Les Prussiens d’aujourd’hui/T-1-08

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 132-146).

VIII

UN BAL CHEZ LES ROSENZWEIG

Malgré le début malheureux d’Andor chez les Teschenberg, on le vit venir avec plaisir, dès qu’il se fut montré tel qu’il était, dès qu’on se fut habitué à ses idées antiques.

Les enfants l’aimaient ; il ne trouvait pas indigne de lui de les laisser chevaucher sur ses genoux, de leur découper avec de grands ciseaux des chevaux, des voitures, des dames, des chiens, des arbres, et de simuler pour eux, chaque dimanche dans l’après-midi, une bataille avec des soldats en papier et des petits canons à pois. Quand il arrivait, tous les bambins s’élançaient vers lui, grimpaient sur lui, lui embrassaient les mains.

Madame Teschenberg vantait sa modestie, son amabilité, son tact parfait. Effectivement, Andor avait le tact de jouer au mariage avec elle des soirées entières, de caresser la tête de son petit chien et même de trouver bon le café-pétrole.

Le conseiller, dont il faisait de temps en temps la partie d’échecs, disait qu’il était un garçon d’esprit, d’un savoir prodigieux, avec lequel des hommes de rang, d’un âge mûr, avaient encore quelque chose à apprendre.

Hanna se voyait à la veille de devenir amoureuse du docteur ; ce n’était pas qu’elle appréciât son mérite, mais il lui accordait si peu d’attention, et l’on sait combien l’indifférence attire les femmes les plus fières, excite les femmes les plus froides.

L’amour que notre héros ressentait pour la jeune fille était des plus ardents ; mais la force, la profondeur de son affection le rendaient silencieux, absorbé, et l’entouraient ainsi de ce nimbe d’insouciance, qui était cause qu’Hanna, sans s’en rendre exactement compte, accordait, même dans la maison, où le goût prononcé des Teschenberg voulait la plus grande simplicité, beaucoup d’attention à sa toilette.

Elle soignait surtout sa magnifique chevelure qui, défaite, lui descendait jusqu’aux genoux et l’enroulait tantôt d’une manière, tantôt de l’autre, enserrant toujours de plus en plus dans ses tresses le cœur enfiévré d’Andor. N’était-elle pas sûre que sa coiffure du jour lui allât bien, la petite rusée faisait un essai sur l’amie de son âme, Micheline.

S’il arrivait à Micheline de complimenter Hanna sur quelque chose ou de se dire ravie de ceci, de cela, celle-ci devinait aussitôt que ce qu’on louait en elle ne lui seyait pas. Si, au contraire, la jeune juive trouvait à redire, mettait en avant sa sincérité, alors Hanna était certaine qu’elle éclipsait sa chère camarade.

Mademoiselle Teschenberg avait essayé une nouvelle manière d’arranger ses cheveux, manière copiée d’un vase grec. Elle les avait enroulés en un gros nœud sur le derrière de la tête, et de ce nœud se détachaient des boucles isolées tombant sur ses blanches épaules, tandis que de petits frisons en accroche-cœur venaient cacher le front. C’était une coiffure à suspendre les battements du cœur d’Andor, à couper la parole à Micheline.

Revenant de sa surprise, la jeune juive s’écria d’un ton de reproche :

— Hanna, chère Hanna, comment peux-tu te coiffer ainsi ? Porte donc tout simplement tes cheveux lissés en arrière, tu as une si jolie petite tête ronde !

Coiffée de la sorte, Hanna était positivement affreuse, mais Andor, prenant la chose au sérieux, ne s’en fit pas moins le champion de cette coiffure.

— Vous n’y voyez donc pas, mademoiselle Micheline ! observa-t-il du ton d’un professeur en chaire. À un cheveu près Hanna ressemble à la Vénus de Milo, tandis que vous… vous avez une tête comme on en voit dans la vitrine d’un coiffeur ou dans un journal de mode. Vrai, est-ce joli, cela ?

Micheline se tut ; mais, en rentrant chez elle, elle acheta trois livres de faux cheveux chez la friseuse de la Cour.

Quand on peut, avec cent florins, se transformer en une Vénus de Milo, c’est trop bon marché pour s’en priver.

La jeune juive était donc très-contente, mais elle voulait encore avoir l’occasion de se montrer en Vénus, et de produire un effet saisissant. Cette occasion ne pouvait se présenter ni dans la rue ni au théâtre, dans un salon seulement. Elle résolut donc de donner un bal chez elle, et avec cette intention elle pénétra dans le cabinet de son père.

