La Rebelle/Texte entier

Calmann-Lévy, éditeur.

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


DU MÊME AUTEUR


Format grand in-18.


avant l’amour 
 1 vol.
la rançon 
 1 —
hellé (Ouvrage couronné par l’Académie française
 1 —
l’oiseau d’orage 
 1 —
la maison du péché 
 1 —
la vie amoureuse de françois barbazanges.  
 1 —


En préparation

la douceur de vivre.

l’ombre de l’amour.



639-06. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — P3-06.
MARGELLE TINAYRE


LA REBELLE


PARIS


CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


3, RUE AUBER, 3


Published, november fifteenth, first and fifteenth december nineteen hundred and five ; first and fifteenth january, february first, nineteen hundred and six. Privilege of copyright in the United States reserved, under the Act approved March third, nineteen hundred and five, by Mrs. Marcelle Tinayre.



Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays,
y compris la Hollande.



LA REBELLE


I


La pluie et le soleil brillaient ensemble sur les ardoises grises du Sénat. Rue de Médicis, l’asphalte miroitait ; les arbres nus secouaient des gouttes cristallines. Une vitre, au dernier étage d’une maison, s’alluma. L’averse, inégale et fraîche, dans le crépuscule d’argent, était déjà printanière.

Josanne, brune, svelte et vive, avec sa robe de drap noir, sa toque noire, sa cravate de tulle blanc, semblait la première hirondelle de ce printemps qui allait venir.

Elle tenait sa jupe de la main gauche et, de la main droite, son parapluie ouvert. L’étoffe souple, tirée, tendue de côté, moulait la jolie taille et les jolies hanches. Le volant du jupon, en taffetas plissé, découvrait les minces bottines. Toute la personne de Josanne avait un air de hardiesse défensive, la libre allure qui révèle la fille émancipée ou la femme sans époux, — seule dans la rue, seule dans la vie…

Pourtant, les yeux de Josanne, le sourire de Josanne, sous la voilette, étaient tristes et tendres, un peu languissants. L’amour avait touché ces yeux et ce sourire.

Un jeune homme qui flânait tourna la tête : « Gentille… oh ! gentille !… » Un monsieur mûr suivit la passante : il parlait d’un petit dîner « chez Foyot, d’une soirée… à l’Odéon… Puis, il expliqua ses convoitises. Josanne, sans fureur, répondit :

— Imbécile !…

Le jeune homme s’en alla, content. L’homme mûr s’en alla, vexé. Josanne gagna les arcades de l’Odéon. Il pleuvait encore, et soudain, un bec de gaz allumé, jaune et clignotant, attrista le crépuscule.

Six heures…

Un enfant blond et bouclé, pareil à l’amour en guenilles, offrit les violettes de son panier :

— M’selle, fleurissez-vous !…

Josanne, de ses doigts gantés, mania les bouquets ronds, couchés sur la fougère humide : des feuilles de lierre, dures et veinées, comme ciselées dans le fer, formaient une étoile sombre, à cinq pointes, autour des violettes pâles,

— C’est de la Parme, m’selle, et c’est trois sous.

Josanne donna les trois sous, choisit un bouquet. Elle fermait les paupières en respirant le parfum et elle songeait :

« Tout le monde m’appelle mademoiselle, ce soir… Et moi-même, je me sens très jeune. Pourquoi ?… »

Elle savait bien pourquoi, et ses yeux, d’un bleu plus foncé que les violettes, s’émurent devant l’image évoquée :

« Maurice !… »

Elle attendait son amant…


Aux bureaux du Monde féminin, revue d’art, de littérature et de modes, où Josanne était, tout humblement, secrétaire de la secrétaire de la rédaction, elle avait trouvé un billet de Maurice Nattier :

« Je dois aller chez ma mère vers cinq heures, et je dînerai à Passy, chez Lamberthier… L’Odéon est sur mon chemin et sur le vôtre : attendez-moi devant le bureau des omnibus à six heures. Je serai exact, cette fois… Mille tendresses de votre ami… »


Sous les initiales de la signature, il y avait un post-scriptum :

« Accordez-moi pourtant le quart d’heure de grâce… »


Josanne avait compris : Maurice viendrait à six heures et demie, — s’il venait !

Que de fois, pendant ces quatre années, si tristes de leur liaison, que de fois elle l’avait attendu ainsi, dans un bureau d’omnibus, dans un jardin public, dans une église, comptant les minutes sous le regard amusé des passants !… Que de fois elle était partie, pleurante, humiliée, parce qu’il n’était pas venu !… Il l’aimait, pourtant, — quand il était là, — il l’aimait à sa façon négligente et douce, un peu lâche : et il était trop faible pour se reprendre, trop prudent pour se donner tout à fait, jaloux de sa maîtresse et regrettant presque qu’elle ne lui fournit point le prétexte d’une rupture…

Ils s’étaient rencontrés, cinq ans plus tôt, dans le salon très bourgeois de madame Grancher, la femme d’un négociant en soieries. Maurice avait remarqué tout de suite cette grande brune, souple et bien faite, les yeux bleus sous des cils noirs, les dents nacrées, les mains fines. Elle avait toujours la même robe en tulle noir uni, qui l’enveloppait d’ombre vaporeuse, et toujours une rose pourpre à sa ceinture. Isolée parmi les jeunes filles, oubliée par les dames mûres et importantes, évitée par les jeunes gens qui cherchaient des dots autour de la table à thé, elle demeurait impassible, rencoignée dans la pénombre, l’air détaché et dépaysé… Un soir, à diner, Maurice se trouva près d’elle. Il parla, pour parler, — pour la faire parler surtout, — de tout et de rien, d’une pièce à succès, d’un livre récent, de la mode et du Salon de peinture. Tout jeune ingénieur, il se piquait de goût littéraire ; il se délassait des chiffres en écrivant des vers ; il fréquentait les bureaux des petites revues, et rappelait à tout propos qu’Édouard Estaunié est sorti de Polytechnique. Il avait de l’esprit, et plus que de l’esprit, — une grâce incomparable, et l’on pouvait dire de lui ce que madame de Motteville raconte d’Henriette d’Angleterre, qu’il semblait toujours « demander le cœur ».

La jeune femme à la rose entendit trop bien ce langage ; elle sourit, elle s’égaya, elle embellit ; elle eut des mots imprévus, drôles et charmants, et Maurice, qui connaissait tous les milieux parisiens, pensa : « D’où vient-elle ?… Elle n’est pas de ce monde-là… » Après le dîner, il interrogea madame Grancher. La bonne dame haussa les épaules :

— Vous la trouvez spirituelle ?… Je ne croyais pas… Ce n’est pas précisément une amie, c’est la maîtresse de piano de ma fille, Josanne Valentin…

— Josanne ?

— Un nom ridicule, n’est-ce pas ?… Son père s’appelait José… José Daniel… C’était une espèce de journaliste qui est mort en laissant sa femme dans la misère… Une bien brave femme !… La petite devait entrer à l’école de Sèvres ; elle faisait des études pour cela… Mais le chimiste de l’usine Malivois s’est toqué d’elle, et il l’a épousée.

Maurice cherchait des yeux le chimiste de l’usine Malivois. Madame Grancher déclara :

— Une fière bêtise qu’ils ont faite !… Josanne n’avait pas le sou et Pierre Valentin pas de santé… Il a une terrible maladie d’estomac depuis trois ans. Et, l’an dernier, il est devenu neurasthénique ; il perd la mémoire, il ne sait plus ce qu’il veut ; il a pris tout le monde en grippe… Et ça ne serait rien, s’il pouvait travailler, mais il ne peut plus…

— Alors ?…

— Alors, c’est la misère, ou peu s’en faut. Et Josanne tâche de gagner sa vie… Je l’ai prise comme professeur pour Madeleine, mais, n’est-ce pas ? elle ne vaut pas une ancienne élève du Conservatoire. Elle tapote, voilà tout !… Je la garderai encore un an… Il faut bien faire quelque chose pour les autres… Elle n’est pas mal, cette petite ! Je l’invite quand il y a du monde. Ça la distrait, et puis, si on veut danser, elle tient le piano.

Madame Grancher n’avait pas détruit le prestige de la jeune femme à la rose… Maurice Nattier, élevé dans les jupons d’une maman timorée, répugnait aux aventures faciles. À vingt-quatre ans, il avait encore quelque fraîcheur d’âme, le désir naïf d’une grande passion. Littéraire et romanesque, il se croyait sentimental…

Ce fut un amour discret, délicat, qui embauma la vie obscure de Josanne comme les violettes invisibles embaument les bois, au printemps. Ce fut un amour chaste et puéril, tout fier de ressembler aux amours qu’on voit dans les livres… Maurice ne connut pas le mari de Josanne. Il n’entra jamais dans le petit logement de la rue Amyot, où le malade ne voulait recevoir personne, sauf l’usinier Malivois et des médecins. Malgré les confidences de Josanne, il oublia tout ce qui pouvait assombrir leur joie, tout ce qui composait l’arrière-plan de leur vie amoureuse, toutes les choses navrantes, répugnantes et tragiques que Josanne elle-même voulait oublier…

Enfin, il la conduisit à Bellevue, dans le pavillon où sa mère et lui passaient l’été. C’était un jour de mars ; la dernière neige fondait dans les chemins creux ; les bois gris s’étoilaient de primevères… Au crépuscule, quand ils partirent, le ciel était rose et froid, une seule étoile brillait. Josanne, appuyée au bras de son amant, murmura :

— Je suis heureuse… Et je n’ai pas de remords, tu sais ! oh ! non, et pas de honte…

C’était vrai : elle n’avait pas de honte… Elle se plaisait à le dire, naïvement. Elle le disait même un peu trop, et cela choquait Maurice. Il était de ces hommes qui ne peuvent estimer leur maîtresse que si elle éprouve ou feint d’éprouver le plus dramatique repentir, parce que cette attitude les rassure. N’est-ce pas l’intérêt collectif de tous les hommes — qui seront tôt ou tard des maris — d’entretenir dans la conscience féminine cette conviction que l’amour illégitime est toujours une faute et comporte une déchéance ?…

Maurice pensait :

« Josanne a des qualités admirables, mais elle n’a pas de sens moral… »

Et quelquefois, moitié rieur, moitié sérieux, il l’appelait « anarchiste » !

Il n’était pas un anarchiste, lui !… Il avait, très profondément, le sentiment de l’ordre, le respect des choses établies, le désir d’être « comme tout le monde ». Dans l’effervescence passagère de ses vingt-quatre ans, il avait accepté, avec orgueil, cet espoir d’un grand amour qui le grandirait devant lui-même. Les livres l’avaient grisé… Il affectait alors de mépriser les bourgeois ! Et qu’était-il, pourtant, ce garçon fait pour la vie régulière et sage, incapable de manquer aux devoirs officiels de l’honnête homme, mais d’une âme si timorée et d’un cœur si prudent, qu’était-il, sinon un jeune bourgeois égaré dans une passion romantique ?… Et comment pourrait-il jamais comprendre Josanne Valentin ?…

Elle ne ressemblait pas à la mère de Maurice, ni à ses tantes, ni à ses cousines, ni aux amies de sa famille, ni aux femmes qu’il rencontrait dans les salons corrects. Elle ne ressemblait pas davantage aux maîtresses qu’il avait eues et aux maîtresses qu’avaient ses camarades. Ni bourgeoise, ni bohème. — mais plus bohème, pensait-il, que bourgeoise. — Elle dérangeait toutes les idées qu’il s’était faites ; elle l’étonnait, le décevait, l’enchantait, l’irritait tout ensemble. Pauvre, elle ne se plaignait pas de la pauvreté, contrainte au travail, elle éprouvait une fierté ingénue et déclarait cependant qu’elle n’avait aucun mérite ; liée à un malade, à un maniaque, elle se dévouait avec une patience inlassable, qui n’allait point sans tendresse. Elle disait : « J’ai adopté mon mari. Je ne l’abandonnerai jamais… » Elle avait un amant et elle ignorait le remords. Elle expliquait toutes les contradictions de son cœur et de sa vie en disant : « Je ne peux pas vivre sans bonheur. Et la volupté du sacrifice ne me suffit pas… Je ne suis pas une sainte ; je ne suis pas une héroïne : je suis une femme, très femme… »

Elle ne fut pas heureuse longtemps, la pauvre Josanne. Un jour, dans la petite chambre où Maurice la recevait, elle eut une crise de sanglots.

— Qu’as-tu ? demanda-t-il effrayé. Tu as du mal ou du chagrin ?

— Je ne sais pas… Je suis épouvantée de ce qui m’arrive, et malgré tout… cela m’émeut… cela me trouble le cœur… Et j’ai si peur de te le dire !

— Quoi ?

— Ô mon chéri, je crains… Je… je suis enceinte.

Elle attendait des paroles d’amour, des paroles de pitié, le geste tendre qui protège. Elle croyait que Maurice allait dire : « Je suis libre ; dispose de moi ; dispose de nous. » Sans doute, elle ne pouvait pas quitter Pierre Valentin… Mais c’était le devoir de Maurice de ne pas consentir — pas tout de suite ! — au suprême mensonge que la nécessité leur imposait. Elle espérait vaguement qu’il protesterait, qu’il se révolterait, qu’il chercherait — et trouverait — avec elle, quelque moyen d’éviter la honte de la supercherie, l’obligation du partage…

Il dit seulement :

— Nous n’avons pas de chance !… Je ne me doutais pas… car… enfin… tu aurais dû prévoir… Tu n’es pas une jeune fille !… Que faire, à présent ?… Ton mari acceptera-t-il ?…

Elle frémit, mais, redevenue maîtresse d’elle, elle répondit :

— Sois tranquille. Il ne t’arrivera aucun ennui : je m’arrangerai…

Alors il la consola, il la cajola. Elle restait glacée, et elle ne savait plus si elle aimait encore Maurice…

C’était fini. Tout le charme romanesque de leur liaison disparaissait : l’idylle tournait au drame. Maurice n’était pas fait pour ces choses-là… Il se fit envoyer en Allemagne par le grand ingénieur Lamberthier, son patron. Et il voyageait encore quand le petit Claude vint au monde…

Josanne était délivrée depuis cinq semaines quand il la revit, dans leur petite chambre. Elle entra, pâlie, maigrie, toute faible d’avoir monté l’escalier. Elle avait dans ses yeux plus grands comme un souvenir des douleurs récentes, et l’ombre de la mort qui l’avait touchée. Dans ses bras, gauche et craintive, elle portait son fils, — leur fils.

Cette fois, Maurice pleura. Il dit :

— Pardonne-moi… Pardonnez-moi tous deux…

Et Josanne avait pardonné : elle voulait le prix de ses souffrances.


II


La demie de six heures sonna. Pour la deuxième fois, Josanne faisait le tour des galeries, s’arrêtant parfois pour feuilleter des revues et des livres. Les commis, en souriant, la dévisageaient.

« Mon Dieu !… pourvu qu’il vienne !… Il faut que je sois rentrée à sept heures. Pierre a besoin de moi Et le petit !… Il était bien pâlot, ce matin !… La femme de ménage brûlera le dîner ou cassera des assiettes, comme l’autre jour… J’aurai une scène, sûrement. Ah ! Maurice !… Maurice !… »

Elle avait les pieds glacés, les joues ardentes, et la colère chauffait sa tristesse, l’enfiévrait.

Autour de l’Odéon, la nuit, la pluie, le glouglou du ruisseau gonflé, l’éclaboussement des flaques… Des gens se réfugiaient sous les arcades, pour s’abriter et, des parapluies mouillés, l’eau dégoulinait sur le dallage.

Six heures trois quarts…

Josanne, la tête vide, les jambes fléchissantes, s’accotait à l’éventaire de la librairie Marpon. Les livres, dans leur robe jaune ou blanche, sollicitaient la curiosité des passants. Quelques-uns s’ornaient de dessins galants ou de photographies d’après nature. Ce n’étaient que jupons troussés, bas noirs, pantalons, corsets délacés, gorge au vent, — le déshabillé plus obscène que le nu, la pornographie pénible et sans grâce.

« Ça, l’amour ? » pensait Josanne…

Elle n’était pas bégueule ; la franchise d’un trait, la nudité d’un mot ne l’offusquaient point, mais elle aimait : elle avait la délicate pudeur de la femme amoureuse, et la volupté lui paraissait une chose secrète et redoutable qu’elle et son amant connaissaient seuls.

Elle prit un roman, au hasard, le feuilleta, le referma. Elle parcourut un volume de critique qui l’ennuya et un recueil de poèmes mystiques bêtes comme des fleurs en papier…

« La Travailleuse… C’est le livre que j’ai vu sur la table de mademoiselle Bon… Encore un roman féministe… ou antiféministe… C’est la mode ! »

Non, ce n’était pas un roman : c’était une longue et minutieuse étude sur les professions et métiers féminins. Il y avait beaucoup de chiffres, et des notes, et des citations, et des tableaux statistiques.

Josanne lut quelques pages au hasard : l’Ouvrière d’usine… l’Employée… la Femme et les Carrières libérales… la Concurrence féminine et ses Conséquences économiques… Esquisse d’une nouvelle moralité féminine.

Cela, c’était le dernier chapitre, la conclusion.


«… Que le travail des femmes soit un bien ou un mal, je l’ignore et l’avenir seul nous le dira, mais c’est une nécessité que la femme subit sans l’avoir désirée, c’est un fait qui s’impose et qu’il nous faut accepter avec toutes ses conséquences. Et la plus importante de toutes, c’est la révolution morale qui paraît être l’effet et non la cause de la révolution économique.

» Ce n’est point parce que la femme s’est affranchie moralement qu’elle a souhaité conquérir son indépendance matérielle. À l’usine, à l’atelier, au magasin, au bureau, à l’école, au laboratoire elle eût préféré, peut-être, l’amour protecteur de l’homme et les tendres servitudes du foyer. Mais l’homme a fermé son foyer à la fille pauvre… Et la fille pauvre, qui répugne à se vendre et ne consent pas à mourir de faim, a essayé de vivre hors du foyer, sans le secours de l’homme. Elle est donc allée où elle pouvait gagner sa vie, dans le domaine réservé de tout temps à l’activité féminine, et elle a envahi bientôt le domaine réservé à l’activité masculine… Elle a mis son orgueil à donner tout son effort, à employer toutes ses énergies, à développer sa personnalité. Et elle s’est aperçue, alors, qu’elle avait mérité, qu’elle pouvait conquérir autre chose que le pain quotidien, les vêtements et le logis : l’indépendance morale, le droit de penser, de parler, d’agir, d’aimer à sa guise, ce droit que l’homme avait toujours pris, et qu’il lui avait refusé toujours.

» Mais l’homme s’est avisé que cette prétention de la femme était dangereuse pour l’ordre établi, l’équilibre de la société, la famille, les mœurs, la religion… Trop tard !… Si toutes les travailleuses ne sont pas des affranchies, toutes, déjà, sont des rebelles… Rebelles à la loi que les hommes ont faite, aux préjugés qu’ils entretiennent, à l’idéal suranné qu’ils imposent à leurs compagnes… Les femmes ont rompu le fil de laine que filèrent les aïeules et qui, si léger, fut parfois si lourd aux âmes mal résignées : elles ont laissé la quenouille, l’aiguille et le miroir — et avec eux les vertus passives et les vaines frivolités. Elles ne pensent plus qu’il suffise d’être une femme chaste pour être une honnête femme, et elles ne se croient pas déchues parce qu’elles ont aimé plusieurs fois…

» On voit s’ébaucher déjà cette morale féminine qui ne sera plus essentiellement différente de la morale masculine. La femme, que le christianisme a lentement façonnée au sacrifice et à la résignation, commence à se croire dupe. Dieu ne la console plus ; l’homme ne la nourrit plus. Il lui faut compter sur elle-même, et, puisque le travail, bon gré mal gré, l’a faite libre, elle réclamera bientôt tous les bénéfices de la liberté.

» Les termes du contrat conjugal seront changés par cela même que la femme pourra vivre sans le secours de l’homme, élever seule ses enfants. Elle ne demandera plus la protection et ne promettra plus l’obéissance. Et l’homme devra traiter avec elle d’égal à égale — disons mieux : de compagnon à compagne, d’ami à amie. — Leur union ne subsistera que par la tendresse réciproque, l’accord toujours renouvelé des pensées et des sentiments, la fidélité libre et volontaire, et cette parfaite sincérité qui permet l’entière confiance. Déjà les ménages sont nombreux où le mari trouve dans sa femme son associée, sa confidente, la collaboratrice de ses travaux, la complice dévouée de ses ambitions. Aucune femme, plus que la Française, n’est apte à ce beau rôle… »


Ici, l’auteur examinait les transformations probables du mariage, déjà modifié, très profondément, par le divorce… Josanne devinait, à l’ironie discrète de certaines phrases, qu’il n’avait pas beaucoup de respect pour les vieilles formes et les vieilles formules, et que les « réalités vivantes » l’intéressaient bien autrement que les entités sacro-saintes.

« Quel est ce monsieur que les préjugés n’aveuglent pas ?… »

Elle regarda le nom : « Noël Delysle… » Et tout de suite, sans aucune raison, elle imagina un homme au visage sérieux et fin, prunelles bleues et barbe grise, qui habitait une antique maison, près de la Sorbonne…

Elle ne sentait plus l’ennui de l’attente, et la fatigue de rester debout, elle oubliait Maurice… Elle pensait…

« Comme c’est vrai, tout ça !… Je demanderai le livre à mademoiselle Bon. »

Mademoiselle Bon s’occupait des syndicats, des congrès, des mutualités, des œuvres d’assistance, tandis que Josanne, au Monde féminin, faisait un peu de tout, de la mode, de la bibliographie, la « Petite Correspondance » et les « Menus de la semaine ».

Néanmoins, elle s’intéressait aux idées, et la question dite « féministe » lui était devenue familière… Elle avait l’esprit net et hardi, l’imagination généreuse, avec un sang chaud, et des nerfs vibrants, qui la disposaient à l’enthousiasme… Mais, très Française et très Parisienne, elle avait le sens du ridicule et l’horreur des déclamations. Elle ne se payait point de mots et, jusque dans les contradictions de sa vie, elle demeurait sincère avec elle-même.

Il lui semblait discerner, dans le livre de ce Noël Delysle, la marque d’un esprit pareil au sien. Elle se reconnaissait un peu dans la « rebelle » dont il esquissait le portrait… Elle se disait :

« Voilà un homme qui me comprendrait… J’ai accepté le servage domestique ; je n’ai pas rompu tout à fait le « fil de laine », mais je me suis sentie maîtresse de mon cœur et de ma personne… Ce n’est pas un vil sentiment d’intérêt, ce n’est pas la crainte de l’opinion qui me retiennent dans ce mariage, dans ce triste mariage où je porte un double fardeau… Je ne veux pas quitter mon pauvre Pierre, mais je ne peux pas vivre sans bonheur, je ne peux pas… »

Elle lut encore :


« Rêver la liberté de l’amour, en conservant le mariage sous des formes nouvelles, moins rigoureuses, délivrer les hommes et les femmes de l’obligatoire hypocrisie, reconnaître leur droit d’arranger leur vie comme il leur plaît en acceptant toutes les responsabilités de leurs actions, mettre dans les relations des sexes plus de loyauté, plus d’indulgence, est-ce donc encourager la débauche ? Est-ce détruire la pudeur de la femme ? Non. Qu’une femme connaisse le prix de sa personne, la gravité du don qu’elle fait, qu’elle ait de l’amour et des conséquences de l’amour une idée claire, haute, grave, si cette femme a l’esprit et le corps sains, elle sera bien armée contre les tentations de débauche… Et, si elle se trompe dans son choix, elle saura que son erreur n’est pas infamante, qu’elle ne la traînera pas, toute sa vie, comme un boulet, et qu’elle pourra mériter l’estime et l’amour d’un honnête homme.

» Cela suppose une totale révolution de nos mœurs ?… Mais elle est à moitié faite, elle se fait tous les jours, cette révolution ! Que de préjugés disparus, déjà !… La réprobation des « honnêtes gens » ne frappe plus ni l’enfant naturel, ni la femme divorcée ; on tolère, on excuse certaines unions libres, et telle femme s’est acquis par le prestige du talent le droit de vivre à son gré, — ce droit qu’on reconnaissait naguère aux grandes actrices seulement !… Ce sont les symptômes d’un état de choses qui… »


— Madame veut acheter ce livre ? demanda un commis qui trouvait sans doute que la lecture avait trop duré.

Josanne devint pourpre… Elle répondit spontanément :

— Oui.

— C’est trois francs…

Trois francs ! Et l’on était à la fin du mois… Josanne sentit la pointe d’un remords ; mais elle ouvrit son porte-monnaie. Le commis enveloppait le livre.

— Merci… Dites-moi l’heure, maintenant.

— Sept heures moins cinq, madame…

Maurice ne viendrait pas !… Josanne entrevit, dans un éclair, le petit logement de la rue Amyot : — Pierre, abruti d’éther, sur le divan, l’enfant dormant dans sa petite chaise, et le feu qui baisse, et la lampe qui file, et la femme de ménage qui grogne, parce que son homme l’attend…

« Misérable femme que je suis !… Mon mari, mon fils m’attendent… Ah ! cinq minutes encore… Maurice !… Je veux voir Maurice !… Je ne peux pas m’en aller comme ça… »

Ses yeux se remplirent de larmes. Des gens se retournèrent… Elle eut un réveil de fierté :

« Non ! je ne resterai pas ici une minute de plus !… C’est trop lâche ! »


III


— Josanne !

Elle s’arrêta. Maurice Nattier, descendu d’un fiacre, l’appelait.

— Venez, je vous emmène !… Allons, vite !

— Mais…

— Mais quoi ? Je dîne à Passy. Nous causerons en route, et la voiture vous reconduira chez vous… Eh bien, vous ne voulez pas ? vous êtes fâchée ?… C’est parce que je suis en retard ?… Ce n’est pas ma faute, je vous jure… Ma mère m’a retenu… J’ai téléphoné à votre journal pour vous avertir de ne pas m’attendre, mais vous veniez de partir.

Elle dit tristement :

— Vous vous étiez résigné bien vite à ne pas me voir !

— Josanne, mon amie…

— Maintenant il est trop tard. Il faut que je rentre…

— Quelle malchance !… C’est que je ne sais plus, moi, quand je serai libre…

Elle leva sur lui ses yeux désolés :

— Eh bien, j’irai avec vous, un moment… jusqu’à la Seine.

— Allons !

Il la fit monter avant lui, et, pendant qu’il donnait l’adresse au cocher, elle le regardait avidement, blond, pâle, mince dans la lourde pelisse sombre.

— Josanne, mon petite, tu m’en veux ?

— Oui, dit-elle, oui, je t’en veux ! Tu n’as pas de cœur, tu n’as pas de tact, tu n’as pas…

— Là ! là !… comme tu es méchante, ce soir !…

— Tu m’humilies à plaisir, tu te moques de moi… L’autre jour, je t’ai attendu, au journal : tu m’as envoyé une dépêche… Ce soir, tu as téléphoné pour remettre notre rendez-vous… Tu ne m’écris plus jamais !… Ah ! je suis lasse de tout, lasse de toi, lasse de l’amour, lasse de la vie !…

— Eh bien, vraiment, tu es gentille, mon petit !… En voilà, un accueil !… Moi qui ai bousculé maman, bâclé trois lettres et congédié très impoliment un ami, pour me rendre libre !… Non, tu es extraordinaire !… Je te donne de ma vie tout ce que je peux te donner. Est-ce ma faute si cette part est restreinte ? Que diable ! il n’y a pas que l’amour dans l’existence ! Il faut se faire une raison ! Tu as ton ménage, ton journal ; moi, j’ai mes affaires, ma famille, mes relations…

— Mais tu es libre, toi ! Et moi, je suis tenue, serrée par mille liens… Et cependant je trouve le moyen de te voir, de t’écrire… Ah ! non, laisse-moi. je ne veux pas que tu m’embrasses, je veux que tu me répondes !

— Quoi ? Que puis-je te dire ? Tu souffres ?… Me crois-tu donc très heureux ? C’est la fatalité de notre situation. Nous avons fait une folie… Oh ! je ne la regrette pas ! Mais c’était une folie tout de même… J’aurais dû être plus fort, plus maître de moi !… J’aurais dû m’éloigner… Que de malheurs évités !… Tu vois ; je ne suis pas injuste, puisque j’avoue mes torts.

— Mais tu n’es pas heureux ! dit-elle dans un sanglot. C’est cela, Maurice, qui est épouvantable !… Après tout ce que j’ai supporté, — et sans me plaindre ! — pour l’amour de toi, je t’entends dire que tu n’es pas heureux !… Malgré tout, je ne regrette pas de t’avoir aimé… Je regrette seulement que tu ne m’aies pas aimée davantage…

— Je t’ai beaucoup aimée, Josanne…

— Ah ! pas assez, puisque tu as des regrets !… Mais, dis-moi, franchement, qu’ai-je fait ? En quoi t’ai-je déplu ?… Me reproches-tu quelque chose !… Je t’ai fidèlement aimé, mon chéri ; je n’ai pas encombré ta vie ; je ne t’ai rien demandé, que ta tendresse… Tu n’as su de mes chagrins et de mes souffrances que ce que je ne pouvais pas, absolument pas, te cacher… L’enfant même… oh ! laisse-moi te parler de lui !… je croyais qu’il serait un lien entre nous, un lien si fort !…

— Mais je ne te reproche rien, ma pauvre Josanne !… Tu as été parfaite… Cependant… Tu parles de l’enfant !… N’aurait-il pas mieux valu, pour toi, que ce petit ne vînt pas au monde ?… Et, pour moi, quelle responsabilité !

