Les Prussiens d’aujourd’hui/T-1-19

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 358-374).

XIX

PETITES AFFAIRES

Le baron Keith venait de reparaître dans la ville. Il avait fini sa prison. Sous ses vêtements civils, ses meilleurs amis passaient à côté de lui sans le reconnaître. En quittant l’uniforme, il avait beaucoup perdu de ses avantages d’homme. Il se rattrapait en portant un ruban à sa boutonnière ; mais cette manière de constater lui-même le courage déployé dans sa lutte contre le revendeur, valut au baron une heure fort désagréable dans les bureaux de la police. La police est trop méticuleuse à ce sujet ; où en serions-nous s’il fallait demander compte à tous ceux qui portent des décorations comment ils les ont gagnées ? Keith n’en renonça pas moins au ruban, qu’il remplaça par un œillet du plus beau rouge.

La comtesse Bärnburg elle-même fut tout étonnée quand le baron entra chez elle.

— Mais, vous n’êtes plus du tout joli, s’écria-t-elle avec sa franchise originale. À quoi ressemblez-vous donc ? Vous avez l’air si drôle.

Le comte Bärnburg prit son air le plus paternel.

— Voyons, baron, il faut faire quelque chose, entrer dans une carrière pratique.

— Voulez-vous qu’il déshonore sa famille en travaillant comme un homme ordinaire ? s’écria sa femme. Non, non.

Le comte qui, depuis son mariage, s’était abonné à la Gazette de la Croix et parlait volontiers morale, riposta résolûment :

— Est-il donc plus honorable de faire des dettes, de jouer ou de vivre aux dépens d’une vieille dame riche ?

— Lui devenir le favori de…, s’écria la comtesse en riant, oh non ! Il est trop drôle maintenant pour avoir encore des aventures ; il est si drôle qu’il doit se marier ; il est mûr pour le mariage.

— Quelle est la jeune fille riche qui l’épousera ? Il n’a ni position, ni biens, ni…

— Qui l’épousera ? Julie tout simplement.

— Julie ! je n’y avais pas pensé.

Le colonel Klebelsberg, père de Julie, était mort et, depuis lors, la jeune baronne vivait dans la maison du comte Bärnburg, devenu son tuteur.

La comtesse fit appeler Julie, et, pendant une heure la jeune fille causa avec Keith. Après le départ de celui-ci, la comtesse demanda à Julie :

— Comment le trouvez-vous ?

— Le baron ? Bien.

— C’est un joli homme ?

— Oui ; mais il est très-jeune.

— Un avantage, cela. Il n’a pas encore joui de la vie à satiété.

— Vous croyez ?

— Oh oui ! à votre place je l’épouserais.

— Mais je ne l’aime pas du tout.

— Tant mieux ! Vous pouvez voir avec sang-froid s’il vous convient. Pour ma part, je suis convaincue que vous ferez un couple parfait, très-beau surtout. Keith n’a pas de fortune, et pour le moment pas de position non plus ; mais il est de bonne famille, beau ; il a un bon caractère et une tournure très-distinguée ; que désirez-vous de plus ?

Ce fut ainsi que le mariage se conclut, tout-à-fait à la moderne, sans aucune sentimentalité, comme une affaire.

Sûr de posséder Julie, Keith songea sérieusement à faire oublier sa vie passée et à entreprendre quelque chose qui fût digne de son nom. Il résolut d’acheter une propriété avec la dot de Julie, cela va sans dire, et de l’exploiter lui-même. La comtesse l’adresse à Plant.

Les deux jeunes hommes traitèrent l’affaire dans un élégant café fréquenté principalement par des boursiers et des courtiers. Le baron eut bientôt une entière confiance en Plant, qui lui en imposait par son naturel froid, réfléchi.

— Si j’étais sûr que vous ne me trahirez pas, monsieur Plant, dit-il enfin, je vous confierais…

— Je sais me taire ; c’est important dans les affaires. Le bavardage est à mes yeux un luxe que peuvent seuls se permettre les riches oisifs.

— Eh bien ! moi aussi, je suis pauvre.

— Je le savais.

— Je suis même plus que pauvre, je dois environ vingt mille florins.

