Les Prussiens d’aujourd’hui/T-1-18

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 339-357).

XVIII

UN SUCCÈS CONTEMPORAIN

Rosenzweig, le riche Rosenzweig, qui pouvait, à l’exemple de Louis XIV s’écriant : « l’État, c’est moi, » frapper sur sa poitrine et dire : « des millions, en voici ! » avait toujours eu la manie de protéger les jeunes talents, les talents féminins, bien entendu. Il les protégeait d’ailleurs sans en espérer aucune reconnaissance. Les vieux messieurs de ce genre sont toujours si désintéressés !

Un voyage d’affaires l’ayant amené dans la ville où jouait Valéria Belmont, il alla au théâtre et la vit jouer le rôle de Clotilde dans Fernande, de Sardou. Il lui offrit à souper, et, de retour de voyage, il raconta avec beaucoup de chaleur au directeur du théâtre de la cour qu’il avait découvert une étoile.

Quinze jours après, Valéria Belmont était invitée à venir donner une représentation dans la capitale.

Elle accepta l’invitation et montra dans Lady Milford ses formes de Vénus de Milo, ses cheveux noirs, ses yeux incendiaires, ses incomparables diamants et ses toilettes à donner la migraine aux lionnes les plus élégantes.

En vérité, elle joua le rôle avec plus de confiance en elle-même, de talent, que le soir de son premier début ; mais l’eût-elle joué dix fois plus mal qu’elle n’en aurait pas moins subjugué le public dilettante de la capitale, avec ses épaules de marbre et le frou-frou de sa robe venue de Paris.

Notre théâtre n’est plus qu’un temple où l’on adore la femme. Une seule belle actrice est capable de remplacer toute une littérature dramatique, surtout quand il lui est possible de mettre des toilettes splendides ou originales.

Il fut un temps où les artistes étaient là pour la pièce et prenaient la peine d’entrer dans les idées de l’auteur.

Vint ensuite l’époque où les auteurs écrivirent des rôles pour tels ou tels artistes, absolument comme un tailleur prend mesure d’un vêtement.

Aujourd’hui, nous sommes arrivés à ce point culminant de l’art dramatique où le comédien se préoccupe de son pantalon bien plus que de la pièce, où la comédienne met son jeu en rapport avec la toilette qu’elle porte plutôt qu’avec le rôle qui lui est dévolu.

Pendant que les applaudissements frénétiques grondaient dans la salle comme les vagues de la mer un jour de tempête, le jeune roi parut lui-même sur la scène pour complimenter Valéria.

Elle accepta ses compliments avec beaucoup de calme, ne se montrant ni empressée ni humble. Ce n’était pas qu’elle fût indifférente aux paroles du roi : mais elle savait trop bien tisser une toile pour n’avoir pas compris sur-le-champ quelle sorte de fil il fallait pour prendre un homme, un monarque habitué à la flatterie, entouré d’esclaves. Elle voulait le lier avec des chaînes qu’il ne briserait pas facilement ; c’était pour cela qu’elle affectait l’indifférence.

Le roi se disait à part lui qu’elle ne semblait pas faire grand cas de sa condescendance et il se mordait les lèvres, il tortillait sa moustache.

— Vous désirez un engagement ici ? fit-il enfin.

— Au contraire, Majesté, répondit Valéria, parvenant, par un mouvement bien calculé, à faire tomber un peu plus son corsage. Je suis très-contente de ma situation ; ici, je craindrais les intrigues des autres artistes du théâtre de la Cour ; on ne me donnerait pas de rôles. Il vaut mieux que je reste dans un théâtre où je suis la première de l’emploi, afin de pouvoir acquérir un peu plus de réputation et m’en aller ensuite en tournée comme Janauschek, Seebach et Raabe.

— Je regretterais qu’il en fût ainsi, observa Sa Majesté. Vous deviendriez une virtuose comme la Ziegler, qui ne joue bien que quelques rôles ; vous ne seriez plus une artiste. Non, restez parmi nous ; je me charge de votre engagement.

