Les Prussiens d’aujourd’hui/T-1-20

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 375-385).

XX

BIEN CALCULÉ

La visite annoncée par le général Mardefeld à Hanna n’était pas une invention d’amoureux. Il arriva effectivement quelqu’un, une sœur du général, grande et grosse dame, très-amie de l’équitation et des cigares forts. Le jour même de son apparition, Clarisse dut faire ses preuves devant elle et sauter dans l’eau tant redoutée, bien qu’elle se fût plainte de migraine.

La fillette s’était résignée plutôt par affection pour Hanna que par obéissance à la tyrannie de son père. Le soir, les suites du plongeon se manifestèrent : le mal de tête augmenta, puis vinrent la fièvre, le délire. Il fallut envoyer chercher un médecin. Au bout de quelques jours, le docteur déclara que Clarisse avait la fièvre typhoïde. La sœur du général fit aussitôt ses paquets ; elle avait une peur horrible de la contagion. Mademoiselle Teschenberg montra au contraire un courage qui en imposa au général et aux gens de la maison.

— Elle est présomptueuse, dit madame Brenner, mais elle est brave aussi.

Hanna veilla jour et nuit. Elle ne quittait la chambre de la malade que pour prendre quelque nourriture ; le général venait alors la remplacer. Elle éprouvait véritablement de la compassion pour la fillette qui lui avait voué un attachement sans bornes ; mais d’autres motifs l’avaient décidée à se dévouer ainsi, à braver le danger à toute heure. Elle voulait donner au général une preuve de ce qu’il pourrait attendre d’elle ; elle voulait se montrer une mère pour son enfant, afin de le soumettre complétement à son empire par ce moyen dangereux mais rapide. Elle espérait sauver Clarisse, et l’homme chez lequel elle avait déjà éveillé la passion lui serait dès lors attaché plus encore par les liens de la reconnaissance.

Le calcul était juste ; mais la mort de sa main osseuse vint en déranger les combinaisons, en effaçant le chiffre sur lequel mademoiselle Teschenberg avait le plus compté.

Clarisse mourut entre ses bras, s’éteignant comme la flamme, après avoir vacillé sous le vent. Hanna versa quelques larmes ; le général fit preuve de stoïcisme.

En revenant du cimetière où mademoiselle Mardefeld avait été enterrée dans le caveau de famille à côté de sa mère, Hanna rompit la première le silence, qui avait duré jusque-là, entre elle et le général. Elle connaissait ses avantages et tenait à en profiter.

— Ma mission ici est accomplie, monsieur le général, dit-elle d’un ton calme, où perçait un peu de tristesse. Je vous prierai donc de me laisser partir le plus tôt possible. Chaque heure de plus que je passe dans cette maison peut mettre ma réputation en grand danger. Vous savez combien le monde est porté à…

— Et que m’importe le monde ! fit le général, n’y tenant plus. Je ne saurais vivre sans vous. Si vous étiez seulement raisonnable, au lieu de…

Hanna le regarda et, pour la première fois, son regard était encourageant.

— Il faut que je parle, à la fin, s’écria le général tirant son épée et abattant les chardons qui bordaient le chemin. Eh bien oui, je vous aime ! Trouvez-moi ridicule ; moquez-vous de moi, cela m’est égal ; cela vaudra toujours mieux que ce doute, cette incertitude. Hanna, je vous aime beaucoup, beaucoup… Voulez-vous être ma femme ?

— Je vous veux du bien, monsieur le général ; mais cela suffit-il ? Laissez-moi réfléchir.

— Jusques à quand ?

— Jusqu’à demain.

Le jour suivant, elle lui disait :

— M. le général, je vous respecte et je vous estime ; j’espère donc pouvoir vous aimer. Si vous me voulez telle que je suis, me voici, je suis prête à devenir votre femme.

Le général la prit dans ses bras et l’embrassa. Il lui dit ensuite, en lui baisant la main :

— Vous me rendez très-heureux, Hanna, très-heureux. Pauvre Clarisse ! Comme elle eût été heureuse d’avoir une telle mère !

