va pas à l’eau, demain…

— Elle ira, monsieur le général, elle ira certainement.

Dès ce moment, Clarisse sembla ne plus vouloir se séparer d’Hanna. Au dîner, elle s’assit tout près d’elle, lui tenant fortement les mains dans les siennes.

Le lit de l’enfant avait été dressé dans la chambre de sa gouvernante contre le mur nu.

— Je voudrais coucher avec vous, dit timidement la fillette à l’heure du lit.

Hanna fit aussitôt rouler le lit de l’enfant contre le sien.

Le lendemain matin, au coup de cloche, la tête de Clarisse encore endormie reposait sur l’épaule de mademoiselle Teschenberg.

La main dans la main elles descendirent ensemble pour le déjeuner.

— Décidément, vous faites des miracles, dit le général à la gouvernante : Clarisse a bien meilleure mine aujourd’hui.

Lorsque l’instructeur se présenta pour les exercices militaires, Hanna se tourna vers son élève, pour lui dire :

— Nous allons nous amuser, Clarisse. Moi aussi, je veux être soldat. Qu’on me donne un fusil ou une canne !

Le domestique regarda d’abord le général. Sur un signe affirmatif de son maître, il sortit et rapporta un fusil, ainsi qu’un ceinturon, une giberne et une baïonnette.

Hanna s’affubla en riant du fourniment militaire. Son élève, voyant cela, prit la chose gaiement. Jamais elle ne s’était rendue aussi volontiers sur le terrain d’exercice.

Pendant la manœuvre, chaque fois que mademoiselle Teschenberg était maladroite, soit avec son fusil, soit dans les conversions, elle s’écriait : « Oh ! Clarisse sait cela mieux que moi ; elle est déjà un vieux soldat. » Et la fillette rayonnait. Lorsque l’instructeur commanda : repos ! pour la dernière fois, Hanna s’écria aussitôt :

— Maintenant, Clarisse, nous allons monter à cheval toutes deux, n’est-ce pas ?

La petite s’empressa de répondre oui.

Le général, qui entrait avec une étonnante rapidité dans les vues de la nouvelle gouvernante, fit seller la jument brune que montait autrefois sa femme, et dit ensuite :

— Je tiendrai moi-même la longe pour voir si je me souviens encore de l’école.

La leçon d’équitation se passa à merveille. Le général fit marcher vivement le cheval d’Hanna ; mais elle se montrait si courageuse et comprenait si rapidement les moindres signes qu’il n’y avait que rarement à la reprendre.

Clarisse marchait à côté d’elle sur son poney, sans être conduite. Elle disait de temps en temps : « Voilà comme il faut faire, chère demoiselle ! » et lorsque Hanna suivait son conseil, l’enfant devenait radieuse.

La leçon terminée, le général s’écria :

— Bonne tenue, suis content. Dans un mois, ferons ensemble des promenades. Reste une amazone de ma femme ; pourrez l’utiliser. Pense que ferez superbe écuyère. N’avez rien de ces détestables manières de femme ; montez bien, ne sautillez pas comme un prie-dieu dans l’herbe ; ne vous balancez pas comme nos petites bergeronnettes. Me fait grand plaisir.

Quand le moment vint pour Clarisse de se mettre à l’eau, son père lui cria :

— Allons, fais honneur à mademoiselle, saute comme il faut.

Mais la pauvre enfant se cramponnait à la main d’Hanna, et les larmes roulaient sur ses joues.

— Vite, vite, reprit le général.

Clarisse jeta un regard d’angoisse à sa protectrice, se leva sur la pointe des pieds, ferma les yeux et puis s’écria tout à coup :

— Oh ! je ne peux pas, je ne peux pas.

— Jetez-la à l’eau, la méchante enfant, commanda le père à mademoiselle Teschenberg.

— Pardon ! interrompit vivement Hanna, Clarisse n’est pas méchante ; elle est malade. Laissez-moi faire, elle descendra dans l’eau.

Mademoiselle Teschenberg s’élança vers la maison et en revint avec son costume de bain. Elle s’habilla à la hâte dans la cabine et elle nageait bientôt dans l’étang avec autant d’aisance, sinon autant de grâce, qu’une ondine dont l’eau est l’élément.

Le général la couvait des yeux.

— Bravo ! fit-il enfin en retroussant sa moustache.