— Puisque Votre Majesté le désire, je n’ai qu’à obéir ; mais quelque ridicule et prétentieux que cela puisse paraître, je mets une condition à mon obéissance.

— Et cette condition est ?

— Que je serai sous la protection de Votre Majesté, que je pourrai en appeler à elle quand il le faudra.

— C’est tout naturel, dit le roi gaiement.

Deux jours après, Valéria jouait son second rôle : Lady Macbeth. Le temps s’était mis à la pluie et le théâtre regorgeait de spectateurs.

La belle comédienne eut un succès extraordinaire, un vrai triomphe, surtout dans la scène où lady Macbeth paraît en somnambule.

— C’est un négligé que pourrait porter une souveraine, observa la reine quand Valéria fit son apparition.

— Les cheveux sont-ils bien à elle ? dit de son côté la comtesse Bärnburg.

Le roi restait muet ; mais, derrière sa lorgnette, ses yeux semblaient vouloir sortir de leur orbite lorsque Valéria, endormie, commença à respirer et que les flots soyeux de sa noire chevelure, tombant sur sa gorge d’albâtre, suivirent lentement le jeu de ses poumons qui les soulevaient et les rabaissaient. À sa sortie de la scène, le public délirait positivement.

De nouveau, le roi reparut dans la coulisse, et, tirant de dessous son uniforme un modèle d’engagement, il dit à l’actrice :

— Lisez. Si vous consentez, tout est fini.

Au moment où Valéria, enveloppée dans son manteau brun, allait monter en voiture, la pluie tombait si fort que l’étroite rue où était située la porte des acteurs ne formait plus qu’un ruisseau.

Des centaines d’amateurs, gens de la meilleure compagnie pour la plupart, entouraient la voiture, afin de voir l’idole une fois encore. Celle-ci hésitait à mettre le pied dans le courant boueux inondant le trottoir. Un jeune officier de cavalerie s’avança et étendit son manteau blanc devant elle.

Une bonne action, un exemple d’héroïsme en entraîne fréquemment cent autres. En cette occasion, le sot hommage rendu par l’officier à une femme légère et sans cœur, à qui le mauvais goût avait dressé une belle couronne de lauriers, fut considéré comme tout naturel, et beaucoup d’autres spectateurs, aristocrates blasés, membres du Jockey-Club, pauvres étudiants affamés et ouvriers aux mains noircies par le travail, jetèrent à l’envi leurs manteaux, leurs vêtements dans la boue. Valéria souriant, remerciant à droite et à gauche, gagna sa voiture sur ce pont précieux.

Le lendemain matin, vers onze heures, on annonça à Valérie qu’un monsieur désirait vivement lui parler.

— Quelle mine a-t-il ? demanda la comédienne étendue en peignoir rose sur une chaise longue.

— Il a l’air de très-bien se porter, dit Katinka, la petite soubrette encore assez inexpérimentée en cette sorte de choses.

— Buse ! s’écria Valéria, amie des mots énergiques qu’elle affirmait avoir appris dans le divin Shakespeare. Je te demande si c’est un homme convenable, un homme ayant de l’argent.

— Il porte un gilet en velours rouge et une chaîne de montre en or.

— Fais-le entrer.

Le visiteur entra. Sa corpulence remplissait la porte, en largeur bien entendu, car il n’était pas grand. Il avait une figure juive assez pleine, des yeux ronds et brillants, mais sans expression, des cheveux clairsemés et des dents éclatantes de blancheur, à deux thalers pièce.

Valéria remarqua tout d’abord que le velours du gilet était de coton et la chaîne de montre en chrysocale.

— Je suis Steinherz, commença-t-il d’une voix aussi pleine d’importance que s’il eût dit : Je suis Bismarck.

L’actrice jugea superflu de lui offrir une chaise.

