Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-01

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 1-24).

LES PRUSSIENS

D’AUJOURD’HUI


I

SOUS PRÉTEXTE D’IDÉALISME

Une année s’est écoulée. Cette année, Andor l’a passée à travailler du matin au soir, à vivre d’une vie fiévreuse, et Hanna, devenue générale de Mardefeld, à jouir de tous les agréments du luxe. Pour Keith et sa femme blonde, cette même année a été une idylle champêtre ; pour Plant et la jolie Valéria, couronnée des lauriers du succès, un carnaval de Venise. Dans le même intervalle, Wolfgang a porté des chaînes et la comtesse Bärnburg est allée communier cinquante-deux fois, bien qu’elle n’ait eu que trois amoureux.

Bref, ils ont tous été contents de leur sort ; mais Plant seul a été heureux. Jour et nuit, chez la comtesse Bärnburg, il avait compté, recompté, joué, spéculé, et son gain avait fait tomber entre ses bras une jolie femme, la femme de ses rêves, la femme qu’il aimait, qui, lorsqu’elle voulait, faisait vibrer toutes les fibres de son être.

Valéria était revenue finir son engagement, et n’avait nullement songé à faire savoir au riche fabricant qu’elle rompait ses relations avec lui. De sa part, le procédé était certainement noble et grand. Quelle est la femme de théâtre qui eût voulu se sacrifier ainsi, à son exemple ? Personne ne doutait de son affection pour Plant. Les actrices du théâtre de la ville se moquaient déjà d’elle, et les messieurs élégants commençaient à la trouver ennuyeuse. Une actrice faisant du sentiment ! Y a-t-il rien de plus étrange ?

Mais Valéria s’abandonnait à cette nouvelle liaison avec une liberté, un entrain bien faits pour émousser la pointe de toutes les plaisanteries dictées par de bons sentiments, aussi bien que de toutes les fausses condoléances. Jamais elle n’avait été si contente, si joyeuse de vivre.

Probablement, cela l’amusait maintenant qu’elle avait le cœur froid, endurci, de voir à ses pieds, mendiant son amour comme un affamé un morceau de pain, l’homme qui l’avait dédaignée, rejetée loin de lui, alors qu’elle lui donnait la virginité de sa tendresse.

Plant subissait complétement l’empire d’une passion qui avait quelque chose d’étrange chez un homme comme lui, pratique, calculateur, réfléchi. Plus Valéria se riait de sa sentimentalité, de ses serments, de ses explosions d’ardeur, plus elle lui paraissait charmante, plus elle attisait ses désirs.

Il fut bientôt tout aussi convaincu de la non-réciprocité d’amour chez Valéria que de la puissance qu’elle avait sur lui, par cela seul qu’il l’aimait. Il luttait contre cette puissance, il s’appelait pauvre diable d’amoureux, fou, idéaliste incorrigible, et certainement son idéalisme n’était pas seul à lui faire supporter l’humiliation d’être livré pieds et poings liés à une femme qui le traitait avec indifférence, même avec mépris.

Plant endurait le martyre que l’actrice lui préparait avec tant d’ardeur, d’habileté, et ne reculait devant rien pour satisfaire chaque fantaisie de sa déesse.

Avec la marche du temps, la langue de l’amour a changé tout autant que les autres langues.

S’il s’écrivait un nouveau Printemps de l’amour, Rückert ne pourrait dépeindre qu’approximativement ce que Plant avait exprimé à l’aide de la villa qu’il avait meublée pour Valéria.

Dans cette villa, il y avait une chambre à coucher entièrement tendue en soie blanche, à reflets argentés comme ceux de la lune. Un épais tapis de duvet blanc recouvrait le parquet, et le lit élégant, surmonté de son ciel, apparaissait comme un nuage odorant tout prêt à recevoir le beau corps de la déesse de l’amour. Afin de compléter l’illusion, on y voyait un Amour en marbre blanc dirigeant sa flèche vers la porte, pour percer le cœur de celui qui entrerait.

On eût dit qu’on s’était servi d’un coin de ciel bleu pour décorer le charmant petit boudoir dans lequel tout respirait la paix, le repos, invitait à la nonchalance. Une ottomane basse tendait ses coussins gonflés, et devant elle un tigre s’allongeait pour recevoir sur son dos altier les pieds de la victorieuse divinité de la maison. C’était un petit harem, mais un harem où un homme était esclave d’une femme.