Il avait complétement oublié Clarisse. Hanna nagea tranquillement jusqu’à la planche à sauter, trouva pied et resta là, le buste hors de l’eau.

— Viens avec moi, Clarisse, dit-elle alors. Il fait si bon dans l’eau. N’aie pas peur. Saute hardiment. Je te reçois dans mes bras.

La fillette respira longuement, se dressa sur la pointe des pieds et bouda de nouveau.

Mademoiselle Teschenberg se rapprocha plus encore et tendit le bras vers elle.

— Prends ma main, mon enfant, et laisse-toi tomber.

Clarisse s’assit sur la planche, saisit la main de sa gouvernante et, les yeux fermés, se laissa tomber à l’eau. Dès qu’elle se sentit dans les bras d’Hanna, elle rouvrit les paupières et sourit.

— Recommençons, dit mademoiselle Teschenberg. Cette fois, tu sauteras.

Elle reporta la fillette au bord et reprit sa première position. Clarisse monta beaucoup plus hardiment sur la planche et finit par sauter. Hanna la reçut dans ses bras, la soutint hors de l’eau jusqu’à la ceinture et vint la replacer sur la planche en lui disant :

— Le plus joli maintenant, ce serait de plonger.

Elle nagea vers le centre de l’étang, plongea et reparut rapidement à la surface où elle secoua en riant l’eau qui ruisselait de sa figure. Une de ses tresses s’était défaite et flottait derrière elle, tandis qu’elle revenait vers le bord.

— Eh bien ! veux-tu, maintenant ?

— Oui, je veux, répondit la fillette.

— Me voici prête à te recevoir, ma chère Clarisse.

La fillette sourit, ferma les yeux et sauta. À peine avait-elle disparu sous l’eau qu’elle reparaissait soutenue par Hanna.

— Ah ! ah ! n’est-ce pas que c’est gentil ? fit mademoiselle Teschenberg. Maintenant, jouons des bras.

Clarisse se mit sur l’eau et commença à faire des brassées. Le maître de natation comptait. Chaque fois que l’enfant se sentait faiblir, elle enlaçait de ses deux bras le cou d’Hanna toujours à côté d’elle. Cela lui redonnait du courage et elle recommençait.

Le père était content.

— Eh bien, monsieur le général ? dit Hanna au souper, n’est-ce pas que Clarisse est courageuse et que nous avons joliment tenu parole ?

— Je ne serais pas étonné de voir bientôt quelqu’un se jeter dans le feu pour vous, répondit le maître de la maison.

À partir de ce jour-là, une singulière lutte s’engagea dans l’âme de mademoiselle Teschenberg. Chaque soir, elle jurait fidélité à Andor avec force larmes et chaque matin elle ne songeait qu’à plaire au général. Était-ce en vue de sa situation qu’elle se mettait ainsi en frais pour le père de son élève, ou bien obéissait-elle à un sentiment analogue à celui qui pousse le dompteur dans la cage du lion, et qui nous donne envie de monter, de dresser un cheval rétif ?

Un soir, au bout d’une quinzaine, Hanna se mit au lit, oubliant pour la première fois de répéter son serment. Vers la fin du mois, les lettres à Andor se trouvaient réduites de huit pages à trois. Il est vrai que sur la troisième était écrit : ton Hanna qui t’aime pour toujours, et que le post-scriptum portait en variantes infinies : le temps me manque pour t’écrire.

Deux semaines de plus, et l’Hanna, pour toujours aimante, s’arrêtait à la seconde page. Une autre semaine, et elle commençait ses lettres disant, comme en post-scriptum : je suis si occupée, si absorbée, que je t’écris à la hâte ces quelques lignes…

À cette époque, qu’est-ce qui pouvait tant occuper Hanna ? Était-ce Clarisse ? assurément non. Était-ce le général ? encore moins. Il ne lui fallait ni beaucoup de temps, ni beaucoup de réflexions ou d’efforts pour imposer toutes ses volontés à cet homme qui semblait de fer. Le sexe fort, nous ne le savons que trop, est destiné, prétend Schopenhauer, à être tyrannisé par « ces créatures en longues robes claires qui ne sont ni trop sages ni trop bonnes et n’ont pas même le droit de se dire jolies ».