— Et vous voudriez ne pas les payer ?

— Il faut au contraire que je les paye. La baronne Julie n’a qu’une petite fortune insuffisante pour que je me range, si je veux ensuite acheter une propriété et m’y établir. Je ne vois pas comment me tirer d’embarras. Vous qui avez de l’expérience et l’esprit de ces choses-là, donnez-moi un conseil.

Plant se mit à réfléchir et répondit :

— Je prendrai sur moi d’arranger cette affaire difficile, à votre entière satisfaction, et de telle sorte que vous puissiez garder entre vos mains la plus grande partie de l’argent ; mais je dois poser mes conditions.

— Il va s’en dire que votre part… Combien demanderiez-vous ?

— Je me contenterais de deux mille florins.

— C’est entendu.

— Ma condition principale est que dans toute la transaction mon nom ne sera pas prononcé, ni maintenant ni plus tard. Et si jamais, monsieur le baron, vous parliez de moi, je nierais face à face avec vous.

— Ma parole d’honneur vous suffit-elle ?

— Oui.

Venant d’un autre, l’offre d’une simple parole d’honneur eût fait rire Plant aux éclats, mais il avait affaire à un cavalier et il garda son sérieux. Il avait étudié les faibles des hommes.

Un mois après eut lieu le mariage du baron Keith avec la baronne Julie. Il y eut un voyage de noces à Paris, et au retour le mari conduisit sa jeune femme à sa propriété de Silberburg.

Julie trouva un joli petit château, style renaissance, un parc avec des allées ombrageuses, un étang avec des cygnes, un riche mobilier et se déclara satisfaite.

Plant reçut ses deux mille florins et ne fut pas moins enchanté.

C’est un homme admirable que votre intendant ! dit Keith à la comtesse Bärnburg.

— Il nous est devenu indispensable, lui répliqua-t-elle.

Aussi, lorsque Plant demanda à l’improviste à quitter son emploi, la comtesse crut fermement que c’était une façon détournée de donner à comprendre qu’il n’était pas assez payé.

— Vous nous avez servis si fidèlement, lui dit-elle que nous vous augmenterons volontiers. Dites vous-même ce que vous désirez.

Plant persista à vouloir quitter la maison.

— C’est une énigme pour moi, observa le comte. Il n’a pas pu s’engraisser chez nous. Nos revenus ont augmenté considérablement depuis qu’il gère nos affaires.

— Nous ne pourrons jamais remplacer Plant, gémit la comtesse, pensant quelque peu à son boudoir. Il a tant d’excellentes qualités, et il est si probe, si probe.

Malgré toute sa probité, Plant, en dehors de son traitement, n’en avait pas moins amassé vingt mille florins chez les Bärnburg. Cette somme, il l’avait triplée par des spéculations à la Bourse et de petites affaires.

Dans les environs de la ville où Valéria était retenue une année encore par son engagement, il était allé acheter une villa qu’il avait arrangée féeriquement. En homme habile, il avait payé comptant et il lui restait peu d’argent ; mais il comptait, non sans raison, sur son génie des affaires.

Avant de s’éloigner, il avait à faire quelques ennuyeuses visites d’adieu. Parmi ces visites, il comptait celle à Andor. Le docteur le reçut dans sa chambre. Les autres membres de la famille restèrent invisibles…

La mère d’Andor était gravement malade depuis plusieurs semaines. Son frère le capitaine et Mademoiselle Régina étaient au chevet de son lit.

Plant, qui avait autrefois témoigné tant d’amitié à madame Andor, ne laissa pas percer la moindre envie de voir la malade. Il prenait déjà ce ton protecteur par lequel les gens qui, de manière ou d’autre, ont fait leur chemin, c’est-à-dire gagné de l’argent ou acquis de l’influence, blessent si volontiers et si cruellement leurs amis restés en route. Mais il n’avait pas changé seul. Chez le docteur aussi, il s’était fait depuis quelque temps un changement qui n’échappa point à son visiteur. Plant trouva son ancien ami plus décidé, plus indifférent pour autrui, et cela ne lui déplut pas, disons-le à sa louange.

