Les Prussiens d’aujourd’hui/T-1-10
X
POINT D’HONNEUR
Cette fois, Plant se montra très-convenable. Après avoir obtenu son emploi chez le comte, il rapporta à Andor, à la faveur des ténèbres, l’habit noir emprunté. C’était à contre-cœur, disons-le ; et il se faisait violence, comme nous tous quand nous avons à lutter contre des habitudes, des penchants enracinés, mais, enfin, il s’exécutait.
Le docteur parut surpris. Il remercia Plant comme si Plant, dans un excès de générosité, lui eût fait cadeau du vêtement noir. Il est vrai que, pour qui connaissait le clerc, restitution ou cadeau, c’était presque tout un.
Dans sa reconnaissance de ce que Plant n’avait pas engagé ce second habit comme le premier, Andor se montra si excentrique qu’il faillit le lui offrir à nouveau.
— Te voilà donc secrétaire chez les Bärnburg ? lui dit-il. Tous mes compliments. Mais, dans ces maisons-là, on attache plus d’importance à l’extérieur d’un homme qu’à ses capacités ; as-tu les vêtements qu’il te faut ?
— À peu près. J’ai d’abord mon costume de tous les jours, puis un joli costume de ville, — il faisait allusion à celui qu’il mettait le dimanche pour passer la journée avec Marie, — et enfin j’ai, en gage, un habit noir que je dégagerai maintenant.
Andor regarde son ami. Ils n’ignorent ni l’un ni l’autre que cet habit noir dont il est question appartient au docteur ; mais Plant est une nature beaucoup trop positive pour baisser les paupières, en cette occurrence ; tout ce que Andor peut donc faire, c’est d’avoir honte, aux lieu et place du clerc, et il a honte effectivement. Le voilà qui balbutie, qui baisse les yeux, qui rougit. Il faut que Plant lui vienne enfin en aide et lance la conversation sur un sujet moins pénible.
À peine entré en fonctions, le nouveau secrétaire gagne du terrain de jour en jour.
Au comte, il enlève toute espèce de soucis, depuis celui de la gestion des biens jusqu’à celui de s’acheter des cigares ; à la comtesse, il sert de serviteur en tout ; il a le don pour deviner ses désirs, avant qu’elle les formule : c’est un homme précieux, très-précieux.
Il y a de ces choses qu’il est si difficile de dire. Quand la comtesse le souhaite, il lit pour elle des romans, naturellement. Que peut lire une dame du monde, une dame de goût, sinon des romans ? Ils sont seuls elle et lui en pareil cas, et il arrive souvent que la comtesse étendue sur une chaise longue, interrompt son lecteur, met sa jolie main diaphane dans le livre, en guise de signet, et lui sourit de ses yeux tranquilles.
— Comme c’est piquant, n’est-ce pas ? murmure-t-elle. Aimeriez-vous vous trouver dans une situation semblable ?
Pendant ce temps, le pauvre jeune dieu en veste de hussard, l’amoureux baron Keith, endure toutes les tortures de la jalousie. Il voit un rival heureux en Wolfgang, alors que la comtesse commence déjà à n’être plus visible pour le sculpteur ; c’est qu’il n’est reçu lui-même qu’exceptionnellement, ou, en d’autres termes, quand la comtesse est de mauvaise humeur et qu’il n’y a pas autour d’elle d’autre mouche pour lui arracher les ailes.
Le plus fâcheux en tout ceci, est que le baron Keith a besoin de beaucoup d’argent et que, dans sa noblesse, la comtesse a eu coutume, avec lui comme avec d’autres, de ne pas faire de différence entre le tien et le mien. Donc, non-seulement il perd la femme qu’il adore, mais encore sa position est en danger. Il a fait des dettes, et ses créanciers commencent à l’ennuyer de leurs lettres, de leurs visites.
L’infortuné jeune homme vit avec l’idée que par un coup d’audace il peut se remettre à flot.
Il adresse à la comtesse une lettre dans laquelle il l’accuse d’infidélité et déclare qu’il ne passera plus le seuil de sa maison.
La comtesse envoie cette lettre en rejoindre d’autres.