Si cette domination des femmes était due à leur esprit prépondérant, à leur force de volonté ou bien à une force physique plus grande, on essayerait de lutter contre elles ; mais, comme elle est bien moins fondée sur les avantages de la femme que sur notre faiblesse qui menace de durer autant que l’humanité, il n’y a pas de résistance possible.

Le général n’avait pas tardé à avoir pour Hanna une faiblesse qui n’était nullement fondée, raisonnable ou utile pour lui, et qui, par cela même, avait une incontestable virilité ; dans son for intérieur, il y eut un débat des plus comiques entre ses habitudes et un sentiment nouveau, entre son économie étroite et sa galanterie naissante. Il se montrait ingénieux à trouver des petites attentions pour mademoiselle Teschenberg, il se jetait même aveuglément dans la dépense ; mais, quand il s’agissait ensuite de tirer de son portefeuille quelque vieux bon de caisse, il se cabrait comme un cheval que l’on arrête tout à coup dans son galop et qui se dérobe malgré tous les efforts de son cavalier.

Le premier jour où le général sortit à cheval avec Hanna, elle portait le petit chapeau noir et l’amazone en orléans qui avaient appartenu à la défunte générale. Elle avait bonne mine, parce que tout lui allait bien. Elle eût d’ailleurs paru belle à son compagnon même sous un costume de paysanne grossier, mal coupé, malpropre ; mais Clarisse trouva que le chapeau était bossué, la robe fanée, passée de mode, et son père fut bien obligé de s’en apercevoir à son tour. Il insista même vivement sur ce sujet et émit des opinions très-hardies.

— Ce chapeau n’est pas assez bon pour vous et la coupe de la robe est trop à la vieille femme. Il faut que vous ayez un nouveau costume ; je vous en ferai cadeau. Pas d’objections. Vous avez fait plus que ne l’exigeaient nos conventions ; vous avez su amener ma fille à monter à cheval, à nager. Que penseriez-vous d’une jupe de soie verte, d’un corsage en velours vert à petits revers et d’un chapeau hongrois gris ?

Que pouvait répondre mademoiselle Teschenberg, sinon qu’elle était enchantée !

De retour à la maison, le général trouva que la soie s’éraillait trop vite, que le velours se tachait trop facilement. Il était aux prises avec son esprit d’économie, l’obstacle prévu. En vain Hanna l’éperonnait, lui affirmant qu’elle était très-soigneuse, que le vrai velours se portait très-longtemps ; mais en vain elle stimulait du regard, il refusait de franchir le pas.

Le lendemain matin, il alla même jusqu’à trouver que le chapeau noir pouvait, sans trop de difficulté, être transformé en kalpak, et qu’il suffirait de retourner, de refaire à la mode du jour l’amazone en orléans.

Naturellement, mademoiselle Teschenberg consentit à tout.

— Vous me retournerez l’amazone, n’est-ce pas, bonne femme ? dit-elle à madame Brenner.

La forte femme la regarda, mais sans colère. Elle avait très-bien vu que le général favorisait « l’étrangère » et elle s’était résignée depuis longtemps. Ses yeux semblaient demander grâce. Après avoir décousu la robe elle la rapporta à la gouvernante sous le prétexte de lui demander conseil ; en réalité, pour un tout autre motif.

— Mademoiselle Hanna, fit-elle en respirant avec force, tant la démarche lui coûtait, je voudrais vous demander quelque chose ?

— Parlez, bonne femme.

— C’est précisément au sujet de cette appellation que je désirerais vous parler, soupira madame Brenner ; si cela vous fait plaisir, appelez-moi canaille. Vous pouvez le faire ; vous êtes tout chez le général. Si vous aimez mieux, donnez-moi un soufflet ; venant de vous, un soufflet me fera honneur et plaisir ; mais ne m’appelez plus bonne femme.

Le général ne semblait pas avoir aussi bonne opinion de la mémoire d’Hanna que de ses autres brillantes facultés. Avait-il pour elle quelque attention, il ne manquait jamais de le lui rappeler. En revenant à pied d’une promenade avec Clarisse, mademoiselle Teschenberg parla d’une compagnie de perdrix qu’elle avait fait lever dans un champ de navets.

— Ce sont de bien jolis oiseaux, insinua-t-elle, je les mange très-volontiers.

Il n’en fallut pas davantage pour que le général prit son fusil, sifflât son chien anglais et partît, il rapportait bientôt trois perdreaux qu’il déposa solennellement aux pieds d’Hanna.