Dans la salle de bain, tapissée de rouge, l’air semblait brûler, consumer. La baignoire de marbre, en forme de belle coquille, s’incrustait profondément dans le parquet. Lorsque la maîtresse de la villa y entrait elle était accueillie par des tritons versant l’eau comme un dithyrambe nuptial, par des Amours qui, du plafond, la saluaient Vénus anadyomène ; et les gouttes cristallines qu’elle faisait jaillir tombaient sur la peau noire d’un ours où elles étincelaient comme des diamants et s’effaçaient.

Le salon, dans le genre de celui de Versailles, avec des meubles en bois doré, des bouquets assortis sur fond de damas blanc, des tapis de Perse, des miroirs de Venise, des vases d’albâtre, des tableaux de maîtres, avait l’air de dire : Ici habite une reine ; courbe-toi devant sa beauté dont l’empire est sans commencement ni fin.

Une salle à manger gaie avec un ameublement en bois brun, de grands fauteuils sculptés, des corbeilles à fruits, des groupes d’animaux, invitait à la vie joyeuse. À midi, on voyait sur la table une œuvre d’art en argent ciselé représentant le triomphe de Bacchus.

Le demi-dieu, resplendissant de jeunesse et de beauté, était traîné par des panthères ; Silène chancelait sur son âne, pressant une outre dans ses bras, aussi tendrement qu’une bien-aimée ; des bacchantes couronnées de pampres, la peau de panthère sur les épaules, le thyrse à la main, sautaient, dansaient avec des faunes aux pieds fourchus soufflant dans des chalumeaux. Le soir, la lumière était versée par deux candélabres, dont l’un figurait une Diane embrassant Endymion endormi, et l’autre le bel Adonis dans les bras de Vénus.

Du côté de la rue, un élégant escalier donnait accès à la villa, et de l’autre côté une loggia ornée de statues ouvrait sur le jardin commandant une admirable perspective qui s’étendait, par-dessus un parterre de roses, une pelouse entourée de beaux arbres et à travers une allée de grands hêtres, jusqu’à un village aux maisons blanches, aux toits rouges, au clocher en pleine lumière, puis, au delà, jusqu’à une verte colline surmontée d’un château en ruines se dressant dans le bleu du ciel.

Dans le parc, il y avait des allées ombreuses, des grottes en tuf, avec des siéges moussus, des charmilles de plantes grimpantes, des bosquets mystérieux, un lac dont la surface brillait comme un miroir et sur lequel flottaient doucement des nénuphars, des lis, des cygnes blancs. Soudain on y entendait les cris d’appel, les chants des oiseaux, les roucoulements des tourterelles, la note plaintive du rossignol, la note gaie du pinson, le sifflement du merle. Soudain encore retentissait un bruit d’eaux s’échappant de réservoirs cachés, se répandant en ruisseaux sur de blancs cailloux, entre les herbes élancées, les bleus « ne m’oubliez pas », ou se transformant en cataractes écumantes et tombant prisonnières dans de vastes coquilles de marbre.

Tout était fraîcheur et parfums ; tout respirait l’amour, le plaisir, la gaieté.

Mais ces merveilles n’auraient rien été sans la femme qui donnait la vie à ce coin de terre, qui était l’âme de cet Éden enchanteur. Tout avait été réuni là pour Valéria et cependant c’était elle qui mettait tout en relief. Chaque fleur semblait éclore sous ses pas ; le chant des oiseaux dans les arbustes se réveillait à sa voix. Loin d’emprunter l’éclat de sa personne à ce qui l’entourait, elle versait plutôt le charme sur toute chose, en donnant la couleur, le brillant, la valeur.

Et, comme elle savait se montrer toujours nouvelle, toujours pimpante ! Au lieu de se contenter du cadre qui l’entourait, on la voyait tantôt se reposant sur un divan dans tout l’éclat d’un costume oriental, des perles dans les cheveux, tantôt minaudant au salon, en robe de soie bouffante, les cheveux poudrés, la mouche sur la joue, l’éventail à la main, tantôt enfin courant dans les champs en gilet court de velours blanc, en jaquette de velours vert, un chapeau à la Louis XIV, le fusil sur l’épaule, ou bien encore galopant sur un cheval blanc, en amazone brune à longue traîne flottante, sous un gracieux kalpak.