Le baron attend quinze jours une réponse, il vient errer en sentinelle devant le palais de la comtesse. Il veut lui parler ; il faut qu’il lui parle ; il sait qu’elle ne lui résistera pas. Lorsqu’elle sort de chez elle, il court au devant comme pour se jeter à ses pieds ; elle se contente de le dévisager froidement et de passer avec cette calme lenteur qui coupe court à toute espérance.
Keith se contenant, calcula alors comment il pourrait se tirer sans bruit de ses embarras financiers. En marchant à pas lents, il aperçut sur la façade d’une petite maison de la rue des Lys, un écriteau portant : chambre à louer. Il entra résolûment dans la maisonnette. C’était madame Peneke qui avait la chambre à louer. Le bel officier lui plut et ils furent bientôt d’accord.
Le baron abandonna son élégant appartement de la rue du Roi, qui semblait plutôt fait pour une diva de théâtre que pour un hussard, et vint s’installer au premier étage chez madame Peneke. Sa chambre était large, très-propre ; mais il la considérait comme une bien pauvre chambre. Il congédia ses domestiques, passa son temps chez Ranzoni, à l’hôtel, au Jockey-Club, au théâtre, mangea la cuisine de la revendeuse et but l’eau de puits fraîche, en place de Rudesheimer. Tout cela était très-louable, mais cela ne suffisait pas.
Il aurait pu travailler, gagner de l’argent pour sauvegarder son honneur ; l’idée ne lui en vint même pas. Il était noble et par-dessus le marché officier. Toute sa morale, toute sa philosophie étaient basées sur le point d’honneur.
Or, le point d’honneur permet de faire des dettes, de ne pas les payer, de trouer même de son épée les créanciers, lorsqu’ils perdent patience ; il permet d’incommoder, de faire souffrir les honnêtes femmes — il y en a encore — et de tuer en duel le mari qui défend la sienne ; il permet en outre bien d’autres choses, le point d’honneur ; mais faire un métier honnête, c’est une honte qui atteint toute la classe des nobles ; et celui qui s’est montré indigne, en travaillant, doit être exclu de cette classe.
Le baron Keith était aussi imbu de ces principes que n’importe quel autre fils de grande famille, à la vue courte, ayant le malheur d’appartenir à la classe qui ne travaille ni ne produit.
Il entra chez les Peneke avec la pensée qu’il ferait honneur au maître de la maison en lui empruntant de l’argent et en cherchant à séduire Marie. La jolie fille à corps et à tête de Vénus, il la regarda dès le premier moment comme destinée à devenir sa favorite. Elle n’en restait pas moins fière et froide avec lui. S’il entrait dans la boutique, elle en sortait. Alors le jeune dieu tourmentait le duvet ombrageant sa lèvre supérieure, duvet aussi rare chez lui que chez une amazone, et faisait sonner ses éperons de dépit.
Il lui arriva une fois de rencontrer Marie dans l’escalier. Elle essaya de passer à côté de lui avec une légère inclination de tête ; mais il lui prit la main et la retint.
— Vous n’avez pas beaucoup de sympathie pour moi, mon enfant, commença-t-il.
— Je vous crois bien plus enfant que moi, monsieur le lieutenant, lui répondit-elle.
— Vraiment, mademoiselle.
Elle détourna la tête d’un air hautain.
— Vous aurais-je froissée ?
— Je ne suis pas fille à supporter qu’on me traite à la légère, d’autant moins que vous avez à mes yeux deux grands défauts.
— Lesquels ?
— Vous êtes baron et officier.
— Je m’efforcerai de m’en défaire pour vous être agréable.
— Vous avez déjà commencé aussi bien que possible.
— Voulez-vous que nous soyons amis, belle Marie ?
— Monsieur le baron, ce serait plus juste de dire amies. Vous avez bien plus l’air d’une jeune fille que d’un homme.
— Vous trouvez ?
— Je suis sûre que sous des vêtements féminins, vous feriez une très-jolie femme ; vous rendriez tous les hommes fous. Mais pour nous, femmes, vous n’êtes pas du tout dangereux. Vous êtes trop beau pour un homme. En ce qui me concerne, je vous assure que votre beauté m’agace.
— Vous avez raison, fit Keith tristement. Cela est ainsi ; les femmes préfèrent des hommes qui…
Il s’arrêta court.