— Tu ne l’as jamais aimé, cet enfant ! dit-elle en se dégageant. Tu n’as pas voulu le connaître…

— Josanne !… Pouvais-je m’introduire chez toi ?… Ton mari ne veut recevoir personne… Et toi-même, aurais-tu été bien contente de me voir dans ce rôle : l’ami de la maison ?… Tu es trop délicate…

— Je ne sais pas… L’amour n’a pas tant de scrupules ! dit Josanne en rougissant. Oui, parfois j’ai souhaité…

— Pourtant, tu ne détestes pas ton mari !…

— Non, je ne le déteste pas. J’ai une grande affection pour lui… Je lui suis dévouée… Mais toi, toi, je t’aime…

— Comment peux-tu accorder tout ça ? dit Maurice. Tu es sincère, évidemment… Et si j’étais jaloux…

— Ah ! tu ne l’es pas, c’est une justice à te rendre !…

— Ne sois pas ironique… Je ne peux pas être jaloux de Valentin, voyons !… C’est un malade, un malheureux… Tu m’as expliqué cent fois la nature de tes sentiments…

— Ne me parle pas de mon mari ! dit Josanne avec une sourde colère. Cela m’afflige, m’irrite et m’humilie…

— Alors, parle-moi de toi, de nous… Ne me fais pas ces yeux méchants !… Ma petite Jo…

Il l’attirait.

— Ne tourne pas la tête… Viens là !… Plus près !… Tu vois, je suis le plus fort, je te tiens !… Ah ! comme j’aime ton baiser !…

Il cédait au charme sensuel… L’ombre, le contact de la femme, la querelle même et la nervosité de Josanne avivaient son désir. Il devenait presque tendre.

— Écoute, mon mignon, je ne suis pas si féroce que tu crois !… Je sens si bien que tu m’aimes !… Et quand tu es là, mes scrupules et ma mauvaise humeur, tout s’envole. Oh ! je tiens à toi, beaucoup beaucoup…

Elle lui rendait ses baisers, enivrée, triste et honteuse.

— Tu sais, disait-il tout bas, lèvres sur lèvres, je chercherai pour nous une autre petite chambre.

— Ce ne sera plus notre chambre. Pourquoi n’as-tu pas renouvelé la location ? Quel regret pour moi !

— Je voyageais. J’ai oublié la date.

— Cela m’a fait tant de peine ! J’ai cru…

Elle n’osa pas dire : « J’ai cru que tu voulais espacer nos rencontres, me préparer à la rupture. »

— L’hôtel ?… oh ! cela me fait honte !… je n’aime pas ça.

— Mais pour une fois encore, avant que je trouve un nouveau logis… après-demain, voudras-tu ?…

Elle ne répondit pas, mais elle mit des baisers sur les yeux, sur les joues, sur les lèvres de Maurice.

— Tu viendras ?

— Oui.

Sa joie n’était pas franche ; elle gardait une sorte d’appréhension.

— Maurice…

— Chérie ?…

— Rien.

Elle avait une question sur les lèvres : « Que veux-tu de moi ? l’amour ou le plaisir ? Ce n’est pas la même chose… J’ai besoin de baisers et de caresses, parce que je suis jeune et ardente, comme toi. Mais je ne les goûte que dans l’amour, et il ne me suffit pas d’être désirée… Je veux être aimée, aimée uniquement… Si tu me reprenais ton cœur, je ne pourrais plus t’appartenir… J’aurais horreur de ton étreinte… »

Cette fois encore, elle n’osa point parler. Après quatre ans d’intimité physique, elle conservait ces gênes secrètes, ces pudeurs d’âme qui s’évanouissent seulement dans l’amour heureux. Elle se surveillait ; Maurice se défendait : la volupté seule leur donnait l’illusion, trop brève, de l’harmonie sentimentale. Ils étaient amant et maîtresse : ils n’avaient pas su être amis.

Soudain, prenant le bouquet de violettes à sa ceinture, elle le pressa contre sa bouche, puis contre la bouche de Maurice :

— Prends… Tu garderas ces fleurs dans ta poche, ce soir, et tu les toucheras de temps en temps, et tu sentiras mon baiser au bout de tes doigts.

— Oui, ma jolie… Quelles gentilles pensées tu as toujours !

Elle souriait doucement.

— Tu dînes chez Lamberthier ?

— Oui. Nous causerons d’une grosse, grosse affaire, très compliquée, très ennuyeuse, qui m’obligera peut-être à quitter Paris… oh ! pas pour longtemps.

— Explique-moi.

— Tu n’y comprendrais rien.

— Mais si !

— Mais non ; il s’agit d’un pont qu’une compagnie de chemins de fer veut établir sur la Dordogne. C’est Lamberthier qui construit le pont. Les travaux sont commencés. Mais il y a des complications…

— Alors ?…

— Alors, Lamberthier va m’envoyer sur les lieux pour examiner les travaux…

— Tu resteras là-bas ?…

— Trois semaines…

— Tu t’ennuieras ?

— Le moins possible ! J’irai à Bordeaux. Lamberthier a une cousine mariée, à Bordeaux ; une femme très chic, très riche, qui reçoit beaucoup. Elle m’a invité, déjà.

— Elle est jeune, cette dame ?

— Ni jeune, ni vieille : elle a une fille de vingt ans !

— Jolie, la fille ?

— Qu’est-ce que ça te fait ?

— Bien sur, ça m’est égal… Je disais ça en l’air, pour parler…

Du bout des doigts, Maurice essuya la buée qui voilait les glaces.

— Nous sommes sur le pont de la Concorde…

— Ah ! mon Dieu !… Je descends !…

— Non, reste ! Je prendrai le Métro…

Ils s’embrassèrent.

— Qu’as-tu là ?… Un livre ?…

— Oui, je l’ai acheté tout à l’heure : la Travailleuse, par Noël Delysle. Tu ne connais pas ?

— Le bouquin ? Non.

— L’auteur ?

— Vaguement… Il fait de la sociologie, ou de la politique, ou peut-être les deux… Enfin il travaille dans les choses assommantes…

— Il est vieux ?

— Qu’est-ce que ça te fait ?… Veux-tu que je demande des renseignements ?… Est-ce pour un mariage !…

— Tu es bête !… Bonsoir, mon chéri !

— Bonsoir… Je t’enverrai un « bleu », demain, pour fixer…

— C’est entendu.

Il descendit et paya le cocher :

— Ramenez madame, 3, rue Amyot.

Le fiacre tourna, repartit. Josanne sentit quelque chose sous son pied… C’était le bouquet de violettes, que Maurice avait oublié en s’en allant.


IV


Le fiacre laissa Josanne au coin de la rue Lhomond et de la rue Amyot.

Elle monta, d’une haleine, les cinq étages de la maison et s’arrêta sur le palier, étouffant de fatigue et d’angoisse, l’oreille tendue aux moindres bruits. Derrière la porte à un seul battant, une voix furieuse éclata :

— Fichez-moi la paix, vieille folle !

— Mon Dieu ! soupira Josanne, Pierre se dispute avec Maria… Il n’a pas dîné !… Quelle scène, tout à l’heure !…

Tremblante, elle mit la clé dans la serrure, ouvrit doucement.

— Voilà madame, dit une autre voix, vous vous arrangerez avec elle… Moi, j’sais rien. J’ai rien vu…

La femme de ménage parut dans l’étroit vestibule, que le gaz, baissé par économie, éclairait mal. Son corps massif barrait l’entrée de la cuisine ; elle secouait sa tête indignée au chignon noir et gris.

— Qu’y a-t-il, Maria ? fit Josanne.

— C’est m’sieur qui réclame après son éther… Il crie depuis une heure… Il a pas voulu manger c’te potage américain… c’te résidu de bouillon qui coûte si cher !… Et puis il a dit que l’œuf était pas frais… Un œuf que j’vas chercher à la vacherie de la rue de la Clef, où que je le prends, pour dire, sous la poule !… Après ça, il m’a demandé son éther, vu qu’il avait des crampes d’estomac… J’ai point trouvé la clé de la boîte à pharmacie… Alors il m’a agonisée de sottises… Il dit que j’ai caché la clé, exprès… Comme si j’étais une personne à faire des malices à mes patrons !…

— Mais le petit, Maria, a-t-il dîné ?

— L’gosse est au lit… Il dort… Faut que j’m’en aille… Quoi qu’il dirait, mon borgeois ?

Maria Touret, dite la Tourette, dénoua les cordons de son tablier bleu.

— La soupe de madame est au chaud, et le ragoût-z-aussi… J’ai porté le linge à couler… Bonsoir, madame.

— Bonsoir, Maria…

La femme de ménage regarda Josanne avec pitié. Elle n’avait pas servi chez des princes… Elle était native de la rue Mouffetard et elle manquait de manières. Mais c’était une brave créature, attachée aux Valentin, et qui admirait madame, tout en plaignant monsieur.

Josanne, débarrassée de son chapeau et de sa jaquette, passa dans la salle à manger, vide, éclairée par la suspension, puis dans la chambre mi-obscure, où l’on entendait le petit souffle de l’enfant.

— Ah ! te voilà ! dit Pierre.

Couché sur le lit, il ne bougeait pas. Elle balbutiait :

— Je suis très en retard… Pardonne-moi… J’ai… On m’a retenue… Alors, j’ai pensé que Maria…

— J’ai failli la flanquer à la porte, Maria !… Sale, bavarde et paresseuse !… Tu l’as bien choisie !… Mais tu ne m’écoutes jamais… Je n’ai aucune autorité chez moi… Ma femme me donnera toujours tort, même contre la servante !… Évidemment, je ne suis bon à rien, donc je n’ai rien à dire…

— Oh ! Pierre ! tu sais bien…

— J’embête tout le monde… Je suis une charge pour toi…

— Pierre, tu n’as pas le droit de parler ainsi !… Tu es malade : je te soigne le mieux que je peux, et pas seulement par devoir… par affection… Ai-je l’air de te reprocher…

— Non, tu n’as pas l’air, mais au fond… Quoi ? tu vas pleurer… Voilà les femmes !… Tu ferais mieux de chercher la clé que Maria a perdue…

— Quelle clé ?

— La clé de la boîte à pharmacie…

— Mais…

— Quoi, mais ! Ah ! je comprends… Tu l’as cachée… Tu ne veux pas que je prenne mon éther, qui me soulage… qui m’endort… Dis la vérité : tu l’as cachée, cette clé…

— Oui, je l’ai cachée. Le médecin m’a dit…

— Je me f… du médecin. La clé !

— Je t’en supplie, mon Pierre… sois raisonnable !… Voudrais-je te faire du mal !… Recouche-toi !… calme-toi…

— Vas-tu me donner la clé, sacré tonnerre !

La lumière de la suspension, par la porte entr’ouverte, éclairait un peu la chambre, le chevet du lit sans rideaux, la forme maigre, aux grands bras, de l’homme irrité…

— Chut ! tu vas réveiller l’enfant ! dit Josanne, effrayée.

Elle ouvrit l’armoire, prit une clé derrière une pile de linge.

— Voilà… Fais ce que tu veux… Je ne serai pas responsable…

— Oui, s’il m’arrive malheur, tu t’en laves les mains !… Grand merci !…

Elle ne protesta pas. Depuis longtemps, elle subissait des scènes pareilles, qui se terminaient toujours de la même façon ! Après des cris, des violences, des menaces de « se f… par la fenêtre », Pierre s’apaisait, s’attendrissait, implorait le pardon de sa femme… Il criait qu’il lui devait tout, qu’elle était un ange, et lui une brute, qu’il l’adorait, qu’il ne pouvait se passer d’elle, mais qu’il ne lui serait pas à charge longtemps… il rappelait leurs fiançailles, le début de leur mariage… Quelquefois l’émotion de ces souvenirs gagnait la jeune femme… Et elle laissait dans chacune de ces crises un peu de cette énergie qui lui était si nécessaire… Pierre l’affolait, la détraquait…

Il avait eu, toujours, un caractère instable, inquiet, avec la crainte de maux imaginaires et la terreur de la mort… Sans cesse il modifiait son régime, refusant le lait, suspectant la qualité des aliments… Le boucher, l’épicier et la crémière étaient des malfaiteurs publics !… Le pharmacien méritait le bagne !… Le médecin n’était qu’un âne… Quant à la Tourette, complice des fournisseurs déshonnêtes, elle priait le bon Dieu pour que monsieur crevât !…

Tous les matins, Valentin se regardait dans la glace :

— Ah ! je suis frais ! disait-il parfois. Et cet imbécile de docteur qui me soigne pour une gastro-entérite !… Il ne voit donc pas que je suis jaune !… Regarde, Josanne, n’est-ce pas que je suis jaune ?… Non ?… J’étais sûr que tu dirais non… J’ai le teint jaune paille, oui, parfaitement !… Et cela signifie que j’ai un cancer…

Un autre jour, il avait une embolie, ou une néphrite, ou une maladie de la moelle… Il se voyait paralytique, dans un fauteuil roulant… Perpétuellement occupé de ses maux, il se plaignait de n’être pas assez plaint. L’inaction forcée, dans la gêne croissante, lui était doublement douloureuse. Il supportait mal que sa femme travaillât, que sa vieille tante de Chartres, mademoiselle Miracle, se dépouillât pour les aider… Et, en même temps, il exigeait des médicaments rares et coûteux, une nourriture délicate, des soins assidus, et, menaçant Josanne de se tuer pour la délivrer de sa présence, il obtenait d’elle tout ce qu’il voulait, le possible et l’impossible…

Elle était sans force contre ce chantage sentimental qui s’exerçait jusque dans les crises de passion physique, lorsque Pierre, après une longue indifférence, s’avisait d’être amoureux et jaloux… Dans les bras de cet homme qu’elle avait aimé d’amour, qu’elle aimait encore d’une tendresse quasi maternelle, Josanne éprouvait une répulsion invincible, une révolte de tous ses sens. Son corps, frais et pur, exécrait le corps malade… Mais, pitoyable au chagrin de Pierre, elle ne savait pas, elle ne pouvait pas se refuser !… Après les affreuses nuits, son désir s’en allait, irrésistible, vers Maurice, et elle se croyait, non pas avilie, mais lavée, par des caresses saines et franches, par une volupté qui, pour les deux amants, était de l’amour…

Pourtant elle revenait à son mari ; elle tenait à lui comme à une partie d’elle-même, — un être en qui sa propre vie se prolongeait par la longue habitude commune. — Souffrant et malheureux, il n’avait qu’elle : elle ne l’abandonnerait jamais…


Étendu sur le lit, Pierre gardait le flacon débouché sous ses narines. L’odeur de l’éther se répandait, écœurant Josanne… Elle murmura :

— Assez, Pierre !… Tu seras plus mal, après…

Il se plaignit d’une douleur qui le pinçait à la nuque, d’un frémissement dans la colonne vertébrale…

— Mes pieds et mes mains sont glacés… Touche !… Oh ! oui, frictionne-moi, comme ça… Encore !… Mon sang ne circule pas… J’ai les muscles de la figure figés…

Elle frottait, massait fortement les mains de son mari. Il gémissait, par intervalles :

— Là… là… Tu ne sais pas bien… Donne-moi la boule d’eau chaude…

Elle courut à la cuisine, alluma le gaz, fit chauffer l’eau… Pierre se calmait peu à peu. Il s’informa du journal, de madame Foucart, la directrice, de mademoiselle Bon, de la petite soiriste Flory, une farceuse !… Il s’aperçut tout à coup que sa femme défaillait de lassitude et de faim.

— Mais tu n’as pas mangé, ma pauvre amie !… Va dîner, vite ! Maria t’a gardé ta part.

Josanne mangea, en cinq minutes, un reste de soupe et de ragoût, un fruit, une cuillerée de confiture. Puis elle mit un tablier sur sa robe noire, enleva le couvert, balaya les miettes tombées autour de la table… Elle accomplissait ces humbles besognes comme des devoirs ennuyeux, mais nécessaires, et qui ne l’abaissaient pas… La pauvreté, qu’elle avait connue, aimable et gaie, chez ses parents, qu’elle retrouvait, morne et terrible, dans son ménage, n’avait pas détendu les ressorts de son caractère… Josanne lui devait un accroissement d’orgueil et de volonté, la conscience de son énergie, toujours plus de patience et toujours plus de courage…

Quand la salle à manger fut en ordre, elle éteignit la lampe de la suspension, alluma une autre petite lampe, et rentra dans la chambre, où Pierre l’appelait.

— Josanne, viens-tu ?… Il est neuf heures et demie…

— Je le sais…

— Tu te couches ?

— Non : je dois travailler ce soir… J’ai la « Petite Correspondance » à finir, et la « Chronique de la Mode ».

— Laisse donc ça… Tu te lèveras demain de bonne heure.

— Non ! non !… J’ai autre chose à faire demain matin. Je ne veux pas mettre le journal en retard… il y a du grabuge, là-bas !… Foucart et sa femme sont inquiets… Ils redoutent la concurrence, les nouveaux magazines : FeminaLa Vie heureuse… Foucart a dit : « Nous les enfoncerons… Oui, nous ferons un trust… » Mais des collaborateurs sont partis, des abonnés se sont désabonnés… Si tu voyais la rage de Foucart !… Quelle boîte !… Dire qu’on est bien content de trouver ça !…

Elle ôta sa jupe et sa blouse, dégrafa son corset.

— Où est mon peignoir ?… Tiens, sur le pied du lit, depuis ce matin !… Vraiment, la Tourette n’a pas d’ordre…

— Bah ! dit Pierre, c’est une brave femme, après tout !…

Soulevé sur le coude, il regardait Josanne. La lumière, tamisée par un abat-jour de papier rose, l’enveloppait toute d’un chaud reflet… Droite, un peu cambrée, elle rattachait en arrière l’agrafe du jupon noir qui collait à ses hanches et s’évasait autour de ses chevilles. Et préoccupée de son travail, du journal, de l’humeur des Foucart, elle ne s’apercevait pas que son geste faisait saillir sa gorge ferme sous la mince chemise, et que l’épaulette de ruban mauve glissait…

Elle s’animait en parlant ; les yeux bleu d’ardoise se veloutaient de l’ombre des cils ; les dents parfaites brillaient… Elle leva ses bras nus pour assurer une épingle dans son chignon, puis elle se pencha pour atteindre son peignoir de molleton rouge. Pierre lui saisit le poignet, au vol :

— Écoute, Josanne…

— Quoi !… Tu n’es pas bien ?…

— Mais si, très bien… Écoute !

Il s’assit au bord du lit. L’étincelle du désir passa dans ses yeux gris… Sa face creuse, sabrée de rides verticales, s’illumina d’un sourire. Ses cheveux lisses collaient à ses tempes… Sa moustache avait une odeur d’éther.

— Laisse-moi, Pierre ! murmurait Josanne, d’une voix qui suppliait et qui avait peur. Le médecin…

— Ne pense donc pas au médecin ! Je vais mieux. Et tu es si jolie, comme ça, avec tes grands yeux, tes bras blancs…

Il l’étreignait, roulant sa tête sur la douce poitrine nue, et le parfum de la femme l’affolait.

Mais Josanne, ce soir-là, ne dominait pas sa répugnance. Elle se raidissait… Pierre la repoussa :

— Je te dégoûte donc !… Parce que je suis malade ?… parce que je suis laid ?… Tu ne me pardonnes pas ça, d’être malade et laid !… Tu as raison. L’amour, ça ne me va plus ! Je suis grotesque… Oh ! rassure-toi ! Je ne te violerai point…

Il pleura de rage.

— La seule joie qui me reste, tu me la refuses !… Va ! je n’invoquerai pas mes droits de mari… Je te voulais comme autrefois, quand tu m’aimais… Ah ! tu seras bientôt libre ! Je ne t’importunerai plus… Je mourrai. J’irai pourrir dans un coin et tu prendras un autre mari… ou un amant… un jeune, qui ne te dégoûtera pas…

Elle cria, désespérée :

— Tais-toi ! tais-toi !… C’est abominable de me parler ainsi… Je ne veux pas que tu meures… Je ne veux pas…

— Josanne !

Il la couvrit de caresses violentes, qu’elle subissait en gémissant, les yeux fermés, les lèvres serrées…

Longtemps elle demeura muette, la nausée aux lèvres, près de cet homme qui s’endormait… Puis elle mit son peignoir, emporta la lampe dans le salon. La table était chargée de livres, de journaux et de lettres : — des lettres d’abonnées qui demandaient des conseils pour rajeunir leurs toilettes et leurs figures.

Josanne, assise à sa table, écrivit :

LES MODES DE PRINTEMPS

« Les draps bourrus, les gros lainages mouchetés qui composèrent nos costumes d’hiver sont remplacés par la serge fine. L’alpaga uni ou « fantaisie » va triompher… »

Le porte-plume glissa de ses doigts. Ses larmes chaudes tombèrent sur la page blanche. Sa poitrine sembla se rompre dans un sanglot :

Quelle vie, mon Dieu ! quelle vie !…


V


Il n’était pas quatre heures de l’après-midi. Monsieur Isidore Foucart et madame Madeleine Foucart, fondateurs-directeurs du Monde féminin, madame Lagny, secrétaire de la rédaction, les reporters et les reporteresses, les dessinateurs et les photographes, les courtiers de publicité, les fournisseurs, tous ces gens d’inégale importance qui, de cinq heures à sept heures, dans l’éclat des lampes électriques, le crépitement du téléphone, le brouhaha des conversations, entraient, sortaient, parlaient, écrivaient, et composaient le « plus grand magazine du monde ». — et les quatre ou cinq revues secondaires qui le complétaient. — tous étaient encore à leurs plaisirs ou à leurs affaires.

Dans le vaste appartement de la rue Saint-Honoré, il n’y avait guère que le caissier, les employés d’administration, peut-être mademoiselle Bon. — qui dirigeait la petite revue l’Assistance féminine, — et Josanne Valentin.

La secrétaire de la rédaction était une personne très distinguée, très mondaine, amie particulière des Foucart. Depuis quelques mois, elle soignait une élégante neurasthénie, et Josanne la remplaçait, — car Josanne, n’ayant pas d’attributions bien définies, était l’employée à tout faire qui passe de l’administration à la rédaction, de la rédaction au service des primes, du service des primes à la correspondance… Et, comme elle avait l’esprit souple, elle réussissait à peu près partout.

Le petit bureau qu’elle occupait gardait quelques traces du passage de mademoiselle Flory, qui l’avait occupé naguère, avant de se consacrer à la « Soirée parisienne », aux comptes rendus des grandes réunions sportives, et au bonheur d’un M. Dupont. Une grosse toile bleu de lin, à frise blanche, couvrait les murs ; il y avait une bibliothèque et une table laquées de gris un vaste cartonnier tendu de cretonne comme ceux où l’on met les gants et les voilettes. Des photographies, des affiches étaient fixées à la tenture par des punaises ; des articles découpés, barrés de crayonnages bleus, débordaient la table, jonchaient le tapis. Entre l’encrier et le pot à colle, une branche de mimosa, élancée hors d’un cristal glauque, égrenait ses boules légères, toutes duveteuses de pollen doré.

Le soleil de mars, tiède et pâlot, touchait obliquement le store de toile écrue. On entendait le roulement des voitures, le tac tac d’une machine à écrire, derrière le mur. Dans l’antichambre, les grooms causaient à haute voix, et riaient, sans vergogne.

Josanne travaillait. Sa blouse de soie groseille, son col empesé, pâlissaient son joli visage… Joli ?… Qui sait ?… Un visage de moderne Parisienne, au petit nez frémissant, aux grands yeux, au front bombé sous la volute basse des cheveux sombres, — une figure comme Helleu les dessine, d’un crayon si vif et si libre, en trois tons de blanc, rouge et noir… On ne voyait pas les traits de Josanne : on voyait le sourire à fleur de lèvres, et le battement des cils, et la fossette du menton et l’enroulement soyeux du haut chignon romantique…

Elle posa sa plume, bâilla, regarda l’heure… La besogne banale l’ennuyait. Elle pensa à son mari qui, depuis quelques jours, était plus malade, à la note du pharmacien, au menaçant terme d’avril… Elle pensa que Maurice, à Bordeaux, l’oubliait. Deux lettres, en quinze jours !… Et la tristesse de vivre l’accabla.

Elle regarda le calendrier accroché dans un coin : « 21 mars »… Le printemps commençait… Elle se sentit plus triste encore. Elle n’aimait plus le printemps.

Comme elle se penchait pour ramasser une lettre, la soie trop mûre de sa blouse craqua. Elle se redressa, consternée, chercha l’accroc. C’était la couture de la manche qui avait cédé. Il faudrait donc acheter une autre blouse ? Celle-ci avait fait son temps… Josanne songea d’abord à réparer l’accident. Elle ferma la porte au verrou, prit du fil et une aiguille dans le tiroir de sa table, et, la blouse enlevée, elle examina la malencontreuse déchirure… Oui, cela pouvait s’arranger… Acheter une autre blouse avant la fin du mois, c’eût été une folie. Pourtant Josanne avait des larmes dans les yeux. Elle avait beau être raisonnable, elle était femme, elle était coquette, et ça l’ennuyait d’être moins bien habillée que les camarades… Sa pauvre blouse groseille !… Quelle différence avec les délicieux corsages de Flory !… Josanne soupira ; puis elle pensa aux chroniques qu’elle rédigeait, à la tête que feraient ses lectrices si elles pouvaient l’apercevoir, raccommodant sa blouse dans les somptueux bureaux du Monde féminin, et elle se mit à rire, toute seule, consolée par la drôlerie de la situation.

Rhabillée, elle revint à son travail. Elle rédigeait les quelques lignes de légende qui devaient accompagner les illustrations d’un article… L’heure passa. Bientôt les pas, les voix, la rumeur coutumière emplirent l’antichambre et les bureaux voisins. Toutes les cinq minutes, quelqu’un frappait. Les rédactrices, les dessinateurs, ne trouvant personne, relançaient madame Valentin :

— Eh bien, madame ?… J’attends mes épreuves.

— Ma nouvelle ?… Quand passera-t-elle donc ?

— Monsieur Foucart a-t-il vu mon dessin ?

Josanne répondait brièvement :

— Vous êtes « en pages ».

Ou bien :

— Je ne sais pas… Le numéro d’après-demain est sur le marbre… Votre nouvelle passera dans le prochain.

— Mais, madame !…

— Adressez-vous à monsieur Foucart. Il est arrivé. Je l’entends.

La voix nasale de M. Foucart résonnait à travers les cloisons, portant la terreur dans l’âme des rédactrices, des employés et des grooms. M. Foucart exécutait une malheureuse :

— Le dessin de modes et l’art, ça n’a pas le moindre rapport, mademoiselle… Il faut qu’on voie tout, tout, absolument tout, les petits plis de la jupe et les fleurs de la broderie… Et pas d’ombres, ou presque pas !… Allongez-moi la bonne femme, les jambes, la taille, hardiment !… La tête petite, le ventre plus rentré… Quoi ? quoi ?… Le document photographique ?… Eh bien, c’est un document, pas autre chose ! Ne copiez pas, inspirez-vous ?… Allongez, allongez la bonne femme… Savez-vous qu’Héderger, le grand photographe, fait poser ses modèles debout sur un petit banc ? La robe traînante cache les pieds du banc… Hein ? quoi ? vous dites que ça n’est pas « nature » ?… Et après ?… Le dessin de modes et la nature, mademoiselle, ça n’a pas le moindre rapport…

Le trille exaspérant du téléphone retentissait :

— Mademoiselle Flory !

— Monsieur Bersier !…

— Madame Valentin !…

Josanne accourait. Le récepteur passait de main en main…

— Allô !… allô !…

Une dame, engoncée dans ses zibelines, arrêtait Josanne, la forçait à quitter l’appareil.

— Madame, j’attends depuis une heure… Je veux voir madame Foucart…

— Mais, madame, adressez-vous…

— Je viens pour une réclamation… Je n’ai pas reçu la prime…

— Madame, ce n’est pas moi qui…

— Je veux qu’on me rembourse mon abonnement… Je m’abonnerai à la Vie heureuse qui vient de paraître, ou à Femina

— Madame, je vous conseille d’écrire à monsieur Foucart…

Preste, Josanne esquivait la dame, qui se précipitait sur le petit Bersier, un tout jeune rédacteur frais comme la rose et rasé à l’anglaise. D’un air très grave, il écoutait les doléances de la plaignante, qui réclamait un éventail de sept francs soixante-quinze, offert en prime aux abonnées d’un an.

Par le téléphone, un photographe déclarait :

— C’est vous, madame Valentin ?… Je suis allé chez mademoiselle Brémond. Elle m’a prêté la photographie… où elle est représentée, à l’âge de dix mois, sur les genoux de sa mère… C’est pour votre série des « Grandes actrices en bas âge »…

— Eh bien, faites un cliché tout de suite. Vous savez que nous donnons, en même temps, dans le prochain numéro, un article spécial sur les débuts et la carrière de mademoiselle Brémond… Vous l’avez photographiée chez elle, dehors, au théâtre, en automobile ?…

— Je n’ai pas pu…

— Comment ?

— Cette photographie qu’elle m’a remise est indécente… Mademoiselle Brémond, sur les genoux de sa mère, est toute nue, et… l’on voit…

— Quoi ?

— Tout !

— À dix mois, ça n’a pas d’importance…

— Je vous assure qu’on la reconnaît…

— On reconnaît quoi ?

— Tout !… Et elle me proposait une autre photographie « récente », en travesti, dans la même pose, pour la « comparaison » ! Et elle se tordait…

— Brémond a des plaisanteries bien délicates !

— Je lui ai dit que le Monde féminin pénètre dans les familles et qu’il doit ménager la pudeur de ses abonnées…

— Alors !

— Elle m’a dit : « Vous m’embêtez ! Vous n’aurez pas ma fiole… »

— Et Bersier qui fait un article où il vante l’excellente éducation de la spirituelle divette !…

— J’ai insisté… Elle a crié : « Rien ! rien ! vous n’aurez rien !… Fichez le camp ! »

— Et vous avez…

— Pas tout de suite !… J’ai taché de lui faire comprendre… Je lui ai dit… Allô !… Allô !…

— Allô !… Eh bien ?…

— Elle m’a répondu…

Le mot se perdait dans un grésillement de friture. Josanne riait…

— Je vais consulter madame Foucart…

Elle tendait le récepteur à Bersier…

— Où est la dame à la prime ?

— Le crampon ?… Je l’ai dirigée sur notre éminent secrétaire d’administration… Qu’est-ce que vous racontiez dans le téléphone ?… Vous riez… Ça vous va bien ! Pourquoi ne riez-vous pas toujours ?

— Parce que la vie n’est pas gaie…

— Quand vous riez, vous êtes jolie… Allô ! allô !… Oui, c’est moi, Bersier…

Josanne frappait à la porte de Madeleine Foucart.