Valéria était une artiste en toilette. À l’aide d’une paire de petites pantoufles, d’une écharpe, elle avait le don de surexciter, jusqu’à l’extase, l’imagination, les sens de son adorateur ; et une femme qui sait s’habiller est toujours jolie, surtout aux yeux de ceux qui font passer le costume avant la femme elle-même.

La beauté classique en habit de toile nous laisse froids, tandis que la figure de chat et le corps osseux, parcheminé d’une femme du monde moderne, nous ravit, si elle est mise avec goût et habilement peinte.

Mais Valéria n’avait pas seulement pour elle le charme de la toilette ; elle savait encore être amusante.

Ce second avantage, le don de la conversation, dont l’importance ne saurait être trop démontrée, réveille en nous l’esprit, l’âme, le cœur, même la passion. D’habitude, ce sont les hommes qui doivent amuser une femme, en se mettant l’esprit à la torture pour arriver à ce résultat. Lors donc qu’il se rencontre une merveille, nous débarrassant de ce terrible souci et prenant même sur elle de nous amuser, sans jamais se lasser de chercher du nouveau, d’électriser nos nerfs détendus, ne doit-on pas s’écrier : « quelle femme parfaite ! »

Valéria amusait autant par ses fantaisies, son art de mettre chaque jour du nouveau en scène, ou d’arranger d’une manière originale ce qui n’était pas nouveau, que par sa manière d’être proprement dite. Elle attachait une certaine importance à la sincérité. Elle était trop fière, trop facile à vivre pour être hypocrite, pour mentir, cacher ce qu’elle pensait. Toute remarque qui la frappait passait rapidement de son œil perçant, scrutateur, à sa langue affilée. Elle disait aux hommes les choses les plus hardies avec une bonhomie qui les désarmait tous. Cette franchise sans art avait comme une agréable verdeur dans un monde d’hypocrites, de menteurs, de flatteurs. L’actrice était impitoyable dans son amour de la vérité ; elle prenait un plaisir cruel non-seulement à blesser, mais à retourner le poignard dans la blessure et à rire en outre des grimaces douloureuses de sa victime.

Plant lui présenta un jour un jeune cavalier, dont l’abondante chevelure frisée retombait sur le front en petites boucles.

— Comment donc êtes-vous frisé ? s’écria Valéria. Cette coiffure serait tout au plus bonne pour une fillette sortant du pensionnat.

Et elle se leva pour passer ses mains dans les boucles du malheureux jeune homme, qui reculait d’un air de vive contrariété.

— Laissez-vous faire, ajouta-t-elle alors. Je veux vous arranger comme il faut.

Tout à coup elle partit d’un de ces éclats de rire à valoir le fouet à un enfant.

— Ah ! je devine ; vous avez une perruque. Drôle, très-drôle !

Lejeune cavalier devint pâle. Il portait en effet de faux cheveux.

— Chez quel friseur avez-vous acheté cette magnifique perruque ? continua impitoyablement Valéria. Le gaillard entend son métier. Je lui commanderai pour moi un chignon et une perruque blonde à la Marie Stuart.

Avec Plant, elle s’amusait à toute sorte de choses. Ils allaient à la ville et en revenaient dans un élégant phaéton qu’elle conduisait elle-même ; ils montaient à cheval ensemble ; ils chassaient, ils pêchaient ; ils posaient des filets et construisaient un petit poste, d’où ils guettaient les pauvres oiseaux.

Chacune de ces passions nobles donnait à Valéria occasion de se montrer sous un nouveau jour piquant, soit qu’elle tint le fouet pour stimuler les chevaux, ou qu’elle épaulât son fusil en clignant de l’œil pour mirer n’importe quoi, soit qu’elle lançât les poissons hors de l’eau, d’un seul coup, les détachant ensuite de l’hameçon ensanglanté, soit encore qu’elle retirât du filet les oiseaux pris pour leur tordre le cou, il y avait toujours en elle quelque chose d’attrayant, de charmant, même de provocant.

Et comme elle savait bien cacher son égoïsme, comme elle abusait de Plant et de son argent ! On pouvait à peine dire qu’il eût du mérite à lui passer toutes ses bizarres fantaisies ; elle n’était pas femme à se voir refuser quelque chose.