— Des hommes qui sont loin d’être aussi beaux que vous, compléta Marie. Oui, oui ; vous feriez une bien jolie femme. Je voudrais vous voir en toilette de dame.
— Rien ne s’y oppose.
— Venez, baron, s’écria gaiement la jeune fille. Venez que je vous habille, et demain nous allons ensemble au café des dames. Vous verrez comme on coquettera avec vous, comme on vous fera la cour.
L’officier descendit en riant l’escalier avec la jolie fille. Ils choisirent dans la boutique les vêtements qu’ils jugeaient convenables et madame Peneke découvrit un chignon natté de la nuance des cheveux de Keith. En quelques minutes, la métamorphose fut complète ; au milieu de la boutique se dressait une grande jolie femme, aux lèvres roses, à l’œil humide, velouté, irrésistible. M. Peneke se mit à rire en ours qui lèche du miel, madame Peneke, en poule caquetant sur son œuf pondu et Marie comme une alouette qui s’enlève.
Le jour suivant, la jeune fille écrivit quelques lignes à Plant pour lui donner avis de la mascarade dans la soirée. Lorsque Marie et Keith entrèrent dans le café, Wolfgang y était déjà. Plant lui avait demandé d’y venir, afin de pouvoir avec son aide se débarrasser plus facilement de la jeune fille. Il n’osait plus se laisser voir en public avec elle.
Mais les choses se passèrent tout autrement que ne l’attendait le clerc. À peine était-il entré, que Wolfgang se précipita vers lui et lui murmura :
— Quelle est cette dame, en compagnie de ta bien-aimée ? Elle a l’air d’une nouvelle mariée.
Plant leva les yeux et vit à côté de Marie une belle personne à formes arrondies, à traits véritablement un peu forts, mais n’enlevant pas à la figure sa majesté, son piquant.
— Présente-moi, je t’en prie, demanda le sculpteur.
Le clerc prit le bras de son ami sous le sien, s’approcha de la table où étaient assis Keith et Marie, ôta son chapeau et dit à la jeune fille.
— Présente-nous.
— Plant, mon fiancé, dit tout bas Marie un peu embarrassée, monsieur Wolfgang, sculpteur, madame de Karzow.
— Vous êtes Russe, madame, commença Wolfgang.
— Pas précisément, répondit Keith, qui portait une jupe en soie verte, un paletot de velours noir, et qui avait aussitôt abaissé le voile attaché à son chapeau français en velours noir. Je suis étrangère ici ; j’ai fait des emplettes chez madame Peneke ; c’est ainsi que j’ai connu sa charmante fille.
— Séjournerez-vous longtemps parmi nous ?
— Aussi longtemps qu’il me plaira.
— Oh ! cela vous plaira, cela vous plaira.
— Vous dites cela bien résolûment ?
— Nous y prendrons peine, mon ami Plant et moi ; tout le monde… si vous le permettez.
Wolfgang perdait le fil ; il n’y était plus ; il semblait surexcité. Il regarda la jeune femme à son côté et ajouta :
— Quelle jolie voix vous avez ! J’aime la voix d’alto à en devenir fou.
Keith se prit à rire, et sa voix résonna si féminine, si enchanteresse, que le sculpteur se passionna de plus en plus. Il s’emparait bientôt de la main de la prétendue Russe et il ne paraissait nullement disposé à la lâcher.
Le baron, que cette situation gênait, fit signe à Marie de se lever.
Il arriva alors que Plant offrit le bras à sa bien-aimée et que la Russe dut rester avec Wolfgang. Celui-ci, sentant trembler dans la sienne la main qu’il tenait, devint plus hardi. Il parla de la profonde impression qu’elle avait faite sur lui quand elle était entrée ; il parla d’une passion dont la flamme menaçait de le dévorer, et plus le rire par lequel on lui répondait, sous le voile, devenait gai, moins il réussissait à se dominer.
— Voilà une heure que je puis dire agréablement passée, murmura-t-il ensuite. Je sens qu’il me faut aujourd’hui vous conquérir ou vous perdre pour toujours. Déclarez-moi que vous ne voulez plus me voir ou permettez-moi de vous rendre visite demain ; non, non, aujourd’hui même.
— Où avez-vous la tête ?
— Demain donc.