— Combien je suis fier, continua-t-il, d’être à même de voir le soleil du jour, comme cela entre nous, car je vous ai déjà admirée dans lady Milford et dans lady Macbeth. Divine Belmont, sublime Belmont, vous êtes le soleil du jour, votre portrait est aujourd’hui à l’étalage de tous les magasins d’objets d’art et les journaux chantent votre gloire. Divine, céleste ! voulez-vous faire le bonheur d’un père de famille, d’un homme qui a cinq enfants ? faites-moi cadeau de quelque chose.

Valéria fit un signe à la soubrette qui apporta une bourse à travers les mailles de laquelle l’or brillait comme brille le soleil à travers l’épais feuillage des arbres.

Le gilet de velours rouge recula d’un air froissé.

— Que Dieu me punisse si j’accepte de l’argent de vous, s’écria le visiteur avec dignité. Je suis un homme d’affaires solide et connu sur la place. Nous avons ce qui nous est nécessaire, Dieu merci, nous l’avons. Pour qui me prenez-vous, divine Belmont ? Je ne suis pas un mendiant ; je suis un enthousiaste. Hier soir, j’ai jeté à la pluie mon pardessus neuf doublé de soie, un pardessus de vingt thalers pour vous faire aller jusqu’à votre voiture à pied sec. J’ai des goûts élevés en matière d’art ; et si vous vouliez me donner une vieille pantoufle que vos pieds immortels ont portée, je m’estimerais heureux pour toute ma vie.

Valéria sourit et jeta nonchalamment sur le tapis un charmant petit soulier en velours rose comme son peignoir. Steinherz le ramassa si précipitamment que ses cheveux bruns, collés contre ses tempes avec de la pommade, se relevèrent en deux grosses touffes semblables à celles d’un hibou à grandes oreilles.

Il contempla un instant sa conquête avec un recueillement muet et dit ensuite :

— Un joli soulier, mais trop neuf, trop beau pour l’obéissant serviteur de votre divinité ; on dira : Steinherz ! il a acheté le soulier et il se moque de nous en prétendant qu’il a appartenu à la célèbre Belmont.

Il déposa un baiser sur le soulier et le remit aux pieds de l’actrice. Après, il regarda en soupirant dans tous les recoins de la chambre. Tout à coup, avec une rapidité que sa corpulence ne semblait guère permettre, il s’élança dans un angle et y ramassa un vieux gant d’un air de triomphe.

— Voici qui sera pour Steinherz ! s’écria-t-il. Ayez pitié d’un père de famille, d’un père de sept enfants vivants et accordez-moi ce gant.

— Volontiers, monsieur Steinherz ! répondit Valéria souriant.

— Et écrivez-moi de votre main divine, sur une carte, que vous m’avez donné ce gant comme une relique de l’art sublime.

L’actrice demanda une carte, y inscrivit quelques mots et la tendit à son visiteur.

— Comment vous remercierai-je, moi, père de famille, père de neuf enfants vivants, ajouta Steinherz profondément touché.

— Excusez-moi de…

— Je comprends. Vous avez un nouveau rôle à étudier ; je ne suis pas un indiscret. Que Dieu vous donne santé et longue vie ! C’est tout ce que désire votre esclave Steinherz.

Il fit un salut aussi profond que ridicule et sortit à reculons, se heurtant, par excès de politesse, d’abord au petit sopha, puis à une chaise, et arrivant enfin à la porte sain et sauf, malgré tous ses efforts pour se faire mal aux jambes.

Dehors, il posa fièrement sur sa tête son haut chapeau gris, enveloppa avec soin le vieux gant dans du papier de soie, le serra dans un grand portefeuille parmi des billets de banque et s’achemina rapidement vers sa demeure.

Depuis plusieurs années ; Steinherz était agent d’affaires. Avant de se lancer dans cette spécialité, il avait fait fructueusement le commerce des vieux pantalons, des souliers rapiécés et des vieux fers. Maintenant, il avait abandonné cette branche d’industrie à sa femme et à son garçon de quatorze ans, à cheveux noirs, donnant de belles espérances.