— Faut-il les envoyer à la ville ? interrogea madame Brenner.

— Du tout, répondit son maître, c’est pour mademoiselle.

Une heure avant le dîner, le général demanda à madame Brenner :

— Quel est le prix des perdreaux à la ville ?

La réponse étant satisfaisante, il ajouta :

— Vous pourriez en vendre deux au marchand de gibier ; moi, je ne mange pas de perdreaux et Clarisse ne peut les souffrir. Le troisième, vous le ferez rôtir pour Hanna. Choisissez les deux plus beaux pour le marchand.

À dîner, mademoiselle Teschenberg eut devant elle le plus petit des oiseaux. Le général la regardait attentivement lorsqu’elle le prit sur son assiette.

— Il paraît bon, n’est-ce pas ? lui dit-il.

Hanna lui en offrit la moitié.

— Une bouchée, si vous voulez, répondit-il, mais au bout de votre fourchette.

Elle lui tendit un petit morceau.

— J’espère que je vous soigne, ajouta-t-il avec une évidente satisfaction de lui-même.

Le matin d’après, on déjeuna d’un morceau de veau.

— C’est moins bon qu’un perdreau, observa le général.

Au soir, il renouvela l’observation.

— Ce soir, la cuisine est maigre, fit-il ; mais, comme disent les Français, on ne peut pas manger des perdreaux tous les jours.

— Que je vous envie le plaisir de pouvoir courir les champs et les bois, le fusil sur l’épaule ! lui répondit Hanna.

— Vous n’avez qu’à venir avec moi.

Le lendemain, ils se mirent en chasse… Elle tira deux coups de fusil, sans rien tuer, comme on le pense bien, et surtout sans se plaindre de la secousse à l’épaule. Clarisse était avec eux et courait chercher le gibier abattu ; mais, dès qu’elle voyait ajuster, elle se bouchait les oreilles.

En revenant, Hanna marchait côte à côte avec le général. Le fusil sur l’épaule, elle allait d’un pas leste, comme une véritable amazone. Son compagnon, saisissant un moment où Clarisse était devant à la poursuite d’un papillon, lui dit à mi-voix :

— Vous êtes précisément telle que j’aurais voulu voir ma femme, telle que j’aurais voulu voir ma fille ; mais elles ont eu toutes deux du lait dans les veines.

Lorsqu’ils furent rentrés, le général conduisit mademoiselle Teschenberg dans l’ancienne chambre à coucher de sa femme, restée fermée depuis qu’il était veuf. Il releva les stores verts et montra un portrait accroché au mur.

Hanna aperçut une jeune femme frêle, à longues boucles blondes, ayant l’air d’une fleur dans un verre d’eau, et dont les yeux semblaient demander sans cesse pardon.

— Une vraie dame ! sa figure éveille la sympathie, fit la rusée jeune fille.

— Une noctambule sentimentale, répliqua froidement le général. Elle ne se trouvait bien qu’au clair de lune.

Mademoiselle Teschenberg se dit alors :

« Cette chambre avec son ciel de lit en soie bleue, son beau lit rococo, sera la mienne quand je voudrai. Et pourquoi ne le voudrais-je pas ? Cette pauvre sotte n’a pas su le prendre ; moi je le sais. »

Hanna pensait donc déjà sérieusement à faire « son bonheur », comme on dit dans notre Allemagne moraliste, aussi bien que dans la France corrompue, l’Angleterre piétiste et la Russie impie.

Qui pourrait lui reprocher de s’être occupée, de s’occuper de son moi ?

Dans les romans, nous aimons beaucoup les sentiments élevés, l’abnégation ; mais nous n’aimons cela que dans les romans. Or Hanna n’est pas l’héroïne d’un roman allemand ; je vous la donne simplement comme une jeune fille allemande en chair et en os ; elle vit aussi bien, lecteur, que nous vivons, vous et moi ; on la rencontre chaque jour dans la rue, parmi vous, mesdames, et elle est respectée au même titre que vous, étant de même que vous très-convenable, très-morale. L’héroïne d’un roman allemand ne se serait pas contentée de jurer fidélité à Andor ; elle lui aurait gardé sa foi ; mais une honnête jeune fille allemande de nos jours, comme mademoiselle Teschenberg, rejette avec une juste indignation la pensée d’appartenir à un homme sans position et préfère à des relations frivoles, répréhensibles, une alliance morale telle que l’est assurément l’alliance d’une gouvernante de vingt ans avec un général qui a dépassé la cinquantaine.