— Quoi ?… Que voulez-vous ? C’est exaspérant…

— Madame…

La directrice, assise dans un fauteuil anglais, derrière un bureau anglais, leva sa tête aux cheveux d’un roux foncé, aux yeux durs, aux lèvres molles. C’était une femme de quarante-cinq ans, un peu trop grasse, désirable encore et qui « se défendait ».

Sortie on ne savait d’où, enrichie on savait comment, elle avait fait de tout : des livres, de la peinture, une exploration au Spitzberg, du reportage à l’américaine. Elle avait dirigé un théâtre, fondé des œuvres charitables, ouvert des souscriptions pour des sinistrés — et, vers la quarantaine, elle s’était jetée dans le féminisme comme d’autres se jettent dans la dévotion.

Mariée avec Isidore Foucart, elle avait créé un journal de modes, la Parisienne, puis une petite revue, l’Assistance féminine, et deux ans plus tard, le Monde féminin, « le plus grand magazine de l’Univers ». Habilement, elle avait spéculé sur la curiosité des snobs et la vanité des gens célèbres. Les rédacteurs vantaient les bébés et les toutous, la charité élégante et les prouesses sportives, les vertus domestiques des reines, la modestie des poétesses, les mariages des comédiens. Dans le Monde féminin, toutes les femmes étaient jolies ; presque toutes étaient vertueuses ; tous les hommes étaient « talentueux » ; les plus rosses avaient des « âmes d’enfants ». Hommes et femmes, ils étaient tous riches ; ils exhibaient, dans des « intérieurs » suaves, des costumes du grand tailleur ou du grand couturier. Et leurs effigies, leurs biographies, tant de réclame et tant de gloire, allaient troubler le cœur des petites abonnées provinciales, Bovarys de Limoges ou de Quimper-Corentin.

Le succès était venu… Madeleine Foucart, qui recevait à dîner des hommes politiques, espérait le ruban rouge… Un peu avant le 1er janvier, un peu avant le 14 juillet, des journalistes annonçaient, bruyamment, la promotion certaine de la « plus jolie femme de Paris » dans l’ordre national de la Légion d’honneur. Mais les ministres, au dernier moment, étaient lâches…

« La plus jolie femme de Paris », qui était aussi l’ « ange de la charité » et la « grande féministe », posa son porte-plume d’écaille et d’or. Et, durement :

— J’ai défendu qu’on me dérange… Allons, parlez, et faites vite !…

Elle n’aimait pas cette Josanne, pauvre, médiocrement habillée et très orgueilleuse. Elle n’aimait que madame Lagny, mademoiselle Flory, et quelques rédactrices intermittentes et flagorneuses. La grande féministe avait sa cour.

Josanne expliqua l’étrange fantaisie de mademoiselle Brémond.

La directrice prit le téléphone sur son bureau :

— Isidore, venez, je vous prie…

M. Isidore Foucart parut bientôt. Un bel homme aux yeux noirs, à la fine moustache rousse, l’air d’un Bel-Ami arrivé, enrichi, rangé… Il salua Josanne d’un signe de tête.

Il était familier avec elle, comme avec toutes les femmes, ayant gardé les manières de sa jeunesse, — de ce temps heureux où il était secrétaire des Bouffes ! — Mais sa familiarité n’était pas insolente. Il estimait Josanne, parce qu’elle était intelligente, courageuse, exacte et fière : — une employée modèle, et une « brave femme ». — Il se plaisait à raconter que cette « jolie petite » était sage, fidèle à son moribond de mari : « Hein ! disait-il, c’est épatant qu’il y ait encore des femmes comme ça !… » Et il se demandait toujours « si ça durerait… »

Souriant, la main dans la poche de son gilet, il considérait cette femme-phénomène, et il pensait : « Tiens ! elle a encore maigri… C’est dommage qu’elle s’esquinte pour ce chimiste qui ne veut pas mourir… »

Sa femme lui expliqua l’aventure du photographe et de mademoiselle Brémond. Calme, il répondit :

— Je verrai Brémond. Quant au photographe… Qui m’a fichu un pareil idiot !… Depuis le temps qu’il fait son métier, il devrait savoir manier les femmes.

— Tout de même, il y a un trou dans le numéro de dimanche… Et nous n’avons plus le temps de préparer les photographies de Madame Vernol chez elle

— Faites passer une nouvelle…

— Il faudrait des coupures…

Foucart tirait sa moustache cuivrée.

— Dites donc… vous… ma petite Valentin… vous avez de la bibliographie toute prête…

— Mais non, monsieur !… Les notices bibliographiques sont pour le 5 avril…

— Elles passeront le 25 mars, voilà tout.

— Mais… je n’ai pas fini…

— Bah ! vous ajouterez n’importe quoi. Vous démarquerez les « Prières d’insérer » des libraires…

Il avisa un livre sur la table de sa femme :

— Tenez, feuilletez ça… Écrivez quelques lignes un peu aimables pour l’auteur. C’est un de mes amis… Il sera enchanté…

La Travailleuse ! s’écria Josanne en prenant le livre. Mais je le connais, ce livre… Je l’ai lu… Je l’ai même acheté…

— Fichtre ! vous achetez des livres, vous !… Je le dirai à Delysle quand il reviendra d’Italie…

Il se tourna vers Madeleine :

— Vous vous rappelez Noël Delysle ? Je l’ai un peu connu à l’École de droit… Et nous avons dîné avec lui, je ne sais où… au Ministère des colonies, peut-être… Un grand, brun, froid comme un Anglais… Il revenait du Canada… Il a eu plusieurs missions…

Madame Foucart n’avait aucun souvenir de Noël Delysle…

— Alors, ma petite Valentin, nous comptons sur vous… Demain, à la première heure, votre copie à l’imprimerie… Et, cette fois, pour vous récompenser, je double les vingt-cinq francs des « notices »… Bonsoir.

— Bonsoir et merci, monsieur, dit Josanne en riant. Bonsoir, madame…

Elle s’en alla, joyeuse… Cette fabrication de notices bibliographiques n’avait rien de commun avec la critique littéraire ; mais, cette fois, Josanne avait des choses à dire qu’elle dirait fort bien ! Et M. Noël Delysle verrait qu’elle l’avait compris…

« Cinquante francs au lieu de vingt-cinq !… Quelle chance !… J’achèterai une autre blouse !… »


VI


C’est le dimanche matin. L’odeur vanillée du chocolat emplit l’étroit logement, et Josanne, tôt levée, en frottant les meubles, chante. Elle est gaie, ce matin-là…

À tous les étages de la maison, les portes battent, les fourneaux chauffent, les tapis pendent sur l’appui des fenêtres, les balais cognent les planchers. Et, tandis que l’homme et les mioches paressent au lit, — délivrés pour un jour du bureau, de l’atelier, de l’école, — la femme, qui n’a jamais de vacances, commence le branle-bas dominical.

— Pour sûr que madame a du mérite !…

La Tourette, dans un coin de la salle à manger, devant le poêle, prépare le bain du petit.

— Madame, qu’est savante, faire tout ça !… Et sans chigner !… Monsieur, quand on le connaît, on voit bien qu’il n’a pas de méchanceté… la crème des crèmes, la bête du bon Dieu, quoi ! Et s’il n’était pas malade…

— Il est bien malade, Maria !

— Oui… oui… Mais faut de la vertu, vrai, pour le supporter… Madame qu’est jolie…

— Oh ! jolie !…

— Y en a bien, à la place de madame, qui diraient : « Zut !… assez !… bonsoir !… » Après des ans et des ans que ça dure !… J’estime monsieur, qu’est savant, et puis honnête, un homme sérieux… Mais j’dis que madame a du mérite…

— Maria, je fais ce que font beaucoup de femmes…

— Mais les autres, elles se plaignent !… Oui… au lavoir, chez le boucher, chez la crémière… et chez la concierge, donc !… Y a ma voisine qu’est en ménage avec un imprimeur… des gens collés, quoi ! mais bien aimables… J’y dis, à la petite : « Ernestine, i’va mieux, ton homme ?… » Lui, le pauvre, est malade dans le foie… Des nuits entières, il n’fait qu’un cri… « M’en parle pas, d’mon homme ! qu’elle me répond, j’fais ce qu’i’faut ; j dis rien d’vant lui ; c’est mon devoir… » Mais le devoir, des fois, c’est embêtant… Dame ! elle est jeune ; elle n’est pas d’bois, et, vous comprenez, ce garçon, avec sa maladie… « Ernestine ! que j’dis pour rire, tu le plaqueras un de ces jours, ton typo… — Moi ! qu’elle répond, le plaquer ?… Un pauv’diable qu’a si tellement besoin de moi !… Pour qui q’tu me prends ?… J’m’embête, mais j’reste ! C’est mon honneur… »

Josanne voudrait bien savoir si Ernestine est fidèle au typo… Elle n’ose pas interroger la Tourette.

— V’là l’bain prêt. Madame va chercher Claude ? Moi, faut que j’porte le lait et le journal à monsieur…

Josanne entre doucement dans la chambre obscure. Elle écarte les rideaux du petit lit, soulève l’enfant qui s’éveille.

— Chut ! mon trésor !… Ne pleure pas ! Sois sage !… Papa se fâcherait !

La tête aux boucles châtaines tombe sur l’épaule maternelle. Le cou frais a l’odeur des plumes de colombe. Dans la salle à manger, le grand jour éblouit Claudin. Il s’agite. Il crie :

— Je veux mon chocolat, Toué !… Je veux mon chocolat…

« Toué », c’est la Tourette.

Dans l’eau tiède, devant le feu rougissant, le beau petit corps frémit d’aise. Josanne le regarde : un enfant nerveux, pas très gras, déjà musclé sous la peau brune, un faune puéril, une statuette de Pompéi… Le visage est rond, les yeux ardoisés, les cheveux châtain sombre. Claude ressemble à sa mère. Il a de Maurice des expressions, des attitudes, le sourire, le regard, une sorte de câlinerie gracieuse ; mais Josanne lui a donné l’intelligence vive, la voix claire, l’énergie et l’ardeur du sang. Elle l’admire. Elle se rappelle le dicton populaire sur la beauté des enfants de l’amour, et elle pense :

« Mon petit Claude… mon plus grand péché !… Je n’ai pas honte de toi. Je ne peux pas regretter que tu sois au monde… »

Dans son bain, le petit s’irrite. Il réclame son chocolat. Josanne l’enveloppe de serviettes chaudes, le frictionne, nu, au creux de ses genoux. Un orgueil joyeux gonfle sa poitrine, et, baisant la chair de sa chair, Josanne est mère comme elle fut amante, — sans remords, ingénument.

— Maria, faites déjeuner Claude et laissez reposer monsieur. Il a bien dormi. Je suis contente… Vous nettoierez les vitres et vous laverez le carrelage de la cuisine. Moi, je vais au marché.


Josanne est prête. Elle a mis une vieille jupe de cheviotte bleue, soigneusement nettoyée, un boléro pareil, une ceinture de cuir fauve. Une voilette de tulle brodé pare son grand « canotier » pelucheux. Et cette toilette, qui ne vaut pas soixante francs, n’est pas laide… Les ouvrières parisiennes portent des robes qui ressemblent à celle-ci, des chapeaux qui ressemblent à celui-là, — mais non point comme Josanne, avec cet air de distinction, cette allure de « dame » qu’elle garderait sous un sarrau de brunisseuse.

Elle tient, dans sa main gantée, le filet à provisions. Tous les matins, elle fait son marché, elle-même, pour économiser les vingt ou trente sous que la Tourette gâcherait. Car la Tourette, semblable à tant de ménagères du peuple, achète avec indolence et marque un goût répréhensible pour le « tout fait », la charcuterie, les légumes bouillis, — haricots, épinards, qu’on débite chez les crémières.


Dehors, pas un souffle : un ciel blanc, ouate, que le soleil chauffe à l’envers. L’air est tiède, trop tiède, et le printemps précoce fermente dans cette tiédeur. Par-dessus les murailles des jardinets, les branches se haussent, gonflées de sève, avec de petites feuilles roulées, pointues comme des ongles verts et des bourgeons cotonneux ou gluants, bruns et pourpres.

Ce n’est pas Josanne, c’est Pierre qui a choisi d’habiter ce sombre quartier d’écoles et de couvents : rue des Irlandais, rue Amyot, rue Lhomond, rue Tournefort, — rues grises, le jour, et, la nuit, toutes noires, avec des réverbères de province. — Là seulement, Pierre Valentin a trouvé le compagnon désiré de son ennui : le silence. Le silence tombe, glacé, de la coupole funéraire du Panthéon ; il habite les porches verdâtres des collèges, les impasses barrées de chaînes, les masures aux fenêtres grillées. Un fiacre qui passe est un événement. On rencontre, au crépuscule, de vieux messieurs qui ont des redingotes de savants, des figures de prêtres, et des chapeaux gibus sur leurs cheveux blancs trop longs. D’où sortent-ils ? Où vont-ils ?… Pierre voit partout des jésuites laïcisés, — mais Josanne est bien sûre que ces gens sont des personnages de Balzac qui reviennent. Le fantôme du père Goriot descend parfois la montagne Sainte-Geneviève pour rentrer à la pension Vauquer…

Josanne a fini par l’aimer, ce quartier triste… Car elle a cette grâce, ce bonheur d’être une imaginative, et de transfigurer la réalité. Son père, humoriste sentimental et poète, disait naguère : « Ma fille a un papillon bleu dans le cerveau… » La vie sérieuse, la vie tragique a fortifié la raison, tendu la volonté de Josanne, mais le papillon bleu de la fantaisie palpite encore sur ses rêves, sur ses chagrins, sur ses amours.

Voir tout en beau, c’est la sagesse. Josanne se fait des joies avec les plus humbles choses, — un ruban, un livre, une fleur. — Elle s’est fait, presque, du bonheur avec le médiocre amour de Maurice, dans les minutes où elle a pu oublier le passé, oublier l’avenir, vivre le présent. Et c’est le secret de sa résistante jeunesse. Josanne aura toujours quinze ans, par quelque aspect de son visage mobile, par quelque mouvement naïf de son cœur.

Elle s’en va, vive et légère, balançant son filet. La voici dans la rue du Pot-de-Fer ; la voici dans la rue Mouffetard… Elle s’amuse à retrouver, après le Paris de Balzac, le Paris d’Eugène Sue… La rue Mouffetard, sinistre et joyeuse, bruyante, odorante, grouillante, hideusement belle comme un vicolo de l’ancienne Naples… Josanne qui, d’abord, s’en effraya, l’observe maintenant avec une curiosité passionnée. Tout l’intéresse : les couloirs tortueux des bâtisses, peintes en ocre ou en lie de vin, le soleil qui tape de côté, les jeux de l’ombre ; la variété des boutiques, les industries du pavé, les types, les propos, les coins de vie populacière… Sans doute, elle préférerait le bois de Boulogne ou le Parc Monceau, pour sa promenade matinale… Mais quoi ! lorsqu’on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a… Les préjugés bourgeois, la fausse délicatesse n’embarrassent pas Josanne…

Elle achète son beurre chez la crémière au teint de lait, aux cheveux blonds comme le beurre, qui boite un peu — telle « Gervaise » de l’Assommoir. — Elle apprend que la marchande de « frites » est à l’hôpital, que la vieille au mouron « a tombé » dans la rue et que la fille du tripier se marie demain : on fera une noce épatante… Plus loin, devant l’église Saint-Médard, au seuil de la bicoque où demeura Jean Grave, elle cherche la marchande de pommes de terre, une rousse qui est toujours enceinte… La femme est là, près de son panier, tout efflanquée, les joues terreuses, un nourrisson très sale sur le bras… Accouchée depuis neuf jours, de son sixième !… Josanne, qui a le don d’attirer les confidences, doit entendre le récit des couches, que suit l’annonce du mariage de la rousse avec « c’te gouape de Martin »…

— Compliments !

— Y a pas de quoi, allez, ma chère femme !… C’est pas pour le mariage, c’est pour avoir la layette et les cent sous par mois des dames charitables du Cintième… et les galoches des bonnes sœurs pour mon aîné… Et puis, comme il est protestant, Martin, on aura aussi quèque chose des protestants… Faut-vivre !

« Cela ne suffit pas, pour recevoir une layette, cent sous par mois et des galoches, cela ne suffit pas d’avoir mis au monde six enfants !… Il faut le mariage !… Et cette pauvre imbécile qui va donner des droits légaux sur elle à cette « gouape » de Martin !… Comme les femmes sont bêtes, ou abêties ! Âmes de servantes !… Âmes d’esclaves !… »

Josanne pense à mademoiselle Bon, l’ardente féministe :

« Je lui raconterai cette histoire… Et, dans l’Assistance féminine, elle dira leur fait aux « dames charitables du Cintième »… Quelle rage de fourrer la morale partout… jusque dans la charité !… À qui profitera-t-elle, la morale, dans le cas présent ?… Ni aux enfants, ni à la mère, mais à cette « gouape » de Martin !… »

Josanne remonte la pente raide de la rue Lhomond, un peu essoufflée… Elle a chaud… Le filet pèse à son bras.

À l’angle de la rue Vauquelin, un jeune homme fait les cent pas sur le trottoir. Il se retourne… Mais déjà elle l’a reconnu :

— Maurice !…


VII


Elle a honte de sa robe, de ses gants raccommodés, de ce filet qu’elle tient. Mais, tout de suite, d’instinct, elle sent que Maurice ne voit rien d’elle, rien que son visage anxieux. Il est pâle. Il balbutie. La concierge lui a dit que madame Valentin était partie pour faire son marché… Depuis une heure, il rôde de la rue Amyot à la rue Lhomond…

Tout l’amour obstiné, tout le brave amour de Josanne frémit dans le cri qu’elle jette :

— Tu as besoin de moi ?

— Non… non… Je voulais seulement vous voir… vous expliquer.

— Qu’y a-t-il ?… Des choses graves !

— Cela dépend.

— Mon Dieu !

Il la rassure :

— Voyons ! calmez-vous !… Soyez raisonnable !…

Et, brusquement :

— Personne ne peut nous rencontrer ? vous êtes sûre ?… Il ne faut pas…

— Ah ! qu’est-ce que ça fait ?

— Je crains pour vous.

— Ça m’est bien égal qu’on me rencontre !… Maurice, je t’en prie, dis-moi…

Côte à côte, ils remontent la rue Lhomond.

— Écoutez, ma chérie, il m’arrive un gros ennui… et même deux gros ennuis… D’abord, je repars ce soir…

— Mais tu es arrivé ?…

— Lundi dernier…

— Et je ne le savais pas ! Oh ! Maurice !

— J’ai eu mille choses à faire. À cause de ce pont, tu comprends ? Il y aura des expertises, des rapports, un tas d’histoires. Et ça finira par un procès… Lamberthier repart avec moi. Il a décidé ça brusquement, hier… Alors, je n’ai pas voulu m’en aller sans m’excuser, sans vous dire adieu. Je n’osais pas vous écrire chez vous. Je ne pouvais pas vous écrire au journal, puisque c’est dimanche. Je suis donc venu, à tout hasard.

Josanne hoche la tête. Maurice est bien bon ! Mais elle ne sait pas, elle ne peut pas le remercier. Non, elle ne trouve pas les mots. Ses mains sont froides. Son cœur bat, à grands coups qui lui font mal. Et quelque chose — émotion ?… pressentiment ? — l’étrangle…

— Tu… vous… vous reviendrez bientôt ?

— Je ne sais pas.

Ils marchent encore, en silence.

— Et l’autre ennui que vous avez ?…

Maurice ne répond pas. Il réfléchit, cherche une phrase, une phrase adroite, vague et décisive pourtant. Mais Josanne lui saisit le bras, sans peur d’être vue, à quelques mètres de la rue Amyot.

— Parle ! parle !… C’est abominable !… Tu vois bien que je meurs…

Un ouvrier qui passe, un concierge au seuil d’une porte, tournent la tête. Maurice entraîne Josanne dans la rue Rataud, barrée par des chaînes et toujours déserte, entre deux longs murs de jardins. Là, ils seront seuls : elle pourra crier, s’évanouir… Mais elle ne criera pas ; elle ne s’évanouira pas. Il le sait. Dix fois, à des heures critiques, il a éprouvé l’énergie de cette femme. Elle recevra le coup sans broncher.

— Voilà. Pendant une absence, ma mère a trouvé tes lettres, toutes tes lettres.

— Eh bien ?…

— C’est une femme d’autrefois, ma mère, une femme très pieuse, un peu rigoriste ; elle a été élevée au couvent ; elle s’est mariée en province… Alors elle a pris les choses au tragique, tu comprends ! Elle m’a fait des reproches terribles, que je me suis faits à moi-même cent fois. Et…

— Et…

— Pour elle, pour toi aussi, Josanne, il faut que je parte… pas pour toujours peut-être, mais pour quelque temps, pour longtemps. Il faut…

Il n’ose achever. Josanne a compris. Elle ne crie pas, elle ne s’évanouit pas ; mais sa figure s’est décolorée tout d’un coup, et creusée, et tirée. Ses yeux se dilatent, noircissent. Ses lèvres s’ouvrent, comme si l’air lui manquait.

— C’était donc ça ! c’était donc ça !…

Le lourd filet échappe à sa main tremblante. Elle se baisse pour le ramasser, prévenant le geste de Maurice, et elle répète encore :

— C’était donc ça !…

— Ma pauvre Josanne…

Le sentiment de sa lâcheté gêne Maurice intolérablement. Un peu d’amour encore émeut son cœur et sa chair, et cette attitude de bourreau lui fait honte… Il voudrait persuader Josanne, la ranger au parti de ses intérêts, et qu’elle-même l’excusât, au nom de la morale qu’il invoque, morale conventionnelle, morale bourgeoise, incarnée fort exactement dans la personne de madame Nattier.

Mais la persuader, comment ?… Il n’a jamais eu aucune influence sur elle. Jamais il n’a su lui imposer ses idées, ses goûts, ses opinions, ses préjugés… Et il voudrait qu’elle dît, maintenant : « Tu as raison… », lorsque tout en elle proteste contre la veulerie de l’homme, son hypocrisie, son injustice…

Il essaie pourtant :

— Je vous le dis, ma chérie, en conscience : cela peut-il durer ?… N’êtes-vous pas triste, lasse, honteuse quelquefois, de ce rôle que nous jouons ?… Ah ! si vous étiez libre, je vous aurais prise avec moi, aimée, adorée… Mais vous n’êtes pas libre… Vous avez des devoirs, un mari que vous soignez avec un dévouement admirable, et que vous ne pouvez pas, que vous ne voulez pas quitter…

— Qu’en savez-vous ? dit-elle âprement. Vous ne me l’avez jamais demandé…

— Josanne, vous n’auriez pas consenti…

— Non. Mais vous deviez peut-être me le demander, puisque le mensonge vous pesait tant !… Oui, avant de bouleverser notre vie, vous auriez pu chercher, avec moi, le moyen de concilier vos scrupules et notre amour… les devoirs que vous a donnés notre amour… Mais vous vous êtes décidé, seul, brusquement…

— Si je vous avais revue, avant de me décider, Josanne, j’aurais été, comme toujours, faible… oui, faible et amoureux… Je me suis défié de moi-même… et, maintenant, j’ai pris mes précautions contre mon cœur… J’ai promis à ma mère…

— Ah ! vous avez promis… Soit !… nous rentrons dans l’ordre… Votre conscience délicate se rassure… Je ne peux pas quitter mon mari… Je ne veux pas le quitter… Quelle chance pour vous !… Si j’étais moins dévouée à ce malade, vous auriez une maîtresse et un enfant sur les bras ! Et votre maman ne serait pas contente !… Mais mon « dévouement admirable » simplifie tout…

— Josanne…

— Oui, vous avez raison, et votre mère aussi a raison… Je ne peux pas quitter mon mari, et vous me renvoyez à son chevet, d’un beau geste !

— Ainsi, vous accepteriez de vivre, toujours, dans le mensonge, dans les transes, dans les drames !… Moi, je ne peux plus… Je veux les conditions normales de la vie qui me permettront de travailler, de préparer l’avenir… Je vous parais odieux, vil et terre à terre… Réfléchissez : vous-même, délivrée de ce tourment perpétuel, de cette hantise de l’amour, vous serez plus paisible et plus forte… Je vous ai donné si peu de bonheur que vos regrets passeront bien vite…

— Plus vite que vous ne croyez !… Mais épargnez-moi vos exhortations, je vous prie… Je saurai fort bien…

Elle fait bonne contenance, et ne baisse pas les yeux… Mais, soudain, son ironie se brise dans un sanglot :

— Voilà… oui… c’est fini… Je m’y attendais… Mais je ne pensais pas que ce serait pour aujourd’hui… C’est fini !… Je vous ai aimé, je me suis donnée à vous, sans calculer, sans raisonner sur le bien et sur le mal, de tout mon cœur, et pour toujours… Et puis… j’ai eu ce petit enfant… Rappelez-vous ! comme vous aviez peur !… Et moi, je ne voyais pas le danger, ni la honte… Je ne voyais que ça : un enfant de vous !… Ah ! j’ai tout supporté, tout, ce que vous savez et ce que vous ne savez pas, les pires tortures de la chair et de l’âme, parce que je me disais : « Je l’aimerai tant ! Il me pardonnera de n’être que sa maîtresse… Il voudra m’aider, me consoler… Et, même séparée de lui, je ne serai plus seule… » Voilà ce que je me disais… Et maintenant…

— Josanne !

Il a un élan vers elle, aussitôt réprimé. Et, frappant le pavé de sa canne, il jure entre ses dents :

— C’est horrible, tout ça… J’ai passé une nuit atroce… J’ai cru que je n’aurais pas le courage de venir… Tout ce que tu me dis, je me le suis dit à moi-même… Je n’ai rien, rien à te reprocher… Je t’estime, au fond, plus que tu ne penses, et je t’aime plus que tu ne crois… Et ce n’est pas ta faute si nous n’avons pas eu de bonheur… Je n’ai mis, dans ta vie que le désordre, l’angoisse et la souffrance… Peut-être ne suis-je qu’un lâche !… Mais je sens que ma mère a raison : je ne suis pas fait pour cette existence ; je ne peux plus…

Josanne comprend que la décision de Maurice est réfléchie, solide, inébranlable. Discuter, gémir, à quoi bon ?

Elle dit seulement :

— Notre fils ?

Maurice détourne les yeux. L’émotion le prend à la gorge ; ses nerfs vont le trahir… Il faut que cette scène finisse. Et pourtant il n’ose pas s’en aller. Il voudrait dire une parole d’adieu, presque tendre, qui rassurât sa conscience et qui ne l’engageât pas. Mais que dire à cette femme blême, chancelante, et si pitoyable dans sa robe usée, avec ce fardeau vulgaire qu’elle porte : le repas du ménage, la vie du ménage, le boulet du ménage !… Comme tout cela est misérable, et tragique, et navrant !

Ils restent, un instant, muets, regardant l’herbe qui verdit les pavés… Un vent tiède agite des branches fleuries, par-dessus le mur de l’École normale… Une cloche sonne à la Congrégation du Saint-Esprit.

Des souvenirs se lèvent des arbres, des pierres, au rythme de la cloche… Là, dans cette même rue, un soir d’hiver, sous la pluie, Josanne et Maurice s’arrêtèrent pour unir leurs bouches. Le reflet des réverbères tremblait dans les flaques. Une cloche tintait… Et d’autres souvenirs, épars, surgissent : la villa de Bellevue… un matin de neige, au Bois… la petite chambre avec ses rideaux de reps bleu et sa pendule de bronze, — cinq ans d’un triste amour qui meurt !…

Et soudain Josanne murmure :

— Qu’est-ce que je vais devenir ?

Il ne répond pas. Il a cette pudeur de ne pas répondre des phrases vaines… Ce qu’elle deviendra ? il le sait : elle soignera son mari ; elle écrira des articles de mode ; elle vivra une vie pauvre et chétive…

Il accepte qu’elle vive cette vie… La femme est faite pour le dévouement…

Et c’est fini. Josanne s’en va. Elle n’interroge plus, elle ne regarde plus Maurice ; elle s’en va lentement, la tête haute, le buste raidi, — avec son lourd filet dans sa main droite.


VIII


La retraite sonna, très loin ; des tambours battirent, saluant le beau jour d’octobre qui mourait.

Il mourait en pleine douceur. Il se fanait comme un jardin d’automne, dans le parfum des feuilles mortes et du buis. Le ciel, au-dessus de Chartres, restait clair, d’une froide lumière jaune ; mais des nuages ardoisés s’amassaient à l’horizon et déjà l’on sentait l’humide fraîcheur qui monte de la rivière. La basse ville était noyée de brouillard.

Il n’y avait plus personne dans les ruelles déclives des vieux quartiers, personne devant le parvis de Notre-Dame. Les promeneurs, les touristes étaient partis. Maintenant, la cathédrale était seule sur la place où sa grande ombre ne peut s’allonger tout entière. Elle était seule, muette et parée comme une reine gothique en oraison ; derrière elle, les charmilles de l’Évêché tendaient leur tapisserie somptueuse aux ramages d’or usés par le vent. Et, devant elle, et autour d’elle, les très anciennes maisons, basses et pointues, semblaient prosternées.

Une lampe s’alluma, au premier étage d’une petite bâtisse que précédait un jardin clos de murs. La façade regardait le flanc gauche de la cathédrale. Des lucarnes hérissaient le toit moussu qui se confondait avec les toits compliqués d’une chapelle, d’un patronage et d’un couvent. Le mur du jardin avait un réverbère à son angle et, sur sa crête, des touffes d’un lierre luisant. Un judas grillé, une boîte aux lettres, ornaient la porte cintrée, peinte en bleu.