Steinherz entra à la hâte et solennellement dans la petite boutique tenue par sa femme et située dans un quartier des plus fréquentés. Il ouvrit la vitrine de l’étalage, derrière laquelle on voyait les objets précieux de la maison, tels que les vieilles montres en laiton, fausses perles, cuillers en ruolz et suspendit le vieux gant de Valéria contre le carreau. Au-dessous du gant il colla, avec quatre pains à cacheter rouges, la carte de l’actrice et au-dessous du tout il mit un écriteau portant en gros caractères :

ICI ON VOIT UN GANT
de la divine
VALÉRIA BELMONT

Pendant que M. Steinherz arrangeait ce bizarre étalage, quelques curieux s’étaient rassemblés devant la boutique. Deux des curieux, vêtus élégamment, entrèrent chez l’agent d’affaires.

— Ce gant a-t-il été porté vraiment par la Belmont ? demanda l’un d’eux en s’efforçant de fixer un carré de verre entre son œil et son nez.

— Lisez l’autographe, je vous prie, répondit fièrement Steinherz.

— Combien demanderiez-vous de ce gant ?

— Si vous me disiez : Steinherz, ce gant ou la vie, je me laisserais aussitôt hacher en morceaux. Tout ce qui est ici, vous pouvez l’avoir, mais le gant, point.

— Alors pourquoi le mettez-vous en montre ?

— Par orgueil, messieurs, par point d’honneur. Ah ! que vous dirai-je ? J’ai été chez la divine Belmont ; elle était sur son sopha et m’a permis de baiser sa pantoufle. Un homme peut-il rendre en paroles le sentiment que j’ai éprouvé ? Il m’a semblé que je sentais une souris courir dans mon dos. Un être humain ne saurait décrire cela, à moins que ce ne fût M. de Schiller. Celui-là pourrait peindre dans une belle ballade ce que j’ai ressenti.

— Ainsi, vous ne voulez pas vendre le gant ?

— J’en suis fâché, mais c’est impossible. Pour vous donner cependant une idée de la sensation que je ne puis décrire, je vais vous laisser baiser le gant.

Il le prit très-délicatement du bout des doigts et le posa sur un plat d’argent.

— À l’extérieur, ajouta-t-il ensuite, cela vous coûtera un florin ; à l’intérieur qui a touché la peau divine de l’unique Belmont, ce ne sera aussi qu’un florin.

— Êtes-vous fou ?

— Si vous ne voulez pas baiser le gant aujourd’hui pour un florin, fit Steinherz froissé, demain cela vous coûtera deux florins. Je ferai une grande annonce dans les journaux et cela deviendra de mode d’aller baiser le gant chez Steinherz comme on va chez Riccioli manger des douceurs. Mais, comme vous êtes les premiers, libre à vous de le baiser pour un seul florin à vous deux.

Les deux curieux se mirent à rire.

— L’idée est originale, hasarda l’un.

— Il en fera une affaire, ajouta l’autre, tandis que son compagnon tirait un florin de sa poche. Pour la rareté du fait, et puisque nous sommes les premiers, passez-nous le gant.

Steinherz leur tendit l’objet avec la même dignité que le pape donnant sa mule à baiser, et ils le touchèrent de leurs lèvres.

Le lendemain paraissait l’annonce suivante :

QUI VEUT EMBRASSER LA BELLE BELMONT ?

« Tout le monde évidemment ; mais, la chose étant impossible, tous les vrais amateurs de l’art se contentent d’embrasser son gant, ce qui peut se faire à tout instant chez

A. STEINHERZ, RUE DES PRINCES, 28. »

On lut l’annonce, on rit ; on s’étonna, et, en fin de compte, on n’en alla pas moins baiser le vieux gant par curiosité, par enthousiasme, pour la bizarrerie du fait ou pour pouvoir dire qu’on avait suivi la mode.

Le gant fit tellement fureur que, dès le second jour, il fallut placer un gardien de la paix devant la boutique Steinherz pour maintenir la circulation.

