Les Prussiens d’aujourd’hui/T-1-01

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 1-21).

LES PRUSSIENS

D’AUJOURD’HUI


I

TROIS JEUNES SAGES ET UN VIEUX FOU

Par une de ces après-dînées d’hiver où tout est gai — de cette gaieté qu’on ne trouve que dans une ville allemande, avec ses palais bâtis d’après l’antique, ses parcs dessinés d’après la mode anglaise, ses promeneurs vêtus d’après la dernière mode française, et ses soldats à costumes hongrois, polonais ou autres, qui les serrent comme un étau, — trois jeunes gens, Andor, Wolfgang et Plant, las de regarder les allants et venants sur un Corso copié des villes italiennes, s’étaient engagés dans une rue étroite, où la jolie façade d’un petit palais, genre vénitien véritable, faisait une figure assez étrange parmi les vieux pignons tudesques du voisinage.

Devant ce palais fermé, bien en face de la petite porte, dont le heurtoir étrange représentait une tête grimaçante de faune, les trois amis s’arrêtèrent, comme d’un commun accord, examinant d’abord les colonnettes noircies par le temps, la fumée, puis, levant les yeux vers les fenêtres où la poussière faisait son nid :

— Entendez-vous cette musique ? dit tout à coup Andor.

Les deux autres clignèrent de l’œil et se mirent à écouter, la tête baissée, les paupières mi-closes. Les sons qui s’échappaient du palais mystérieux valaient la peine d’être entendus ; dans cette rue étrange et tranquille, ils retentissaient à la fois harmonieux, bizarres, aériens.

Dire qui jouait, quel instrument résonnait n’était pas facile. Tantôt on croyait entendre comme une puissante voix d’orgue grondant sous une vigoureuse main d’homme ; puis un chant de flûte lui succédait, ou bien c’était le doux murmure d’une voix de femme, qui parlait de désir, de passion, et expirait en ondes caressantes.

Jusqu’ici, il y avait eu comme de l’harmonie bienfaisante dans ces accords, tout bizarres qu’ils étaient ; soudain les sons commencèrent à se heurter, à se croiser ainsi que des vilains gnomes, et bientôt ce n’était plus qu’un affreux chaos dans lequel on ne distinguait çà et là que des notes aiguës semblables à des voix de furies ou à celle de la trompette du jugement dernier.

— Voilà de la vraie folie en musique ! observa Wolfgang.

— On dit qu’effectivement le maître de ce palais est fou, répondit Plant.

— Je ne sais s’il est fou ou non, murmura Andor, mais, pour moi, son jeu a quelque chose qui m’attire, me charme prodigieusement. Il doit être bien malheureux.

— Oh ! toi, fit Plant d’un air moqueur, tu es toujours attiré par tout ce qui te sort du grand chemin de la sagesse humaine ; plus ce tout est fou, mieux cela te va. Mais continuons à marcher.

— On raconte des choses étranges du comte, dit Andor, chemin faisant.

— Le comte Riva doit être fabuleusement riche, mais au lieu d’avoir équipage, loge à l’Opéra, au lieu de protéger une danseuse ou n’importe quelle fille d’Ève, il s’enferme dans son palais comme un blaireau dans son terrier ; il fuit les hommes, fait de la musique ou erre dans les rues, à la manière du neveu de Rameau.

— Ce qui ne manque pas complétement d’intérêt, s’écria Wolfgang.

— Tu trouves ? — riposta Plant. — Moi je dis que c’est stupide tout simplement ; du reste, sa façon de vivre en entier est bien celle d’un fou.

— Comment cela ? Parle, puisque tu sais.

— Personne dans la ville n’ignore de quelle manière il vit chez lui, dans son palais qui est fermé comme un cercueil, où personne n’a jamais pénétré, pas même la haute police prussienne, si prompte cependant à s’introduire partout, dans sa sollicitude pour le bien-être des sujets allemands. Quand il se montre dans les rues, il ressemble à une carte de l’Allemagne avec ses vêtements bigarrés, usés. En outre, chaque année il quitte la ville, dans quel but ? nul ne le sait ; mettons donc que c’est pour entreprendre un voyage. Dans cette circonstance, un vieux domestique à figure jaune, ayant l’air d’une momie, l’accompagne jusqu’à la gare avec un gros paquet. Le comte monte dans un coupé, ôte ses guenilles, dont son serviteur s’empare comme d’une dépouille royale et s’habille de la façon la plus élégante. À son retour, le domestique qui l’attend sur la plate-forme lui rend les vêtements habituels et le fou rentre dans son palais vêtu comme un gueux et à pied.