La lampe, à travers les rideaux blancs, faisait un point lumineux et Josanne l’aperçut de l’autre bout de la place. Chaque soir, en revenant de l’Institution Chantoiseau, où elle donnait des leçons, — en revenant du cimetière, — elle voyait cette petite lueur qui l’appelait, qui lui disait :

« Tu n’es pas seule au monde… »

Elle était veuve depuis cinq mois… Dans les premiers jours de mai, la maladie de Pierre Valentin avait pris un caractère nouveau, avec des crises aiguës : — les douleurs révélatrices du cancer. — Et le malheureux, conscient de son état, n’avait plus eu qu’un désir, — un obstiné, un aveugle désir de moribond : — quitter Paris, revenir à Chartres, mourir dans la maison de ses parents, près de la vieille tante qui l’avait reçu à sa naissance, et qui avait adopté son enfance orpheline… Les médecins, consultés par Josanne, répondaient : « Accordez-lui cette joie suprême. Il vivra quelques mois encore, un an peut-être, mais nous ne pouvons rien pour lui, que le soulager un peu… » Mademoiselle Miracle, accourue à Paris, disait : « Il y aura chez moi le gîte et la pâtée pour tous… Quittez le Monde féminin, ma chère Josanne ! Soyez toute à notre pauvre malade… » Et Josanne avait consenti…

Pierre était mort, dans ses bras. Il l’avait remerciée et bénie… Et sitôt après les obsèques, elle s’était couchée, à son tour, épuisée, anémiée, sombrant toute dans un chagrin muet et morne, où elle n’éprouvait plus ni amour, ni mépris, ni colère, ni douleur, — rien que l’étonnement de vivre…

À peine rétablie, elle apprenait, par le journal, le mariage de Maurice avec mademoiselle Gaussin-Lamberthier, « nièce du grand ingénieur ». De tout ce qu’elle avait aimé, il ne lui restait que son petit Claude. Elle ne se demandait plus, comme naguère, si elle avait droit au bonheur. Elle ne cherchait plus le sens de son devoir et la règle de sa vie… Son devoir était tout simple maintenant ; sa vie toute droite… Souffrante encore, elle achèverait de rétablir ses forces chez mademoiselle Miracle. Des leçons, dans un pensionnat, dans les familles, lui permettaient de payer son entretien… Après ?… Josanne comptait bien revenir à Paris, retrouver son emploi… Mais les Foucart l’avaient remplacée !… Ils la reprendraient peut-être. Cette hypothèse désolait mademoiselle Miracle : l’excellente vieille fille souhaitait garder Josanne et le petit, longtemps, toujours…

— Pourquoi, disait-elle, ne pas vous fixer à Chartres, ouvrir une petite école, élever votre enfant avec les enfants des autres ? Je suis honorablement connue dans la ville, et monsieur le curé de Saint-Aignan, monsieur le chanoine Coulombs s’intéressent à notre famille… Croyez-moi, ma petite Josanne : votre vie est ici, maintenant.

Cette pensée révoltait Josanne. Elle préférait la lutte, les risques, la fièvre de Paris au doux enlisement provincial. Elle n’avait pas la vocation d’institutrice, et tous les enfants, sauf le sien, l’ennuyaient.

Mais, ce soir-là, ce morne soir, Josanne s’étonnait d’être presque résignée, presque décidée à ce renoncement suprême. « Non pas convaincue, — vaincue ! pensait-elle. Le ressort de mon énergie est brisé ; je n’ai plus la volonté de vivre une vie personnelle. Je suis à terre… Je ne me relèverai plus ; je me traînerai. Et que ce soit ici ou ailleurs, qu’importe ? »

Tout à l’heure, pendant le repas du soir, elle annoncerait sa résolution à mademoiselle Miracle.

« Paris… Que deviendrais-je à Paris ?… Je n’ai plus d’amis : Pierre les avait tous éloignés… Je n’ai pas d’argent. J’ai vendu mes pauvres meubles. Comment subsister, en attendant un emploi ? Ce serait la misère, et la pire solitude… Non ! je ne ferai pas cette folie ; je resterai… »

Elle regarda la place, autour d’elle. L’ombre grise du soir submergeait les façades à pignons, les toits bleuâtres et bruns, les arbres roux. Mais la cathédrale, énorme et légère, s’affinait, s’élançait, offrant à Dieu ses flèches inégales qui retenaient à leurs pointes un dernier reflet de jour. L’ombre pourtant les enveloppa, des porches aux galeries, et l’Angélus, colombe de crépuscule, descendit de la tour la plus haute, à travers toute cette ombre, lentement…

Alors, un par un, les réverbères piquèrent la nuit de points d’or. Un facteur parut qui allait de porte en porte, tirant les sonnettes rouillées, levant les marteaux. Et Josanne le rencontra, devant la maison de mademoiselle Miracle.

— Donnez-moi le courrier, dit-elle.

— Il y a deux lettres et un journal.

Le journal, c’était la Semaine religieuse. L’une des deux lettres avait été envoyée au Monde féminin, puis renvoyée à la nouvelle adresse de Josanne. L’autre lettre était de Foucart.

Le facteur sonnait plus loin, au Patronage. Sous la clarté crue du réverbère, Josanne lisait :

« Chère madame,

» En vous transmettant une lettre arrivée aujourd’hui, je vous reproche, amicalement, de ne plus avoir donné de vos nouvelles au Monde féminin. Que faites-vous encore à Chartres ?… Si vous vous ennuyez trop, envoyez-nous, de temps en temps, de petites chroniques sur la vie de province.

» Je ne vous promets pas que tout passera ; mais, dans votre intérêt, ne vous laissez pas oublier.

» Signez, comme autrefois, « Josanne », tout court ; cela fait bien.

» Mes respects,

» J. FOUCART. »


Josanne n’en croyait pas ses yeux… Elle avait quitté les Foucart un peu brusquement, et ils avaient blâmé sa résolution… On se boudait. Et Foucart, tout à coup, lui faisait des avances discrètes !…

Elle examina l’autre lettre, qui portait un timbre italien. L’écriture de la suscription était haute, ferme, appuyée, et Josanne la voyait pour la première fois. L’enveloppe déchirée, elle chercha la signature et fit un « oh ! » de surprise.


» C’est à Florence, madame, et tout à fait par hasard que j’ai feuilleté, dans un salon d’hôtel, de vieux numéros du Monde féminin. Je viens de lire le charmant petit article que vous avez consacré à la Travailleuse.

» Ce gros livre, plein de chiffres et de statistiques, ne vous a pas ennuyée, puisque vous l’avez lu, et compris, et spirituellement présenté aux abonnés de votre magazine. Voilà un succès dont je ne suis pas médiocrement fier. J’ai eu des lecteurs, quelquefois ; — des lectrices, jamais. Vous êtes la première, j’en suis sûr. Et si vous n’êtes pas la dernière, mes contemporaines sauront, grâce à vous, que j’existe et que je leur veux du bien…

» Si c’est être « féministe », comme vous l’affirmez, je suis donc « féministe ». — Je n’aime pas beaucoup ce mot ; on l’a collé comme une étiquette provocatrice, sur des choses et des personnes étrangement diverses… Madame Foucart est « féministe », et chacun sait combien elle est généreuse pour ses collaboratrices ! Il était « féministe » aussi et militant, ce romancier qui réclamait la liberté de l’amour et qui battait sa femme parce qu’elle avait souri à un voisin… Il redevenait homme avec tous les instincts et tous les préjugés de l’homme.

» J’essaie d’être sans préjugés, madame Josanne, et j’ai, autant et plus que vos féministes déclarés, un grand respect pour la liberté des autres, — même quand ces « autres » sont des femmes. Je leur reconnais exactement les mêmes droits que je revendique pour moi-même, et, comme je ne suis ni docile, ni résigné, ni passif, je m’intéresse à ces indépendantes, à ces « rebelles » qui sont mes contemporaines.

» Voilà une franche explication qui vient bien tard. Vous ne la publierez pas ; elle est pour vous seule, madame « Josanne », qui sans doute n’êtes point « Josanne ». C’est un pseudonyme, ce nom mystérieux et charmant ? Que j’en ai de regrets !

» J’écris à Foucart, — un peu moins qu’un ami, un peu plus qu’un camarade. — Je le prie de vous transmettre cette trop longue lettre qui vous paraîtra peut-être bien ridicule, et je le félicite de vous avoir pour collaboratrice. Ce Foucart ne connaît pas son bonheur !

» Respectueusement,
» NOEL DELYSLE. »


Josanne avait lu, d’un trait, les quatre petites pages. Elle les relisait, ligne par ligne. Et la lettre lui semblait plus amusante et plus jolie. Elle y sentait de la curiosité, sans impertinence, et un espoir, une promesse de sympathie, sous l’ironie légère des mots.

Et cette sympathie d’un inconnu était bienfaisante pour Josanne, dès le premier moment où elle s’exprimait. La lettre de Noël Delysle expliquait la lettre de Foucart. Le directeur du Monde féminin s’était dit :

« Tiens, tiens !… c’est vrai !… elle avait un gentil brin de plume, la petite Valentin ! Son article n’était pas bête du tout… Elle pourrait peut-être nous envoyer des chroniques sur la province… »

« Les petites causes !… pensa Josanne. Ce monsieur Delysle, sans le savoir, m’a rendu plus facile la démarche que je n’osais tenter. Il faudra que je le remercie. Cette lettre est charmante, vraiment. »

Elle était flattée que M. Delysle se fût donné la peine de lui écrire, à elle, l’obscure Josanne, autre chose que deux mots de politesse sur une carte de visite. Et elle se rappelait les paroles de Foucart : « Un grand garçon, brun comme un Arabe et froid comme un Anglais… Il a été en mission au Canada… »

Un sourire involontaire passa sur ses lèvres. Elle considéra la lettre, le dessin et la signature… Le papier avait une vague odeur de cigarette… Elle imagina un homme encore jeune, brun, aux yeux très sombres… Il se promenait, la cigarette aux doigts, dans un paysage florentin, et il pensait :

« Cette « Josanne » a reçu ma lettre… »

Elle était « Josanne » tout court, pour cet inconnu qui ne savait rien d’elle, qui n’était pas sûr de connaître son véritable nom…

Son imagination fantaisiste vagabonda…

Puis Josanne haussa les épaules :

« Il m’a oubliée, déjà, ce monsieur Delysle !… Que m’importe ? Je ne le verrai jamais… »

Mais tout de même, depuis un instant, il faisait moins noir autour d’elle.


IX


— Ma tante ?

— Eh bien ?

— Bonnes nouvelles !

La chambre était froide et blanche, une de ces chambres qu’on voit seulement en province chez les vieilles filles pieuses et dans les presbytères campagnards. Le papier gris pâle, à fleurs, se décolore sur les murailles ; les fenêtres ont des rideaux de mousseline empesée ; un édredon colossal bombe la courtepointe du lit. Doucement, la pendule d’albâtre agite entre ses colonnettes la petite abeille d’or du balancier. On sent que ni le soleil ni l’amour n’ont jamais pénétré dans ces chambres.

Josanne, en passant le seuil, parut changer l’atmosphère autour d’elle. Débarrassée de son chapeau, de son manteau, elle semblait plus grande, plus mince, et son deuil la rajeunissait.

Mademoiselle Miracle, assise au coin du feu, posa son tricot, enleva ses lunettes, ce qui était chez elle un grand signe d’inquiétude. Elle était comme la chambre, blanche et surannée avec douceur. Douce était sa figure aux fines rides ; douce, sa voix égale, un peu basse ; doux, les gestes de ses douces mains. Sa robe noire moulait une taille encore svelte et parfaitement droite ; ses cheveux de soie et d’argent, coiffés à la mode du second Empire, lui faisaient une belle couronne de nattes brillantes. Jamais demoiselle âgée et pieuse ne ressembla moins que celle-ci à la traditionnelle vieille fille, aigrie par le célibat, desséchée par la dévotion. Mademoiselle Miracle n’avait pas d’autre manie que la manie pharmaceutique : elle composait des tisanes dont elle tirait vanité ; elle recueillait les recettes de médicaments mystérieux, « remèdes de bonnes femmes », et elle avait pour les médecins la haine secrète qu’ont les amateurs pour les professionnels…

Elle dit :

— Josanne, ma petite…

Elle était inquiète. Ces nouvelles qu’annonçait Josanne, elle les pressentait vaguement.

— J’ai reçu une lettre de Foucart, oui, ma tante… Il me demande des articles… sur la vie de province !… Je vais décrire monsieur le chanoine et les dames Chantoiseau !… Où est Claude ?

Josanne souriait. Mademoiselle Miracle soupira :

— Claude ?… Il est en pénitence, sous la table… Il a baigné le chat dans le pot à eau… Ce gamin-là ne sait qu’inventer… Ah ! il ne ressemble pas à son pauvre père !

La jeune femme ressentit un petit choc. Elle rougit.

— Claude !…

Soulevant le tapis qui retombait autour de la table ronde, elle répéta :

— Claude !

Et elle attrapa l’enfant roulé en boule, les poings dans les yeux, les cheveux sur le nez. Il commençait de pleurer, mais un mot de sa mère arrêta le déluge :

— Demande pardon à la tante !

Claude murmura :

— Pardon, tante…

Et il ajouta :

— Pardon au chat…

Mademoiselle Miracle s’attendrit :

— Voyez, Josanne, comme il a bon cœur !…

Elle prit l’enfant sur ses genoux, pendant que Josanne préparait le potage au lait et l’œuf à la coque qui composaient le souper de Claude. Le petit ne voulait plus la quitter. Il n’avait pas faim ; il n’aimait pas l’œuf ; il exigeait deux morceaux de sucre dans sa tasse. Josanne intervint. Elle fit manger Claude, malgré ses protestations, puis elle le déshabilla, le coucha dans la chambre voisine. Il s’endormit.

— C’est un enfant difficile, mais il n’est pas méchant, et il vous aime, dit-elle en revenant, comme pour excuser son fils.

Elle savait que mademoiselle Miracle l’adorait ; mais elle savait aussi que le pauvre Claude était un intrus dans la maison, un neveu de contrebande, et elle souffrait parfois de l’imposer.

— C’est un enfant très nerveux, répondit la tante, et il faut surveiller son régime. Le moindre changement à ses habitudes lui fait du mal… Ces enfants de Paris…

— Mais, ma tante, Claude est vigoureux !

— En apparence… comme son père !

Josanne se tut.

— La nourriture est si mauvaise à Paris ! continua mademoiselle Miracle. C’est la ruine de l’estomac… Notre pauvre Pierre avait raison : les marchands vous empoisonnent… Élever un enfant à Paris, c’est abréger ses jours. Ici, les œufs sont frais, et le lait arrive pur de la campagne… Madame Chantoiseau me disait hier encore : « Votre petit neveu pousse à vue d’œil, et votre nièce a bien meilleure mine… »

Josanne comprit l’allusion discrète, le conseil timide : mademoiselle Miracle tâchait de les retenir, elle et l’enfant.

— Si nous dînions, ma tante ? dit-elle. Je crois que monsieur le chanoine doit venir…

Les deux femmes dînèrent, et, vers huit heures et demie, monsieur le chanoine Coulombs arriva.

C’était un brave prêtre, qui avait exactement l’âge de mademoiselle Miracle. Faible de complexion et de caractère, il avait adopté les goûts, les idées, les manies, jusqu’aux locutions de l’amie qu’il voyait tous les jours depuis trente ans. On disait même qu’il avait fini par lui ressembler et qu’il était plus vieille fille qu’elle.

Le soin de sa fragile santé, le jardinage et l’archéologie occupaient sa vie innocente. Sa conversation était toute pleine de recettes et d’anecdotes. Fort dévot à Notre-Dame du Pilier, il parlait des druides, premiers adorateurs de la Vierge noire, comme s’il les avait connus et fréquentés, dans une familiarité tout ecclésiastique.

Il s’assit, à sa place accoutumée, en face de mademoiselle Miracle, et il conta le malheur survenu à sa gouvernante, — une honnête veuve quinquagénaire dont la fille, demoiselle encore, avait promesse d’enfant.

— Une fille de trente ans, que tout le monde croyait vertueuse !… Elle allait en journée chez des officiers, et c’est l’ordonnance du capitaine Lefaurel, un Parisien, qui… La mère n’avait pas de méfiance !… Rosa n’était plus une jeunesse… On doit être sage, à trente ans !

— C’est un âge dangereux, dit mademoiselle Miracle, qui n’était pas prude. Je n’ai jamais fait de folies. Dieu merci ! mais, si j’en avais dû faire, c’eût été à trente ans, plutôt qu’à vingt…

— Vous, ma tante ! dit Josanne étonnée.

— Il y a folies et folies, et je n’aurais pas… Mais, à trente ans, j’ai eu, sans savoir pourquoi, une espèce de velléité de mariage… On m’avait parlé d’un prétendant… Vous l’avez connu, mon prétendant, vous, monsieur le chanoine !… C’était un zouave pontifical… un bel homme qui avait une jambe de bois… Oh ! la jambe de bois ne me faisait pas peur, car ce qui me plaisait dans le mariage, ce n’était pas le mari… et surtout ce mari-là !… Mais j’aurais voulu…

— Quoi donc, ma tante ?

— J’aurais voulu avoir un petit enfant… J’avais Pierre, ton mari, et je l’aimais bien, mais j’aurais voulu avoir un autre enfant… que j’aurais fait moi-même… Je n’ai pas honte d’avouer ça… Au moment décisif, le « oui » m’est resté dans le gosier : j’ai été lâche. Car, après tout, le zouave n’était plus jeune ; Dieu pouvait me refuser des enfants et me conserver le mari… Il vit encore !… Et je ne regrette rien, puisque Claude m’a faite grand’mère…

— Ah ! dit Josanne, en baisant la main de la vieille fille, quelle mère délicieuse vous auriez été !…

— J’ai eu mon heure de sottise, reprit mademoiselle Miracle en riant. Cela m’a rendue indulgente aux folies des autres. J’ai grand’pitié des filles de trente ans qu’assiège le « démon de midi », comme dit le curé de ma paroisse…

— Il ne faut pas juger autrui ! dit le chanoine Coulombs.

— Que celui qui est sans péché jette la première pierre aux pécheresses !… Monsieur le chanoine, il faut aider Rosa. Le militaire veut-il réparer sa faute ?… Oui… Eh bien ! de quoi se plaint-on ? Un peu plus tôt, un peu plus tard, le sacrement est toujours le sacrement… Le bon Dieu ne regardera pas aux dates, quand on lui offrira un chrétien de plus.

— Vous parlez d’or, dit le chanoine. J’irai voir le capitaine Lefaurel, pour hâter le mariage.

— Et que Rosa songe à sa santé !

— Elle n’est pas forte…

— Ah ! la santé…

— C’est le premier de tous les biens, après la vertu…

— Dieu me l’a refusé…

— Et à moi…

— Dame ! à nos âges…

Ils parlèrent de leurs maladies, de l’hiver précoce qu’ils redoutaient ; puis ils vantèrent des drogues, citèrent des cures merveilleuses et déplorèrent l’ignorance des médecins. En contant les maux de son corps, chacun s’attendrissait sur soi-même, taxait l’autre d’exagération, et prenait pour l’écouter un air d’indifférence complaisante…

La lampe, sous son globe d’albâtre translucide, épandait une lueur paisible. Le reflet du feu tremblait sur les lithographies des murs, et, dans le coin de la cheminée, une bouilloire d’étain se mit à chanter tout bas, sur la cendre chaude…

Les deux vieillards causaient, face à face, dans leurs fauteuils pareils. Josanne regardait la robe noire et la soutane noire, les têtes vénérables aux cheveux de soie et d’argent. Elle pensait :

« Ils se ressemblent, c’est vrai ! Tous deux bons, simples et purs, occupés de petites choses, contents de petits plaisirs… »

Et elle regardait les choses, autour d’eux, ce cadre de province qui leur seyait si bien !… Malgré sa bonne volonté, comme elle était étrangère dans cette blanche maison, entre ces vieilles gens qu’elle aimait et qui ignoraient tout d’elle !…

Le chanoine expliquait :

— Vous mettez une pincée de bourrache et puis l’eucalyptus… Si vous mettiez l’eucalyptus d’abord, et, après, la bourrache, l’infusion n’aurait pas le même goût. C’est la sœur Saint-Florent qui me l’a dit : « La bourrache en second, monsieur le chanoine… C’est très important. »

Accoudée au guéridon, Josanne feuilleta un album de photographies. Des figures inconnues défilaient, des parents de Pierre qui étaient tous morts : dames en crinoline, parées de longues boucles, qui glissent de leur chignon sur leur épaule, messieurs à barbiches, petites filles dont la jupe bouffante découvre le bord tuyauté d’un pantalon blanc ; petits garçons en vestes de velours appuyés sur des tables trop sculptées, officiers d’Afrique au grand képi, — et monseigneur le comte de Chambord, et le saint père Pie IX, et monsieur Thiers, « libérateur du territoire… » Ces visages effacés avaient quelque chose de si lointain, de si triste !… Et la photographie de Pierre, parmi les autres, était comme une tombe neuve dans un cimetière…

La jeune femme se rappela les mois de souffrance qui avaient précédé la mort de son mari. Elle l’avait soigné, soutenu, consolé jusqu’à la minute suprême. Par sa présence fidèle et tendre, elle lui avait adouci le cruel passage. Non, Josanne ne se mentait pas à elle-même en disant qu’elle eût donné sa vie pour sauver Pierre. Sa douleur n’était pas hypocrite, — cette douleur qui avait absorbé, anéanti l’autre chagrin. — L’ombre de Pierre, évoquée dans ses rêves, n’était pas un fantôme irrité. Pourtant, il y avait des heures où le souvenir de Maurice faisait mal à Josanne. Elle prévoyait qu’un temps viendrait, peut-être, où les souvenirs réveillés mordraient son cœur et sa chair… Son indifférence actuelle était une léthargie passagère, et non pas la guérison.

Sa pensée erra… Elle se représenta Maurice marié, vivant avec une autre femme, dans une maison où elle, Josanne, n’entrerait jamais ; Maurice tenant sur ses genoux un enfant qui était le frère de Claude…

Ces images demeuraient artificielles, irréelles. Josanne n’en souffrait pas. Elle les créait par un effort volontaire, comme on tâche parfois d’imaginer les pays inconnus, les siècles passés, les temps à venir, la mort… Et cette impuissance à sentir la rassurait…


X


« Monsieur,

» Votre lettre, si gracieuse et si encourageante, m’est parvenue hier seulement, à Chartres, chez une vieille parente dont l’hospitalité m’a été douce après un deuil cruel.

» Il y a six mois que j’ai quitté Paris et rompu toutes attaches avec le Monde féminin. Est-ce bien moi qui ai fait cet article sur la Travailleuse ?… Je n’en suis plus très certaine… Tant et tant de choses m’ont fait oublier ma vie d’autrefois, la besogne maussade que M. Foucart m’imposait, les bonnes chances trop rares qui me permettaient d’écrire, dans un petit coin du journal, mon humble pensée !…

» Que cette pensée — exprimée naïvement — ait rencontre la vôtre, j’en suis très flattée, et d’autant plus flattée que je ne suis pas une femme de lettres. Mon article était, presque, un début… Je sentais, en l’écrivant, mon inexpérience. Mais, si les maladresses de la forme gênaient l’expression du sentiment, le sentiment était sincère, et j’ose dire qu’il pouvait vous intéresser, parce qu’il n’était pas personnel : j’ai dit ce que beaucoup de femmes pensent — ou ce qu’elles penseraient, si elles étaient, toutes, des travailleuses. — Et que vous vous déclariez féministe ou non, il n’importe, puisque vous l’êtes, de fait… Cela devrait suffire à vous attirer des lectrices. Mais ne vous étonnez pas si je souhaite que vous ayez surtout des lecteurs ! Puissiez-vous les rendre plus justes — je ne dis pas plus indulgents — pour la femme.

» Hier matin, j’étais bien loin du féminisme, et je vous avouerai que la « rebelle », inclinait à la résignation. Oui, je me décidais presque à ne plus quitter Chartres, à ouvrir une petite école, bien que le métier d’institutrice ne me plût qu’à moitié. Mais j’ai reçu, en même temps que la vôtre, une lettre de M. Foucart. Dois-je attribuer au hasard ou à votre intervention la bienveillance imprévue de mon ancien directeur ?

» Je n’hésite pas… Je connais M. Foucart. Il est sensible aux jugements d’autrui, et sans doute il pense, à cette heure, tout le bien qu’on lui a dit de moi.

» Il me semble, monsieur, que je ne dois pas vous laisser ignorer ces choses, et ce serait fort mal à moi de ne pas vous remercier.

» JOSANNE VALENTIN. »

« Je connais Chartres, madame… Je connais la place où vous demeurez… Quand j’ai lu votre lettre, tout à l’heure, dans la rue, appuyé contre la grille du Baptistère, j’ai vu, tout à coup, une vieille ville, une petite maison, une cathédrale dressée, avec ses flèches différentes, et son beau toit de cuivre vert, l’automne qui vient, le jour qui s’en va, et, sur toutes ces choses, la douceur de France…

» J’ai vu cela ; puis j’ai relu votre lettre, et la vision s’est effacée, parce que j’ai essayé de vous voir, vous. Une âme est plus émouvante qu’un paysage, et il me semblait que je devinais la vôtre, jeune, grave, douce, énergique, une âme de France, elle aussi. — Ce n’était pas vous offenser par une curiosité vaine, puisque j’avais eu, de votre aveu, une petite part au changement de vos projets, et que cela me donnait l’ombre d’un droit, l’ombre d’une responsabilité, dont j’étais tout ému et tout fier… Vraiment, madame, je ne prévoyais pas que la Travailleuse me procurerait ce plaisir-là…

» Il serait bien gâté, si je devais vous le taire. Je l’exprime donc, comme je le sens, et je vous demande, à titre de confrère, — je n’ose dire à titre d’ami, — la permission de vous donner un conseil. Allez à Paris ; voyez Foucart. S’il ne persiste point dans ses bonnes dispositions, avertissez-moi : je pourrai très probablement vous introduire soit à Femina, soit à la Vie heureuse.

» Disposez donc de moi, madame, en toute simplicité, et recevez mes très respectueux hommages.

» NOËL DELYSLE. »


« Monsieur,

» J’ai rassemblé tout mon courage : je suis allée à Paris ; j’ai vu Foucart. Brusquement, roidement, il m’a dit :

» — Je ne vais pas remercier une collaboratrice pour vous faire plaisir, mais, puisque vous voulez écrire un peu proprement (sic), je vous colle au reportage.

» Cette phrase, où vous reconnaîtrez le style de M. Foucart, a décidé de mon destin. Je quitte Chartres. Ma bonne tante gardera près d’elle mon petit garçon. Et moi, j’irai interviewer les gens célèbres.

» Je vous avoue que cela me fait peur, — très peur, — moins que les austères joies de l’enseignement, — moins que la vie de province…

» De la chambre où je vous écris, j’aperçois le porche latéral de Notre-Dame, sa rose flamboyante, ses statues couronnées, et son « beau toit de cuivre vert », où luit un reflet de lune. Vous aimez ce paysage ?… Moi, je n’ai pas pu l’aimer. Il s’associe, dans ma pensée, à trop de deuil et de tristesse. C’est là, pourtant, que votre franche et bonne sympathie est venue vers moi, comme un heureux présage. Merci encore, et de tout cœur.

» JOSANNE VALENTIN. »


XI


Mademoiselle Bon, rédactrice en chef de l’Assistance féminine, arriva un peu trop tôt chez Josanne, le matin du 1er janvier : elles avaient résolu de déjeuner ensemble avant d’aller à Auteuil visiter la « Villa Bleue », refuge pour les filles-mères.

La vieille demoiselle suivit l’allée humide et noire, monta l’escalier plus noir encore, où la concierge tapie dans un coin de l’entresol, surveillait les locataires comme une araignée guette les mouches. Le gaz parcimonieux clignotait. Une voix chanta :

         Vous êtes si jolie…

« C’est plein d’artistes ! pensa mademoiselle Bon. Le quartier veut ça : l’École des Beaux-Arts est toute proche… »

Elle s’attendrit sur le sort de Josanne, obligée de subir ces voisinages. Puis elle évoqua l’affreux destin des modèles voués par la misère à l’impudeur. Car mademoiselle Bon étendait sa bonté sur toute l’humanité féminine exploitée et corrompue par l’homme. Elle vivait parmi les tristes passagères des asiles, des refuges, des maternités, parmi les vieilles incurables, les enfants abandonnés, les filles-mères, les libérées de Saint-Lazare. Elle passait en ce monde, faisant le bien et dénonçant le mal, sincère, touchante et ridicule avec ses éternels lainages noirs et ses crêpes couleurs de rat, ses gants reprisés, sa rotonde doublée de lapin, sa figure de bonne sans place, chétive et craintive. Une capote, où se mêlaient des raisins noirs, du jais, des plumes et de la guipure, découvrait son front bombé à la flamande, et ses deux petits bandeaux bien tirés, bien lisses, rayés par le peigne et qui semblaient peints sur la peau.

Au Monde féminin, mademoiselle Bon tenait la rubrique des Œuvres. On la cachait dans un bureau obscur, au bout d’un couloir où les abonnés n’eussent jamais pu la découvrir. On l’estimait, on l’employait, mais on ne l’avouait pas. Son inélégance était une tare.

Au troisième étage, une porte s’ouvrit, démasquant un coin d’atelier, un lit défait, un jeune homme couché dans le lit et une petite drôlesse brune, en jupon court et en chemise, un broc à la main : elle allait chercher de l’eau à la fontaine du palier. Ce spectacle de débauche affligea mademoiselle Bon. Elle eut un regard de pitié pour la fillette, et, pour le jeune homme, un regard de mépris. Et elle gravit le quatrième étage.

Josanne habitait là, depuis cinq semaines.

— Je ne suis pas prête, dit-elle en accueillant son amie dans la sombre salle à manger, dont elle avait fait une antichambre. Non, n’entrez pas là : c’est la cuisine, toute petite et toute vilaine, mais qui ne sert presque jamais. Je mange au restaurant : c’est plus commode et moins triste… Venez… C’est ici le salon et, en même temps, c’est une chambre, et la pièce à côté, toute claire, est mon cabinet de toilette… J’y mettrai plus tard mon petit garçon.

Elle tira le voile indien suspendu à une barre de cuivre, devant l’unique fenêtre de la chambre. Par-dessus les « mystères » de mousseline, mademoiselle Bon admira la vue des quais, du Pont-Neuf au pont Saint-Michel, la Seine verdâtre couverte de péniches, les arbres inclinés, le lourd Palais de Justice, en face, avec son escalier blanc ; à gauche, les toits violets du Louvre ; à droite, Notre-Dame, grise, dans le ciel gris…

— C’est très joli, dit la vieille fille, sans conviction, mais il y a trop de bruit : les omnibus, les bateaux… J’aime mieux le dedans que le dehors.