Keith songeait non pas à la demande du sculpteur, mais comment il pourrait exécuter la pensée qui venait de se faire jour en lui, une pensée de vengeance, de triomphe.
— Vous pourrez venir me voir, me voir et me parler, articula-t-il.
— Où ? quand ?
Trouvez-vous demain, à huit heures du soir, au coin de la rue des Lys et de l’Étoile. Là vous saurez le reste.
— Oh ! merci, merci !
Ils étaient alors devant la boutique. Wolfgang pressa tendrement de ses lèvres la main de son ennemi et prit congé respectueusement.
— Tu peux t’en aller aussi, dit Marie à Plant.
Le clerc la regarda avec étonnement. Il avait calculé, au café, comment il pourrait se défaire d’elle ; c’était elle qui le renvoyait, et alors, l’envie lui venait de rester. Ainsi sont nos hommes modernes : ils veulent qu’on les maltraite, qu’on soit mal avec eux ; cela les captive. C’est pour cela qu’ils fuient les larmes de leur jolie petite femme pour courir vers les soi-disant dames à cœur de marbre.
Ce fut par une sombre soirée d’hiver que Wolfgang, enveloppé dans un manteau, gagna le coin de la rue des Lys. Il tremblait d’émotion, de doux espoir.
À huit heures sonnantes, Marie, enroulée dans un grand châle, vint le chercher. Dans l’obscurité, elle le guida jusqu’à la porte de Keith qu’elle ouvrit, le fit entrer et referma la porte derrière lui.
Le sculpteur fut ébloui. Marie avait tout arrangé gentiment, de manière à satisfaire même le goût d’un artiste.
Des rideaux rouges cachaient les fenêtres et un ciel de lit rouge surplombait le lit à oreillers de dentelle. Le parquet était recouvert d’un grand tapis. Une petite lampe, suspendue au plafond, répandait une faible clarté dans la chambre. Près de la cloison était un divan turc très-bas, entouré d’orangers, de citronniers et de lierre espalier. Une peau de tigre cachait le meuble, et sur cette peau de tigre était couché le jeune dieu, revêtu d’une robe de satin blanc, d’un pardessus en soie garni de dentelles noires. Un voile noir enroulé autour de sa belle tête de Bacchus, il se tenait accoudé sur un bras et souriait à Wolfgang.
Le sculpteur voulut s’approcher, trébucha, dit quelques phrases banales, et ne tarda pas à comprendre qu’il faisait sotte figure. Le jeune dieu, au contraire, s’acquittait de son rôle comme s’il eût été vraiment une femme, une femme altérée de vengeance, et il jouait avec Wolfgang ce jeu cruel que les femmes sont seules, dit-on, à savoir jouer.
La coquette la plus endurcie aurait pu lui envier ses artifices, sa manière languissante de parler, son jeu de gorge perfide, son regard ardent, provocateur, plein de promesses, ses mouvements de chatte amoureuse.
Wolfgang ne parvenait pas à se dominer. Le moment arriva bientôt où, n’y tenant plus, il tomba sur un genou, murmura des paroles d’amour, supplia qu’on l’aimât et appuya son front brûlant contre le coussin du divan.
Keith, l’œil rayonnant de satisfaction intime, contemplait l’homme tremblant d’émotion à ses pieds. Tout à coup il se redressa et partit d’un éclat de rire. Au même instant la porte s’ouvrit et Marie entra, portant dans chaque main un chandelier en argent à cinq branches. La lumière fit sortir de derrière les rideaux de la fenêtre et du lit les camarades de l’officier, qui riaient à se tenir les côtes.
Le baron s’était prestement débarrassé de ses vêtements de femme, de ses faux cheveux et de son voile. Il apparut alors en uniforme devant Wolfgang, qui était toujours agenouillé et le regardait d’un air de stupéfaction complète ; d’anéantissement.
— Je suis désolé de ne pouvoir répondre à votre flamme, dit le baron lentement. Vous voyez vous-même qu’à mon grand regret, je suis hussard au lieu d’être femme.
Cette déclaration fut accompagnée d’un nouvel éclat de rire général et non moins moqueur que le premier.