Tout en causant, les trois jeunes gens avaient tourné le coin d’une large et belle rue. Presque aussitôt, ils entraient dans un petit café où chaque après-midi ils venaient prendre place à une large table tellement serrée contre le mur qu’ils étaient forcés de s’y tenir assis en rameurs de galère ; mais cela ne devait pas leur déplaire, car leur physionomie rayonna en voyant que leur incommode coin était inoccupé.

Pourquoi avaient-ils choisi ce café de préférence à un autre et y venaient-ils à cette heure de l’après-midi ? Ce n’était pourtant pas un de ces féeriques établissements fréquentés par des barons ennuyés ou des boursiers, remuants à croire qu’ils ont du vif-argent dans les jambes ou dans lesquels de jeunes dames respirant des idées d’émancipation et nullement profanées par la fumée du tabac, siégent dans toute sorte de toilettes et toute sorte d’attitudes, prennent des glaces, feuillettent les journaux illustrés.

Non ; ce café avait, comme tant d’autres, l’été, devant sa porte, des orangers dans leur caisse d’un vert vénéneux, et tout le long de l’année on y trouvait un nuage de fumée, des professeurs jouant aux échecs, des petits employés s’échauffant aux tarots, des officiers à l’assiette d’un balancement hardi, un monocle dans l’œil, se tenant debout près du billard ou couchés sur ce même billard, la caissière avec sa figure habilement peinte, son sourire à tout venant, ses liseurs de journaux. Il n’y manquait pas même le petit chien au poil soyeux, au tremblement nerveux, que les habitués bourrent de sucre, dans chaque café.

Qu’était-ce donc qui attirait chaque jour ces jeunes gens à la même place désagréable ? Étaient-ce les jolies têtes de jeunes filles qui apparaissaient en ce moment, vis-à-vis, à une fenêtre du premier étage d’une vilaine maison ayant l’air d’une caserne, derrière des tulipes rayées jaune-rouge et des jacinthes ?

On aurait très-bien pu le supposer, en voyant Plant souffler maintenant contre la vitre et y effacer avec sa manche les fleurs cristallines, pendant que les jeunes filles, de l’autre côté, riaient sans gêne et sans motif, comme les jeunes filles ont coutume de rire.

Et la supposition eût été fondée ; c’était là le charme qui attirait les trois jeunes gens dans ce café et qui les avait liés, malgré la grande différence entre leurs trois natures.

Andor, un savant, un docteur en philosophie, titre qui fait sourire les gens d’aujourd’hui, donnait, à l’Université, des leçons particulières d’histoire. D’un lettré comme lui, tant au physique qu’au moral, on n’a jamais eu d’idée en Allemagne.

Il était grand et fort, à un tel point que du temps de Frédéric-Guillaume Ier, il aurait eu à se garer des enrôleurs prussiens. Le casque en tête il eût réellement fait bonne figure à Charlottenburg, parmi les grenadiers de la garde du corps.

La différence entre le jeune docteur et ces hommes géants était que ceux-ci avaient appris, sous le bâton du caporal, à tirer parti de leurs avantages physiques, tandis qu’Andor ne savait que faire de ses membres.

Chez lui, devant ses manuscrits, ses livres, il se trouvait à l’aise, il se sentait un homme, il ne redoutait rien ; mais, hors de son cabinet d’étude, il avait toujours peur que ses jambes ou ses mains ne vinssent lui jouer quelque méchant tour. Il détestait tout ce qui était élégance, toilette, non par principe, cela lui plaisait chez les autres ; mais il craignait tout simplement, sachant qu’une cravate neuve pouvait influer sur sa manière d’être, de se ménager des embarras en sacrifiant aux grâces.

Ce manque d’égards envers lui-même ne l’empêchait pas toutefois d’être ce qu’on appelle un bel homme ; sa figure respirait la virilité, l’esprit, quoiqu’il ne portât ni barbe ni lunettes. Ses cheveux châtains n’étaient pas trop longs, et dans ses yeux brillaient l’intelligence, la bonté.

Plant, le moqueur, différait d’Andor essentiellement. Il était de taille moyenne, plutôt élancé, élégant que fort, mais il avait une vraie passion pour la gymnastique, l’escrime, la nage, le cheval à l’occasion ; dès l’enfance il y avait eu en lui cette remarquable souplesse de membres, cet aplomb dans l’équilibre qui remplacent fréquemment la noblesse du maintien, même de la démarche.