M. Rosenzweig, banquier et membre du conseil de surveillance de plusieurs compagnies par actions était parti de très-bas pour monter très-haut. On pouvait dire avec raison qu’il avait porté la balle, et c’était là le malheur de sa vie. Il aurait volontiers donné son million pour que son père eût porté l’épée ou eût occupé un fauteuil dans un bureau, pour qu’il lui eût été permis de faire précéder son nom de la particule.

Il aurait mieux aimé sortir de table avec la faim, en qualité de « M. de Rosenzweig », que boire chaque jour du champagne, comme M. Rosenzweig tout court, que rencontrer chaque jour un général qui lui avait souscrit un billet alors qu’il était encore lieutenant ou retrouver conseiller de cour un étudiant auquel il avait acheté un vieux pantalon. Cette fatalité de sa vie le rendait accessible à de mauvais sentiments d’envie.

Bien qu’il ne fût pas philosophe, M. Rosenzweig s’entêtait à prendre Arthur Schopenhauer, en particulier, pour une romancière, et entretenait presque continuellement des pensées de mort.

Allait-il en chemin de fer, il lui arrivait toutes les mésaventures possibles en un train, et, à la plus légère secousse, il ramenait prestement ses jambes sur le siége. Il avait entendu dire que dans cette position on risquait moins d’être mis en morceaux.

Sortait-il dans son équipage, il craignait toujours de verser, et recommandait au cocher de ne pas aller si vite, lui répétant qu’il était un bon bourgeois, qu’il ne voulait pas transgresser les ordonnances de police.

Un orage éclatait-il, il se hâtait de faire fermer toutes les fenêtres ; il s’enveloppait d’un domino en soie, et, comme un messager de la Sainte-Vehme, il errait en silence çà et là, ou bien il se jetait sur un divan tendu de soie aussi. Chaque fois qu’il prenait une indigestion, il croyait mourir, et demandait à faire son testament, parce qu’il croyait que c’était le plus sûr moyen d’éloigner la mort.

Ce jour-là, il avait dîné chez le ministre Kronstein et il se mourait sur son lit, lorsque Micheline entra. Les stores verts étaient baissés. Dans le demi-jour verdâtre, par son profil aigu, son front chauve, son nez d’aigle, ses yeux fermés, il remettait en mémoire le buste de Caligula. Étendu de tout son long, il gémissait, gémissait. En entendant le bruit de pas, il murmura :

— Que me veut-on ? Que ne me laisse-t-on mourir tranquille !

— C’est moi, papa.

Nouveau gémissement.

— Papa, je voudrais te demander quelque chose.

Le gémissement devient bruyant comme la soupape de dégagement d’une locomotive.

— Pauvre papa ! Tu es malade, très-malade.

— Ah ! ah ! ah ! Mon Dieu ! mon Dieu !

Cette fois, M. Rosenzweig est mort, tout à fait mort.

— Je voudrais, cher papa… je voudrais donner un bal.

— Un bal ! s’écrie le mort ressuscitant.

— Un bal auquel nous inviterons la haute volée.

— La haute volée ?

M. Rosenzweig est en voie de se rétablir.

— Ton idée est bonne, ma fille, fait-il languissamment, mais qui voudra venir chez le pauvre Rosenzweig, qui n’est pas noble et qui a porté la balle.

— Laisse-moi faire, papa. D’abord je te promets que le baron Oldershausen viendra, puis le colonel baron Klebelsberg avec sa fille, le conseiller aux finances Teschenberg avec sa famille…

Rosenzweig se trouve tout à fait bien maintenant.

— Ensuite le sculpteur Wolfgang, le protégé du roi.

— Le protégé du roi !

D’un bond, Rosenzweig est hors de son lit, sur ses jambes.

— Oui, mon enfant, s’écrie-t-il, oui, nous donnerons un bal, un très-beau bal. Tu es ma fille. On est vraiment heureux d’avoir des enfants quand ils ont été bien élevés.

Dès le lendemain, M. Rosenzweig a fait les invitations officielles et Micheline les invitations intimes. Le docteur joue à l’éléphant avec grâce, fait sa visite, et présente ensuite le baron Oldershausen, Wolfgang et Plant qui, en cette occasion, font agréablement connaissance avec la provision de cigares du maître de la maison.

Wolfgang, ce même Wolfgang qui sculpte en marbre le roi, le prince et les princesses, trouve que Rosenzweig a une « bonne tête » pour le ciseau, et émet le désir de le faire en pied sous une toge romaine. Le banquier, touché, embrasse sa fille en lui murmurant : les enfants sont la joie des parents, quand ils ont été bien élevés.