Elle menait Plant à sa ruine ; mais elle le ruinait si gentiment et cela l’amusait tant d’être prodigue pour elle, que jamais l’amertume de la réflexion ou du doute ne venait gâter sa joie.

Jusqu’ici, il avait toujours joué à la bourse avec ce bonheur qui semble ne sourire qu’aux audacieux. Il ne manquait donc jamais d’argent pour satisfaire les caprices de Valéria.

La petite villa était un paradis où il n’y avait pas de mécontent, pas même par intervalle. Tout y était souriant, aussi bien la jolie femme qui voyait à ses pieds la nature, les bêtes et les hommes que son amant, les domestiques, les chevaux, les oiseaux dans les branches, le ciel bleu.

Un seul des habitants paraissait inquiet, même profondément soucieux : c’était Honte-à-toi, le chien de Plant.

Dans sa petite âme, on eût dit qu’il n’y avait place que pour la haine et la jalousie. Son maître le négligeait et, par cela seul, il détestait Valéria.

Il prenait bien le sucre qu’elle lui donnait, mais il grognait doucement quand elle le mettait sur ses genoux, et s’empressait de fuir dès qu’elle essayait de jouer avec lui.

Était-il couché au soleil en quelque endroit, et venait-elle à passer devant lui, le petit hypocrite fermait aussitôt les yeux et respirait bruyamment, comme s’il eût dormi.

Le chien était peut-être, à sa manière, un philosophe pratique ; en tout cas, il montrait certainement plus de finesse que son maître. Pas une seule fois il n’avait voulu se coucher sur les habits neufs à la mode que Plant portait maintenant ; il préférait passer sa nuit sur un vieux vêtement, par terre, dans un coin.

Il n’avait évidemment pas plus de confiance dans le luxe dont il se voyait alors entouré que dans Valéria, et un jour où elle laissa tomber son mouchoir garni de dentelle, il l’emporta dans un joli endroit du jardin où il avait l’habitude d’enterrer les os, et se mit à le mordiller en grognant et en aboyant comme s’il avait eu la belle actrice entre les dents. Ce manége dura jusqu’à ce qu’il eût mis le mouchoir en pièces ; puis il se coucha, triomphant, sur les lambeaux comme sur le cadavre d’un ennemi abattu.

Les soirs où Valéria jouait, Plant savourait un plaisir d’un genre tout à fait particulier. Assis dans sa loge, il écoutait le sympathique murmure qui se faisait entendre à l’apparition de la séduisante comédienne ; il voyait toutes les lorgnettes se braquer sur elle, lorsqu’on l’applaudissait à tout rompre après chaque scène importante ; il se figurait qu’elle ne jouait que pour lui, ne parlait que pour lui, et il se disait à lui-même : Cette superbe créature que tout le monde admire est ma propriété. Pendant toute la représentation, il s’enivrait de vanité satisfaite, et, après la représentation, il était plus amoureux que jamais. Il ne songeait nullement alors à lui refuser quoi que ce fût, et si sa caisse ne suffisait pas à payer les costumes sans pareils qu’elle déclarait nécessaires pour chaque nouveau rôle, il usait de son crédit, souscrivait des lettres de change ou se faisait ouvrir un compte chez quelque banquier.

Après que cela eut ainsi duré quelque temps, il se produisit tout à coup à la Bourse une baisse qui déjoua complétement tous les calculs de Plant. Il perdit ; ne voulant pas liquider, il perdit plus encore. Il ne put faire face à une grosse lettre de change et n’obtint le renouvellement qu’avec beaucoup de peine. Le marchand de dentelles et un magasin de confections commencèrent à devenir pressants.

Découragé, le front plissé, silencieux, il quitta la ville pour retourner vers Valéria. Elle n’eut pas l’air de s’apercevoir du changement survenu en lui. Tout en jouant négligemment avec les agrafes d’or de son caftan turc du matin, elle se mit à parler du rôle de la Reine Christine qu’elle venait de recevoir et de la pompe royale qu’elle comptait déployer dans la pièce.

— As-tu l’argent nécessaire ? s’empressa de demander Plant très-surexcité.

Honte-à-toi, qui comprenait seulement que son maître le prenait sur un ton nouveau avec celle qu’il détestait, aboya gaiement et remua la queue en signe de joie.