Et si quelqu’une d’entre vous, mesdames, n’approuvait pas l’aimable mademoiselle Teschenberg, c’est qu’elle lui envie le talent avec lequel elle a su faire la conquête d’un tel homme ; elle lui envie le titre de générale, le château de Kranichsfeld, l’étang, le manége, la jument brune, le perdreau rôti et peut-être aussi l’amazone retournée en orléans.

Cette dame envieuse traitera certainement Hanna de coquette, et cependant elle ne l’est en aucune façon. Honnête et sérieuse, elle a conquis le général sans y mettre de la coquetterie. Une jeune fille intelligente, qui se trouve souvent en société de dames aux mœurs très-sévères, n’a qu’à écouter, et elle apprendra bien des choses qu’elle ne trouverait pas dans Paul de Kock ou Dumas fils.

Il est des prédicateurs qui, dans leur zèle ardent pour la crainte de Dieu et la pureté des mœurs, abordent souvent des sujets et parlent une langue qui suffirait à faire saisir un livre, comme on saisit certaines photographies expédiées sous couvert. Le même zèle passionné existe aussi chez nos femmes honnêtes. Quand elles tiennent cour de justice, pour prononcer sur les vices et les fautes du prochain, leur conversation et les histoires édifiantes qu’elles racontent, comme exemples effrayants, sont souvent si crues, si choquantes, que les jeunes filles présentes, tout en tricotant leur bas, apprennent ainsi à mieux connaître les abîmes moraux de la société qu’en lisant toutes les éditions complètes d’Altona.

En pareille circonstance, Hanna avait décemment baissé la tête sur son tricot et écouté de toutes ses oreilles. Elle avait entendu entre autres choses que les hommes d’aujourd’hui ne recherchent, n’estiment, chez la femme, ni l’amour, ni la bonté, ni le goût de leur intérieur et encore moins la fidélité ; que les femmes convenables s’ennuient et ne suivent l’exemple des demi-mondaines capables de rivaliser avec des princesses, que parce que ces demi-mondaines possèdent l’art de paraître toujours nouvelles ou de remplacer l’originalité par la grossièreté, la cruauté et surtout l’infidélité.

Elle avait entendu que l’homme, de nos jours, n’adore que celle qui le rend ridicule, le maltraite, le trompe, l’exploite ; que le charme des femmes de théâtre, leurs têtes de mort fardées, pâles et creuses, leur beauté composée de faux cheveux, de fausses dents et leurs noms ronflants, aristocratiques, cachent une origine vulgaire à la Cora Pearl ; que la bassesse de leur âme, la brutalité de leurs appétits, fait toute leur force ; que les héros nerveux de notre époque demandent, non d’être heureux, mais d’être excités, excités à tout prix, et que, après avoir offert sans hésiter leur fortune à une drôlesse, ils peuvent aller, si la drôlesse passe à un autre plus riche, jusqu’à se brûler la cervelle afin de lui faire une réclame dont elle sait très-bien profiter.

Mademoiselle Teschenberg avait écouté tout cela et s’en était souvenue. Trop décente pour rivaliser avec les femmes du théâtre, du demi-monde, elle avait tiré profit d’une autre manière des conversations entendues et de sa beauté. À défaut du prix-fixe auquel sa décence l’empêchait de songer, elle en avait visé un autre : le petit anneau d’or qui devait unir indissolublement une jeune fille comme elle à un homme dont la fortune était à ses yeux la seule qualité.

En attendant, le général paraissait heureux de s’abandonner au doux sentiment que lui inspirait Hanna, et dont il avait été sevré si longtemps. Il se montrait amoureux, sensible, galant, à sa manière, mais, hélas ! pas du tout entreprenant.

Si une bonne âme n’était venue au secours de mademoiselle Teschenberg, jamais probablement elle n’eût savouré le plaisir d’être madame la générale, à la tête d’un corps d’armée ; heureusement pour elle, il y a encore des âmes charitables dans le monde, et parmi ces âmes charitables figurait madame Brenner. L’événement prouvait qu’elle était réellement une bonne femme, comme l’appelait Hanna.