— Et toi, que deviens-tu, maintenant ? interrogea-t-il, toujours courbé sur tes livres ? Ne penseras-tu pas enfin à quelque chose de meilleur, de plus pratique ?

— Je doute fort, répondit Andor en riant, que ce que toi tu appelles pratique et moi matériel, égoïste, soit en somme meilleur.

— Toujours le même, un incorrigible idéaliste ! À vrai dire, je ne suis pas plus sage et je devrais me taire. En un clin d’œil, mon idéalisme m’a fait dépenser ce que mon sens pratique m’avait fait gagner.

— Il me semble que tu n’as pas à te plaindre. Tu as gagné beaucoup d’argent, et sans avoir réellement travaillé.

— Parbleu ! qui est-ce qui travaille, aujourd’hui que le travail c’est la misère, ou une manie ? Il n’y a que les sots. La spéculation est le seul champ de l’homme d’esprit. Tout le reste n’est que bêtise ou chimère.

— Je t’en prie, répliqua Andor d’un ton froid, sévère, ne parle pas ainsi devant moi. Le travail est honorable dans toutes les conditions ; il n’y a d’honnêtement gagné que ce qu’il produit. La spéculation ne vaut pas mieux que le jeu, et les joueurs ont été de tout temps méprisés. Ne me donne pas comme une vertu ton manque de principes.

— Des faits, mon ami, des faits, dit Plant dont les yeux commencèrent à briller ainsi que cela lui arrivait chaque fois qu’on trouvait à redire à son adoration de lui-même. Les mots ne prouvent pas grand’chose. Que t’a rapporté ton travail ? Rien. Donc, en quoi vaux-tu mieux qu’un oisif ? Moi, tel que tu me vois, je possède soixante mille florins ; je suis, par conséquent, un homme actif, sensé, expérimenté, digne de considération. Notre époque ne demande que le succès. Et si j’ajoute que ton Hanna t’a planté là avec ton idéalisme laborieux, tandis que Valéria Belmont, l’artiste célèbre, une de ces belles femmes comme le Titien seul a su en créer, m’appartient à moi, à moi seul, que trouveras-tu à me répondre ?

— Je te répondrai seulement : as-tu gagné honnêtement les soixante mille florins ?

Plant pâlit.

— Honnêtement ! honnêtement ! s’écria-t-il avec un rire forcé. Vous n’avez à la bouche que de ces vieux mots. Vous, les idéalistes, vous êtes du pur Gellert ! À quelle mesure veux-tu mesurer nos actes ? Qu’est-ce qui établit notre dignité ou notre indignité ? Qu’est-ce qui détermine notre récompense ou notre punition ? L’opinion du monde et notre propre conscience.

Or le monde change tous les jours, de même que notre manière d’entendre les choses ; le monde ne respecte que celui qui arrive à la puissance, à la fortune, sans lui demander de quelle façon il y est parvenu. Ce n’est qu’en cas d’échec que les hommes nous condamnent, que nous nous condamnons nous-mêmes, et alors vient le châtiment moral.

— Je te plains, Plant, répondit Andor. Comme tous les hommes à demi instruits, cultivés de notre temps, tu fais fausse route. Tout ce qui est entre l’ignorance ou la science complète n’engendre que le mal.

— Mais il me semble que j’ai lu mon Schiller, mon Gœthe, mon Shakespeare aussi bien que toi, fit Plant avec irritation. Moi aussi je suis de ce peuple de penseurs dont le savoir vient de remporter de si décisives victoires sur l’ignorance.

— Nos victoires n’ont rien à faire avec notre culture intellectuelle. Nous ne les devons pas à l’aptitude scientifique de nos généraux, mais à l’obéissance, à la discipline de nos soldats. Enfin, comme tous les gens demi-instruits, tu sors de la question.

— Dis tout de suite que je suis un imbécile, un barbare ignorant.