C’était précisément le soir où, pour son troisième rôle, Valéria personnifiait la Czarewna dans les Prisonniers de la czarine. Elle se montra sous deux costumes d’impératrice d’une beauté, d’une exactitude à persuader aux dames que la Sibérie devait être réellement un bien joli pays.

Après la représentation, on détela les chevaux de la comédienne et une trentaine de messieurs qui paraissaient beaucoup plus aptes à ce travail que les nobles bêtes de l’attelage, traînèrent la voiture à force de bras jusqu’à l’hôtel d’Europe. Puis les artistes, les étudiants, exécutèrent une marche aux flambeaux en l’honneur de l’idole, et l’Association des chanteurs lui donna une sérénade pendant que le directeur, à qui Sa Majesté avait confié cette mission spéciale, lui apportait la minute de l’engagement qui l’attachait au théâtre de la Cour. Une clause particulière lui assurait un traitement supérieur à tous les traitements passés et présents, les premiers rôles du drame et de la comédie, et stipulait en outre qu’après dix ans, elle recevrait une pension dont le chiffre était le même que celui du traitement.

Qu’on vienne dire maintenant que l’Allemagne est ingrate envers ses grands génies, ses grands talents !

Qu’importe qu’un auteur à demi fou, écrivant de vieilles pièces démodées comme les Macchabées où il n’y a point de belles toilettes, où, comme Entre ciel et terre, dont les personnages sont de vulgaires couvreurs ; qu’importe que cet auteur n’ait pas toujours du pain pour lui et sa famille ! Il y a bien plus de poésie dans les plis de la jupe d’une belle actrice que dans toutes les œuvres de Gœthe réunies.

Avant le départ de Valéria, Rosenzweig, le Mécène désintéressé, donna à l’hôtel d’Europe un superbe souper en l’honneur de la comédienne, ou plutôt en son propre honneur, car c’était lui qui avait découvert dans le ciel de l’art la nouvelle étoile. Il aimait, le vieux pécheur, à s’entourer de jolies femmes de théâtre, et dans cet amour il n’y avait pas la moindre prétention à leurs faveurs. Il lui suffisait de contempler les boucles soyeuses des belles chevelures et de sentir ses nerfs frissonner sous un faible courant d’électricité.

Mais ce modeste plaisir des yeux et des nerfs qu’il savourait, Rosenzweig ne pouvait, de sa personne, l’offrir à ses amies. Aussi invitait-il pour elles d’habitude un certain nombre de beaux jeunes gens. Au souper de la diva, il en fut ainsi.

Le banquier avait invité en outre quelques critiques influents, quelques acteurs et d’autres protecteurs des arts en son genre.

Parmi les invités ayant mission de faire la cour aux jolies dames de théâtre, en belles toilettes, figurait Plant.

Il avait su mettre à profit sa situation chez les Bärnburg. Tantôt il glissait la main dans la poche du comte, tantôt il l’égarait dans celle de la comtesse, et toujours d’une manière convenable, avec une sage retenue. Son prédécesseur avait été un voleur vulgaire. Sous la direction de Plant, les recettes augmentaient et les dépenses diminuaient. Ses maîtres n’avaient-ils pas lieu d’être satisfaits de lui ?

Avec l’argent amassé chez les Bärnburg, Plant commença à jouer à la Bourse. Plein de sang-froid, de prudence, il se contentait de gagner peu, mais à coup sûr et souvent.

On ne tarda pas à le remarquer et Rosenzweig lui accorda une demi-confiance, une première, une seconde fois, puis une confiance entière.

« C’est un brave homme, » avait coutume de dire le banquier. Il ne s’adjuge jamais plus de cinq pour cent. Il mérite de la considération. »

Au moment où Plant s’approcha de la table brillamment éclairée, Valéria recula comme si elle eût marché sur une de ces bêtes, au sang froid, inspirant un invincible dégoût. Un lézard ou un crapaud ne l’aurait pas plus impressionnée. Elle pâlit et ses lèvres tremblaient convulsivement.