Sa figure était assez ordinaire, et, par sa forme, son front ne différait pas des fronts d’étudiants en général.

Ce qu’il y avait en lui de frappant, de caractéristique, sa bouche à ligne ferme, énergique, à lèvre concupiscente, il la cachait, et sans parti pris, sous une barbe blonde. Il cachait de même, sous des lunettes bleues, ses yeux gris perçants, incisifs pour ainsi dire, qui semblaient repousser avec une froideur de glace toute tentative de voir dans son âme.

Plant avait toujours à ses talons un petit chien au poil hérissé, doué de la plus affreuse tête que l’on puisse voir et qui, à cause de cela probablement, avait été baptisé Honte-à-Toi. Il avait longtemps hésité entre ce chien et un terrier ; son hésitation provenait seulement de ce que ces deux races de chiens sont en ce moment à la mode et que, pour la mode, il avait une vénération presque religieuse.

Bien que pauvre, il n’en portait pas moins des habits à la coupe du jour. À l’aide d’un faux col en papier, d’une cravate en soie, de gants glacés, nettoyés et renettoyés au besoin, il savait donner à sa toilette un air d’élégance. Étudiant en droit et occupé en ce moment de son examen, il gagnait modestement sa vie en qualité de clerc chez un notaire.

Le troisième compagnon à table, Wolfgang, semblait, par son extérieur, vouloir crier de loin à chacun : je suis artiste, et, avec plus de force encore : je suis Allemand.

C’était un de ces infortunés patriotes qui trouvent tout parfait chez eux et qui aiment bien moins les vertus que les vices de leur pays.

Wolfgang s’appliquait surtout à être grossier de manières et en paroles. Dans une causerie, il ne laissait échapper aucune occasion de chercher la petite bête ; la tenait-il, il la jetait et la rejetait à la face de son interlocuteur, la roulant et la déroulant perpétuellement comme une ménagère allemande le bas qu’elle tricote.

D’assez belle taille, solidement bâti, il avait sur les épaules une vraie belle tête germaine, mais il n’était nullement fier de ses avantages. Un justaucorps de velours noir devait révéler au monde qu’il était artiste, tout aussi bien qu’un habit, et comme il était du nombre de ces chauvins allemands pour qui la nationalité allemande consiste moins dans la science, l’art, la valeur guerrière que dans les cheveux longs, le goût de la bière, de la gymnastique et du chant, il portait les cheveux longs.

Son Évangile était la Germania de Tacite. Avait-il logé dans sa cervelle que les anciens Germains ne se lavaient pas ? Ce n’est pas certain ; en tout cas, son aversion pour l’eau, le savon, ne souffrait pas le moindre doute.

Wolfgang était sculpteur ; mais, au lieu de sculpter, il préférait faire de la politique, de la chimie, des plans de campagne, des projets de sociétés ou encore s’occuper d’escrime, de piano, d’amour, de théâtre, de réforme religieuse, de l’élève des grenouilles-rainettes et des réponses aux annonces de journaux, les annonces de mariage particulièrement.

— Je ne comprends pas, — dit-il tout à coup de sa voix d’orgue, qui lui avait valu d’être première basse dans l’Association chorale ; — je ne comprends pas qu’on puisse prendre feu pour cette Teschenberg aux pâles couleurs, ni pour cette petite juive qui a une figure d’oiseau et jaune comme de la cire. Julie, à la bonne heure ! Voyez-la se pencher au-dessus des fleurs ; sa chevelure brille comme de l’or au soleil ; c’est une vraie beauté allemande.

— Mon cher Wolfgang, répondit Plant d’un ton calme, mesuré, comme il convient à un homme de loi, la devise de notre époque est la division du travail. Ce serait bien peu pratique de prendre feu tous les trois pour la même belle. Je trouve beaucoup plus logique que tu sois, toi, amoureux de la baronne Julie, qu’Andor rêve de mademoiselle Teschenberg et que moi je songe à la petite Rosenzweig, qui a deux grandes qualités : de l’esprit et de l’argent.

— Mais vous êtes tous deux anti-Allemands, riposta Wolfgang, tout prêt à troubler la paix qui avait régné jusqu’alors à la table. — Votre goût féminin…

La tirade que le sculpteur éleveur de rainettes allait lancer fut interrompue par l’apparition d’un étrange personnage qui attira sur lui tous les regards.