Elle s’assit sur le petit divan qui servait de lit à Josanne. La chambre-salon était haute, longue, avec des placards à boiseries blanches, un carrelage dissimulé par des nattes japonaises, et, sur les murailles, un papier uni, d’un vert très doux. Deux fauteuils de jonc, une table à écrire, une étagère bibliothèque, une commode vermoulue en bois de rose, un bassin de cuivre plein de chardons azurés, un vase de grès jaune où des « monnaies du pape » faisaient jouer la lumière sur leurs piécettes d’argent, des photographies, quelques plâtres, amusaient les yeux par des formes, des couleurs, des images simples et charmantes.

— Comme c’est bien « femme », tout ça ! dit mademoiselle Bon, qui n’était pas une bête. Je suis allée chez Flory, qui vit seule, comme vous : eh bien, chez Flory, malgré tout le blanc des murs et des meubles, et les stores de dentelle, et les bibelots, ça sent l’homme…

Josanne dit, d’un accent gamin :

— Je vous crois !…

Elle mit son chapeau, une toque plissée, en mousseline de soie noire, toute neuve. Mademoiselle Bon, un peu choquée, demanda :

— Vous ne portez plus le voile de crêpe ?

— Je ne peux plus : Foucart ne veut pas… Vous savez qu’il me trouve trop… trop peu… enfin, je n’ai pas le chic de Flory… Et, avec le métier que je fais maintenant, il ne m’est pas permis d’avoir l’air triste.

Elle fronçait les sourcils et serrait entre ses dents la longue épingle à tête noire.

— Voilà !… Monsieur Isidore Foucart, notre patron, me fait appeler, l’autre jour : « Ma petite Valentin (il ne peut pas dire : « Madame »), je connais les usages et je respecte vos sentiments ; mais, tout de même, ce grand crêpe, ça ne va pas pour le métier. » Je me récrie. Il reprend : « Je ne veux pas vous faire de la peine : vous êtes très gentille ; vous avez du mérite…, mais comprenez bien… Ces gens chez qui vous allez, pour vos articles, ils ont généralement des raisons d’être contents… C’est un monsieur dont la pièce a réussi, un philanthrope qu’on a décoré, une jolie femme qui a fait son petit roman, comme tout le monde… Votre crêpe, ça les gêne… Ça met du noir dans l’interview… On n’ose pas rire avec vous, et vous dire les choses gaies, les mots drôles qu’on dit à Flory et qui réjouissent le public… Et si vous allez voir des gens tristes, des veuves de grands hommes, par exemple, ou des victimes d’une catastrophe, c’est pire : ce deuil, ça a l’air d’une allusion ; on croit que le Monde féminin vous a choisie exprès… Il ne faut pas manquer de tact… Il faut que nous restions Parisiens, en toutes circonstances… Ma petite Valentin, je vous parle en ami… Tâchez d’avoir le deuil discret, un petit deuil qu’on ne remarque pas… Du drap, de la mousseline de soie mate… C’est très convenable et pas funèbre… »

Mademoiselle Bon dit naïvement :

— Mais je suis en deuil, moi aussi… de papa… et M. Foucart ne m’a jamais rien dit de pareil.

Josanne arrangea son col empesé, d’un blanc brillant, cravaté de satin noir. Elle noua sa voilette, enfila son boléro et chercha son boa de Mongolie. Mademoiselle Bon la contemplait :

— Comme vous êtes jeune !… Tout de même, je regrette, pour vous, que vous ne portiez plus le grand voile.

— Ça m’allait mieux ?

— Oh ! non… Mais cela vous donnait de la gravité, de l’austérité !… C’était… une défense morale…

— Contre les galanteries ?… Oh ! ma chère, si vous saviez…

Elle haussa les épaules. Ses prunelles bleues froncèrent.

— La seule défense véritable, la seule efficace, elle est en nous… Et elle est en moi, par ce sentiment de méfiance… de mépris… que j’ai pour les hommes… pour tous les hommes… J’ai conquis ma liberté, ma chère amie. Je la savoure… Être seule, ne dépendre que de moi, élever mon fils et me moquer du reste ! C’est presque le bonheur… Là, je suis prête. Passez devant.


Les deux femmes allèrent déjeuner chez Mariette, rue Danton.

Mariette, ancien modèle qui avait prospéré, tenait un petit restaurant économique, où fréquentaient des étudiants, des étrangères, des savants et des professeurs pauvres et beaucoup d’élèves des Beaux-Arts. Un architecte avait décoré les salles dans un style vaguement norvégien, avec des bois clairs et cirés, des faïences vives, des cuivres courbes et brillants. Les tables s’égayaient de nappes à carreaux rouges. Les bonnes étaient gentilles, sous le tablier anglais et le papillon de dentelle posé dans leurs cheveux. Après cinq ou six repas, les dîneurs liaient connaissance, adoptaient un coin, formaient des bandes… Il y avait, sous un nuage de fumée, la bande des Russes, presque tous physiologistes ou médecins, — qui mâchaient doucement dans leurs barbes les mots de « Révolution… prolétariat… avenir… », — la bande des artistes, — feutres mous, pantalons de velours, gestes descriptifs, — qui se chamaillaient à propos de femmes et se rejetaient les uns aux autres des phrases de toutes les couleurs. — Il y avait les étudiants en lettres, petites gloires de petites revues, et les professeurs, myopes et distraits, l’œil pensif derrière le lorgnon, qui ne savaient où mettre leur serviette de cuir gonflée de copies…

Ces clients habituels de Mariette avaient un air de famille. De même qu’on reconnaît les bureaucrates, les « calicots », les gens d’affaires et les gens du monde, on reconnaît, à certains détails du vêtement, de l’attitude et de la physionomie, les types ordinaires du « prolétariat intellectuel » : c’est telle coupe de barbe un peu démodée, des cheveux taillés en brosse ou laissés trop longs, une manière de parler, de gesticuler, de nouer la cravate et de porter le binocle… Et si l’on voyait chez Mariette, parmi de charmantes figures adolescentes, beaucoup d’autres figures creusées, rageuses et bilieuses, des crânes chauves, des bouches amères, de grands corps déjetés et mal nourris, on y voyait moins que partout ailleurs les visages sans caractère, d’une correcte banalité, les faces ovines ou bovines, les yeux qui ne voient rien, et n’expriment aucune pensée…

Les femmes, qui venaient là en grand nombre, étaient presque toutes des étrangères, étudiantes ou artistes pensionnées par leur famille, et qui vivaient parfois par groupes dans le même atelier. Quelques Russes avaient des cheveux coupés, des feutres masculins et des lunettes. Les Scandinaves et les Allemandes, fortes Valkyries aux tresses blondes, préféraient le costume « réforme », — long paletot et robe à taille courte sur le corset-brassière. — Parfois, des « esthètes » surgissaient, peintresses américaines ou modèles de Montparnasse travesties en Béatrices par la fantaisie d’un amant ; et les dîneurs s’effaraient devant les béguins à paillettes, les manches à crevés, les simarres florentines taillées dans un velours de coton… Une belle fille, au mois d’août, risqua les sandales et le péplum. Mais la mode passait de ces mascarades. De plus en plus, les habituées de chez Mariette adoptaient la robe « tailleur », la chemisette, le petit chapeau tricorne ou canotier. Elles étaient jeunes. Quelques-unes, jolies, flirtaient avec leurs voisins de table… Elles changeaient de place, quelquefois : c’était un signe qui ne trompait personne. Deux ou trois se marièrent… D’autres s’amusèrent aux camaraderies amoureuses. Et souvent de beaux yeux pleurèrent sur les petits cahiers de notes et les manuels.

Josanne, déjeunant au hasard de ses courses professionnelles, n’allait guère chez Mariette que le soir. Elle trouvait, à sa table accoutumée, une Allemande, mademoiselle Müller, qui s’intéressait au mouvement féministe, une petite dactylographe très maigre qui ne mangeait jamais de dessert — sauf le dimanche — et dînait d’un seul plat, — le plus lourd et le plus « garni ». Il y avait encore un Russe, botaniste et socialiste, le meilleur homme du monde, qui collaborait à la Revue d’agriculture coloniale. C’étaient de braves gens, et Josanne, près d’eux, se sentait moins seule.

Ce matin du premier janvier, elle s’étonna de voir le restaurant presque vide.

— C’est étrange ! dit-elle à mademoiselle Bon ; il n’y a personne dans cette salle… Allons à côté, ce sera plus gai.

Une bonne l’entendit :

— À côté, madame, c’est la même chose…

— Pourquoi ?

— Parce que c’est le premier de l’an… Ceux qui ont des familles vont dans leurs familles ; ceux qui ont des amis vont chez leurs amis…

Josanne regarda la demi-douzaine de femmes et d’hommes qui déjeunaient, sans gaieté, à des tables différentes : un rapin, un vieux professeur, — prêtre défroqué, disait la légende ; — une institutrice entre deux âges, une Américaine et un Finlandais.

« Voilà ! il n’y a ici que des isolés, des épaves… », pensa-t-elle. Et elle se rappela les anciens « premiers de l’an… » Elle revit son père, sa mère, qui étaient, eux aussi, des « prolétaires intellectuels », mais qui avaient un foyer tiède et joyeux… Elle entendit leurs voix, qui l’appelaient : « Petite !… viens chercher tes étrennes… » Josanne avait des étrennes, dans ce temps-là… Son mari, l’année précédente, avait couru les magasins, en cachette, pour lui faire la surprise de ce boa qu’elle portait… Elle songea :

« Pauvre garçon !… »

Les yeux brouillés de larmes, elle s’absorbait dans la contemplation du menu. Mademoiselle Bon demanda :

— À quoi rêvez-vous, chère amie !

— Je pense à mes parents et à mon mari, qui sont morts… à mon fils qui est loin de moi… Jamais, jamais aucune année de ma vie n’a commencé dans la solitude… Et cela me fait du chagrin…

— Moi aussi, je suis seule, dit mademoiselle Bon, depuis que papa est mort… Il était bien vieux, papa ! Il n’avait plus toute sa tête, mais je l’aimais comme mon enfant… Maintenant, je n’ai plus personne. C’est dur, quelquefois… Alors, quand je suis triste, je vais chez une amie qui dirige un asile de vieillards, et je cause avec les pensionnaires… Je leur apporte du tabac, des journaux… Et ça me console… Ça me rappelle papa…

Après un silence, elle ajouta :

— Vous, Josanne, vous avez un fils. C’est un grand bonheur… Vous travaillez pour lui…

— Pour lui et pour moi… Vous connaissez mon ambition maternelle : mais, en quittant Chartres, je ne pensais pas qu’à mon fils. Je voulais refaire ma vie, m’instruire, me développer, essayer toutes mes forces, maintenant que je suis libre… Tout à l’heure, je vous disais ma joie, mon orgueil, et j’étais sincère… La liberté !… Je ne savais pas ce que c’était. Mariée toute jeune, j’avais passé de la tutelle de mes parents à la tutelle de mon mari ; puis, écrasée de charges et de devoirs, je n’avais eu que les tracas d’une illusoire indépendance. Il me fallait penser aux autres, agir pour les autres, vivre pour les autres… Et j’enviais parfois celles qui sont libres, de leurs sentiments et de leurs actes, de leur corps et de leur cœur !…

— Et maintenant ?

— Maintenant que je suis libre, je suis désorientée, mal à l’aise… Quelque chose me manque… Il y a tant de contradictions en nous !…

Sur le crâne de mademoiselle Bon, le chapeau de dentelle et de raisins noirs parut se hérisser :

— Votre âme, dit-elle d’un ton surpris et douloureux, votre âme a gardé le pli de la servitude…


XII


La Villa Bleue était une bâtisse neuve, aux murs trop minces, et qui semblait posée comme un joujou dans un terrain vague du bas Auteuil. Le jardin était neuf comme la maison : on y remarquait d’innombrables fusains aux feuilles vernies, quatre marronniers de deux mètres cinquante, et une centaine de piquets qui seraient des arbres vers 1925.

Vainement, l’architecte avait prodigué les plaques de faïence et les briques vernies : la Villa Bleue ne s’égayait pas. Elle faisait froid aux yeux, toute nue dans ce jardin d’échalas et de cailloux, sous le ciel gris et le vent humide.

Josanne et mademoiselle Bon se présentèrent au nom du Monde féminin. La Villa Bleue était une fondation particulière, subventionnée par des femmes de la riche bourgeoisie, et l’on pouvait en parler discrètement, décemment… Déjà le photographe du magazine avait composé de beaux groupes avec la fondatrice, la directrice et les dames du Comité, — puis la doctoresse, la pharmacienne et les infirmières ; et les pensionnaires enfin, qu’il avait fait asseoir, dans une pose calculée pour atténuer leurs ventres.

— Ça, c’est mon triomphe ! avait-il dit à Foucart. Il n’y en a pas une seule qui ait vraiment l’air d’être enceinte !… J’ai mis les plus grosses et les plus laides tout au fond, et devant, rien que des jeunes et gentilles… C’est charmant !

À Josanne aussi, Foucart avait recommandé d’ « atténuer les ventres » :

— Songez que votre article sera lu par des jeunes filles. Il faut qu’elles puissent n’y comprendre rien…

Madame Platel, la directrice, une femme jeune encore, grave, douce, avec de beaux yeux désabusés, reçut Josanne et mademoiselle Bon dans son bureau. Elle leur expliqua les origines de l’œuvre et le mode de fonctionnement.

— Nous recevons trente filles, à toute époque de la grossesse, et nous les gardons jusqu’aux premiers symptômes de l’accouchement. Alors, une voiture d’ambulance, toujours prête, les transporte à la Maternité ou à la Clinique… En cas d’accident, notre doctoresse-accoucheuse leur donne des soins, et nous avons une petite nursery tout aménagée… Bien entendu, nous connaissons le nom et l’état civil de nos pensionnaires, mais elles sont assurées de notre discrétion, et les infirmières, les surveillantes même, les désignent par des numéros… Pendant leur séjour ici, nous les employons à des ouvrages de couture qui leur sont payés, intégralement, à leur départ… Et nous essayons aussi de les moraliser, d’éveiller en elles le sentiment maternel. Ces dames du Comité leur font des lectures, de petites conférences…

— C’est admirable, dit Josanne. Et le résultat ?…

— Ah ! le résultat !… Certes, notre influence est bienfaisante. Nos hospitalisées s’améliorent au physique et au moral. Elles déclarent, toutes, qu’elles élèveront leur enfant… Mais à la Clinique, à la Maternité, elles subissent de fâcheux voisinages… D’autres femmes, — des aînées. — leur donnent de mauvais conseils : « Vous êtes jeune. Vous trouverez quelqu’un… Faut pas vous embarrasser d’un enfant… Moi, j’ai mis tous mes gosses à l’Assistance… » Et la mère, qui n’a pas eu le temps d’être vraiment mère, se laisse persuader…

— Souvent ?

— Trop souvent. On dit que les philanthropes sont philanthropes parce qu’ils sont optimistes ! C’est une idée bien naïve… Les personnes qui se vouent au soulagement des malheureux connaissent bientôt, par une expérience quotidienne, les vices, les tares, les laideurs de l’humanité… Ce n’est pas pour eux, c’est malgré eux qu’il faut aimer les misérables… Les gens qui font le bien doivent perdre leurs illusions, s’ils veulent persévérer. Les optimistes, les enthousiastes, vite déçus, se découragent…

Mademoiselle Bon dit à regret :

— Oui, vous avez raison… On se lasserait peut-être de la charité, si l’on n’avait pas la certitude qu’elle est une œuvre de réparation, une forme de la justice…

— Ces filles que vous allez voir, reprit madame Platel, vous étonneront par leur insouciance… Séduites, lâchées, honnies, ramassées dans la rue, elles sont gaies… Elles évitent de penser à l’avenir ; le présent les rassure. Vivant ensemble, elles redeviennent petites filles et s’amusent de tout. La fête que nous leur donnons aujourd’hui occupe, depuis un mois, toutes leurs pensées… Une d’elles, ce matin, m’arrêtait dans l’escalier : « Madame, vrai qu’on aura de la brioche ? — Oui ? — Ah ! veine !… » Elle dansait de plaisir, malgré son ventre… Et si vous connaissiez son histoire !… Une fille de dix-neuf ans, laide, rousse, grêlée, boiteuse, naguère en service chez un marchand de vins, à Javel… On nous l’a envoyée presque mourante de faim, bleue de coups, en guenilles, et elle a répondu à ma première question : « Le père de mon enfant !… J’sais t’y, moi, j’sais t’y ?… — Mais enfin… — Ah ! j’ai ben une doutance sur un monsieur Camille !… »

— Il y a beaucoup de domestiques parmi vos pensionnaires ? demanda Josanne.

— Oui, beaucoup : de petites bonnes, victimes du sixième étage… Mais nous avons aussi des ouvrières, des demoiselles de magasin, jusqu’à des institutrices !… Certaines sont restées pures de cœur, — celles qui furent vraiment surprises par l’agression de l’homme, ou qui cédèrent par amour. — Il y a des infortunes si poignantes !… Ah ! mesdames, dites-le, écrivez-le, criez-le ; on n’aura jamais trop pitié de la femme… Si bas qu’elle tombe, l’homme est, presque toujours, l’artisan responsable de sa déchéance…

— Pourquoi les femmes qui ont du talent, un nom, un public, et qui écrivent de beaux livres, ne défendent-elles pas mieux les autres femmes ? dit mademoiselle Bon. Les gens du monde, les bourgeois, ne lisent guère l’Assistance féminine, et ce n’est pas dans le Monde féminin que Josanne pourra exprimer, sincèrement, ses opinions… Monsieur Foucart exige que la charité soit discrète, la misère voilée, et que la douleur et la mort mêmes gardent un « petit air parisien ».

Madame Platel proposa de visiter la maison, avant la fête. On parcourut les dortoirs tout blancs, le réfectoire aux tables parallèles, l’infirmerie, les cuisines, et la grande salle commune où les pensionnaires attendaient.

Elles étaient trente, assises sur des chaises de paille, comme à l’église. L’uniforme de pilou brun — casaque droite et jupe foncée — accusait la disgrâce de leur corps, et les bonnets étaient d’un blanc trop cru sur les fronts jaunâtres, comme frottés de terre… Ainsi vêtues, ainsi rangées, elles semblaient n’être plus des femmes, mais des femelles, un lamentable bétail féminin. Et il fallait les regarder longtemps pour distinguer quelques traces de beauté sous la dure lumière hivernale, impitoyable aux visages flétris.

— Numéro Neuf ? disait la directrice. Je ne vois pas le numéro Neuf… Elle n’est pas à l’infirmerie ?

— Non, m’ame, répondirent plusieurs voix : elle est là, dans le coin…

Une surveillante appelait :

— Madame Neuf !… On ne vous mangera pas, madame Neuf !

Les têtes se tournaient vers une fille assise dans un angle de la salle, sur un tabouret bas. Elle avait les coudes sur les genoux, les mains dans les cheveux, et sa grossesse, avancée déjà, la faisait paraître difforme.

— Elle a pas voulu qu’on la tire en photographie !… Elle dit qu’elle veut remonter, que la fête, ça l’amuse pas…

Une des femmes se mit à rire. Une autre murmura :

— En v’là des manières !… T’as pas fini ?…

— Chut ! dit madame Platel, madame Neuf fera comme il lui plaira… Mais je vois monsieur Bonnafous qui arrive… Il est dans le jardin… Allons, mesdames, un peu de silence ! monsieur Bonnafous est une célébrité… Il a fait des tours devant la reine Victoria, devant le Pape !… Oui, mesdames, il a fait rire le Pape !… Tenez-vous convenablement… Vous ne voudriez point offenser monsieur Bonnafous par votre bavardage…

Elle débitait ce petit discours d’un ton plaisant et doux, sans que changeât l’expression de ses yeux tristes, et elle allait, de droite à gauche, imposant l’ordre et le silence. Les femmes frémirent de plaisir quand, sur l’estrade improvisée, parut M. Bonnafous, léger comme un maître de danse, la moustache cirée, l’œil câlin.

Il était en frac. Il ressemblait aux messieurs des gravures de mode. Sa voix était suave, ses mains blanches. Il annonçait :

— Suivez-moi bien, mesdames !… suivez-moi bien !… Je prends la boule d’une main, comme ceci… Et, de l’autre main, je prends mon chapeau. Vous me suivez, mesdames ?

Elles le suivaient : — il était si beau !… — Les boules passaient, les cartes filaient : et du chapeau luisant sortaient, par douzaines, les rubans tricolores et les pièces de cent sous… Et les petites bonnes, les ouvrières, toutes peines oubliées, la bouche entr’ouverte et les yeux ronds, contemplaient ce M. Bonnafous qui avait fait rire le Pape !

— Elles l’admirent, dit Josanne à madame Platel, moins pour son talent que pour son beau physique… Elles reconnaissent en lui leur idéal : le monsieur bien mis, distingué, et qui sait « causer aux femmes »… Voyez leurs yeux émus d’amour ! Chacune croit retrouver en monsieur Bonnafous un trait de l’amant qui l’a perdue.

Elle parlait avec un accent d’ironie et d’âpreté qui choqua madame Platel :

— Comme vous êtes sévère !… Oui, monsieur Bonnafous représente un idéal médiocre, mais on a l’idéal qu’on peut avoir, et c’est déjà très joli d’en avoir un. La fille qui avait une « doutance » sur un monsieur Camille n’avait pas d’idéal, soyez-en persuadée… Femmes du monde ou filles du peuple, nous nous prenons toutes au charme d’un regard, au son d’une voix, à des mots tendres… et nous croyons que c’est le grand amour…

Ses beaux yeux désabusés regardaient bien loin en arrière, dans ses souvenirs… Elle posa sa main sur la main de Josanne.

— C’est le mirage de l’amour, vous le savez bien, chère madame… Et pour ce mirage, on souffre, on meurt… Quelquefois l’amour, le vrai, traverse notre vie, et le mirage se dissipe… mais il est trop tard… On est vieille… Et l’on n’a aimé que des apparences, des mots, des gestes…

Josanne pensa :

« Elle aussi !… »

M. Bonnafous ne lui paraissait plus si ridicule. Il devenait un symbole… Il dominait les femmes aux yeux ravis, aux cerveaux enfantins, aux cœurs serviles… Et Josanne, encore, se révolta… Elle dit, dans son âme : « Pas moi, non !… Moi, je ne suis pas comme les autres ». Mais sa conscience protestait : « Tu mens… » Elle était comme les autres, cette rebelle, cette affranchie. Elle s’était prise « au charme d’un regard, au son d’une voix, à des mots tendres… » Elle avait cru, elle croyait encore que c’était là le grand amour… Oui, près de Maurice, elle avait été aussi faible, aussi lâche que ces filles près de leur séducteur, garçon de magasin, bureaucrate, ou commis aux belles moustaches…

Comme ces filles, elle avait connu l’angoisse de la maternité possible, l’épouvante de la maternité certaine. Elle avait compté les jours, elle avait espéré — secrètement — la complicité de la nature pour détruire le germe insoupçonné… Plus tard, quand la nausée lui montait aux lèvres et que déjà sa ceinture opprimait son flanc douloureux, elle avait vu surgir la brute égoïste qui est dans l’homme assouvi… Elle avait été abandonnée, — comme ces filles. — et, plus misérable que ces filles, elle avait dû mentir et tromper… Ah ! de quel désir farouche, pendant le martyre de sa grossesse et jusque dans les douleurs qui créent la vie, elle avait appelé la mort !…

Et elle avait pardonné, elle n’avait pas cessé d’aimer, elle aimait encore…

Pourquoi ? comment ?… Son amour n’était pas une aveugle fureur sensuelle, et cependant elle ne pouvait évoquer le visage de Maurice sans un tressaillement de tout son être, un brisement des genoux, un coup au cœur.

« Ah ! mademoiselle Bon disait vrai : nous gardons toutes le pli de la servitude, le besoin d’aimer, de souffrir pour celui que nous aimons ; le besoin d’obéir ; le besoin de pardonner… Nous avons toutes, tant que nous aimons, la même lâche indulgence… »

Elle considérait les corps alourdis sous le caraco brun, les figures fanées sous le bonnet blanc ; — et elle se sentait tout près des malheureuses qui étaient là, — leur sœur en souffrance, en honte, en faiblesse, une pauvre femme…

Une pitié lui venait pour elle-même, et pour celles-ci, et pour toutes les femmes qui enfantent dans la douleur, et dont le grand cri maternel, à toute heure de jour et de nuit, vibre par le monde…

L’escamoteur jonglait maintenant. Il déployait des éventails ; il allumait des bougies… Les spectatrices riaient. Quelques-unes, à la dérobée, examinaient la dame du journal, si blanche sous sa toque noire…

M. Bonnafous termina enfin ses gesticulations. Il sourit, salua, et sembla s’escamoter lui-même… Des regards le cherchaient… N’allait-il pas revenir ?… Non. Il était parti, évanoui comme un beau rêve.

Lasses de leur immobilité, les femmes se levèrent, entourèrent mademoiselle Bon et madame Platel. Des surveillantes apportaient des corbeilles de gâteaux et d’oranges. Sur une table, au fond de la salle, le thé et le chocolat fumaient dans les bols.

— Madame Cinq !… Madame Vingt-deux !… Par ici !…

— Non, j’veux pas de brioche…

— Un petit gâteau ?…

— …C’est un dégoût que j’ai eu pour le jambon… Alors, vous savez, les sanviches

— Vrai, c’est une noce, aujourd’hui !…

Josanne, dans un coin, prenait des notes.

Soudain elle sentit bouger sa chaise : quelqu’un s’appuyait au dossier. Une voix balbutiait, anxieuse :

— Madame… Oh ! madame, je vous en prie… Parlez pas d’moi.

C’était « madame Neuf » qui suppliait. — Vingt ans peut-être, une petite figure pâle et tachée de son, des yeux bleus, des cheveux couleur de cendre.

— Parler de vous ? et pourquoi, ma pauvre fille ?… Je ne vous connais pas, et quand bien même je vous connaîtrais…

— C’est que… on m’avait dit : « Faut se méfier des journalistes… » Une amie que j’avais dans les temps… elle était à l’hôpital… à Lourcine… Ben ! un journaliste est venu, rapport à une inauguration… Il lui a causé… Il avait l’air bien convenable… Ben ! après, il a mis son nom dans le journal : « Ernestine… » Vous savez, ça ne fait pas plaisir…

— Soyez tranquille. Je ne parlerai même pas de madame Neuf.

— Oh ! vous êtes gentille !

Josanne sourit à cette louange naïve.

— Moi aussi, dit-elle, j’ai un petit enfant… Et, parce que je suis mère, je comprends les peines, toutes les peines des autres femmes. Je les plains toutes. Je n’écrirai jamais un mot qui puisse les humilier… Au contraire !…

— Oh ! ce n’est pas la même chose !… Vous êtes une dame comme il faut, vous !… Vous êtes mariée !…

Madame Neuf regardait l’alliance d’or au doigt de Josanne, et elle s’ébahissait, humblement, qu’une « dame comme il faut » osât se comparer à elle, la fille mère…

Le sang monta aux joues pâles de Josanne. Elle murmura :

— Oh ! moi… moi…

L’essaim lourd des filles bourdonnait autour des tasses. Le jour net et dur des hautes fenêtres s’amollissait, bleuissait… Une servante juchée sur une chaise alluma le gaz, et l’aspect des choses parut nouveau dans la lumière différente.

— J’ai douze bons de layette à distribuer… pour les plus sages ! clamait mademoiselle Bon. Et cinq francs de prime à toutes celles qui allaiteront leur enfant.

— Moi, m’ame…

— Moi aussi…

— Moi, j’peux pas… C’est ma grand’mère qui prendra le gosse… en Limousin…

Josanne demanda :

— Et vous, madame Neuf ?

— Moi ?… J’sais pas encore… J’ai besoin de travailler… Et le pauv’ petit, pour la jolie existence qu’il aura, vaudrait mieux…

— Oh ! ne dites pas ça ?

Les deux femmes se regardèrent. Quel drame vulgaire et navrant racontaient les yeux bleus flétris, la bouche contractée !

— Je n’en voulais pas, d’enfant… Le père était parti… J’pensais qu’à lui… à lui… tout le temps ! Et pas le sou… pas d’ouvrage… J’m’en cache point : j’ai essayé tout… tout… Y a des gens qui disent que c’est mal… Faudrait qu’i’ soyent à ma place…

Josanne comprenait : tout !… les tisanes conseillées par les commères, les visites secrètes chez l’herboriste, chez la matrone du faubourg… Tout !… elle devinait l’affreux courage de la femme contre elle-même, victime et bourreau…

Elle prit la main de madame Neuf, et elle répétait : « Pauvre !… pauvre !… » avec un accent de compassion et de douceur infinie… Les papillons de gaz sifflaient… On entendait le ronflement du poêle. Une des pensionnaires, tout à coup, chanta, — voix fraîche et frêle, un peu tremblante et qui traînait…

    Dans les sentiers remplis d’ivresse,
    Allons ensemble à petits pas…

La romance, usée depuis vingt ans par mille et mille lèvres, beuglée dans les carrefours, dans les ateliers, dans les trains et sous les tonnelles du dimanche, conservait son prestige sur la sensibilité populaire… Les femmes, un instant, se recueillaient, oubliant le gâteau mordu, la tasse pleine, — et les lilas fleurissaient dans leur mémoire avec l’odeur de l’amour défunt…

— Écoutez, ma pauvre petite, dit Josanne ; puisque vous me trouvez gentille, et que je ne vous fais pas peur, écoutez-moi… Je vous comprends très bien… Je vous plains de toute mon âme…

— Madame…

— Vous avez un grand chagrin, je le vois, une grande honte… Et, surtout, vous avez peur de ce petit qui va venir… Il vit dans votre sein, mais pas encore dans votre cœur… Vous ne pouvez pas encore l’aimer…

— C’est vrai, madame… Oh ! madame…

— Ne cachez pas votre figure… Je vous parle tout doucement… Il ne faut pas avoir honte, vous ne devez pas avoir honte… Ce n’est pas une honte que d’aimer, même quand on se trompe ; ce n’est pas une honte d’avoir un enfant hors du mariage… La honte, c’est de le renier, cet enfant, de l’abandonner… La honte, elle est pour l’homme, pour le père…

La chanteuse soupirait :

    Je veux t’offrir, ô ma maîtresse…

Dehors, la nuit était venue. Un tramway gronda, roula tous les bruits dans son tonnerre, qui s’accrut, diminua, se perdit…

Les femmes, en cœur, reprenaient :

    Ô ma maîtresse…

— L’enfant ! disait Josanne, à celui-là on donne tout sans demander rien… L’enfant, c’est notre orgueil, notre gloire, notre revanche… Il peut nous consoler de l’amour…

Madame Neuf baissa la tête, et, pleurante :

— C’est trop p’tiot ! dit-elle ; ça se laisse aimer… Et moi, j’ai besoin qu’on m’aime…


XIII


Josanne a quitté mademoiselle Bon, à la station des omnibus. Seule, elle descend les pentes rapides qui mènent vers l’embarcadère du Point-du-Jour. Autour d’elle, en elle, que de tristesses !…

Tristes rues pleines de soir, où les becs de gaz semblent las de repousser l’ombre circulaire sur le pavé gluant et miroitant. Tristes jardinets où l’unique sapin, sur la pelouse lépreuse, abrite un Amour de plâtre, sali par les pluies et tout écaillé. Tristes petites maisons recelant de petites vies. Pas de boutiques, pas d’ateliers. La rumeur de Paris expire à ce seuil de la banlieue. Et Josanne hâte le pas, penche la tête, comme si sa mélancolie trop lourde l’entraînait, la tirait en bas.