— Je vois que tu peux aussi avoir de l’esprit, répondit Valéria de ce ton moqueur qui a bien plus de charme qu’une offense non déguisée ; c’est une qualité que je te reconnais pour la première fois aujourd’hui.

— Tu ne tarderas pas à m’en découvrir d’autres, s’écria Plant dont le sang s’échauffait.

— Lesquelles ?

Il mit les mains dans ses poches et arpenta la chambre.

— Cela ne peut durer ainsi. J’ai satisfait chacun de tes désirs, chacun de tes caprices.

— Comment ! J’ai aussi des caprices.

— Je suis à la veille de manquer de souffle. Il faut t’habituer à mettre un frein à ton amour de la dépense, sinon tu nous ruineras.

— Nous ! répéta Valéria avec un haussement d’épaules. Toi peut-être ; mais tu aurais dû penser à cela plus tôt ; je n’ai jamais su quelles étaient tes ressources. Si tu n’es pas riche, tu n’aurais pas dû m’approcher.

— C’est ainsi que tu me récompenses de mon affection, s’écria Plant, du sacrifice que je t’ai fait ? Je n’ai que ce que je mérite. Pourquoi ai-je été un idéaliste assez fou, assez faible pour mettre aux pieds d’une femme tout ce que je possédais ?

— Tu parles de sacrifices ? Je ne t’en ai demandé aucun, si ce n’est une villa et la toilette qui m’est indispensable.

— Et quelques autres bagatelles, interrompit Plant. Nous ne discuterons pas là-dessus ; mais je ne suis plus en état, entends-tu, plus en état de…

— Ne crie pas de la sorte, fit Valéria d’un air languissant, en se bouchant les oreilles. J’entends suffisamment. Tu n’es plus en état de me donner l’argent dont j’ai besoin. C’est très-bien à toi de m’avouer cela sans détours. Je trouverai facilement quelqu’un autre qui satisfera mes désirs, même mes caprices, et qui s’estimera heureux que je lui permette de…

— Valéria, tu serais capable de faire cela ! dit Plant avec transport. Tu pourrais me quitter à cause de l’argent !

— Oh ! l’argent est chose méprisable, répondit-elle avec moquerie. Tu le sais aussi bien que moi.

— Mais pense donc à ma situation ! supplia Plant, qui s’était rapproché d’elle et lui parlait maintenant à voix basse, avec une vive émotion. J’ai beaucoup perdu, j’ai épuisé mon crédit, je ne puis plus rien, plus rien ; il ne me reste qu’à me brûler la cervelle, et je le ferai.

— Tu ne te brûleras pas la cervelle !

— Chère Valéria, il n’est nullement question de te faire supporter, de te faire partager mes besoins, mes ennuis.

— Je le pense bien, répliqua-t-elle en riant d’un gros mauvais rire. Je pense bien qu’il n’en est pas question ; mais je te dirai que je ne veux rien me refuser, pas la plus petite fantaisie. J’ai besoin de deux mille florins d’ici à demain ; trouve-les-moi ou sinon…

— Non, non, s’écria Plant s’asseyant à côté d’elle et l’attirant à lui tendrement, je me ruinerai complétement plutôt que de le perdre. Je ne puis vivre sans toi ; je suis devenu, en ce qui te concerne, un idéaliste incorrigible.

Il se rendit à la ville et le lendemain il rapportait l’argent.

— Tu vois bien, lui dit Valéria en souriant, tu vois bien qu’il faut savoir te prendre.

Et elle savait en effet le prendre.

Après cette désagréable querelle, il se montra plus passionné que jamais.

— Je ne sais ce que tu as aujourd’hui, lui disait-il. Il y a en toi un charme particulier.

Il ne remarquait pas que ce charme, elle ne le devait qu’au manque de cœur, à l’indifférence qu’elle avait affichés avec un cynisme grossier et que c’était son cynisme grossier qui plaisait à ses nerfs émoussés. La bonté est fatigante, mais l’égoïsme reste toujours piquant parce qu’il ne nous permet jamais d’être tranquilles, parce qu’il réveille en nous le doute, l’inquiétude et que nous tremblons affreusement à l’idée de perdre ce que nous possédons.