Le nouveau venu était un homme de plus de cinquante ans, petit de taille, efflanqué de corps. Il y avait comme un reste d’élégance dans ses vêtements déguenillés. Des bords, par places disparus, de son castor à haute forme, s’échappaient çà et là des mèches de cheveux bruns et gris. Son frac noir, de coupe antique et fendu en plusieurs endroits, laissait entrevoir, ainsi que le gilet noir ouvert, une fine chemise d’une propreté, d’une blancheur immaculées. Dans son pantalon, noir aussi, flottaient deux jambes fluettes, terminées par des bottes décousues et trouées.

Cette misérable toilette était en désaccord complet avec la figure bien coupée, fine, noble, de celui qui la portait, avec son maintien digne, imposant ; elle était en désaccord avec l’empressement des garçons à venir prendre le chapeau de ce personnage, à lui apporter une tasse de café noir et un échiquier.

— Voilà justement le fou dont je vous parlais, murmura Plant à ses deux compagnons.

— Comment ! ce serait là le comte Riva !

— Lui-même, en Diogène.

Comme s’il eût deviné que les jeunes gens parlaient de lui, le nouvel arrivé fixa sur eux tour à tour ses grands yeux bruns perçants. Leur tournant ensuite le dos, il prit place à la table voisine et se mit sérieusement à jouer avec lui-même une partie d’échecs.

Ce voisinage semblait gêner la conversation jusqu’alors bruyante des trois amis. Le sculpteur bassiste lui-même ne parlait plus que doucement.

Soudain retentit au dehors un bruit de grelots et de fouet claquant fortement. Aussitôt, Plant frôla la vitre de sa manche, et ses compagnons vinrent, comme lui, y coller leur visage.

Dans un traîneau attelé de quatre chevaux blancs, à tête empanachée de plumes flottantes, et ayant sur le siége de derrière un petit groom rouge qui grelottait de froid, apparut une jeune et jolie dame, en toilette d’hiver princière, guidant elle-même d’une main vigoureuse les coursiers fougueux.

En un clin d’œil, de même qu’une vision fantastique, elle s’était montrée et avait disparu, laissant derrière elle les trois jeunes gens plongés dans une extase muette.

Le premier à retrouver la voix fut le clerc de notaire.

— Quelle femme ! fit-il. Dans son regard et jusque dans son moindre mouvement, le despotisme de la beauté, l’énergie de la volonté, parlent en elle. Partout où elle se montre elle règne, elle commande en souveraine, et sans lutte, sans violence, on se soumet à son joug volontairement.

— Tu t’animes, Plant ! dit Andor en riant.

— Tu crois ? Je ne dis pas non ; mais, dans mon animation, il y a surtout de l’envie et de la rage de ce que des gens comme nous ne puissent approcher une admirable créature du genre de cette princesse Paula.

— Les femmes comme elle qui vous font l’effet d’un éclair, dit le sculpteur, on ne les trouve que dans les hauts rangs, les rangs princiers.

— Pardon, riposta le clerc, qui n’aimait pas les phrases incomplètes ; on les trouve dans le monde et le… demi-monde. Entre ces deux mondes, il y a le désert de la bourgeoisie, et c’est là que nous cherchons vainement le plaisir, la surexcitation. Nous, plébéiens, nous devons nous contenter des tabliers de cuisine ou parfois de quelques boucles plus poétiques, mais d’un joli modeste, d’un joli sage, d’un joli ennuyeux. Savoir se faire une belle existence est aussi un art. Les femmes, comme la princesse, sont initiées à cet art, et c’est pour cela que tout le monde les admire, désire les approcher.

Un rire bruyant coupa court à l’enthousiasme de Plant. Tout désagréable qu’il était, ce rire n’avait rien de faux, de diabolique ; c’était le franc rire d’un enfant à qui quelque chose fait grand plaisir. Il ne résonnait même désagréablement que parce qu’il provenait du solitaire joueur d’échecs, car c’était bien le comte Riva qui avait ri ainsi de tout cœur.

Ses voisins le regardèrent avec étonnement. Il n’avait pas changé de position, il ne quittait pas des yeux l’échiquier ; il avait l’air de causer avec lui-même. Bientôt les jeunes gens l’entendaient dire d’une voix gaie, pleine d’insouciance.