Cette fois, au lieu de rester muet, immobile, le sculpteur se redressa vivement. Il voulut parler ; ses lèvres remuaient, sa poitrine se soulevait, mais il ne pouvait articuler un mot. Tout ce qu’on entendit pendant qu’il agitait sa main droite dans le vide, ce fut une espèce de gémissement semblable à la plainte d’une bête.
Marie lui tendit son chapeau.
Il leva les yeux une fois encore, non pour regarder les personnes présentes, mais pour les fixer sur le vide, comme s’il eût voulu découvrir quelque chose au loin, et s’achemina vers la porte, le buste redressé, la démarche raide. Il avait l’air d’un ivrogne qui s’efforce de ne pas tomber. Sur le palier on l’entendit broncher à nouveau, et puis la farce fut jouée pour Wolfgang.
Après le départ du sculpteur, toute retenue cessa dans la chambre du baron. Marie apporta des flacons de vin et des gâteaux froids. Les officiers se mirent à leur aise, débouclant leurs ceinturons, défaisant les agrafes dorées de leurs dolmans. Keith se costuma en femme une seconde fois et siégea parmi ses hôtes. Il singeait tantôt les gestes hardis d’une demi-mondaine, tantôt les manières sans gêne d’une coquette aristocratique. Ses camarades lui faisaient la cour à qui mieux mieux. Puis, l’un d’eux ayant tiré un jeu de cartes de sa poche, ils se mirent à jouer le « onze et demi », à boire, à chanter, à s’échauffer de plus en plus. Au moment où ils faisaient le plus de bruit, Marie reparut au milieu d’eux pour demander si ces messieurs désiraient quelque chose.
— Nous ne désirons que vous, s’écria l’un des hussards.
— Tenez-nous compagnie, ajouta un autre.
— Ce ne serait pas convenable, répliqua la jolie fille. Que diraient mes parents ?
— Foin des parents ! fit Keith, qui avait déjà trop bu ; restez avec nous, Marie.
Il se leva et la prit par la taille.
— Lâchez-moi ! cria-t-elle avec force.
Son amour-propre la poussait à se révolter contre toute violence ; mais le baron n’avait plus sa tête à lui. Il attira contre sa poitrine la jeune fille se débattant avec colère, ferma la porte et releva ensuite sur son bras, comme une enfant, la prisonnière, qui le mordait, l’égratignait, le repoussait du genou. Que voulait-il ? Il ne le savait pas bien lui-même, peut-être montrer sa force, vaincre une résistance.
Mais Marie finit par pousser un cri qui retentit dans toute la maison et même jusque dans la rue.
Monsieur Peneke, qui avait déjà gravi lourdement l’escalier, frappa à la porte.
— Messieurs, je vous en prie, cria-t-il, lâchez-la !
— Impossible, mon bon revendeur.
— Nouveaux rires suivis d’un second cri : à l’aide ! de Marie.
Alors Peneke commença à s’échauffer. Il avait servi dans la garde et n’entendait pas plaisanterie en pareille matière.
— Lâchez-la, répéta-t-il, ou j’enfonce la porte.
Les autres officiers engagèrent Keith à ouvrir. Il finit par s’y décider, mais il empêcha le revendeur d’entrer.
— Qui demandez-vous chez-moi ? lui dit-il.
— Ma fille.
— Elle n’est pas ici.
— Il ment ! interjeta Marie.
— Jolies histoires, souffla Peneke à qui la colère coupait la respiration ; filouter l’argent du père et chercher à…
Il repoussa Keith en lui mettant la main sur la poitrine et pénétra dans la chambre.
Blême de fureur, le baron dégaina le sabre d’un de ses camarades, appuyé contre le montant de la porte, et coucha Peneke sur le carreau.
Tout ceci avait été fait en un clin d’œil. Les officiers arrivèrent trop tard pour désarmer leur hôte.
Pendant les quelques minutes qui suivirent, personne ne disait mot ; tous les spectateurs semblaient muets.
Marie fut la première à revenir à elle. Elle se jeta sur le vieillard étendu dans une mare de sang, et appela au secours ! Madame Peneke accourut en jupon, casaque de nuit, bonnet de nuit, et s’évanouit. L’un des officiers était allé chercher un médecin. Quand le praticien arriva ce fut pour déclarer que le revendeur était mort.