Ils convinrent ensuite que le mariage se ferait sans bruit et aussi promptement que possible. Après, mademoiselle Teschenberg adressa à ses parents une lettre fort émue et à Andor les lignes suivantes :

« Mon ami,

» J’ai gardé le silence un certain temps, parce qu’il me paraissait impossible de vous dire ce qu’il faut que je vous dise maintenant. Je ne dois plus vous aimer. Vous n’avez pas de position et je suis pauvre. Aux yeux de l’amour, ce sont là des petits défauts, et cependant c’est ce qui nous sépare. Je vous aime toujours ; mais je ne pourrai jamais être à vous. Adieu ! Puissiez-vous être aussi heureux que je l’ai été moi-même par votre amour.

» Votre
» Hanna. »

Andor répondit immédiatement :

« Mademoiselle,

» Vous avez très-bien fait et je ne doute pas un instant que vous ne soyez heureuse même sans mes vœux pour votre bonheur. Vous êtes prudente, pratique même, et c’est tout aujourd’hui. Je suis seulement étonné que vous me parliez avec tant de sérieux d’une chose aussi démodée que l’amour. L’amour nous donne cette sainte force qui fait tout supporter : la pauvreté, les privations, les soucis, le mépris et les persécutions. Je ne sais pas ce que vous avez ressenti pour moi ; en tout cas, ce n’était pas de l’amour.

« Votre très-respectueux,
» Andor. »

Cette lettre expédiée, il se sentit plus tranquille. Une seule chose lui serrait le cœur ; il n’avait personne à qui se confier. Sa délicatesse naturelle l’empêchait d’entretenir sa mère malade des tourments qu’il éprouvait. Elle aurait souffert, bien souffert de le savoir malheureux. Aussi résolut-il de cacher soigneusement son secret à toutes les personnes de la maison.

De la poste, il se rendit au parc où il resta assis quelque temps. Il était aussi abattu, aussi désespéré que le soldat qui se retrouve blessé, couvert de sang, après la bataille. Tout à coup il se souvint du comte. Avec celui-là il pouvait parler ; il le comprendrait et compatirait à sa douleur.

Il se dirigea rapidement vers le petit palais.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda Riva en le voyant. Vous avez l’air tout consterné.

Andor s’assit et garda un certain temps le silence.

— Tout est fini, commença-t-il enfin. Je m’y attendais et pourtant je suis anéanti par la triste et froide certitude que j’en ai maintenant. Hanna, — ah ! cela me fait mal, bien mal, — Hanna a renoncé à moi.

— Mes félicitations, répondit le comte. Mieux vaut tôt que tard.

— Vous prenez bien tranquillement ce qui me courbe jusqu’à terre, ce qui est pour moi une horrible torture.

— Cela passera comme toute douleur. Vous souffrez, mais on ne vous a pas volé toute votre part de bonheur sur terre, on ne vous a pas volé l’avenir. Moi, on m’a traité bien plus cruellement. Je vais vous raconter mon étrange histoire.

» J’ai aimé moi aussi, une fois, la seule de ma vie, et je me croyais payé de retour. Pourquoi ne m’aurait-elle pas aimé ? J’étais riche et elle une comtesse pauvre. Elle m’aima tant et si bien, vous comprenez, qu’elle devint ma femme.

» Après la bénédiction nuptiale, elle m’avoua que, depuis des années, elle avait été à un autre, un homme marié ; elle avait eu besoin de mon nom pour sauver son honneur.

» Ce fut tout.

» Je la renvoyai chez sa mère. Elle ne se plaignit pas, cela faisait partie de son plan, et moi je restai seul. Je l’avais beaucoup aimée. »

Le narrateur détourna la tête vers la fenêtre, et des larmes amères roulèrent de ses yeux sur ses joues. Il reprit ensuite :

« C’est une histoire absurde ; j’ai essayé de me surmonter mais sans pouvoir y parvenir, et peu à peu j’en suis venu à tourner le dos à la vie.

» Croyez-moi, il y a un moyen d’échapper à toutes les douleurs ; ce moyen, c’est le renoncement. J’ai dit adieu à toutes les espérances ; j’ai éloigné de moi le plaisir, la joie, et j’ai fini par conquérir la tranquillité, le calme, par être même heureux, très-heureux. Je n’accorde à mon corps rien de ce qui peut lui être agréable ; je lui refuse tout ce qui ne lui est pas strictement indispensable, et voilà pourquoi on me croit fou.