« Jadis, on mettait du moins une amorce pour pêcher à la ligne ; on se servait de cette amorce pour cacher l’hameçon. Aujourd’hui ce n’est plus l’amorce qui attire le poisson, qui l’amène à se faire prendre, c’est l’hameçon tout seul.

» Shakespeare n’a-t-il pas dit : « Pesez dans une balance une drachme de chair de femme contre un million ; vous ne parviendrez pas pour cela à la préserver de l’infection. »

» Oh ! nous ne nous donnons pas cette peine, bon Shakespeare ; cette espèce de chair de femme est précisément celle qui nous allèche le plus. »

Le comte se reprit à rire.

— C’est évidemment à nous qu’il s’adresse, chuchota Wolfgang.

— Laissons-le parler, répondit Plant, bien plus avec les épaules qu’avec les lèvres.

Le monologueur continuait presque aussitôt :

« Ils croient, ces petits hommes d’aujourd’hui, car ce sont réellement des petits hommes, — les vrais hommes s’en vont de plus en plus, — ils croient qu’ils ont accompli une action héroïque, un véritable travail d’Hercule en déracinant toutes les belles aspirations comme autant de sirènes, de dragons, de géants nuisibles.

» Pauvres gens pratiques ! Êtes-vous donc assez dépourvus de sens pour ne pas vous apercevoir que l’homme ne saurait vivre sans idéal ? Tout pratiques que vous êtes, vous, les enfants de l’époque actuelle, vous en avez un aussi d’idéal, comme nous, nous avions le nôtre, et de cet idéal, vous subissez la tyrannie. »

Les paroles du comte Riva devaient avoir à ses propres yeux une grande importance. Il avait saisi le roi noir par la tête, soulignant pour ainsi dire, avec force, sur l’échiquier, la longue phrase prononcée et il demeurait immobile, pendant que les pièces blanches et noires du jeu oscillaient, s’inclinaient comme la foule des fidèles sous l’eau bénite de l’officiant en un jour de consécration d’église.

« Juste, tout à fait juste », ajoutait-il bientôt avec la chaleur que l’on déploie pour convaincre un interlocuteur entêté. « Je vous accorde que votre idéal est plus pratique. L’idéal des hommes d’autrefois planait dans les nuages ainsi que les images des dieux anciens, mais il projetait son ombre sur cette misérable terre, et cette ombre suffisait à l’illuminer, à l’embellir.

» Cet idéal se nommait de différents noms, des noms étranges qui, par eux-mêmes et la pensée qu’ils réveillent, font rougir les gens de ce quart de siècle, et ces noms étaient : amour, travail, vérité, beauté, liberté. Je ne les cite peut-être pas tous ; mais je cite du moins ceux qui, de notre temps, ont, au plus haut point, le privilége d’exciter le rire.

» L’idéal des hommes d’aujourd’hui est moins vague certainement, beaucoup plus tangible. Il apparaît sur terre comme un brillant colosse d’or ; malheureusement ce colosse a des pieds d’argile. Oui, oui, le Plaisir, la Richesse, le Luxe, la Splendeur, la Puissance, sont des statues dorées qui ne manqueraient pas d’éclat, qui seraient même jolies ; malheureusement elles ont des pieds d’argile.

» Il n’y a pas à le nier, nous étions des fous, nous, les hommes du passé. Ainsi qu’à des enfants, il nous arrivait souvent d’oublier l’arbre chargé de fruits vermeils pour courir après un beau papillon aux ailes diaprées, et nous égarer dans un bois sombre, mystérieux ; mais lorsque, les pieds meurtris, saignants, nous finissions par retrouver notre chemin dans un coin du ciel au-dessus de notre tête, nous apercevions une belle étoile brillant d’un doux éclat consolateur. »

— Je ne le trouve déjà pas si fou — observa tout bas Andor. — Il y a beaucoup de vrai dans ses paroles.

— Allons donc ! — marmotta Plant. — Il est absurde.

Il y eut un temps d’arrêt pendant lequel le comte replaça ses pièces sur l’échiquier.

— Le prince héritier doit être amoureux-fou de la princesse Paula — fit alors Wolfgang.

— Elle n’est venue en visite à la cour — répliqua Plant — que pour l’enchaîner avec une de ses tresses soyeuses ou le ruban de sa jarretière. Il y a longtemps que le mariage est décidé et prêt diplomatiquement.

— La princesse Paula serait donc… ?