Dans l’intervalle, Keith, toujours habillé en femme, était resté assis sur un fauteuil, immobile autant qu’un cadavre. Ses camarades lui enlevèrent sa défroque d’emprunt, lui mirent son ceinturon, son képi et l’emmenèrent.
Le lendemain, des centaines de curieux entouraient la petite maison de la rue des Lys. Quelques journaux racontèrent le fait de manière à chatouiller désagréablement les nerfs de Bismarck, mais… nous sommes en Allemagne ; la police dispersa le rassemblement ; les journaux furent supprimés, et de la tragédie il ne resta qu’un sujet de conversation pour les brasseries.
Keith fut mis aux arrêts, puis en prison pour trois mois. La vie d’un bourgeois n’est pas estimée plus que cela. Il faut reconnaître pourtant que le baron eut à subir une autre punition à laquelle il fut plus sensible ; on l’invita à donner sa démission.
L’invitation n’avait pas pour motif qu’il avait commis un meurtre, dans le sens vulgaire du mot ; non, elle avait pour motif qu’en commettant ce meurtre, il ne s’était pas servi, d’après le règlement, de l’arme lui appartenant.
S’il eût frappé le vieux Peneke du taillant de sa lame, au lieu de le trouer de la pointe, il n’aurait point mérité la déconsidération, il n’aurait pas encouru de punition.
Le revendeur était couché sur le catafalque tristement éclairé par des cierges jaunes. Marie se roulait en sanglotant sur le parquet de sa chambre et s’arrachait les cheveux. Madame Peneke prisait affreusement pour refouler ses larmes, et de nombreux badauds entraient et sortaient, venaient voir le mort, soupirer, exhaler des regrets, jeter la pierre à la malheureuse jeune fille, avec leurs insinuations, leurs demi-mots, leurs regards vers le ciel. Plant seul ne se montrait pas.
Les chants funèbres retentirent devant la petite maison de la rue des Lys ; les porteurs à nez rouge, comme un nez de masque, et ayant trop bu, chargèrent le vieux brave sur leurs épaules ; derrière le convoi cheminèrent en chancelant deux femmes vêtues de noir, la figure cachée dans leur mouchoir. Plant ne se montrait toujours pas.
Les pelletées de terre tombèrent dans la fosse ouverte ; l’église se vida ; sur un tertre s’évanouit une jolie jeune fille pâle ; une vieille femme tremblante lui prêta secours, et, ne pouvant la ranimer, jugea à propos, dans le trouble de son cœur, de s’accorder une prise de tabac. Même en ce moment, Plant fut invisible.
Il vint pourtant, après quelques jours, mais il vint la nuit, la figure bien enfoncée dans un cache-nez et pas pour consoler.
— C’est un scandale, dit-il ; toute la ville parle de Marie, et lui jette la pierre.
En parlant ainsi, il faisait le moraliste comme tout Allemand de nos jours.
— Je veux bien croire, ajouta-t-il, qu’en tout ceci elle est innocente ; mais dans toute sa conduite il y a eu de la légèreté ; elle n’a pas des principes solides ; elle n’aurait pas dû entrer dans la chambre de l’officier. C’est un scandale et il faut nous séparer.
Marie ne s’émut pas, ne pleura pas, ne pria pas le visiteur de rester.
— Il faut nous séparer, fit-elle avec fermeté. Il a tout à fait raison ; je suis légère.
Ils se séparèrent donc.
Lorsque Plant fut parti, madame Peneke se bourra le nez de tabac.
— Il a raison, dit-elle, tu es légère. Nous t’avons élevée comme une comtesse ; mais il faut que cela change. Travail n’est pas honte.
Marie monta dans sa chambre, s’enveloppa d’un grand châle, ouvrit la fenêtre et s’y accouda.
À minuit elle était encore là regardant le ciel qui dans sa clarté d’hiver, dans son froid éclat, semblait verser le calme, et en elle il y avait autant de tranquillité que si elle eût enfin trouvé ce qu’elle voulait après l’avoir longtemps cherché.
Elle regardait les étoiles sans tristesse, sans enthousiasme. À ses yeux, elles n’étaient pas des mondes brillants, des mondes infinis, des puissances mystérieuses réglant, protégeant ou menaçant la vie des hommes ; non, elles étaient des diamants étincelants ; voilà pourquoi elle les regardait et souriait.