Son cœur pèse à sa poitrine. Elle y porte la main, malgré elle, sous la fourrure laineuse et noire. Et elle va, seule, jetant des mots brisés, des soupirs, à la nuit déserte, au silence.

Son âme se délivre enfin. À force de gémir : « J’ai mai ! J’ai mal ! » son mal s’apaise.

Voici les lumières mouvantes des voitures, un tramway, un autre, un autre, mammouths métalliques à l’œil rouge ou vert. Voici le quai, la berge en contrebas, les arches du viaduc éclairées par-dessous. Le ciel est violacé sur les collines invisibles de Meudon ; un peu de pourpre s’extravase dans ce violet sombre, — et la Seine est toute noire, avec des traînées brillantes, comme une huile d’or répandue çà et là. La Tour Eiffel, arc-boutant ses quatre racines, dresse son arbre de fer dont la pointe, parmi les nuages, allume tout à coup sa fleur de feu. Et, répondant au signal, la Roue gigantesque fait tourner un cercle obscur dont on ne voit rien, qu’un pointillement d’étoiles.

Des trains passent. Des fumées rougissent sur les hautes cheminées. Appels de trompes, tintements de clochettes, plaintes déchirées des sirènes, grelots éparpillés, sifflets aigus se mêlent aux mille reflets, aux mille frissons des eaux et des ombres. La Ville qui flamboie sous le ciel triste, les formes démesurées qui surgissent, ces clameurs de forge, ces lueurs d’enfer accablent Josanne, hors des ténèbres et du silence. Elle ne reconnaît plus rien. Perdue dans un monde obscur et monstrueux, elle souhaite la chambre close, la lampe, les livres, un visage ami.

Six heures. Le ponton oscille, surchargé de gens qui attendent, et le bateau se coule tout au long, comme une bête vivante, avec un clapotement. La foule emporte Josanne. Elle est dans la cabine, pressée, étouffée, entre une grosse dame et un vieil ouvrier qui dort.

Et Josanne aussi voudrait dormir, si fatiguée, la tête vide ! Le léger mal de cœur qui lui vient, au roulis du bateau, accroît son vertige. Tant de pensées, tant d’émotions l’ont ballottée, depuis le matin, de l’orgueil à l’humiliation, de la confiance au désespoir ! Tout lui est égal, maintenant, tout ! Et, sur le chaos de ses idées, une phrase qui n’a plus de sens, qu’elle ne comprend plus, bourdonne comme une mouche obsédante : « Le pli de la servitude… »

Le bateau s’arrête, repart dans un glissement balancé, s’arrête encore. À chaque arrêt, un double mouvement se propage dans la masse des passagers : les uns s’en vont, les autres arrivent. Josanne, sa voilette levée, regarde ces figures qui défilent, marquées par la grande lassitude mélancolique des soirs de fête : ménages d’ouvriers, boutiquières coiffées de capotes à aigrette, enfants qui dorment, la tête ballottante sur l’épaule du papa, serrant un jouet neuf ou un débris de gâteau dans leur menotte crispée.

De temps en temps, une femme jolie, un monsieur à pelisse confortable, égarés dans la foule populaire, se plaignent de n’avoir pas trouvé de fiacre, d’avoir vu fuir les tramways pris d’assaut.

Un couple élégant cherche des places : la toque pailletée de la jeune femme brille parmi les chapeaux sombres. Toute jeune, mince, brune, vêtue de drap bleu et d’astrakan, c’est une nouvelle mariée, sans doute, qui va dîner dans sa famille. Elle hésite, recule, — et son mari, plus loin, l’appelle :

— Yvonne !

C’est Josanne qui se lève, à cette voix.

Elle se lève et se rassied et ne sent plus rien qu’un frémissement de tourbillon autour d’elle, en elle. Elle pense :

« Je vais m’évanouir… Je vais tomber ! »

Et elle tomberait, si elle n’était retenue par la grosse voisine et l’ouvrier qui ronfle.

« Maurice !… C’est Maurice !… Maurice !… »

Ce nom, qu’elle répète mentalement, entre enfin dans sa conscience, cloue sa pensée… Elle se maîtrise et redevient lucide.

À quelques pas d’elle, Maurice et sa femme sont assis. Ils causent distraitement, avec des intervalles de silence.

Josanne regarde cet homme qu’elle aima, — qui l’aima sans doute, à sa façon négligente et sèche. — Elle voit passer sur ce visage des expressions brèves qu’elle reconnaît, — un mouvement de sourcils, cette façon d’incliner la tête, ce sourire un peu de côté…

Mais combien Maurice lui apparaît énigmatique ! Il est « le même » ; il n’est plus « le sien… » Josanne ne sait plus interpréter son regard, ses gestes, son attitude… Elle ignore les images familières qu’il emporte dans son cerveau, et ses habitudes, et ses peines, et ses plaisirs et ses projets… Entre ces deux êtres qui furent un seul être par le désir et par le plaisir, qui mêlèrent leurs sangs et crurent mêler leurs âmes, quel abîme d’indifférence, d’ignorance, d’oubli !…

Elle songe :

« Je ne sais même pas son adresse… »

Et son chagrin s’avive d’ironie… On s’aime, on se prend, on se déprend, on se reprend… puis la chaîne casse… Et chacun s’en va de son côté : bonsoir ! la vie continue…

Voilà donc la femme de Maurice : cette fillette rieuse et boudeuse qui bâille derrière son gant clair. Elle aime bien son mari, et lui l’aime bien… C’est l’ordinaire « gentil ménage ». Elle sait que Maurice a eu des aventures, autrefois, comme tous les jeunes gens… Elle n’en souffre pas ; elle n’y pense pas. On lui a dit que « ça n’avait pas d’importance »… C’est fini. Ce n’était rien. Elle est bien sûre que son mari n’a pas de secret pour elle.

« J’étais comme elle quand j’épousai Pierre, pense Josanne. Les jeunes filles ne savent rien de leur mari… Et celle-là, qui me regarde, elle ne sent donc pas ce que je suis, d’instinct !… »

Non, madame Nattier ne sent rien : l’instinct ne l’avertit pas ; aucun pressentiment ne l’effleure devant cette femme inconnue qu’elle regarde, une seconde, sans la voir. Ses yeux encore enfantins, brouillés de sommeil, deviennent vagues… C’est Maurice qui fait un mouvement, sous l’attirance magnétique de Josanne. Leurs regards se heurtent : ils éprouvent un choc physique. Le jeune homme pâlit… Puis, correctement, discrètement, il soulève son chapeau, salue…

C’est tout. Le bateau s’arrête. Josanne quitte sa place, sans précipitation. Mais dans l’escalier, sur le pont, sur le quai, elle se hâte, elle fuit, loin de cet homme…

Oh ! ne le revoir jamais !… jamais !…


XIV


Josanne n’eut pas le courage d’aller chez Mariette. Elle rentra dans son petit logement, ôta son chapeau, son manteau, sans même allumer la lampe, et, couchée sur le divan, elle sanglota.

Elle souffrait et jouissait d’être seule, tendait les bras vers un secours inconnu et aussitôt le repoussait. Ses larmes mouillaient ses joues, son bras replié, les cheveux de sa tempe. Tout son corps était rompu. Quand ses sanglots faisaient trêve, elle soupirait et gémissait comme un enfant.

Au-dessus, au-dessous, les voisins dînaient : on entendait des rires, des bruits d’assiettes. Le peintre du second faisait un vacarme effroyable : il raclait une mandoline et imitait le toréador.

Un coup de sonnette réveilla Josanne. Elle alla ouvrir, à tâtons. La concierge lui apportait un paquet :

— C’est arrivé à midi, madame…

La jeune femme alluma une bougie, examina le paquet, enveloppé de papier blanc, lié de ficelle rouge, chargé de timbres étrangers.

— De Naples !

La ficelle coupée, le papier déchiré, elle vit une étroite et longue boîte en sparterie, tressée et nouée de rubans, et, dans la boîte, cinq ou six camélias d’un blanc très pur, enveloppés d’ouate. Il y avait une carte, sous les fleurs : « Noël Delysle, Albergo Reale, Posilipo », envoyait à madame Josanne Valentin « ses vœux de bonne année et ses hommages ».

Elle prit les fleurs et, délicatement, les démaillota, une à une… Leurs beaux pétales semblaient ciselés en pleine cire et l’on eût dit, à les voir, en la perfection de leur blancheur, que leur pulpe mate, épaisse et fine, ne se fanerait jamais.

Josanne versa de l’eau dans un tube de cristal, disposa les fleurs, les porta sur la cheminée. Et ces actes, machinalement accomplis, la divertirent de son chagrin.

Sa montre marquait neuf heures : elle chercha des biscuits dans le buffet de la cuisine, mit une bouilloire sur la lampe à alcool ; le thé fut bientôt prêt. Elle mangea et but, assise sur le divan, sa tasse posée sur un escabeau, à la lueur de la bougie. Ses cils étaient moites encore. Une mèche, détachée de son chignon, tombait sur son épaule.

Le peintre, au-dessous, continuait son tintamarre.

La glace de la cheminée doublait les beaux camélias qui avaient fleuri pour Josanne, — si loin de Josanne ! — dans quelque jardin tout jaune d’oranges mûres, au pays de Graziella.

« Ce sont mes étrennes… J’ai tout de même des étrennes !… »

Un involontaire sourire éclaira son visage encore en pleurs… Ainsi, pour la troisième fois, à des heures de sa vie où elle sentait plus cruellement la solitude et l’abandon, un réconfort lui venait de cet inconnu, de ce Noël Delysle : le livre lu, sous l’Odéon… la lettre reçue à Chartres… ces fleurs…

Elle regarda la carte, l’adresse, la formule banale et courtoise, — et elle regretta que M. Delysle n’eût pas écrit… Deux fois, depuis qu’elle était à Paris, elle avait reçu de Venise, de Rome, des lettres courtes et jolies, qu’elle conservait.

« Je les mettrai dans la boîte en sparterie, pensa-t-elle, et toutes celles qu’il m’écrira… s’il m’écrit encore… C’est gentil, cette correspondance… »

Elle commença de se déshabiller. Toutes les cinq minutes, elle allait admirer les camélias, et sur ces fleurs sans parfum, elle respirait l’odeur lointaine, l’enchantement de l’Italie.

Assommée de fatigue, elle s’endormit, rêva que mademoiselle Bon épousait M. Bonnafous et que « madame Neuf » s’était jetée dans la Seine près du viaduc du Point-du-Jour…

Le lendemain, elle envoya un billet de remerciement à M. Delysle, écrivit son article sur la Villa Bleue et tâcha de secouer sa tristesse. Mais son âme demeurait ébranlée ; elle ne se défendait plus contre l’assaut des souvenirs. Elle éprouva toutes les rages, toutes les jalousies, toutes les lâchetés, et ce furent des jours terribles.

Vainement elle crut se fortifier en allant à Chartres voir sa tante et son fils. Claude n’était plus son Claude, à elle : c’était l’enfant de Maurice. Josanne découvrait en lui des traits, des nuances de physionomie qu’elle n’avait jamais remarqués et que son imagination malade créait peut-être… Elle se rappelait cette « madame Neuf » à qui la maternité ne suffisait pas. « Moi aussi, égoïstement, j’ai besoin qu’on m’aime… » Claude, séparé d’elle, l’oubliait…

L’emmener ?… Elle ne pouvait pas. L’argent lui manquait encore pour payer une domestique, et l’enfant, trop petit, ne pouvait aller à l’école ni rester seul au logis. À Chartres, il était heureux, il prospérait, sous l’aile de mademoiselle Miracle. Josanne revint à Paris, découragée, désespérée, et, pendant une semaine, l’obsession la harcela : elle voyait partout l’ancien amant, — dans la rue, dans les omnibus, chez Mariette…

Un soir, en quittant le Monde féminin, elle crut reconnaître Maurice, qui la suivait. Elle l’apercevait par moments, et elle se disait :

« Je suis folle… Voilà que j’ai des hallucinations, maintenant !… »

Mais, dans la cour du Carrousel, elle le sentit si proche qu’elle se prit à trembler toute et que ses genoux défaillaient. Il la joignit, l’arrêta : c’était bien lui… Il suppliait :

— Josanne, il faut que je vous parle !… Josanne !…

— Non, allez-vous-en !

Des passants se retournèrent. Alors elle se remit à marcher, et Maurice marcha près d’elle. Ils regardaient devant eux, n’osant pas confronter leurs angoisses.

— Il faut que je vous parle… une minute seulement… Ne croyez pas… que j’aie voulu… Enfin quoi que j’aie fait, je ne suis pas un misérable…

— Je ne veux pas vous écouter. Je ne vous connais plus.

— Josanne, ce n’est pas possible… Il y a eu, entre nous, trop de choses… Nous ne pouvons pas vivre comme cela, vous me méprisant, et moi portant votre mépris… Depuis que je vous ai vue, dans le bateau, je vous cherche, je rôde autour de votre journal : je vous écris des lettres que je déchire… Croyez-moi, mon Dieu ! croyez-moi !

Elle l’interrompit :

— Quoi ? que voulez-vous ?… Que pouvez-vous dire ?

Il comprit qu’elle l’écouterait, et, cessant de supplier, il répliqua :

— Vous devez à vous-même de m’entendre… J’ai eu des torts envers vous. Vous me détestez, soit !… Mais il ne faut pas que ma faute… s’il y a faute !… déshonore à vos yeux tout le passé.

— Le passé !… De quoi est-il fait, ce passé ?… De toutes mes souffrances, de toutes mes humiliations… Ah ! votre prudence, votre manière de rejeter sur moi toutes les responsabilités !… Vous n’étiez guère généreux, ni brave !… Notre passé !…

— Josanne, je le répète, j’ai eu des torts… mais je vous ai aimée…

— Aimée !…

Elle eut un retour de colère :

— Aimée ! quelle dérision !… Et puis, que m’importe ?… Tout ça, votre amour, mon amour, notre passé, n’existe plus. Je ne vous ai pas regretté. Je ne vous déteste même pas… Et ce n’est pas la maîtresse qui crie en moi, contre vous, c’est la mère…

Elle se tut, car elle étouffait. Maurice voulut lui prendre le bras et l’entraîner : elle se dégagea, hostile.

Ils traversèrent ainsi, Maurice suivant Josanne, le guichet du Louvre. Sur le quai, le fracas des omnibus et des voitures les surprit. Le vent soufflait du nord. L’air frigide et coupant avait le goût d’un morceau de glace qui fondrait en touchant les lèvres. Josanne ramena sa fourrure contre sa bouche. Elle frissonnait.

— Venez par ici, implora Maurice ; je vous en prie…

Elle le regarda… Non, il ne mentait pas, à cette heure ! C’était son tour de prier et de s’humilier, et de souffrir… L’inquiétude blêmissait ses joues, décolorait ses yeux bleus, enlaidissait presque son visage, et cette légère disgrâce physique émut Josanne, au plus tendre de son cœur. Naguère elle ne pouvait supporter le passage d’une tristesse sur ce visage aimé. Et maintenant elle luttait contre l’habitude ancienne devenue instinct, — l’habitude de dire le mot, de faire le geste qui console.

Le long du Louvre, puis sur le trottoir que la terrasse des Tuileries domine, droit devant eux, ils allaient. La découpure grise de la rive gauche, avec ses toits, ses clochers, ses dômes, se violaçait peu à peu contre le rouge cru du ciel hivernal. Des ombres de sépia marquaient les arches des ponts, et l’eau argentée ou noire, et çà et là glacée de rose, semblait immobile entre le lacis des arbres penchés.

Quand les premiers becs de gaz s’allumèrent, en guirlandes pâles, le paysage parisien prit la force, la netteté, l’éclat imprévu de la plus belle estampe japonaise. Mais ni Maurice ni Josanne ne voyaient cette froide splendeur du crépuscule, qui touchait les yeux les moins sensibles et donnait aux passants distraits un court saisissement de plaisir,

— … Rappelez-vous… rue Rataud… ce matin où je vous parus injuste, ingrat, féroce… Je vous avais dit que c’était horrible de vivre séparé de vous, toujours… J’étais malheureux, et je vous savais malheureuse… Que pouvais-je pour vous ? Rien.

Josanne dit, lentement :

— Quand vous m’avez aimée, vous saviez que je n’étais pas libre, que je ne pouvais pas, que je ne voulais pas me libérer… Et vous saviez très bien que ce n’était ni par intérêt, ni par faiblesse, ni par crainte de l’opinion, que je restais à mon foyer… Croyez-vous que je n’avais pas rêvé une autre vie, que j’étais faite pour la trahison ? Mais j’avais un devoir envers mon mari malade et malheureux. J’acceptais ce devoir… et je gardais pourtant un droit sur moi-même… Vous saviez tout cela… Je ne suis pas une inconsciente. Je vous ai parlé tout net, au début…

Il répondit :

— J’ai très bien compris. Mais, je vous le répète, je ne pouvais rien.

— Vous pouviez m’aimer, malgré tout, à travers tout, comme je vous aimais, et me donner l’appui d’une fidèle tendresse, à défaut du secours matériel. Vous pouviez tout… Mais il fallait pouvoir aimer, d’abord… Et cela, vous ne le pouviez pas…

Il protesta :

— Je vous ai aimée, passionnément…

— Allons, si vous êtes sincère, à cette heure, épargnez-vous, épargnez-moi cette vaine justification. Je ne vous reproche rien. Vous avez des préjugés ; vous êtes un peu lâche. La morale courante vous justifie : la morale est pour vous, contre moi. Votre conscience vous commandait de m’abandonner, avec notre enfant ? C’est possible ! Mais pourquoi donc avez-vous des remords ? Que faites-vous ici ? Cela m’étonne.

Il ne répondit pas directement. Il répéta que des scrupules personnels et le chagrin de sa pauvre mère l’avaient décidé à la rupture sans qu’il cessât d’aimer Josanne. L’effroi de la solitude stérile l’avait conduit au mariage, et, quand il avait appris la mort de Valentin, il était déjà fiancé.

— Devais-je reprendre ma parole ?… Oui, peut-être… Mais je croyais… j’étais sûr que vous ne me pardonneriez pas ma défection… que vous me détestiez… Et puis, cette jeune fille qui avait confiance en moi, cette famille qui m’accueillait… J’ai été faible, je l’avoue… Et cependant, je ne crois pas être un malhonnête homme… Mais je comprends tout de même votre indignation… J’aurais dû vous écrire… Vous auriez compris mes sentiments…

Il essayait d’être loyal, mais les mots disaient trop ou trop peu. L’habitude de l’atermoiement, du détour gênait sa volonté réelle de sincérité. Il cherchait malgré lui les phrases prudentes qui ne le compromettaient pas. Et il souffrait de ne pas oser l’expression exacte et véridique, de ne pas trouver l’accent qui convainc. Il essayait d’expier sa faute en l’avouant, — et il se justifiait encore… Il parlait de sa famille, de sa situation.

Et tout à coup :

— Des phrases, tout ce que je dis !… Des phrases qui n’expliquent rien, qui vous irritent, qui me rendent ridicule ou odieux !… Je voudrais parler selon mon cœur ; je ne peux pas.

Josanne répondit :

— Maurice…

Sa voix était changée… Que Maurice fût humble devant elle, et, cette fois, enfin, prêt à pleurer, c’était assez pour que sa rancune tombât.

— Maurice… laissez les phrases… Et si c’est mon pardon qu’il vous faut pour vivre en paix, eh bien ! je vous le donne…

Il demeura figé sur place. Quoi ! si vite, si simplement, elle pardonnait ?

— Ah ! chère Josanne, je vous reconnais là !… Si bonne, si généreuse !… Je n’espérais plus…

Elle murmura :

— Je ne peux pas vous haïr… Je ne vous ai jamais haï, et, maintenant, je n’ai pas le désir, je n’aurais pas la force de vous faire du mal… Serai-je plus heureuse moi, si vous êtes malheureux ?… Non… Vous disiez vrai… Il y a, entre nous trop de choses… Je vous ai trop aimé… Cinq ans !… Ah ! j’ai eu un grand, un très grand chagrin… Mais le plus dur est passé… Je souffre moins… Je suis mieux… Votre vie est faite… Je referai la mienne… Seulement… il ne faut plus parler de tout ça… il faut vous en aller…

Elle se troublait visiblement… L’amour, réprimé d’abord par l’orgueil, lui montait du cœur aux lèvres… Et Maurice, troublé comme elle, contemplait Josanne avec ses yeux d’autrefois… Confondu, plein de honte et de reconnaissance, il aurait voulu la tutoyer, se rapprocher d’elle, un peu, si peu que ce fût…

Il n’osait.

Pourtant il tendit sa main, et Josanne tendit la sienne. Ils se regardèrent, enfin… Lui n’avait pas changé, mais elle !… Comme elle était pâlotte et maigrie ! Et sur elle, et en elle, quel deuil !

Il se rappela des gestes d’elle, sa vivacité, sa langueur, son joli rire, la flamme de sa bouche, la fraîcheur de son corps. Elle avait été l’amante de sa jeunesse, la première et la seule femme qu’il eût possédée dans l’amour. Et il la sentit presque sienne encore, liée à lui par les souvenirs communs, par l’enfant commun… Et il désira, violemment, que le lien secret ne pût se rompre, que Josanne ne pût l’oublier tout à fait, même… même aux bras d’un autre…

Intolérable pensée ! intolérable vision !… Une jalousie toute nouvelle tenailla le cœur de Maurice. Il lâcha la main de Josanne. Il dit, comme s’il avait eu le droit d’interroger :

— Comment vivez-vous ? Qu’allez-vous faire ?…

— Je suis seule… Je gagne ma vie… un peu mieux qu’autrefois…

— Seule ? Mais… mais alors…

Il éprouvait une répugnance à parler de l’enfant, — lui qui attendait un autre enfant, officiel et légitime, dont il avait, par avance, la fierté. — Comment exprimer une tendresse paternelle qu’il ne ressentait guère, et, d’autre part, comment ne pas parler de Claude ?… Mais il avait aimé Josanne, il l’aimait encore, et leur fils représentait leur passé d’amour, l’espèce de droit que l’homme garde — ou croit garder — sur la femme qu’il a rendue mère.

— Et Claude ?… dit-il enfin.

— Vous vous rappelez son existence !

— Il y a une heure que je me contrains pour ne pas vous parler de lui, répondit Maurice sans même s’apercevoir qu’il mentait. Je voulais que la femme pardonnât, et maintenant la mère pardonnera peut-être…

— Claude est à Chartres, pour quelques mois encore. Il va bien.

— Vous le reprendrez avec vous ? Il restera près de vous, toujours, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce que ça vous fait ?

— Je pense que vous serez moins triste, quand il sera là… moins seule… Ah ! Josanne, il faudra l’aimer beaucoup.

— Vous n’allez pas m’apprendre comment je dois aimer mon fils !… Vous auriez mauvaise grâce !…

— Pardon ! dit-il, confus.

Ils revenaient de la Concorde vers le Louvre. Le crépuscule tombait.

Maurice songea qu’il était tard. Sa femme l’attendait. Il n’avait plus rien à dire à Josanne, — rien qu’un souhait absurde, contraire à toutes ses habitudes de prudence, — souhait qu’elle ne voudrait pas entendre, et qu’elle n’exaucerait pas…

Il hésitait… Le souhait tremblait sur sa bouche, incertain, honteux, comme un aveu d’amour coupable…

Maurice balbutia :

— Josanne… Je voudrais…

— Quoi ?

— Il faut que je m’en aille, Josanne… C’est affreux de nous séparer ainsi… J’ai tant de choses à vous dire !… Si vous saviez !… Josanne, je voudrais être sûr que je vous reverrai… Je ne peux pas croire que nous nous quittons pour toujours…

— Je suppose que vous ne me ferez pas de visite de noces ! répliqua Josanne en se durcissant contre l’émotion. Nous avons dit les choses essentielles et définitives, ce soir… Et je n’ai aucune raison de continuer cet entretien…

— Nous serions morts l’un pour l’autre ?… Je ne vous reverrai pas… je ne reverrai pas Claude, jamais !

— Vous l’avez bien voulu !… Et puis, comment ?… pourquoi ?… Non !… non !…

Il surprit le tremblement de la voix, la crispation nerveuse de la main serrant la fourrure sombre.

Il pensa : « Quelle folie je fais !… » Mais, devant cette Josanne qui se dérobait, qui lui échappait, devant ce visage bouleversé tout à coup, et qui était bien un visage de femme amoureuse et tentée, il retrouvait la sensation de la conquête… Elle avait eu ce regard, ce geste, cet air de souffrance, le soir lointain où, dans une rue déserte, en revenant de chez madame Grancher, il lui avait dit :

« Je vous veux. Soyez toute à moi… »

Il n’imagina point qu’elle pût redevenir sa maîtresse, mais il voulut garder une prise sur elle, la tenir, de loin, par les souvenirs d’amour, par l’enfant, et qu’elle le sentît toujours présent dans sa vie, et qu’il fût entre elle et les autres hommes, entre elle et l’amant futur qui viendrait…

Enhardi par la solitude, il se rapprocha, et il répétait : « Josanne !… ma chère Josanne !… » d’une voix triste, tendre, pénétrante, d’une voix que Josanne reconnaissait, hélas ! qui éveillait en elle les échos profonds du désir, et qui s’insinuait, caressait, touchait son âme et ses sens à la place vive et secrète…

Elle résistait, détournant la tête pour ne pas voir le visage aimé, les yeux… Ah ! ces yeux bleus de Maurice !…

— Je vous en conjure… Laissez-moi !… Allez-vous-en !…

— Josanne…

— Non !

— Josanne, au nom de l’amour ancien !… Nous fûmes heureux quelquefois, Josanne !… Rappelle-toi !… Promets-moi que tu me laisseras revoir Claude… C’est à Claude que je pense… Écoute !… Je ne te demande rien que tu ne puisses m’accorder… Revoir Claude… pas chez toi… dehors…

— Non !… non !…

— Tu ne peux pas me refuser ça, maintenant… Tu m’as pardonné… Maigrie ta douleur, et mes fautes, vois, nous sommes ensemble, je tiens ta main, et tu vas pleurer… Josanne, qui fus ma Josanne, tu peux bien me bannir de ta vie, tu ne me banniras pas de toi-même, et jamais je ne t’oublierai, et jamais tu ne m’oublieras…

Il perdait la tête, il ne savait plus ce qu’il disait :

— L’amour ne peut pas, ne doit pas renaître entre nous, mais en te revoyant, là, tout à l’heure…

— Maurice !

— Pas demain… dans longtemps… si une circonstance grave… Suppose que l’enfant soit malade… en danger… Alors, promets-moi de m’avertir… Cela n’arrivera jamais, sans doute, mais il faut promettre. Il ne faut pas dire « Jamais ! »

Éperdue, elle répondit :

— Eh bien ! oui… dans ce cas… peut-être… dans ce cas seulement… Mais ça n’arrivera pas ! j’en suis sûre !

— Tu m’écrirais, tu me laisserais venir !… Et même, dans toute autre circonstance où tu aurais besoin d’une aide, d’une amitié sûre. Il faut croire à mon dévouement. Je voudrais réparer, racheter…

Elle cria presque.

— Oui, oui, mais laissez-moi ! Vous ne voyez donc pas que vous me faites du mal ?… Oh ! je veux m’en aller, me reposer, être seule. Si vous m’avez aimée, je vous en supplie, laissez-moi !

Il fut effrayé de ce qu’il avait fait :

— Je vous obéis, ma chère Josanne. Excusez-moi. J’ai été si violemment ému ! Je n’aurais pas dû, peut-être…

Elle dit tout bas :

— Adieu !

Il répondit doucement :

— Au revoir !… J’ai votre promesse…

Et chacun suivit son chemin.


XV


— Cette fille de la Villa Bleue, une blonde, celle qu’on appelait « madame Neuf »… Vous lui avez parlé, le jour de la fête… rappelez-vous !…

— Eh bien ? dit Josanne, elle est morte ?

Mademoiselle Bon soupira :

— Elle a fait pis que de mourir, ma chère…

Les deux femmes causaient, dans le sombre petit bureau de mademoiselle Bon, meublé de cartonniers verts et de bibliothèques en bois brun, orné de photographies qui représentaient des écoles, des orphelinats, des groupes de médecins et d’infirmières en costume d’hôpital.