Telles étaient les raisons qui rendaient la comédienne plus piquante de jour en jour. Elle lui adressait des demandes inouïes, et il jouait, spéculait sans relâche pour les satisfaire, sans récolter toutefois de grands remercîments. Depuis qu’elle avait triomphé de la révolte momentanée de sa prudence, depuis qu’elle avait la conviction de sa toute-puissance sur lui, elle ne l’épargnait plus en aucune manière. Au lieu de lui suggérer ses désirs ou de le prier, elle commandait ; elle le traitait avec moquerie ; elle en faisait comme un domestique, elle lui supprimait les égards.

Jusqu’alors ils avaient tout à fait vécu l’un pour l’autre. Elle commença à inviter ses amies de théâtre, et ses amies vinrent suivies de cette bande de jeunes fats, avec ou sans uniforme, qui sont inséparables des fausses princesses. Plant en eut la fièvre jalouse.

Mais il se produisit mieux encore.

Rosenzweig fit sa visite et resta pendant trois jours l’hôte de Valéria. Plant ne pouvait le supporter en aucune façon ; mais tout soupçon au sujet du vieux banquier eût semblé ridicule. Il dévora donc son mécontentement, et lorsque Rosenzweig repartit, il alla même jusqu’à le reconduire en voiture au chemin de fer.

Un soir, en revenant de la ville où il avait lancé une nouvelle grosse affaire, Plant trouva la femme de chambre de Valéria qui l’attendait au bas de l’escalier pour lui annoncer mystérieusement que sa maîtresse le priait de retourner passer la nuit en ville.

Il regarda la soubrette avec stupéfaction, mais il ne dit rien et obéit.

Le lendemain matin, lorsqu’il entra dans la chambre à coucher de Valéria, elle était encore étendue nonchalamment dans son lit et elle lui lança un regard narquois à travers ses paupières à demi fermées.

— Pourquoi m’as-tu renvoyé hier ? demanda-t-il.

— Parce que j’avais une visite.

— Ah !

— Tu ne me demandes pas qui c’était.

— Tu m’as déshabitué de cette manie.

— Essaye encore une fois.

Plant haussa imperceptiblement les épaules.

— Sa Majesté est venue me voir.

— Le roi !

— Oui, le roi, répondit l’actrice bâillant légèrement.

— Et tu me dis cela sans plus de façons ?

— Pourquoi te le tairais-je ? J’ajouterai même que le roi se meurt d’amour pour moi.

— Veux-tu me rendre fou ?

— Oh ! pas de scène ! fit la jolie femme avec autorité en se redressant un peu. Que ferais-tu si je te congédiais ?

Plant ne répondit pas ; mais il commença enfin à faire ce qu’il aurait dû faire plus tôt, à réfléchir sur sa liaison avec Valéria. Moins dominé en ce moment par l’amour qui avait aveuglé son œil jadis si clairvoyant, il découvrit aussitôt des choses qui lui avaient toujours échappé.

Il se démontra que Valéria négligeait sa toilette, qu’elle restait souvent du matin au soir en robe de chambre usée, et un jour où elle apparut à déjeuner non frisée, les cheveux en papillotes, son amant comprit immédiatement qu’elle ne s’intéressait plus à lui, qu’il lui était devenu tout à fait indifférent.

Dans l’intervalle, Plant qui avait embarqué ses dernières espérances dans une grosse spéculation de bourse vit arriver le jour décisif.

Il se rendit à la ville par l’express, et Valéria l’y accompagna. Ils descendirent au Grand-Hôtel, se donnant rendez-vous pour le soir au café d’Europe, le lieu de réunion des cavaliers et des officiers. Plant se dirigea aussitôt vers la Bourse. Valéria prit une voiture et alla surprendre Rosenzweig à son comptoir. Elle se mit à table avec lui, et, après le dîner, ils se firent conduire au parc.

Juste à l’heure convenue, Plant, ponctuel comme d’habitude, entra dans le café et chercha Valéria dans le joli petit cabinet où les cinq parties du monde sont représentées sur fond d’or, et où l’on ne fume pas, parce que ce cabinet est réservé pour les dames. Elle n’était pas encore là. Il revint dans la salle de billard, commanda du café noir et prit un journal. Il avait l’air de lire, mais il était incapable de rassembler ses idées. Il se passait continuellement la main sur le front et il respirait avec peine.

Son chien s’était accroupi sous le banc recouvert de velours rouge sur lequel était assis son maître et le caressait de sa patte.