La femme de charge rendit à mademoiselle Teschenberg l’inestimable service de glisser dans l’oreille de son maître que la gouvernante entretenait une correspondance très-suivie avec un jeune homme de la ville.

— Il doit y avoir une amourette là-dessous, ajouta madame Brenner. Dès le lendemain de son arrivée, le matin, je l’ai surprise à écrire sur sa commode.

Le ciel, qui n’abandonne jamais une brave fille, comme on sait, fit éclater le même soir, et fort à propos, un orage effrayant.

Aux premiers grondements du tonnerre accompagnés de grosses gouttes, mademoiselle Teschenberg quitta le parc avec la petite Clarisse et se réfugia dans la salle à manger. Le général les suivit pour s’assurer que les fenêtres étaient bien fermées.

Une fois tranquille sur ce point, il se posta, les mains croisées derrière le dos, devant la porte vitrée menant au jardin, où il semblait jouir de la violence de l’orage secouant les arbres, arrachant les feuilles, les fleurs, les fruits, et emportant le tout en un tourbillon sur la place sablée du manége.

Clarisse tremblait et s’attachait à sa gouvernante ; à chaque éclair sillonnant le ciel, elle cachait sa tête sous le bras d’Hanna, ainsi qu’un oiseau qui cherche protection sous l’aile maternelle.

— N’aie pas peur, mon enfant, dit le père ; nous avons deux paratonnerres sur la maison, un autre sur l’église du village, un quatrième sur la cure.

— Oh ! j’ai peur tout de même, dit la fillette.

— C’est nerveux, monsieur le général, observa Hanna.

— Tout n’est plus que nerfs aujourd’hui ! s’écria le général. L’amour lui-même devient une maladie nerveuse. N’avez-vous pas remarqué que, dans ces derniers temps, j’ai commencé, moi aussi, à être nerveux ? Mais cela changera.

« Je l’espère bien, » songea mademoiselle Teschenberg. La bonne femme lui avait rendu un véritable service.

Elle trouva bon de garder le silence, de rester là assise, sa jolie tête légèrement baissée vers Clarisse, les lèvres assez entr’ouvertes pour laisser voir ses dents superbes, les yeux suivant sans crainte les éclairs qui zigzaguaient en dehors, comme des serpents de feu, à travers le sombre feuillage des arbres ou bien au ras du sol.

Quand le tonnerre ébranlait la maison, faisait trembler les vitres, elle ne sourcillait pas. Tandis que le général la regardait à la dérobée, la lueur d’un éclair brilla sur sa belle tête froide, courageuse, entourant ses cheveux noirs d’une véritable auréole, et celui qui l’examinait ressentit au cœur une émotion aussi vive que si l’un des serpents de feu l’eût piqué de son dard.

Il détourna la tête rapidement, traversa la pièce pour sortir, s’arrêta court et revint.

Après que le tonnerre eut cessé avec les éclairs, la pluie tomba à torrents et le silence régna dans la salle à manger.

Ce ne fut qu’en voyant le soleil reparaître tout à coup, changer en perles brillantes les innombrables gouttes d’eau sur les feuilles, les fleurs, que Clarisse rompit le silence.

— Regardez ! Le bel arc-en-ciel ! — s’écria-t-elle.

Le général ouvrit la porte pour sortir avec Hanna et l’enfant.

— Que c’est joli ! que c’est joli ! fit la petite courant sous la pluie ; revenant ensuite prendre sa gouvernante par la taille et la regarder de cet air sérieux, confiant, propre aux enfants, elle ajouta : Est-il vrai qu’à l’endroit où l’arc-en-ciel touche à la terre il y ait une coupe remplie d’or et de diamants ?

— Quel conte absurde ! fit le général.

— Oui, Clarisse, ce n’est qu’un conte, répondit mademoiselle Teschenberg, embrassant la fillette, mais il n’est pas aussi absurde qu’on pourrait le croire. À mes yeux, le sens de ce conte est profond, plein d’enseignement sérieux.

— Vraiment ! fit le père d’un ton un peu sarcastique.