— Je t’ai déjà dit ce que tu es, un demi-savant, comme vous tous, les hommes du fait accompli, les idéalistes du succès. Vous vous targuez de la philosophie des faits, qui n’est que de la barbarie. Le Goth ou le Vandale n’était pas un artiste par cela seul qu’il brisait une statue grecque ; vous n’êtes pas non plus des penseurs ou des philosophes parce que vous avez détruit l’édifice idéal élevé par des siècles. Qu’avez-vous créé ? Fais-moi connaître une pensée quelconque qui soit sortie de votre cerveau, une vérité, fût-elle insignifiante, que vous ayez formulée, et je consens à avoir tort. Mais non, vous n’avez rien créé, rien. Vous mettez des faits en avant ; c’est quelque chose certainement, c’est même beaucoup, et de ce que ces faits sont en désaccord avec les idées morales qui ont cours, vous chantez victoire comme si vous aviez découvert une sixième partie du monde.

Vos chants de triomphe me font à peu près le même effet que si des carriers ayant découvert une nouvelle carrière de marbre, s’écriaient aussitôt : Il faut briser, faire disparaître de la terre tout ce que vous avez construit et ciselé jusqu’ici ; nous avons découvert un marbre qui est bien meilleur que celui dans lequel on a taillé la Vénus de Milo, la Niobé et le groupe de Laocoon. Ces braves ouvriers auraient le petit tort d’oublier que, extraire le marbre de la carrière ou le sculpter, c’est bien différent, que, pour donner à ce marbre inerte une forme, une âme, il faut un artiste et son génie. Il en est ainsi de vos faits, de vos chiffres ; ils prouvent seulement que des idées, des principes auxquels on avait cru jusqu’ici ont été ébranlés ; mais les gens qui mettent au jour les faits, comme on extrait le marbre, sont aussi incapables de nous donner des idées nouvelles que les carriers de sculpter les statues. Vos faits et vos chiffres restent morts comme le marbre, jusqu’à ce qu’ils soient rendus vivants par cet esprit que j’appellerais l’esprit philosophique et qui est pour eux ce que le génie de l’artiste est pour la pierre.

Chaque fois que l’esprit humain, au lieu de travailler sans bruit, produit en même temps une foule de découvertes, de faits nouveaux, il en résulte, pour l’époque, de la fermentation, de l’inquiétude, du doute. Un courant philosophique disparaît avant qu’un autre vienne le remplacer. C’est ce qui fait que le désespoir devient plus grand chez les natures idéalistes, et que les natures matérialistes sentent grandir leur adoration d’elles-mêmes.

Mais de même que le flot des faits nouveaux a submergé tout d’un coup le champ de notre savoir et de nos opinions, de même survient soudain l’esprit supérieur qui refoule les vagues, délivre la terre, et de la tempête effroyable il ne reste qu’un limon fertile donnant bientôt une nouvelle et magnifique moisson.

— J’avoue, fit Plant avec cette ironie qui est pour nos sots modernes ce qu’est pour les cocottes l’art de se décolleter, j’avoue que je ne suis pas assez savant pour comprendre cela.

— Je le crois aisément, répliqua Andor, avec un grand sérieux ; mes paroles s’adressaient aux chefs de l’école de la philosophie des faits et du matérialisme, et dans cette armée tu n’es ni général, ni soldat régulier ; tu n’es que simple franc-tireur. Les chefs de ce mouvement ont appris et travaillé beaucoup, je ne le nie pas ; mais toi tu suis le corps de troupes, en pandour, à cause du butin. Tu n’adoptes pas le principe parce qu’il est conforme à tes idées mais bien parce qu’il répond agréablement aux traits égoïstes de ta nature. Tu n’es, d’ailleurs, pas capable de juger si la loi à laquelle tu te soumets a une base scientifique suffisante ; en réalité tu as étudié très-peu.

— Naturellement, fit Plant en riant. Tu m’as déjà dit que j’étais un homme sans instruction.

— Tu l’es en effet, reprit Andor, et de l’avis même de tes maîtres. Ils soutiennent non sans raison qu’aujourd’hui on ne peut être compté parmi les gens instruits qu’à condition d’être initié aux sciences naturelles, et en cette matière tu es un grand ignorant. De mon côté, je ne puis mettre ait rang des gens instruits ceux qui n’ont reçu que ce que l’on appelle l’instruction littéraire et c’est à peu près le cas général. Le vrai savant, l’homme complet, c’est à mon sens celui qui connaît à la fois les sciences naturelles, l’histoire et les belles-lettres ; et encore cette culture générale ne me paraît être que le premier degré indispensable de cette autre culture plus importante à mes yeux, qui consiste à savoir quelque chose d’utile, d’usuel, à produire en un mot. La caractéristique de cette vraie culture, c’est le travail.