— Madame Platel m’a tout conté… La petite est accouchée, le mois dernier, à Baudelocque : un gros garçon, très bien accueilli… Larmes, grands sentiments : « Je l’élèverai… Je le nourrirai… » La dame visiteuse, envoyée par le Comité, revient, tout émue : madame Platel reste sceptique… Au bout de onze jours, la petite arrive à la Villa Bleue avec son bébé. On la félicite ; on lui donne quelque argent et on lui cherche du travail… Voilà une fille sauvée !… Ah bien, oui ! Le monsieur qui avait disparu depuis neuf mois est revenu… et la pauvre bête amoureuse est retournée à son vomissement.

— Et l’enfant ?

— Le monsieur, un étudiant en pharmacie, n’aimait pas les gosses… Il l’a dit en propres termes : « Je n’aime pas les gosses. Ça me dégoûterait d’Hélène… » Hélène, c’est « madame Neuf » Et il a déclaré : « Je n’ai pas le sou : ma famille me colle cent vingt francs par mois… Je ne peux pas m’empêtrer d’une maîtresse et d’un enfant. L’Assistance publique n’est pas faite pour les petits chiens… Au surplus, il ne s’agit pas d’un abandon, mais d’un dépôt momentané… On le reprendra plus tard, ce mioche !… » La mère pleurait. Alors, pour la consoler et la convaincre, il lui a raconté l’histoire de Jean-Jacques Rousseau.

— Et elle a cédé !

— Elle a cédé. Une de ses anciennes compagnes de la Villa Bleue a reçu ses confidences et averti madame Platel… Il était trop tard. L’intéressante Hélène et son cher amant avaient imité Thérèse et Jean-Jacques… Elle éprouvait bien quelques remords, mais elle avouait : « J’aime trop mon ami. Je l’ai dans le sang. Je ne peux aimer que lui… Il me dirait de faire un crime, je le ferais… »

Josanne, accoudée à la cheminée, un pied tendu vers le feu, répondit :

— Vous n’êtes pas découragée ?

— De quoi ?

— De ce métier de dupe que vous faites !… Relever la femme, éduquer la femme, affranchir la femme ! Vous croyez à l’avènement de la femme consciente, fière de sa libre maternité, heureuse de n’être plus l’idole ou la servante de l’homme ? Vous croyez que grâce à vous, grâce à nous, les « madame Neuf » deviendront plus rares ?

— Je le crois.

— Alors il faudra supprimer l’amour, mademoiselle. Peut-être affranchirez-vous la femme des entraves sociales, des préjugés qui l’empêchent de gagner son pain… Mais vous ne l’affranchirez pas d’elle-même… La femme qui a un « homme dans le sang » appartient servilement à cet homme.

La porte du bureau s’ouvrit. Un groom appela :

— Madame Valentin !… Il y a quelqu’un qui vous demande…

— Dites que je ne suis pas arrivée, qu’on m’attende. Faites entrer dans mon bureau… C’est insupportable d’être dérangée ainsi.

La porte se referma.

— Josanne ! dit mademoiselle Bon, qu’avez-vous ? Vous avez beaucoup changé depuis un mois. Vous êtes amère et triste… et vous devenez injuste !… Votre pessimisme m’étonne. Qu’y a-t-il donc ?

— Mais rien… rien… J’ai des migraines, de la fatigue nerveuse… Ah ! ne parlons pas de moi. Cela m’ennuie…

Elle se détourna, regardant le feu qui mourait. Et, après un silence, elle reprit :

— Je songe à toutes ces femmes que je vais voir, et que j’interroge sur leur vie, leur caractère, leurs goûts ; je songe à ces doctoresses, à ces avocates, à ces professeurs, à ces artistes, dont le Monde féminin raconte les succès… C’est l’élite féminine, les « affranchies », les « rebelles », comme dit monsieur Noël Delysle… Elles s’insurgent contre les préjugés, contre la morale conventionnelle, et elles recréent un idéal nouveau de l’honneur, de la vertu, du devoir féminin. Ce sont des intelligences claires et des âmes nobles… Elles ne ressemblent pas à madame Neuf… Et pourtant, dès qu’elles se livrent un peu, en causant, de femme à femme, et que je devine le secret de leur vie intérieure, je sens qu’elles ont gardé les vieux instincts de la femme d’autrefois… L’homme les trouve devant lui, concurrentes et rivales, dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les administrations ; mais au foyer, dans l’alcôve, l’ordre antique se rétablit… Avec tout son cœur, avec tous ses sens, la femme aspire à la servitude amoureuse… Elle n’a pas le courage de la liberté ; elle n’a pas le sentiment de sa dignité ; elle n’a que le désir et le regret de l’amour. Que l’amant aimé marche sur elle, elle lui baisera les pieds et dira : « Encore !… »

Mademoiselle Bon écoutait Josanne sans protester.

La jeune femme s’animait, presque agressive :

— Mariées, elles ne peuvent pas s’affranchir de l’époux ; libres, elles ne veulent pas s’affranchir de l’amant… Ce sont des serves, comme étaient leurs mères, comme seront leurs filles…

— Ce sont des femmes ! dit mademoiselle Bon, en souriant. Elles sont nées à une époque de transition, et elles se révoltent contre une morale et des lois dont elles subissent la contrainte. De toutes parts, la société limite l’effet de leur rébellion. Elles n’accordent pas toujours leurs actes avec leurs idées ? — Ainsi les anarchistes font leur service militaire et paient l’impôt. — Elles gardent l’instinct de la servitude amoureuse ? — N’oubliez pas que les siècles et les siècles ont façonné leur sensibilité pour l’obéissance et le sacrifice. — Elles aiment des gens indignes d’elles ?… Mais les erreurs sentimentales seront toujours possibles, en tout temps, malgré toutes les évolutions de la morale. De même les progrès de l’hygiène et de la médecine n’empêcheront pas les maladies… Ne raillez pas les femmes qui ont brisé les vieilles chaînes, parce qu’elles traînent encore les tronçons !… Vous-même, Josanne, ne faites-vous pas l’apprentissage de la liberté ?… Si vous vous sentez lâche, ne découragez pas les autres.

— Vous êtes sévère pour moi, mademoiselle Bon ! Je vous ai fait de la peine…

— Beaucoup… Vous étiez juste et généreuse, autrefois, et si brave !… Qu’est-ce qui vous a troublée ainsi ?

— Je ne sais… Un vague malaise physique… Et puis, l’histoire de cette fille, cette « madame Neuf… »

— Il n’y a pas de quoi… Ma pauvre Josanne, la vie est dure pour vous, je le sais… Vous avez des heures de doute, d’agacement…

— De défaillance.… Ah ! mademoiselle je vous admire.

— Bah !

— Je fais mieux : je vous aime…

— Ça, c’est gentil… Vous ne me trouvez pas trop ridicule ?

— Ridicule ! Vous qui avez tant de raison et tant d’indulgence, et cette force d’espoir, et cet optimisme paisible !… Vous êtes une sœur de charité laïque, oui, tout anticléricale que vous êtes…

Josanne se mit à rire :

— Vous auriez dû vous marier ; je vous vois très bien, mariée et mère de famille…

— J’aurais pu me marier, dit la vieille fille avec un petit air de fierté. À vingt ans, je n’étais pas plus laide qu’une autre, et l’on m’a demandée, oui ; deux fois !

— Et vous avez refusé !… Pourquoi ?

— Parce que j’avais un cœur très timide, craintif même, et scrupuleux… et puis des idées à moi… et je voulais toujours les mettre en pratique, mes idées !… J’appartenais au peuple, où les honnêtes filles ne sont pas, forcément, des ingénues… Je savais comment vivent les hommes avant leur mariage, et j’avais vu beaucoup de femmes, séduites, lâchées, qui tombaient… je savais où… Alors je m’étais promis d’épouser un jeune homme qui… que…

Une chaste rougeur couvrit la figure de mademoiselle Bon.

— … qui n’aurait jamais profité de la misère, de la faiblesse de ces malheureuses, pour… vous comprenez !… un jeune homme pur comme moi-même… Et je ne l’ai pas rencontré.

— Et vous n’avez pas aimé ?

— D’amour ? non… J’ai aimé mes parents, mes amis, mes idées, les malheureux… J’ai aimé beaucoup de gens et beaucoup de choses… Et j’ai gardé mon petit rêve intact, ni brisé, ni sali… Mais je n’en parle jamais à personne et c’est bien la première fois…

Josanne embrassa mademoiselle Bon :

— Ah ! mademoiselle, cela me fait du bien, de vous entendre…

— Et cela me fait plaisir, à moi, de vous réconforter.

La vieille fille tourna un bouton électrique, et, dans la vive lumière blanche, elle observa le visage amaigri, les yeux cernés, la bouche triste de Josanne. Une pensée naissait dans son esprit, qu’elle n’osait formuler.

— Je suis sûre que vous mangez n’importe quoi, à n’importe quelle heure, et que vous restez chez vous, à rêvasser… Je n’aime pas cela… Votre petit garçon va bien ?

— Très bien.

— Il faudra le reprendre.

— Oui… bientôt… Il aura cinq ans au mois d’avril … Je pourrai l’envoyer à l’école… Il me faudra une domestique, au moins quelques heures par jour… Cela coûte cher, et je dois de l’argent à ma tante Miracle… Elle n’est pas riche, et elle m’a généreusement prêté une assez grosse somme quand je me suis réinstallée à Paris. Alors je fais des économies, j’attends…

— Tâchez de vous distraire… Venez aux réunions de la Fraternité.

Josanne n’était pas très enthousiaste de la Fraternité féminine, petite association féministe, socialiste et révolutionnaire, où de grosses dames moustachues et de maigres illuminées s’appelaient héroïquement « citoyennes » et votaient des ordres du jour flétrissant le parlement bourgeois.

Elle répondit :

— Je n’ai pas le temps… Je lis, j’essaie de m’instruire… et je fais mes robes moi-même, vous savez… Plus tard, je louerai un piano. Je me remettrai à la musique… Je n’étais pas une trop mauvaise musicienne, autrefois… J’ai même donné des leçons.

En prononçant ces mots, elle revit le salon de madame Grancher, et les gens qui dansaient, et Maurice, dans un coin, près d’elle. Il disait tout haut : « Bonsoir, madame », et, tout bas : « Je vous aime… »

Maurice… Comme il avait troublé sa vie, depuis un mois, depuis le fatal entretien qu’elle n’avait pas su rompre !… Elle était maintenant dans l’angoisse perpétuelle de l’attente.

Il n’était pas venu : elle espérait qu’il ne viendrait pas. Sa curiosité satisfaite, sa conscience rassurée, il s’était laissé reprendre au charme de sa vie nouvelle… Près de sa jeune femme, il avait oublié la maîtresse, l’enfant et le dangereux désir qui l’avait un soir, ramené vers Josanne… C’était un garçon prudent.

Il ne viendrait pas.

Et s’il revenait, pourtant, que ferait Josanne ?

Elle-même n’en savait rien. Il y avait en elle deux femmes : celle « d’en haut », la fière, la vaillante, la « rebelle », qui voulait se libérer, guérir et vivre dans sa chaste solitude, — et l’autre, l’inférieure, l’asservie, qui conservait encore, dans son sang et dans ses nerfs, le poison ancien, le besoin des larmes et des caresses, le goût morbide de la souffrance d’amour…

Cependant le groom avait rouvert la porte :

— Madame Valentin !… C’est le monsieur qui attend… Il dit qu’il va s’en aller, et il m’a donné sa carte pour madame.

Josanne prit le petit rectangle de carton.

— Ah !… Je viens… oui… Je viens tout de suite.

Mais elle ne bougeait pas. Des ombres et des rayons, tour à tour, passaient dans ses prunelles profondes. La vieille fille, la voyant émue, songeait :

« Qu’a-t-elle ?… »

Josanne jeta un coup d’œil sur la glace, arrangea ses cheveux, tira sa blouse dans sa ceinture, et, tout irrésolue :

— Regardez donc, dit-elle, ne suis-je pas fagotée aujourd’hui ?… Cette blouse me va mal… Et il me semble que j’ai un drôle d’air…

— Mais pas du tout… Vous êtes très bien… Quelle idée !

— Oh ! ça m’est égal, vous savez, complètement égal…

Mademoiselle Bon sourit :

— Josanne, ma petite Josanne, je vous reconnais.


XVI


Noël Delysle, las d’attendre, considérait le petit bureau mal éclairé par une seule lampe électrique. La fleur d’opale, épanouie et courbée au bout de sa tige de bronze, rabattait une fixe lumière blanche sur le blanc des papiers épars. Noël regarda le bouquet de violettes qui se fanait, entre l’encrier et le pot à colle, la danseuse de Tanagra sur la cheminée, les lithographies en couleur accrochées aux murs, la toque et le boa de Mongolie pendus aux patères de cuivre.

Le groom avait dit :

— Madame Valentin va venir.

Elle ne venait pas. Noël, déçu, agacé, se leva pour partir. C’est alors que Josanne ouvrit la porte et qu’ils se trouvèrent face à face. Il vit qu’elle était assez grande, mince, tout en noir et très brune, avec un teint pâle, des yeux et des dents qui brillaient. Elle vit qu’il était jeune, brun, de haute taille, et qu’il la regardait d’un regard clair, aigu, glacé, un regard qui entra en elle du premier coup.

Il dit :

— J’ai bien tardé, madame…

Il expliquait qu’il était à Paris depuis quinze jours et qu’il avait prié Foucart de le présenter à madame Valentin. Mais Foucart était parti pour Nice.

— Alors j’ai perdu patience : je me présente tout seul.

— Mais vous pouviez bien… tout de suite… car, enfin, nous nous connaissons, et je pensais bien que… peut-être… un jour ou l’autre…

Elle parlait vite, sans finir ses phrases, et cherchant les mots… Et elle pensait :

« Comme il est jeune ! »

Elle le voyait mieux. Il avait trente ans tout au plus, un fin visage méridional, le nez droit, les cheveux bruns, coupés en brosse, la moustache aux pointes rousses, quelque chose de militaire dans le port, le geste, la voix. Il était maigre et robuste. Et elle ne sut pas, dès l’abord, s’il était vraiment « sympathique », tant elle se sentait nerveuse et rétractile sous le clair regard gris d’acier qui n’était pas insolent, certes, pas même hardi, mais calme, direct et pénétrant jusqu’à toucher l’âme.

Quand elle eut fini de répondre, debout, une main crispée sur le dossier d’une chaise, l’autre main tourmentant la boucle de jais qui scintillait à sa ceinture, Josanne demeurait tout interdite…

— Oui, répétait Noël, nous nous connaissons déjà, depuis longtemps…

— Depuis un an !

— Pardon ! depuis le mois d’octobre : six mois.

— Il y a un an que j’ai lu la Travailleuse.

— Il y a six mois que j’ai lu votre article. N’importe ! Six mois, c’est beaucoup…

— Oui, beaucoup…

— Mais si j’étais resté à Paris, je pourrais vous connaître depuis un an… Que de temps perdu ! Je ne m’en consolerais pas, si l’avenir… car… peut-être…

Il s’embarrassait dans des formules de regret courtois. Et, tout à coup, il avoua :

— Madame, j’aime mieux vous le dire : je suis très intimidé…

— Mais, monsieur…

— Ça me paraissait tout simple de venir, de vous parler… Et voilà ! Je suis intimidé ! Je suis gauche et ridicule… J’ai envie de vous remercier, de m’excuser, de m’en aller… Une autre fois j’aurai plus de chance et vous aurez une meilleure opinion de moi.

Josanne rit, d’un rire gai, qui lui fit un visage enfantin.

— Eh bien, monsieur, je vais vous rassurer : asseyez-vous d’abord… là !… Moi aussi, je suis intimidée… horriblement… N’est-ce pas, quand on se connaît sans se connaître…

— On se crée des images…

— Qui ne ressemblent pas à la réalité !…

— Pas du tout…

Il rit, comme elle, et ni l’un ni l’autre n’osa dire quelle image il s’était faite « qui ne ressemblait pas à la réalité ! »

Josanne s’assit à sa table, prit à pleines mains des papiers qu’elle éparpilla. M. Delysle lui demanda si elle travaillait beaucoup, si elle était contente. Et il ajouta :

— J’ai lu vos articles… Quelques-uns m’ont paru très jolis.

Comme il ne disait pas : « Ils sont tous jolis », elle le sentit sincère, et fut très flattée de ce demi-compliment.

— Vous lisez donc le Monde féminin, monsieur ?

— J’y suis abonné, madame !… depuis le mois d’octobre.

— Par curiosité ?

— Et aussi par reconnaissance…

Elle sourit. La fleur opaline éclairait ses doigts délicats, ses poignets blancs, la blouse de soie noire, la fine chaînette de jais… La figure attentive de Josanne restait un peu au-dessus de la lampe, dans la lumineuse pénombre, et ce qui attirait, ce qui fascinait maintenant Noël Delysle, c’étaient les mains, — les deux mains pâles, nerveuses, expressives, où brillait l’or mat d’un seul anneau.

— Ainsi, reprit-il, je sais tout ce que vous faites, où vous allez, qui vous voyez… La veille de Noël, vous étiez à la « Crèche Alsacienne », le 1er janvier à la Villa Bleue… Vous avez écrit un petit article très touchant, sur la Villa Bleue !… Le 3 février… Vous étiez de méchante humeur, le 3 février !… Vous avez dit des malices, très voilées, très polies à l’auteur d’un roman féministe…

— Parce qu’il représentait des féministes de fantaisie, des exaltées !… C’était le pavé de l’ours, ce roman !

— Je sais encore…

— Quoi ?

Ils s’animaient. Noël Delysle était plus à l’aise, et Josanne, intriguée, amusée, retrouvait sa verve et sa grâce. Elle insista :

— Dites, monsieur, que savez-vous ?

— Ce que Foucart m’a dit, l’autre jour : votre jeunesse, votre courage, et la grande estime que tout le monde, ici, a pour vous.

— Monsieur Foucart est bienveillant… surtout depuis mon retour…

— Il ne vous exploite pas trop ?

— J’ai un « fixe », pour tant d’articles chaque mois et deux heures de présence quotidiennes. J’ai fait un peu de tout, naguère, dans la maison, et je continue… Oh ! je ne me plains pas.

Le téléphone retentit. Le groom réclama madame Valentin.

— Non, non ! dit Josanne à Noël, ne vous levez pas ; je reviens…

Elle sortit et rentra presque aussitôt.

— Il y a erreur : on demandait Flory.

— La blonde Flory ?

— Vous la connaissez ?… Vous connaissez donc tout le monde ?

— Je l’ai vue, à un souper de centième, avec son ami… un peintre.

— Non, un banquier…

— De mon temps, c’était un peintre… Et il y avait un acteur… Flory avait le cœur large. Est-ce qu’il y a beaucoup de femmes dans son genre, au Monde féminin ?

— Deux ou trois, les amies particulières de la patronne… Mais il y a aussi de très honnêtes femmes… Madame Morin, qui fait du reportage, comme moi, — du reportage sévère : elle va voir les généraux, les hommes politiques et les diplomates… Madame Bure, la dessinatrice… mademoiselle Bon, la rédactrice en chef de l’Assistance féminine, notre supplément !…

— Je l’ai lu. Un peu… naïf, le supplément !…

— J’aime beaucoup mademoiselle Bon… Je fréquente peu ou pas mes autres camarades…

— Et le petit Bersier, il est toujours là ?

— Oui.

— Gentil. Un peu…

— Le contraire de naïf ? Un peu roublard et très arriviste… mais gentil !… Oh ! monsieur, je vous en prie, ne regardez pas ma table comme ça… Il y a trop de désordre ! Je ne fais que passer, ici, je n’y vis pas…

— Vous travaillez chez vous ?

— Ici et chez moi…

— Vous ne faites pas un petit roman, en cachette ?

— Mais non !

— Ni une pièce de théâtre ?

— Non plus !

— C’est étonnant.

— Pourquoi ?

— Parce que toutes les femmes en font. C’est la mode…

Josanne sentit l’imperceptible raillerie… Le féministe parlait des œuvres féminines avec une aimable irrévérence !

Elle dit simplement :

— Si j’avais du talent, j’écrirais des livres : je dirais des choses vraies, graves et tristes, qu’une femme seulement peut bien dire… Hélas ! je n’ai pas de talent… J’écris adroitement un article : j’ai un peu de verve et d’esprit, du métier… Mais il me manque le don de réaliser mes imaginations, la faculté créatrice… Je serais une bonne conseillère, peut-être une bonne collaboratrice… Et c’est tout.

Il l’écoutait, surpris de sa modestie…

— Mais alors, madame, à quoi travaillez-vous ?

— Je lis… Je relis… Vous pourriez voir, chez moi, sur ma table, la Travailleuse. J’en ai tiré des tas d’articles. C’est une mine de documents.

— Je serais très fier de voir, de mes yeux, ce bouquin rébarbatif sur votre table.

Josanne comprit et se déroba :

— Oh ! je suis à peine installée ! Je ne reçois jamais personne…

Le jeune homme n’insista point.

— Il se fait tard, madame, et j’abuse… Mais je vous devais une visite, et je vous l’ai faite très longue, par compensation… Et je ne vous ai rien dit de ce que je voulais vous dire…

Il répéta :

— Rien… rien, vraiment…

Josanne pensait :

« Moi non plus, je n’ai rien dit, que des banalités… J’étais si curieuse de connaître monsieur Delysle !… Il est venu. Il s’en va, et je ne sais rien de lui… »

Ils étaient, tous deux, non pas déçus, mais déconcertés par ce premier entretien qu’ils avaient, à l’avance, imaginé plus émouvant, plus original, plus intime. Et Josanne sentait que Noël n’avait pas la moindre envie de s’en aller… Mais elle n’osa pas le retenir.

— Vous me permettrez de revenir quelquefois ?

— Très volontiers, monsieur. Vous me trouverez ici, tous les jours, de cinq à sept.

Il était parti. Josanne, encore étourdie de cette visite imprévue, songeait :

« Il aurait dû me prévenir… J’ai été niaise, peu aimable, peu gracieuse… Il m’a interrogée tout le temps… Il n’est pas mal… Il est même bien… Et ces yeux ! Clairs et clairvoyants… de très beaux yeux qui m’intimidaient… Oh ! il ne doit pas être tendre ! Il n’a jamais pleuré, cet homme-là !… »


XVII


Foucart, revenu de Nice, entra, un jour, dans le bureau de Josanne pour lui demander un renseignement. Et, comme il était de bonne humeur, il dit :

— Vous êtes en progrès, ma petite Valentin. Je suis content de vous. Égayez encore votre style, et ça ira tout à fait bien…

— J’essaierai, monsieur.

— Et puis soignez-vous… Vous pâlissez, vous maigrissez, depuis quelque temps. Et ça n’embellit personne, de pâlir et de maigrir ! Moi, en tout bien tout honneur, je suis navré de voir maigrir une jolie femme… D’abord, ça l’abîme, et puis ça prouve qu’elle a du chagrin.

— J’ai eu des chagrins, monsieur, vous le savez, répondit doucement Josanne.

Elle ne s’offensait pas des propos un peu familiers du « patron », car elle était, avec madame Bure, la dessinatrice, la seule femme qu’il tînt en réelle estime et qu’il eut prise en amitié.

La petite Bure, une blondinette très élégante, avait un grand diable de mari dont elle était fort amoureuse, et cette passion conjugale divertissait beaucoup monsieur Foucart. Mais il avait une préférence pour Josanne, dont il admirait et déplorait la vertu… Il disait parfois à Flory :

— La voilà veuve, maintenant, cette petite Valentin !… Que fera-t-elle ?… Elle ne va pas rester seule comme ça !… Ce serait dommage.

Flory répondait :

— Elle n’a personne, je vous assure !… Ne vous en plaignez pas : elle vous ferait moins de besogne si elle avait un amant…

Ce soir-là, en donnant à Josanne le conseil de ne pas maigrir, Foucart s’aperçut tout à coup que ce conseil était inutile : Josanne semblait très bien portante.

— Au fait, dit-il, je vous avais mal regardée… Vous allez mieux…

— Beaucoup mieux.

Foucart pensa :

« Tiens !… tiens !… »

Et il ajouta :

— J’ai rencontré Noël Delysle, hier, à la fête de l’Élysée. Il m’a parlé de vous…

Josanne ne broncha point.

— Vous avez fait sa conquête…

— Vraiment ?… J’en serais très fière… Mais vous vous trompez, monsieur…

— Pas du tout !… Seulement… il faut vous méfier… Delysle est très volage… Il ne raconte pas ses amours, mais on dit qu’il est très volage…

Foucart riait. Sur le même ton de plaisanterie, Josanne répliqua :

— Me voilà prévenue… Mais je n’étais pas en danger…

Plus sérieusement, Foucart reprit :

— Delysle vous estime beaucoup, et il a raison… Est-ce qu’il va rester en France ?

— Mais, monsieur, je ne sais pas…

— Il ne vous a pas dit qu’il espérait une autre mission… au Japon, je crois ?

— Non, monsieur.

— À moi non plus, il ne m’en a rien dit. Il n’est pas confidentiel… Je l’ai su tout de même. Oh ! c’est un garçon très fort, très ambitieux… Il est allé au Canada, en Australie, étudier l’organisation des syndicats, la mutualité, le mouvement socialiste…

Josanne murmura :

— Je sais…

— Bonsoir, ma petite Valentin, dit Foucart, je suis charmé que vous soyez d’aplomb… Et maintenant, je rentre chez moi. Ma femme recevra les raseurs… Je suis éreinté… Et il faut que j’aille, ce soir, à la première du Vaudeville…

« Quel imbécile ! pensait Josanne. Quel pataud, quel malotru !… Il engraisse, lui, et ça ne l’embellit pas !… Et cette façon de m’appeler : « Ma petite Valentin » !

Elle essaya d’écrire, mais elle était distraite, et elle avait une sorte d’appréhension mal définie, de l’impatience, de la tristesse.

C’était l’heure où Noël Delysle venait, — quand il venait, — tous les deux ou trois jours, depuis un mois… Il avait, d’abord, justifié ses visites par des prétextes qui ne trompaient pas Josanne. Maintenant il ne cherchait plus de prétextes ; il arrivait, tout simplement, comme un ami :

— Je ne veux pas vous déranger… Cinq minutes, cinq petites minutes…

— Dix, vingt, si vous voulez attendre. J’ai presque fini…

Il s’asseyait, à sa place accoutumée. Parfois, il se levait pour prendre un livre, un journal. Debout derrière Josanne, il la dominait de sa haute taille, et son clair regard s’adoucissait en effleurant la tête brune, le col penché, la courbe des épaules, le buste souple dans la robe de deuil.

Josanne sentait ce regard sur elle — et elle disait, avec un petit frisson d’agacement :

— Que faites-vous là ? Je vous en prie, asseyez-vous. Je ne peux pas travailler quand on me regarde.

— Pardonnez-moi, madame…

Elle se reprochait d’avoir parlé trop sèchement, car elle savait Noël très susceptible, très attentif aux moindres nuances de son accueil. Alors, posant sa plume elle l’appelait :

— Monsieur Delysle ?

— Madame ?

— J’ai fini. Causons. Racontez-moi…

— Quoi ?

— Des choses…

Et il racontait « des choses », parlant de ses amis, de ses livres préférés, de ses voyages, de l’Italie surtout, qu’il aimait « comme une maîtresse ». Josanne découvrait en lui une intelligence fine et précise, une volonté froide, une espèce de violence latente qu’il surveillait et réprimait, de la bonté, peut-être, mais aucune sensiblerie, de l’orgueil, sans doute, mais aucune affectation. Il avait un vif sentiment des arts, une parfaite culture littéraire, le goût des idées générales, une curiosité passionnée pour les gens et les choses de son temps. Écrivain, il n’était pas « gendelettre » ; homme du monde, il n’était pas snob. Il se plaisait aux paradoxes ; il se disait affranchi de tout préjugé, mais il détestait la bravade, l’excentricité, les déclamations, et sa réserve un peu hautaine marquait les distances.

Il n’avait pas d’amis intimes. Sa mère était morte depuis longtemps, et son père, ex-conseiller à la cour de Poitiers, vivait dans une maison de campagne au bord de la Yonne, entre Lusignan et Pamproux. Rien, dans les paroles et les pensées de Noël, ne trahissait la secrète influence d’une femme aimée.

Il était seul, libre, heureux de l’être.

Pourtant il n’était pas un sauvage. Il aimait Paris, qu’il traversait avec plaisir et quittait sans regret. Il allait beaucoup au théâtre et dînait en ville presque tous les jours. Parfois il racontait à Josanne la soirée de la veille, et, emporté par son récit, il disait :

— Il y avait près de moi une bien jolie femme…

Josanne, revenue dans son petit logement, imaginait M. Delysle assis à une table somptueuse, près d’ « une bien jolie femme ». Que disait-il ?… Quel air avait-il ?… Ressemblait-il au Noël qu’elle connaissait ? Fixait-il sur sa voisine ce regard clair, brillant et droit comme une épée dont Josanne sentait encore le contact immatériel ?

Blottie dans son fauteuil d’osier, engourdie par la chaleur entêtante et le sifflement monotone de la cheminée à gaz, Josanne laissait glisser sur ses genoux le livre entr’ouvert, la broderie commencée…

Elle pensait :

« Le dîner est fini, maintenant… Les hommes sont au fumoir ; les femmes sont au salon. Je suis sûre que monsieur Delysle cause avec les femmes… »

Ou bien, d’autres soirs, elle songeait que son nouvel ami était seul, comme elle, entre la lampe et le foyer, dans cet appartement de la place des Vosges dont il vantait les hautes fenêtres, les boiseries, les vieux meubles.

« Je ne le verrai jamais chez lui… Quel dommage ! Il n’y a pas d’amitié parfaite sans intimité, et l’intimité est bien difficile entre un jeune homme et une jeune femme… Mais, peut-être, cela vaut mieux… Nous ne vivons pas dans le même monde. Nous serons séparés, forcément, par ses longs voyages… Tôt ou tard, il se mariera… Qu’il reste donc au seuil de ma vie ! Je veux m’épargner une déception, et je serai, avec lui, très cordiale, mais très prudente… »

Elle se défendait ainsi contre une amitié qui la distrayait, à son insu, et de sa solitude, et de son deuil, et de sa tristesse amoureuse… Elle ne relisait plus les quelques billets de Maurice qu’elle conservait dans un tiroir.