— Certainement. Pour moi, cette coupe de l’arc-en-ciel est l’image de l’homme, de ses efforts fiévreux, de sa chasse vers le bonheur. Là-bas, juste à l’endroit où l’arc-en-ciel touche la terre, il y a réellement une coupe remplie d’or et de pierres précieuses d’une valeur incalculable. Mais quand tu essayeras, chère enfant, d’aller au ruban de couleurs qui paraît lier le ciel à la terre, pour y chercher la coupe, le ruban s’éloignera toujours, toujours ; et avant que tu aies atteint son point de jonction avec la terre, il aura disparu, emportant la coupe avec lui, et tu te trouveras seule, les pieds meurtris, perdue dans le vaste monde. Les pierres précieuses de cette coupe, ce sont nos belles illusions, nos rêves sublimes, nos grandes pensées, notre idéal. Malheur à nous, si nous courons après ce ruban brillant ! Nous ne trouverons jamais la coupe aux diamants et nous apprendrons trop tard qu’il n’y a point de pont conduisant de la terre au ciel. As-tu compris, mon enfant ? Garde-toi donc de courir après ces pierres du conte ; contente-toi de ce que t’offre la terre, ce n’est pas aussi peu de chose qu’on se le figure.

— L’explication est jolie, dit le général. Je ne l’aurais pas attendue de vous telle quelle.

— Pourquoi pas de moi ?

— Parce que… parce que vous me paraissez caresser vous-même certains rêves.

— Moi !

— Et la correspondance que vous entretenez ?

« Ah ! c’est ainsi, se dit Hanna ; nous en sommes déjà à ce point ! Merci, inestimable madame Brenner ! »

— Je veux répondre à votre reproche aussi franchement que vous l’avez formulé, fit-elle en s’efforçant de prendre un air majestueux. Oui, il est vrai que j’entretiens une correspondance suivie avec un jeune homme de la ville. Y a-t-il quelque mal à cela ?

— Je ne pense pas ; mais où cela vous mènera-t-il ?

— Mais, général, à une union honorable, je l’espère.

— Toujours la coupe de l’arc-en-ciel.

— Pas tout à fait, reprit vivement la gouvernante. Pour une pauvre jeune fille comme moi, est-ce se faire illusion que de donner son cœur à un garçon honnête, aimable, qui arrivera, et qui est en même temps un vrai caractère ? Ce qui me semblerait plutôt une chasse aux diamants de la coupe, ce serait de voir une jeune fille sans fortune aspirer à une autre union, à un idéal de bonheur, avec de l’éclat, du luxe.

Le général riposta de sa voix sonore :

— Une jeune fille comme vous, — je ne veux pas vous flatter, ce n’est pas dans mes habitudes, — une jeune fille comme vous, intelligente, instruite, pleine de cœur, de manières distinguées et jolie, peut trouver à se marier très-avantageusement. Il y a beaucoup d’hommes qui recherchent des femmes riches parce qu’ils n’ont pas un sou vaillant ; mais il y en a aussi d’autres qui ont de la fortune et qui peuvent choisir leur femme selon leur cœur, ou mieux selon leur goût, parce que le cœur nous trompe quelquefois, tandis que le goût jamais.

— Général, fit Hanna, riant, je crois que vous cherchez à me faire courir après la coupe de l’arc-en-ciel.

Les veines se gonflèrent sur le front du général, et il dit :

— Je pourrais vous répondre quelque chose, je pourrais… mais je ne le ferai pas. À quoi bon ? Votre cœur a déjà pris la volée.

Mademoiselle Teschenberg le regarda assez gaiement. Elle mit ensuite sa main blanche sur sa gorge qui se soulevait légèrement, et, de ce ton délibéré de la femme qui se sait désirée, elle répondit :

— Mon cœur est tranquille, plus tranquille assurément que ne l’est le vôtre.

— Croyez-vous ?

Mademoiselle Teschenberg ferma à moitié les paupières, et à travers ses longs cils, elle fixa le général d’un air aussi moqueur, aussi dédaigneux que le lui permettait l’éclatante lumière du soleil réverbérée par la façade blanche du soi-disant château.

Le général se sentit désarmé. Il ressemblait à un soldat qui, peu accoutumé à lutter contre des guérillas, a épuisé ses cartouches et voit s’approcher le moment où l’ennemi lui jettera le lasso autour du coup pour l’entraîner mort ou vif.

Dans les jours qui suivirent, tantôt il évitait Hanna, tantôt il faisait seller les chevaux et lui tendait la main pour la mettre en selle.