Les journées qui suivent sont des journées à grandes préoccupations. Les dames siégent du matin au soir, comme des déesses de l’Olympe, en pleins nuages de soie, de gaze, de tarlatane et de dentelles. Les messieurs profitent des rares moments où la porte des divinités est entre-bâillée pour leur arracher un quadrille ; chacun est affairé, et le plus en émoi de tous c’est M. Rosenzweig, qui se meurt et ressuscite au moins trois fois par jour.

Enfin elle arrive, la soirée attendue qui a donné la migraine à tant de coiffeurs, qui a fait passer des nuits blanches à tant de couturières, et qui fournit à tant de mères l’occasion d’apprendre l’art de la diplomatie, tandis que la jeunesse n’a qu’un seul souci : celui de s’amuser.

Depuis le jour où Ève s’est vêtue d’une feuille de figuier, jamais la toilette n’a donné, à un enfant des hommes, autant d’ennuis qu’à notre bon Andor. Mère, tante, oncle, avaient eu beau venir l’aider de leur mieux, il continuait à se regarder dans la glace avec mécontentement de lui-même.

Il n’avait pas attendu à maintenant pour s’avouer qu’il n’était pas beau, mais en ce jour il se trouvait bête par-dessus le marché.

Il plissait fortement son front et il disait au miroir : pédant ! Il essayait de sourire agréablement et il se criait : sot petit maître ! et ses infortunes n’allaient pas se borner à cela.

Il eut la malheureuse pensée de vouloir recourir à un coiffeur, au coiffeur-dieu, qui faisait les hommes jolis, qui savait changer en tête de cavalier la tête la plus hérissée.

Tout près du palais Rosenzweig, Andor entra dans un salon de coiffure brillamment éclairé. Deux garçons parfumés, bien autrement élégants que lui, bondirent aussitôt de leurs siéges. L’un, le bon génie, le fit asseoir devant une grande glace et lui noua le peignoir blanc autour du cou ; l’autre, le mauvais génie, lui tendit un journal.

Le docteur remarqua que tous les messieurs élégants se renversaient nonchalamment dans leurs fauteuils et lisaient. Il fit donc comme eux.

— Les cheveux sont un peu longs, observa celui des deux garçons représentant le mauvais génie.

— Quelle coiffure voulez-vous ? interrogea l’autre garçon, debout derrière, le peigne légèrement planté dans les cheveux séparés au milieu et l’œil clignotant comme s’il avait eu sommeil. La coiffure artiste, frisée à raie médiane, ou la coiffure Lion, Fiesco ?

— Fiesco ! ce doit être joli, songea Andor, se souvenant du comte de Lavagna, son idéal d’étudiant. Va pour Fiesco, fit-il nonchalamment et il se plongea dans la lecture de son journal.

Qui pourrait peindre son horreur lorsqu’en se regardant dans la glace, la coiffure finie, il se vit tondu, complétement tondu comme un galérien ou un aliéné.

Il en aurait pleuré volontiers.

Sans mot dire, il paya, mit sur sa tête son chapeau qui lui tombait maintenant jusque sur les oreilles et sortit prendre l’air.

Il se demanda sérieusement s’il irait au bal oui ou non ; mais il avait engagé Hanna pour le quatrième quadrille, et il n’avait plus le choix.

Il gravit donc résolûment l’escalier recouvert de tapis, orné de fleurs. Dans l’antichambre, il fit toute sorte de cérémonies avec le domestique qui voulait lui enlever son pardessus, et essaya de se passer la main dans les cheveux. Hélas, ses cheveux étaient absents. Il traversa les quatre salles, saluant à droite et à gauche. Dans la salle de danse, il se vit aussitôt rejeté contre le mur, où les hanches arrondies d’une jolie petite femme potelée, ayant bien devant elle un tout jeune homme, le retinrent impitoyablement cloué.

« Cela commence bien », se dit Andor.

Il avait beau être un philosophe pessimiste et un idéaliste descendu en droite ligne de Bouddha, il n’était qu’un homme, après tout. Aussi se trouvait-il comme « le jeune homme dans le poêle rougi ». Il essaya lentement de se dégager à gauche, mais la belle, devant lui, fit un mouvement qui le retint prisonnier à nouveau. Il voulut s’échapper à droite ; trop tard d’une longueur de nez ; une seconde jeune dame, très-maigre celle-ci, vint se poster en avant de lui et darda ses coudes en arrière comme deux lances.

Il fallait se résigner. Le docteur tenta alors de se distraire de son mieux. Tantôt il laissait errer ses yeux sur la foule des habits noirs, des uniformes blancs, bleus, verts, sur les jupes de soie chatoyantes, les dentelles flottant çà et là, ou bien il les fermait complétement pour écouter la musique, pour écouter toute cette variété de sons remplissant l’intervalle entre deux danses et faite de paroles, de rires, de bruissements, de claquements, de cliquetis, de mouvements de pieds et de cris.