Plant prit un second, un troisième journal, puis une feuille satirique, mais il regardait les caricatures comme des images de saints ; elles ne parvenaient pas à le faire rire.

Une main s’appuyant tout à coup sur son épaule le tira de sa rêverie. Rosenzweig était devant lui, et à son côté se tenait un jeune homme d’une beauté grecque.

— Tu ne me reconnais donc pas ? lui dit d’une jolie voix de femme le jeune homme en lui souriant.

Au son de cette voix bien connue, le chien se mit à grogner doucement sous le banc.

— Toi ! fit Plant stupéfait.

C’était Valéria habillée en homme.

— Comment me trouves-tu ? lui demanda-t-elle en tournant sur les talons, afin de se faire voir sous toutes les faces.

— Quelle nouvelle fantaisie !

— Cette fois, tu es dans l’erreur, répondit-elle. L’honneur de cette idée ne me revient pas. Depuis que la princesse Metternich, habillée en gamin, est montée sur l’impériale d’un omnibus à Paris, il est devenu de mode de sortir en homme. Les actrices ont commencé et les dames de l’aristocratie les imitent. La comtesse Bärnburg est visible ici, tous les soirs, costumée en homme et même jouant au billard. Moi, je me suis habillée en garçon et je veux aussi jouer au billard.

— Pas avec moi, je pense ?

— Oh ! non, fit Valéria avec dédain, avec ce bel officier de cavalerie là-bas.

Elle alla droit à celui qu’elle désignait et lui demanda de faire quelques parties avec elle.

L’officier, qui l’avait reconnue, s’empressa de se mettre à sa disposition, et fut assez discret pour respecter son déguisement.

Quelque colère que fût Plant de voir Valéria jouer au billard, et surtout avec ce bel homme, il ne pouvait s’empêcher de remarquer quel effet charmant elle produisait sur l’assistance. Comme de coutume, elle avait choisi ses vêtements avec beaucoup de goût. Elle savait qu’une femme, avec ses hanches arrondies, n’est pas jolie et par conséquent convenable, en costume à la française. Elle avait donc revêtu le costume en velours à coupe russe : un pantalon large, tombant en plis épais sur les hautes bottes, un long paletot et une casquette ronde emprisonnant ses cheveux noirs. Sous cet accoutrement, elle avait tout à fait l’air d’un beau jeune homme, et ses mouvements étaient souples, gracieux, soit qu’elle tint la queue, qu’elle restât près de la bande à suivre de l’œil la bille de son adversaire, soit qu’elle s’allongeât à demi sur le billard pour jouer un coup difficile.

Tous les spectateurs lui accordaient une attention soutenue. On ne jouait plus aux tables ; on ne lisait plus les journaux ; dans la salle régnait une gaieté silencieuse, qui n’était troublée que par la voix de Rosenzweig comptant les points.

Pendant la dernière partie, il se fit tout à coup un grand mouvement dans l’assistance. Un gros cuirassier venait d’entrer en compagnie d’un petit garçon assez grêle, ayant un havane entre les lèvres et portant des habits très-élégants qui flottaient sur lui de tout côté.

Valéria jeta un regard sur ce personnage et elle reconnut la comtesse Bärnburg, qui se mit à la fixer à travers son lorgnon avec toute cette impertinence à l’usage d’une dame du grand monde ou du demi-monde. Elles n’avaient cependant rien à se reprocher mutuellement ; elles faisaient également fi toutes deux des usages reçus et des convenances ; la seule différence était que l’actrice jouait son rôle avec beaucoup d’aisance et que la grande dame le jouait avec beaucoup d’aplomb, ou, comme on dit dans le monde, avec un aristocratique laisser-aller.

Lorsque Plant ramena Valéria à la villa, il prit place dans le coupé de l’air d’un homme préoccupé. À la longue, il caressa son chien de la main. Il y avait longtemps que cela ne lui était arrivé. Chaque fois qu’il aspirait une bouffée de son cigare, Valéria remarquait, à la lueur rouge, qu’il était très-pâle.

— As-tu été malheureux à la Bourse ? demanda-t-elle avec indifférence.

— J’avais joué cette fois à la baisse, répondit-il d’une voix hésitante.

— Et ?

— Il y a eu hausse.

Valéria n’en demanda pas davantage ; elle en avait appris assez.