— Notre future reine. Nous avons le doux espoir de devenir ses sujets.

Le comte Riva recommença à rire, toujours du même rire d’enfant ; mais, cette fois, le rire n’était pas exempt de malice. Il dit ensuite, se parlant à lui-même comme avant :

« Elle a sans doute dans les veines du sang de Catherine II. La nature lui a, du reste, donné tout ce qu’il faut pour gouverner une race comme la race présente. Ah ! si on savait ce que je sais, notre jeunesse s’attellerait à son char. De fait, elle le mérite, elle le mérite du moins tout autant que Lola Montès autrefois, que nos princesses de théâtre aujourd’hui.

» Oui, elle le mérite, et si je suis homme à le reconnaître, je suis homme aussi à le démontrer. Je sais d’elle des faits probants, aussi probants qu’un coup de poing dans la nuque. Elle a été créée pour ensorceler cette race d’hommes et l’asservir. Si elle n’était pas appelée à devenir reine, elle deviendrait probablement une Aspasie ou une Pompadour. Allons ! dételez ses chevaux, jeunes gens, et attelez-vous à leur place ; elle le mérite, vous pouvez m’en croire. »

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Plant sans baisser la voix. Serait-il au fait de quelque petit roman de la princesse ? À mes yeux, un petit roman la rendrait plus intéressante encore.

En réponse aux dernières paroles du clerc, le comte, toujours penché sur son échiquier, ajouta immédiatement :

« Je le savais bien que je n’avais pas d’objection à attendre. C’est là aussi un idéal de notre temps. La vertu est ennuyeuse et le vice nous promet tant de plaisir ! Que diantre ! nous voulons nous distraire, et nous ne sommes plus assez simples pour nous contenter de ce que nos pères appelaient la joie. Il nous faut du surexcitant. Où cela nous mènera-t-il ? Peu importe : nous sommes assez pratiques pour ne nous préoccuper que du présent.

» Une femme qui s’estime suffisamment heureuse de nous aimer, de nous rendre la maison agréable, de maintenir nos enfants sains de corps et d’esprit, comme c’est ennuyeux, insipide, endormant ! Parlez-moi plutôt d’une jolie dame qui sait dépenser notre argent avec goût ; celle-ci vaut la peine assurément qu’on se sacrifie pour elle ; ne représente-t-elle pas pour nous les épices, le haut goût du gibier ? Vous me direz peut-être qu’étant avec nous, cette jolie dame fait les yeux doux à dix autres ; tant mieux ; qu’elle nous trompe et se rit de notre jalousie ; tant mieux encore ; qu’enfin elle ne se gêne nullement pour nous fouler de ses petits pieds ; mais c’est tout bonnement impayable, surtout lorsque ses petits pieds sont chaussés de mignonnes pantoufles brodées, et qu’elle sait nous trépigner avec goût. »

Le comte venait de se lever brusquement ; mettant son chapeau sur sa tête, jetant sur la table plusieurs pièces d’argent qui payaient largement sa tasse de café ainsi que le pourboire au garçon, il adressa aux trois jeunes gens un nouveau regard interrogateur. Mais ce coup d’œil ne devait sans doute pas lui suffire, car il se rapprocha d’eux, presque à les toucher, et se prit à les regarder avec compassion en plongeant ses deux mains dans les poches de son pantalon.

— Jeunes gens, vous pensez que je suis fou. Vous croyez que je n’ai pas ma raison, parce que je porte des habits déguenillés, parce que je plains les hommes et me parle à moi-même, à haute voix. Eh bien, vous errez. Je ne suis pas fou. Souvenez-vous de ce que je vous dis, et n’oubliez pas non plus cette grande vérité que j’ai découverte : toutes nos douleurs, toutes nos erreurs, toutes nos espérances déçues, tous les soucis, toutes les fatigues, tous les moments de faiblesse de notre existence sur terre ne proviennent que d’une seule et même cause : le désir de nous faire remarquer, de briller, que ce soit par la position, le titre, la fortune ou les avantages personnels. C’est parce que j’ai reconnu cela que je porte ces habits, et, croyez-moi, je suis heureux, sous ces haillons qui emprisonnent ma vanité, ma soif de jouissance, beaucoup plus heureux que vous ne le serez jamais avec votre idéal, mes jeunes gens pratiques. »

Après cette apostrophe, il sortit du café, majestueux comme un roi, laissant derrière lui les apostrophés passablement perplexes et quelque peu honteux.