Plant, debout devant elle, l’avait reconnue. Une phrase banale lui était venue aux lèvres, mais sa langue se trouva alourdie comme par un poids écrasant. Les mots ne pouvaient s’échapper de sa bouche. Il regardait fixement la belle jeune femme qui était la reine de la fête, qui trônait au premier rang, et il se sentait dominé comme par une force supérieure.

Et elle ?

Elle a repris contenance très-vite et l’examine avec un sourire ; mais ce sourire inflige à Plant un châtiment bien plus cruel que si elle l’avait dévisagé avec indifférence ou regardé avec colère, car ce sourire disait : « Qu’es-tu pour moi ? Rien qu’un habit noir de plus parmi les invités à la fête. »

Il finit par s’incliner, et va s’asseoir entre une danseuse dont il déchire la traîne et un homme d’État sur le pied duquel il marche. Andor, l’idéaliste, n’eût pas mieux fait.

Le malaise, l’oppression de Plant ne cessèrent qu’à la sortie de table, alors que les messieurs allumèrent le cigare.

Valéria demanda une cigarette que lui tendit un chef d’escadron de la garde. Plant voulut s’approcher pour lui offrir du feu, mais il se heurta à une chaise. Pendant ce temps, Rosenzweig, pour qui les allumettes étaient chose trop commune, avait tiré de sa poche un billet de dix florins, l’avait déroulé lentement, afin que chacun vit bien ce qu’il faisait, et, l’allumant à une bougie, venait de le présenter à Valéria d’un air rayonnant.

Plant eut le temps de voir une légère fumée s’échapper des lèvres de la comédienne, puis elle lui tourna le dos pour rire avec le chef d’escadron. Alors il se dirigea vers la porte de la salle. Les bougies semblaient ne plus brûler pour lui ; il voyait trouble, il étouffait. Dans le corridor seulement il retrouva sa respiration.

La joyeuse compagnie ne se sépara que longtemps après minuit. Rosenzweig donna le bras à Valéria, et l’accompagna jusqu’à la porte de son appartement. Personne ne s’était aperçu du départ de Plant, personne, excepté l’actrice. Assise en ce moment sur un fauteuil de sa chambre à coucher, elle pensait à lui malgré elle. Mais on a frappé à sa porte doucement, très-doucement. Elle se relève vivement, et sans qu’elle sache pourquoi, son cœur bat, tandis que d’une main tremblante elle ouvre la porte.

Plant est là devant elle.

Elle recule ; il entre, referme la porte et se jette à genoux.

Il se démène comme un fou ; il pleure, implore, supplie à mains jointes. Elle le relève ; sa figure pâle s’éclaire peu à peu comme l’albâtre d’une lampe ; elle finit même par rire.

Après, elle s’étend sur sa chaise longue dans la pose de la Vénus du Titien à Dresde et aussi peu vêtue que le permet notre époque si morale. Lui s’est assis à ses pieds, représentant le chevalier amoureux du tableau, à cela près qu’au lieu du luth, il tient en main l’éventail de Valéria.

— Dis-moi, Marie…, commença-t-il.

— Pardon, Valéria.

— Dis-moi que tu m’as pardonné, que tu m’aimes encore.

Elle secoua lentement la tête et répliqua :

— Pas de ces paroles romanesques. Je te dis que je suis enchantée de te retrouver, que je te permets de me faire la cour et que tu peux m’acheter une villa : n’est-ce pas assez ?

Plant se mit à rire et lui baisa les mains ; elle, de son côté, lui adressait un regard où brillaient la satisfaction, la joie.

Qu’est-ce qui pouvait faire que cette femme, courtisée par un roi, se redonnât à un infidèle et parût heureuse de sa passion renaissante ? L’aimait-elle encore, ou bien ne savourait-elle que le triomphe de son égoïsme, de sa vanité ?