Puis, un matin, il descendit très-ému, et, de ce son de voix de despote que mademoiselle Teschenberg n’avait plus entendu depuis longtemps, il finit par dire :

— Recevons une visite. Pris d’autres dispositions. Clarisse couchera près de moi au rez-dechaussée. Votre chambre changée, occuperez celle qu’habitait ma femme. Pense avez pas peur de revenants.

— Je n’ai peur de rien au monde, répondit Hanna.

« Une phrase » pensa le général. Dans la nuit, cependant elle lui prouva que ce n’était pas une phrase.

Tout le monde dormait dans la maison ; on n’entendait plus d’autre bruit que les aboiements, de temps en temps répétés, du chien de garde. Hanna seule veillait. Elle ne s’était pas déshabillée et se tenait debout à la fenêtre ouverte de la chambre richement meublée que la générale avait occupée jadis. Elle avait sous les pieds un beau tapis français et ses doigts jouaient avec la dentelle de Malines du léger rideau blanc doublant le grand rideau en épaisse soie bleue. Les rayons de la lune, dessinant le haut de la fenêtre sur le tapis en carrés d’argent rendaient toute lumière inutile.

Évidemment, elle attendait quelque chose, et elle ne se lassait pas d’attendre.

Enfin, un courant d’air fit trembler les glands bleus du ciel de lit et glissa sur la joue de mademoiselle Teschenberg. Elle se retourna vivement et aperçut le général au milieu de la chambre. À la clarté de la lune qui éclairait en plein sa figure, il paraissait très-pâle.

— N’ayez pas peur, dit-il à voix basse.

— Pourquoi aurais-je peur, répondit Hanna. Je vous attendais.

— Vous… vous m’attendiez !

Si la gouvernante eût dit au visiteur : Voici un tonneau de poudre, je vais y mettre le feu et nous sauterons tous les deux ! il eût à peine été surpris ; mais ces trois mots : je vous attendais, le déconcertaient complétement.

— Madame Brenner, continua Hanna, m’a dit qu’un escalier tournant donnait accès dans cette pièce. L’escalier en question part de votre chambre au-dessous, du fond d’une bibliothèque et aboutit ici à une armoire. J’ai deviné que vous viendriez ; mais je cherche en vain pourquoi vous m’avez fait cette offense, car je suis sûre que la femme de charge écoute à la porte.

— Hanna… je vous aime.

— Est-ce une raison pour m’offenser ?

— Vous êtes à un autre, voilà ce que je ne puis supporter, j’en ai perdu tout sang-froid et j’ai voulu…

— Me compromettre, afin de me forcer à vous appartenir. Mais vous vous êtes trompé, monsieur le général, rien ne saurait faire plier ma volonté.

Mademoiselle Teschenberg était réellement imposante en ce moment ; elle avait les yeux phosphorescents.

— Vous me haïssez donc ?

— Je méprise l’homme qui ne sait pas se maîtriser, qui pense à surprendre une…

— Je m’en vais, Hanna, je m’en vais immédiatement si vous voulez, interrompit le général.

— Je vous prie donc de vous retirer et de songer comment vous pourrez me faire oublier cette tentative. Mais non, il vaut mieux que ce soit moi qui parte de cette maison.

— Non, non, supplia le visiteur. Je vous donne ma parole d’honneur que vous serez respectée, que personne ne vous reprochera rien ; mais il faut que vous restiez ; oui, il le faut… et il ne tient qu’à vous de rester pour toujours.

— En quelle qualité ? je n’ai pas envie de…

— Vous serez la maîtresse de la maison, s’empressa de dire le général.

— Je réfléchirai, répliqua Hanna avec froideur, tandis que son cœur battait de joie à coups redoublés. En ce moment, je vous prie de me laisser.

Dès que le général eut disparu dans l’armoire, mademoiselle Teschenberg se sentit prise d’une violente envie de rire aux éclats. Elle la réprima pourtant et se mit à arpenter la chambre, s’applaudissant de son adresse.

Longtemps encore, mademoiselle Teschenberg resta levée, tantôt marchant, tantôt debout à la fenêtre. Elle regardait la fantastique lumière de la lune dans le jardin ; elle écoutait le bruit de l’eau tombant de la fontaine ; elle songeait à sa manière à l’avenir qui s’ouvrait devant elle tout ensoleillé, s’occupant déjà de la commande d’un équipage neuf, d’une parure de diamants et d’une robe en velours de soie violet.

La jeunesse est bien heureuse, vraiment !