» L’été, l’hiver, je me lève avec le soleil et je travaille comme un journalier. Je cultive moi-même mon jardin. J’ai ici dans ma maison un atelier de menuiserie où je fais beaucoup de besogne. Tout mon revenu, tout ce que je gagne par le travail de mes mains, je le donne aux pauvres, aux affligés, aux malheureux. Je ne m’occupe pas de ceux qui étalent leur misère dans les rues ; non, ma joie, c’est de découvrir, de secourir ceux que le sentiment de leur dignité empêche de faire appel à la charité d’autrui. Hélas ! Il y a tant de misère sur terre et je ne puis faire que si peu de chose ! »

Le comte cessa de parler, et tomba dans une douloureuse rêverie.

Il a été dit que dans les derniers mois écoulés un grand changement s’était opéré chez Andor. Maintenant, quelques jours suffirent à le transformer autant et plus que de longues années.

Jusqu’alors, il n’avait été pessimiste qu’en théorie ; il le devint dans la pratique. Forcément tôt ou tard, il en est ainsi pour tout idéaliste. Il n’est donné qu’aux natures sensuelles de rester optimistes, parce que chez elles le goût pour la vie et ses jouissances ne s’émousse pas par les désillusions, la douleur.

Ce fut un rude combat que celui qu’Andor eut à soutenir ; mais il en sortit fortifié. Du jour où il ne vit plus les hommes tels qu’il les désirait, où il ne se laissa plus aveugler sur leur égoïsme, leurs vices, leur folie, il se sentit plus libre, plus sûr de lui-même. Sa physionomie devint plus sérieuse, son maintien plus décidé. En lui, tout trahissait alors la réserve et la méfiance : mais il était résolu à utiliser sa connaissance de la nature humaine d’une tout autre façon que Plant. Il ne comptait point exploiter les faiblesses et les passions des hommes ; il ne voulait que les combattre sans aucune considération, les combattre sans pitié, sans miséricorde.

Il avait perdu la femme aimée et il devait se préparer aussi à perdre sa mère. Les chagrins, les soucis servirent à tremper son caractère. Il en était arrivé à ce moment où l’on n’attend plus de la vie ni joie, ni bonheur, rien que des peines, des efforts, des luttes ; mais il allait hardiment, avec cette sombre énergie que le sort ne saurait vaincre.

Jusqu’ici, il avait toujours hésité à accepter l’offre de Wiepert. Chaque fois qu’Andor lui avait rendu visite, le journaliste paralytique mais vigoureux d’esprit, de caractère, faisait des allusions à l’irrésolution de son visiteur. Il lui cherchait presque querelle, tant il était mécontent de le voir s’étioler en compagnie de ses in-folios, étouffer dans la poussière des archives. D’ordinaire, Andor se contentait de sourire. Un soir, il vint prendre le thé avec Wiepert et sa charmante petite femme, dans une disposition d’esprit annonçant quelque projet héroïque.

— Qu’avez-vous donc aujourd’hui ? lui demanda la maîtresse de la maison. Vous êtes gai, décidé, comme si vous alliez accomplir quelque chose de bon et de grand.

Andor baissa les yeux.

— Mon opinion sur le journalisme est toujours la même, répondit-il. Il vise trop à la matière.

— Que voulez-vous ? s’écria Wiepert. Cela changera ; il faut que cela change. Je lutte sans relâche dans ce sens ; c’est là, si vous voulez, le but idéal de ma vie, de mon activité. Vous préféreriez peut-être attendre qu’une amélioration se fût produite. Ce ne serait pas une preuve de courage de votre part.

— Vous avez raison. Je suis un homme ; je dois lutter. Je me mets donc à votre disposition.

— Enfin ! s’écria Wiepert rayonnant de joie. Vous ne vous en repentirez pas, je vous assure. J’avais justement besoin d’un collaborateur comme vous. Votre armure de savant elle-même sera utile à notre cause. Vous verrez ce que nous ferons, quelle terreur nous répandrons parmi les philistins et les pharisiens, les spéculateurs et les puffistes. Ce sera très-beau, magnifique.

Presque machinalement, Andor avait pris un journal qu’il parcourait de l’œil. Tout à coup un sourire amer éclaira sa figure ; mais jusque dans cette amertume elle-même, il y avait de la force, de la santé.

— Qu’y a-t-il ? demanda Wiepert.

Andor lui tendit la feuille et son ami y lut : Le général Mardefeld vient de s’unir à mademoiselle Hanna Teschenberg.


FIN DU TOME PREMIER