En se contentant d’être un bel esprit, l’Européen du dix-huitième siècle était dans son droit, puisque la littérature française de cette époque, Voltaire en tête, passait pour le miroir du temps, de ses tendances, de son savoir.

Notre littérature n’a jamais été cela, maintenant moins que jamais. Elle n’est pas même l’image de la vie réelle, telle que nous l’offrent les romans anglais et russes, où l’on peut trouver d’excellentes leçons pratiques. Notre littérature ne produit guère que des peintures de fantaisie, qu’elle s’inspire de l’idéal comme chez Gutzkow, ou du réel comme chez Spielhagen. Elle n’est donc d’aucune utilité pour l’éducation du cœur et de l’esprit aussi bien que pour la connaissance des grandes luttes contemporaines de l’intelligence. Il nous manque, en outre, la philosophie pratique de la vie, le trait commun qui distingue les Russes et les Anglais.

Un jeune homme, et plus encore une jeune femme qui se trouve entraînée aujourd’hui dans le panthéisme de Spinosa, en lisant : Sur la hauteur, d’Auerbach, le lendemain dans le matérialisme avec Spielhagen, et le troisième jour dans la défense du point de vue chrétien avec Redwitz, doit évidemment s’égarer, perdre toute confiance et ne voir enfin dans toute œuvre littéraire qu’un jeu frivole.

C’est pourquoi nos messieurs et nos dames qui brillent dans les salons ne sont guère que des bohémiens et des odalisques. Et vous autres, spéculateurs, qu’êtes-vous, sinon des beaux esprits pratiques ? Vous appliquez à la matière votre culture, votre éducation, toutes deux superficielles. De même qu’il y a des gens ne voulant rien apprendre de sérieux, vous, vous ne voulez pas travailler sérieusement.

J’ajouterai, pour ta gouverne, qu’un bon agriculteur, qu’un bon artisan ou commerçant a plus de titres à figurer parmi les gens cultivés que le fat qui a lu nos poëtes ou qu’une dame sachant écrire de jolies lettres ; car faire quelque chose et le faire bien vaut mieux que beaucoup entreprendre et ne réussir que médiocrement ou pas du tout. L’esprit est mieux formé dans un cercle d’activité régulière, de travail honnête, ce cercle fût-il étroit, que dans un grand cercle où de beaux esprits littéraires ou pratiques s’agitent en ne faisant rien ou en jouant. Si le développement de l’individu, de sa force, de ses sentiments élevés, n’est pas le seul but de l’éducation, c’est du moins le plus grand, et il n’y a que le travail qui puisse mener à ce but.

— Je te remercie de la leçon, dit Plant se levant.

— Ne fais pas le moqueur. Tu es un peu juriste, un peu boursier, un peu bel esprit. N’est-ce pas de la demi-instruction que tout cela ? Si tu me disais : j’ai labouré un champ ; j’y ai semé et récolté ; si tu me disais : j’ai fini ma première paire de bottes ou j’ai fait un marché de prunes turques, je te respecterais ; mais avec tes soixante mille florins gagnés au jeu, tu ne me paraîtras jamais imposant.

Plant mit son chapeau avant de sortir ; c’était sa manière de faire quand il voulait se montrer supérieur à quelqu’un. Il tendit ensuite à Andor deux doigts de sa main droite en lui disant :

— Tu parles bien, toi ; mais ce n’est pas mon affaire. Je suis l’homme des chiffres, des faits et du succès. Je sens que je suis sur le vrai chemin, et cela me suffit. Par malheur, l’idéalisme ne m’est pas étranger, malgré tout cela. Nous avons tous été si sottement élevés, moi comme les autres.

Il poussa un soupir et sortit, laissant Andor à peu près dans la situation d’esprit de Napoléon Ier après la bataille d’Austerlitz.