Tout à coup, quelqu’un prit son bras. C’était M. Rosenzweig, qui aimait bien s’entretenir avec les gens nobles, mais qui ne détestait pas non plus de causer avec les gens savants.

— Vous voilà à faire des études, docteur, fit le banquier.

Andor s’inclina gracieusement.

— Peut-on savoir, continua le maître de la maison, ce que vous concluez de vos observations ?

— Si cela vous plaît, monsieur de Rosenzweig.

Le banquier devient rouge de satisfaction, serre plus fort encore le bras d’Andor et lui tapote dans la main en disant :

— Je vous prie, je vous prie !

— Je me disais, M. de Rosenzweig, qu’il faut que nous soyons de fiers hypocrites pour oser réclamer que l’on mette des feuilles de vigne aux belles statues grecques de nos musées, et je me demandais où est le bois de figuiers qui pourrait fournir toutes les feuilles nécessaires dans une salle de bal.

Ibi jacet lepus, docteur, fit le banquier, uniquement pour pouvoir traduire « c’est là que gît le lièvre » et étonner Andor par son latin.

— Une jeune fille qui danse peut regarder toute statue, lire tout livre, continua Andor.

— C’est cela même. Vous êtes un homme d’esprit, docteur.

Pendant que Oldershausen tournoyait avec Micheline qui, les yeux brillants, s’abandonnait de plus en plus sur le bras de son danseur, il ne fut pas possible à Andor d’arriver jusqu’à Hanna. De nouveaux obstacles venaient toujours l’en empêcher. Parmi ces obstacles il y en avait d’agréables comme les gorges nues des jeunes femmes, au sujet desquelles la morale n’a rien à dire, quel que soit l’effet qu’elles produisent, quel que soit le nombre de jeunes gens qu’elles font rêver, quel que soit même le résultat de cette nudité pour celles qui l’étaient.

Mais il y avait aussi des obstacles fatals, comme les gros nez, les décorations, les têtes chauves de conseillers ou les squelettes de générales ayant dansé, il y a trente ans, à fatiguer tous les hommes, et jetant sur tout, aujourd’hui, leurs regards de dédain forcé.

Cependant, lorsque les premières mesures du quatrième quadrille retentirent dans la salle, Andor aperçut Hanna qui semblait le chercher. Elle était vêtue très-simplement ; pour parure de ses beaux cheveux, rien qu’un camellia blanc.

Cette fois, il y avait eu du bon dans le goût de la famille Teschenberg. Hanna éclipsait toutes les autres femmes. On eût dit une fée venant, faite de parfums de fleurs, vêtue de rayons de la lune, parmi les princesses de la terre.

— Enfin, vous voici, s’écria-t-elle en apercevant Andor. Je ne vous ai pas vu danser. Où étiez-vous ?

— Je n’ai pas dansé ! Je vous ai cherchée sans jamais pouvoir arriver jusqu’à vous.

— Grand Dieu ! comme vous voilà fait !

L’exclamation fit perdre contenance à Andor. Il entrevit vaguement que Micheline et Oldershausen lui faisaient vis-à-vis, puis sa vue se troubla. Il marcha sur la robe de la baronne Julie, s’excusa avec force supplications, jurant que chose pareille ne lui arriverait plus et, pour appuyer ce serment, s’empressa de mettre son pied sur la pointe de celui du ministre Kronstein qui se tenait derrière lui. Nouvelles excuses ; le quadrille est en désarroi. Chacun critique, se moque et l’on finit ainsi par s’apercevoir de la diabolique coiffure d’Andor. Il devient alors le point de mire de tous les regards.

Hanna sent qu’on se rit de son danseur ; son amour-propre de femme en est froissé ; elle ne donne plus la main à Andor qu’à contre-cœur. Le quadrille fini, elle le laisse seul.

Le docteur est anéanti, mais il veut affecter de ne pas être embarrassé, de s’amuser ; malheureusement Micheline survient.

— Docteur, dit-elle, regardez-moi donc ; suis-je à votre goût, ce soir ?

Andor regarde et voit avec étonnement, sur la tête de son élève, les trois livres de faux cheveux achetés à la friseuse de la Cour.

— Oh ! que de cheveux, de jolis cheveux ! réplique-t-il, et la nuit par dessus le marché !

Micheline demeure interdite. Quelques vieilles dames dans le voisinage se mettent à rire.

— Qui est ce scélérat ? s’écrie un diplomate à cravate blanche en braquant son lorgnon sur notre héros.

Andor a gagné la porte.