Elle ne se disait plus :

« Où est-il ?… Est-il heureux avec sa femme ! M’a-t-il oubliée enfin ?… Le reverrai-je ?… »

Au lieu de remuer la cendre tiède du souvenir, elle regardait la petite lumière d’un sentiment inconnu s’allumer, discrète et pure…

Souvent, au lendemain de ces soirées, elle recevait une lettre de Noël… Ils avaient donc pensé l’un à l’autre, au même instant !… Il lui envoya, un jour, le menu d’un banquet officiel, un carton blanc et or, où il avait griffonné quelques mots au crayon :

« Bonsoir, madame et amie… Je subis un discours politique… J’aimerais mieux être près de vous, et je vois votre petit bureau comme une oasis délicieuse… À demain… »

Souvent, Josanne avait un brusque désir d’écrire, elle aussi, — par besoin d’expansion et de confidences, pour renouer le fil d’un entretien interrompu. — Elle commençait une lettre : « Cher monsieur… » Non !… elle n’aimait pas cette formule… « Cher monsieur et ami… » Non !… Elle aurait voulu écrire, tout simplement : « Mon ami… », et elle n’osait pas… Alors, elle supprimait l’apostrophe du début, — ce qui ne la compromettait pas beaucoup, car elle n’envoyait jamais ces sortes de lettres…

Et, deux ou trois fois par semaine, elle revoyait Noël. Quel charme attirait donc le jeune homme vers une femme de beauté modeste et d’humble condition, souvent triste, et toujours un peu mystérieuse ? Il ne lui faisait pas la cour. Il ne lui disait pas qu’elle était jolie, désirable et spirituelle. Mais il était passionnément curieux d’elle, de son caractère, de ses goûts, de sa vie présente et passée — et cette curiosité semblait vraiment une forme d’affection, le mouvement naturel d’une âme vers une autre âme.

Les paroles de Foucart avaient mis une inquiétude véritable au cœur de Josanne. Elle attendait vaguement Noël. Il arriva enfin, l’air joyeux :

— Il fait bon, chez vous… Dehors, c’est le déluge… Comment allez-vous ?… bien ?… pas trop fatiguée ?… Je voulais venir hier : impossible ! Je dînais parmi les grands de la terre, et j’étais en retard. J’ai dû écrire vingt lettres avant de m’habiller… Ah ! je suis content !

— Pourquoi ?

— Parce que je suis là… Je m’ennuie partout, en ce moment : j’ai une crise d’ennui… C’est la première fois, depuis bien des années… Le travail même ne me guérit pas.

— Vous vous ennuyez parce que vous êtes trop heureux.

— Par exemple !

— Les gens très malheureux ne s’ennuient jamais. Le travail forcé, le souci du pain quotidien les empêchent d’analyser leur état d’âme. Mais vous, à qui la vie est clémente, qui êtes seul, et ne pensez qu’à vous seul…

Noël se mit à rire :

— Appelez-moi donc sybarite, bourgeois satisfait et capitaliste repu !…

— Vous vous ennuyez parce que vous menez une existence artificielle… L’homme est égoïste, mais sociable. Mariez-vous !

— Par égoïsme ?… Par « sociabilité » ?… Non !… Je voudrais… Ah ! je voudrais entreprendre quelque chose de très difficile, devenir un grand homme, bouleverser le monde, et faire tout le bonheur ou tout le malheur de l’humanité… Quand j’étais collégien, je rêvais d’être Don Juan ou Napoléon… Je voyais la vie comme une course d’obstacles… Et plus tard, j’ai aimé l’inconnu des voyages, l’aventure, le danger… J’ai aimé les pays qui se dérobaient et les femmes qui se refusaient…

Josanne eut un petit sursaut… Noël changea de ton :

— Oh ! ne croyez pas…

Il n’osait achever sa phrase, exprimer toute sa pensée… Josanne dit :

— Oui… c’est la difficulté seulement qui vous attire…

— Pas seulement… Me blâmez-vous de préférer le Mont-Blanc à Montmartre ? J’ai les mêmes préférences, dans l’ordre sentimental… J’aime les âmes fermées, qui s’ouvrent peu à peu, pour moi seul… Les plus belles sont les moins accessibles…

— Alors, dit Josanne, pourquoi voulez-vous aller au Japon ?…

Noël resta stupéfait.

— Vous savez ?…

— Oui… c’est très banal, le Japon ! Il y a des chemins de fer et des messieurs jaunes au chapeau haut de forme. Vous ne rencontrerez pas de tigres et ne risquerez même pas d’être martyrisé.

Elle badinait, mais elle n’était pas gaie. Elle regardait obstinément le journal anglais, — le Weekly — déployé devant elle.

— Mais comment savez-vous ?

— Par Foucart… Est-ce que vous partirez bientôt ? Elle pensait :

« Ce sera fini de notre amitié. Je me retrouverai seule comme avant. Et lui m’oubliera vite… »

Elle regrettait d’avoir connu Noël, de lui avoir donné un peu de sa pensée, un peu de son cœur et puisqu’il devait partir, elle souhaitait qu’il partît tout de suite.

— Bientôt ?… Pas avant l’année prochaine… Et peut-être plus tard… peut-être jamais… J’ai beaucoup de choses à faire… Et mon livre sur la question agraire en Italie !… Et ma série d’articles de la Revue indépendante ! Et l’imprévu !…

Josanne ne bougeait pas, mais il sentit qu’elle était contente, et il affirma plus énergiquement :

— Le Japon !… Que diable irais-je faire au Japon ?…

— Tuer votre ennui…

— J’ai un meilleur moyen… Quand je me sens vague, et veule, et déprimé, je pense à vous qui êtes si vaillante. Et je me dis : « Si tu ne travailles pas, tu n’iras pas la voir aujourd’hui… » et je travaille en grognant… Vous êtes ma récompense.

Et il ajouta, d’une voix émue, presque tendre :

— Demandez-moi, vous, demandez-moi quelque chose de très difficile à faire…

Et comme il parlait ainsi, il vit que Josanne rougissait : une onde rose passait sur le délicat visage incliné, colorait les joues, les paupières, le front, jusqu’à la racine des cheveux noirs. La rougeur charmante révélait le trouble de la femme… Était-elle offensée, ou confuse, ou contente ?… Elle dit, avec un accent un peu moqueur :

— Soit ! Mettez-vous là, au petit bout de la table, et traduisez-moi ce passage du Weekly. Nous avons trop bavardé ! Je suis en retard…

— Mais je sais l’anglais assez bien… et ce n’est pas difficile…

— Chut !… Travaillez !…

Il murmura :

— Vous êtes méchante. Vous vous moquez de moi.

Et il obéit.

Dans le vestibule, c’était l’ordinaire rumeur des pas et des voix, les appels, les réponses, l’irritante sonnerie du téléphone. Le bureau de Josanne semblait plus tiède et plus clos que les autres jours, et plus douce s’irradiait la blanche lumière de la fleur opaline. Et Noël dit :

— On est bien.

Josanne répondit :

— On est bien.

Ils se sourirent, rapprochés par cette besogne banale de traduction, et leur amitié, tout à coup, leur devint plus sensible, plus chère…

La porte s’ouvrit, mademoiselle Bon parut, bredouilla une phrase où il était question de la Fraternité féminine et du procès-verbal de la dernière séance… Josanne dit :

— Oui… oui… comptez sur moi.

Mademoiselle Bon s’en alla, avec une petite mine singulière… Et, pendant que Josanne expliquait à Noël quelle était, pour le trimestre, secrétaire de la Fraternité féminine, la porte se rouvrit encore…

Un froufrou de soie, une vision blanche, blonde scintillante : Flory.

— Josanne, mon petit chat…

La soiriste resta figée. Avec l’or artificiel de ses cheveux, le tulle pailleté de sa robe, elle semblait une commère de Revue qui aurait allongé sa jupe et oublié son chapeau.

— Tiens ! Delysle !… Bougez pas ! Vous êtes tout plein gentils comme ça, mes enfants…

— J’ai prié monsieur Delysle de me traduire une page du Weekly.

— Et moi, je suis très fier de collaborer au Monde féminin

— Parbleu ! dit Flory gaiement. Laquelle d’entre nous n’a pas son petit collaborateur ?… Moi j’en ai bien une demi-douzaine, toujours disponibles, pleins de zèle et parfois désintéressés… Ce sont mes nègres !… Je les envoie en mon lieu et place, dans les endroits lointains, sinistres, comme l’Odéon ou Déjazet… « Va bon nègre ! » Et bon nègre, bien content, remercier moi.

Elle abaissa les coins de sa bouche, et prit le ton zézayant d’un bébé :

— Moi bien triste, ce soir ! moi du chagrin ! Pas reçu mon service pour le Vaudeville…

Et tout à coup, fronçant les sourcils, avançant le menton, sa petite face de poupée devenue rageuse et cynique, d’un accent voyou, elle déclara :

— C’est la rosse de patronne qui me l’a « fait », mon service… Sa loge ne lui suffit pas ; il lui faut mes fauteuils. Et pour qui ?… Pour son gigolo… Et moi, je m’arrange comme je peux, avec le contrôleur et le secrétaire… Ah ! j’en ai soupé, du Monde féminin. Mais quoi ! il faut vivre…

— La vie coûte si cher à Paris ! dit Josanne très gravement.

— J’ai ma pauvre mère à soutenir… Et je ne peux pas faire des cravates, hein ?… Alors, quoi ?… Je prends patience…

— Évidemment, dit Josanne, il vous faudrait faire beaucoup de cravates pour payer une robe comme celle-là…

— Elle est de chez Martin, ma robe, mais on m’accorde une remise, sur le prix… parce que je fais de la publicité… Allons, je m’en vas, mon petit chou ! Bonsoir, le monsieur et la dame ! Petits enfants sages, bien travailler…

Noël et Josanne, restés seuls, se regardèrent.

— Elle est très distinguée, votre amie Flory ! dit Noël.

— Tous les hommes la trouvent charmante avec son minois et son bagout.

— Oh ! tous, c’est beaucoup dire…

— Elle est si drôle !… Elle pose pour la femme indépendante, qui gagne sa vie et soutient sa famille…

— Elle aime tant sa pauvre mère !

— Elle l’aime beaucoup, je vous assure, et elle croit que « c’est arrivé »… Elle est journaliste comme d’autres jolies femmes sont artistes lyriques ou dramatiques, par élégance… et aussi par pudeur, pour ne pas avouer…

— Oui, elle se cache derrière ses chroniques comme l’autruche derrière une pierre… Et cette fille est votre amie ?

— Mon amie ? Ah ! non !…

— Elle vous appelle : « Mon chat », « mon chou… »

— Qu’est-ce que ça fait ?

— Ça me fait quelque chose, à moi. Ça m’est très désagréable…

— Bah ! — Ça me gêne pour vous… Ça blesse mon amitié dans ce qu’elle a de plus délicat… Et puis… dites, vous ne craignez pas que cette Flory…

— Que voulez-vous dire ?

— Ça doit être une potinière, votre Monde féminin !… Et quand Flory, tout à l’heure, nous a envoyé ce bonsoir collectif, cette espèce de bénédiction…

— Oui, dit Josanne. J’ai remarqué son air, son accent… Elle croit peut-être… Oh ! il n’y a pas qu’elle…

— Comment ?… La vieille féministe, qui a des raisins sur son chapeau, vous pensez que… Oh ! celle-là, par exemple, je l’excuse, la pauvre créature ! Elle doit détester tous les hommes et…

— Ne vous moquez pas de mademoiselle Bon, je vous en prie… Non, ce n’est pas elle…

— Mais qui donc !…

— Foucart.

— Ce pantin de Foucart ?… Il s’est permis…

Noël sentit que Josanne était préoccupée, gênée… Elle murmura :

— Il ne m’a rien dit de particulier, mais il m’a parlé de vous en insistant…

— Et alors ?

— Alors… rien… Laissons cela… Je n’y attache aucune importance…

Noël Delysle éprouva une irritation exaspérée et l’envie de taper sur quelqu’un. Ses beaux yeux gris devinrent si clairs et si durs que toute l’expression de son visage en fut changée.

— Eh bien, dit-il, si vous avez un peu d’estime et d’amitié pour moi…

— J’en ai…

— Souffrez que je dise toute ma pensée… J’ai un extrême plaisir à venir ici, et si je devais y renoncer… ou espacer mes visites… cela me ferait le plus grand chagrin… Mais je ne veux pas qu’un Foucart ou une Flory tiennent sur vous, mon amie très respectée, des propos stupides ou désobligeants…

Josanne se taisait.

— Quoi ? dit Noël consterné, vous n’osez pas me le dire ?… il ne faut plus que je vienne… à cause de Foucart et de Flory ?… Eh bien, soit, je ne viendrai plus…

— Quelle exagération !…

— Vous riez !… Je n’ai pas le cœur à rire… Si pourtant je pouvais… ailleurs ?… Mais vous n’êtes jamais chez vous, vous ne recevez personne, c’est entendu… Alors… comment nous voir ?… Madame… mon amie… dites-moi… cherchez, trouvez quelque chose…

La rougeur revint au front pensif de Josanne, et se faisant violence, un peu confuse, elle dit :

— Peut-être… oui… Connaissez-vous le restaurant de Mariette ?


XVIII


Noël Delysle passait, tout de suite, du désir à l’action.

Quand Josanne eut expliqué qui était Mariette, et comment un homme et une femme pouvaient dîner ensemble, dans son petit restaurant, sans que personne en fut scandalisé, Noël s’écria :

— Vite, allons chez Mariette !… Il est tout près de sept heures.

— Comment ? Dès ce soir ?…

— Eh pourquoi pas ?… Je pourrais mourir dans la nuit, et je n’aurais pas connu Mariette, les Russes, les Valkyries, et votre amie allemande, et la dactylographe qui ne mange pas de dessert !… Pauvre fille !… Si on l’invitait ?… Pas ce soir : je vous veux toute seule, en face de moi… Quel bonheur !…

— Mais…

— Il faut bien que vous dîniez, ce soir, et il faut bien que je dîne…

— Vous dînerez très mal, je vous en préviens.

— Je suis trop heureux pour mal dîner. C’est vous qui êtes fâchée… Je le sens… Vous boudez. Vous regrettez de m’avoir parlé de Mariette…

— Quel enfantillage !…

C’était vrai, pourtant, que Josanne regrettait un peu son imprudence. Elle n’avait pas peur de se compromettre en dînant au restaurant avec un jeune homme qui était son ami très respectueux. Dans le monde où elle vivait, la camaraderie confraternelle et les nécessités mêmes du métier modifiaient les relations des hommes et des femmes, affranchis par force ou par gré des « convenances » bourgeoises. Josanne trouvait tout naturel de dîner avec Bersier, ou même avec Isidore Foucart, quand le devoir professionnel les appelait ensemble au même lieu, à la même heure. Bersier était un confrère, Foucart était le « patron », c’est-à-dire qu’ils ne comptaient pas… Et eux-mêmes ne voyaient en Josanne que la collaboratrice — la journaliste. — Près de Noël, la journaliste redevenait simplement une femme, qui avait des timidités saugrenues, des scrupules excessifs. Quand tout son cœur l’entraînait en avant, elle s’appliquait à rester lointaine…

« C’est ridicule, à la fin, pensa-t-elle, vaincue par son désir ; monsieur Delysle va croire que j’ai peur de lui… et je n’ai peur de personne. Je ne suis pas une petite fille romanesque ; je suis une femme de trente ans, libre, et qui a payé cher son expérience… Mon passé me défendrait, au besoin, des exaltations sentimentales… Ce jeune homme, qui ne m’a jamais dit un mot de galanterie, a vu d’abord en moi un type d’affranchie, d’intellectuelle, un document vivant et parlant : ça l’amuse… Sa curiosité est devenue sympathie… Tant mieux ! Je serais bien sotte de repousser une honnête amitié qui est la seule douceur de mon existence actuelle… Je saurai ménager les transitions, arrêter la familiarité où il convient… Mais il n’est pas familier, Noël Delysle ! Il n’a pas le mauvais ton de Foucart… »

Elle céda.

Le même soir, le vœu de Noël fut accompli. Il connut Mariette, les Russes barbus, les Valkyries aux tresses d’or, et mademoiselle Muller, et la maigre dactylographe. Il eut Josanne, en face de lui, pour lui seul, à une petite table, dans un coin. Il mangea de bon appétit un dîner médiocre. Égayé par le décor, il se détendit, s’abandonna.

— Comme tout cela me rajeunit !… Je revis mes années d’étudiant. J’habitais non loin d’ici, rue de l’Hirondelle, et je fréquentais des restaurants de quatrième ordre pour y voir des poètes : Moréas, Verlaine… J’avais dix-neuf ans !

Il parla de son enfance, de sa jeunesse, de sa mère, morte trop tôt, de son père, qu’il voyait peu, d’un professeur de philosophie qui avait aidé à la formation de son esprit et de son caractère en le décrassant de tout préjugé. Et il nomma des amis plus récents, compagnons d’étude et de voyage que la vie déjà, avait dispersés. Mais il ne fit allusion à aucune femme et Josanne se demanda s’il avait jamais aimé d’amour.

Le café servi, quand les gens, à droite, à gauche, se levaient pour partir. Noël et Josanne, dans leur coin prolongeaient la causerie. Il pleuvait dehors. Josanne songeait, sans plaisir, à son logement vide et froid. Elle se trouvait bien, dans la bonne chaleur, la lumière joyeuse, près de Noël. Accoudé sur la nappe à carreaux rouges, la cigarette aux doigts, il disait :

« À Florence… » « À Vienne… » « À Londres… » « Il y a cinq ans… » « Il y a sept ans… »

Elle l’écoutait, fascinée par la voix nette, le geste précis, les beaux yeux voilés parfois de mélancolie passagère. Et lorsqu’elle regardait les hommes assis aux tables voisines, Français nerveux et bavards, blonds Scandinaves aux larges épaules, Anglais au teint de jeune fille, elle les trouvait falots ou vulgaires, d’une force pesante ou d’une gentillesse efféminée…


C’est ainsi que Noël devint un client de Mariette. Il cessa d’aller dans le monde pour retrouver son amie, presque chaque soir… Et leur premier dîner en tête à tête fut suivi d’autres dîners et déjeuners innombrables, car Noël et Josanne ne trouvèrent aucun moyen plus simple, plus commode et plus convenable d’être ensemble sans être seuls.

Et dans la vie intérieure de Josanne, dans ces grises ténèbres où flottaient les spectres du passé, ce fut peu à peu la blancheur d’une aube.

Elle pensait :

« Je suis moins triste. Je m’habitue à vivre sans amour… Dans quelques semaines, j’irai chercher mon fils, et la tendresse maternelle, une amitié sûre, le travail, l’indépendance, cela peut faire un bonheur très suffisant. Je n’oublierai jamais Maurice, mais j’espère ne plus le revoir, et mes souvenirs perdront leur âcreté, leur forme précise… Ils me seront presque doux… »

Parfois encore, elle se reprochait ce qu’elle appelait son imprudence. Elle se disait que Noël, jeune, séduisant, ambitieux, doué par toutes les fées, serait, forcément, séparé d’elle. Elle le voyait, au loin, dans l’avenir, marchant vers le succès, la fortune, l’amour, vers tous les grands bonheurs dont il était digne et qu’il saurait conquérir… Spontanément, elle s’écartait de la route qu’il devrait suivre…

« Il n’oubliera jamais notre amitié. Ni les maîtresses, ni l’épouse, n’effaceront tout à fait le souvenir de l’amie… »

Ces pensées, qui attristaient Josanne, en même temps l’enhardissaient. Son affection croissante pour Noël lui semblait ennoblie, légitimée par ce désintéressement absolu. Elle acceptait la souffrance possible comme une rançon du bonheur présent. Et, de bonne foi, elle s’attendrissait sur elle-même, ne comprenant pas que les hypothèses douloureuses troublaient son imagination seulement… Au fond de Josanne, dans l’inconscient, il y avait une espérance, une quasi certitude, que tout s’arrangerait pour le mieux, que le malheur prévu n’arriverait pas… Qu’arriverait-il donc ?… Quelque chose d’extraordinaire, de vague, d’indéfinissable, mais pas cela, pas cela…

Elle restait pourtant sur la défensive, amicale et même affectueuse, mais réservée, et tout à coup, en plein élan, en pleine effusion, fermant son âme sur des pensées, sur des images inconnues de Noël. Aussi fut-il bien étonné quand elle l’invita à venir chez elle…

— Dimanche, vers cinq heures, voulez-vous ?

Il répondit :

— Oui, dimanche… Je compterai les jours. Et puis, dimanche arrivé, je compterai les heures.


Il compta si bien, dans son impatience, qu’il arriva beaucoup trop tôt. Josanne dit, en ouvrant la porte :

— Vous !… déjà !…

Ce mot fit à Noël une peine affreuse. Il voulut s’en aller. Elle le retint.

— Tant pis ! vous me verrez en robe de maison… et tant mieux ! nous aurons plus de temps pour causer, puisque ce soir vous ne dînez pas chez Mariette…

Elle avait une sorte de peignoir, une longue blouse de laine blanche, dont l’encolure, coupée carrément, découvrait sa nuque et un peu de sa poitrine. Elle souriait à Noël :

— Venez !

À peine entré dans la longue pièce aux boiseries grises, au papier d’un vert si doux, Noël éprouva une sensation de fraîcheur, de pureté, de joie. Les choses l’accueillaient. La belle lumière emplissait ses yeux et son âme.

Il ne se lassait pas de dire :

— Mais c’est très joli, chez vous !… c’est délicieux !

Josanne voulut montrer, tout de suite, ce qu’elle possédait de plus rare : le petit moulage d’une Pleureuse de Bartholomé ; et, debout, la gorge modelée sobrement sous la laine blanche, le cou nu, les cheveux relevés, elle avançait le bras d’un geste d’offrande et tenait la statuette comme une fleur. Puis Noël dut admirer les photographies qui ornaient les murs, — sans cadres, « parce que les cadres, c’est cher ! » — et la vieille commode trouvée à Chartres, chez un menuisier, et la grosse théière de cuivre, et les chardons violets dans le vase vert, et, dans le vase jaune, les « monnaies du pape », dont les piécettes nacrées, translucides, tombaient au plus léger frôlement, comme de petites lunes mortes…

Noël feignait de s’intéresser aux meubles, aux bibelots, à tout ce que Josanne aimait. À vrai dire, il ne voyait qu’elle, Josanne. Sa pensée ravie l’enveloppait, la caressait tendrement, lui disait : « Parlez ! souriez !… Parlez encore… Je vous regarde, et je ne vous reconnais pas… Est-ce bien vous ? Est-ce votre âme vraie qui se révèle ?… » Il avait cru la trouver dans un logis sombre, dans une atmosphère de deuil, vêtue de noir, un peu timide encore devant lui… Et il la sentait confiante, joyeuse de recevoir son ami dans sa maison et ne cachant plus sa joie.

— Personne n’a jamais vu tout cela ; personne n’est jamais venu ici, excepté mademoiselle Bon ; mais le monde visible n’existe pas pour mademoiselle Bon…

— Alors je suis le premier qui…

— Oui, le premier… Et, comme vous êtes très artiste, et très difficile, je suis bien fière que vous approuviez mon goût. J’aime tant les choses qui se mêlent à ma vie !… Ce petit vase jaune, je le touche avec tendresse… Et ce rideau, que je vois le matin, comme il me plaît !…

Elle étala, au bout de son bras levé, l’indienne fleurie d’œillets chimériques, où défilaient des éléphants. Les œillets et les éléphants étaient verts et bleus, de tous les verts, de tous les bleus, et la forme svelte de la jeune femme apparaissait comme une ombre sur la trame blanche, pénétrée de jour. Et Noël, ému d’un plaisir enfantin, songea :

« Personne n’est venu chez elle depuis qu’elle habite Paris. Elle n’a dit ce mot, elle n’a fait ce geste pour personne… »

— Oh ! fit Josanne, avec humeur, vous ne regardez pas…

— Je regarde, j’admire, et je pense…

— Quoi ?

— Que les antiféministes seraient bien ébahis de vous voir et de vous entendre…

— Pourquoi ?

— Vous êtes tellement femme !… Oui, révoltée, oui, rebelle, ni la lutte pour la vie, ni l’indépendance, ni l’activité intellectuelle, n’ont détruit en vous les instincts de la femme, même l’instinct ménager et l’instinct de plaire… Vous aimez la parure ; vous ornez votre maison, une fleur vous enchante, un bibelot vous réjouit…

— Et cela vous étonne ?

— Oui et non…

— Comment ! l’auteur de la Travailleuse !…

— Précisément… L’auteur de la Travailleuse applaudit, et Noël Delysle s’étonne… Le premier était acquis d’avance à la femme nouvelle…

— Et le second…

— À la femme éternelle…

— C’est la même femme.

— Je le vois bien depuis que je vous connais… Mon féminisme était, je l’avoue, un peu théorique ; et je ne croyais pas, vraiment, qu’on pût trouver, dans la même femme, tant d’intelligence, d’énergie, de courage, unis à tant de grâce et de douceur… Vous avez achevé de me convertir…

— J’en suis charmée…

— Aussi je m’appliquerai à convertir les autres… J’ai pris le parti de la femme, par un sentiment de justice et par haine du pharisaïsme masculin… Je serai plus éloquent, désormais, parce que je serai plus sincère, et que je penserai à vous… Une action commune nous rapprochera… Notre amitié deviendra toujours plus haute et plus belle… car c’est une belle chose, notre amitié, n’est-ce pas ?

Josanne répondit gravement :

— Très belle…

Une grande émotion lui venait… Et pour la dominer, cette émotion qui lui mettait une chaleur inconnue dans la poitrine et des larmes dans les yeux, elle se détourna. Alors elle vit que Noël avait posé sur la table un livre et sur le livre un bouquet : des violettes de Parme, doubles et pressées, d’un mauve presque gris dans leurs feuilles tendres, les dernières de la saison. N’avait-elle pas dit, une fois, devant Noël, qu’entre toutes les fleurs elle préférait les violettes ?

— Et je ne vous ai pas remercié !… Comme vous êtes aimable de penser à moi !

Et d’une voix un peu basse, plus douce, elle ajouta :

— Il n’y a que vous…

— Je l’espère bien ! dit-il. Je suis très exclusif. Je voudrais être votre meilleur ami, votre seul ami… C’est de l’égoïsme, peut-être… Maintenant, regardez le livre, un très beau livre que vous n’avez pas lu, je le sais, et que vous lirez, dès ce soir, et que vous aimerez comme je l’aime…

— C’est Dominique ? Vous me le prêtez ?

— Je ne vous le prête pas, je vous le donne, en souvenir de ma première visite chez vous… J’ai inscrit la date, sur la feuille de garde : « 20 mars 19… »… Et je vous ferai ainsi, de temps à autre, la surprise de quelque beau livre inconnu… C’est mon droit d’ami, mon privilège ! Et je vous révélerai beaucoup, beaucoup de choses qui enchanteront vos yeux et votre cœur…

— Mon Dieu ! fit Josanne, vous me gâterez !… Je n’y suis pas habituée, et cela me déconcerte encore… Une amitié si charmante, si belle ! Vous croyez que cela peut durer, que je ne vous ennuierai pas ?… Comment ?… Cela vous paraît tout simple ?… Pas à moi… Qui m’eût dit, il y a un an…

Elle n’acheva pas sa phrase… L’ombre du souvenir passait sur elle, et Noël en fut effleuré. Il regarda Josanne avec des yeux troublés tout à coup, embués d’émotion, et elle le sentit, non pas curieux, mais anxieux jusqu’à la souffrance.

Elle se leva.

— Maintenant, dit-elle, je vais préparer le thé. Mettez Dominique dans la bibliothèque… C’est ça, la bibliothèque… ces deux étagères, là… Il y sera en bonne compagnie, vous verrez.

Elle passa dans la pièce voisine, et Noël l’entendit remuer des tasses et des cuillers. Pensif, il examina les livres, lisant les titres tout haut :

Manon Lescaut, les Confessions, Adolphe… Et beaucoup de Balzac… Vous aimez Balzac !… Madame BovaryNotre CœurLe Lys rougeAnna Karénine, l’Empreinte, le Silence, la Force des Choses… et des poètes… Verlaine, Samain… Mes compliments ! Vous choisissez bien vos amis… Voulez-vous me prêter la Force des Choses ?

Il prit le roman de Paul Margueritte, l’ouvrit, le referma… Josanne rentrait, portant un plateau :

— Tout ce que vous vous voudrez… Vous n’avez pas lu la Force des Choses ?

— Il y a longtemps !

— C’est un beau livre, triste et vrai… comme la vie. Cet homme qui perd une maîtresse aimée, et qui se console, par un caprice, d’abord, et puis par un second amour… C’est navrant !

— Pourquoi, navrant ?… Parce qu’il n’y a pas de deuils éternels, et que la vie en nous, malgré nous, sans cesse, refleurit et se renouvelle ?

— Vous croyez que tout passe, que tout s’efface, que tout va vers le néant, les êtres qu’on aima du plus grand amour, et l’amour même… Vous croyez cela ?… Mais non, non, c’est impossible ! Quand on n’a point une âme légère, on ne peut pas, on ne veut pas oublier…

— C’est la loi de la vie, pourtant ! Et c’est le commandement évangélique : « Laissez les morts ensevelir leurs morts… »

Josanne ne répondit pas ; Noël craignit d’avoir blessé l’âme douloureuse et pudique, tout enveloppée des crêpes du deuil récent. Il recommença de déplacer et de replacer les livres.

— Tiens ! dit-il, une bien jolie édition de la Princesse de Clèves

Il maniait la reliure de maroquin avec des doigts amoureux, des doigts prudents de bibliophile. Mais, sur le premier feuillet, il vit un mot, une date, des initiales : « Souvenir du 4 février 18.. M. N. »

— C’est un de vos amis qui vous a donné ce livre ?

— C’était un de mes amis…

Noël perçut l’hésitation imperceptible de la voix. Josanne vint à lui, offrant la tasse, le sucrier :

— Un peu de lait ?… Un morceau de sucre ?

— Un, je veux bien. Pas de lait… Merci…

Il remit la Princesse de Clèves sur l’étagère et resta silencieux un moment.

Le crépuscule éteignit les cuivres ardents, fana les œillets du rideau, pâlit les petites lunes nacrées dans le vase jaune. Les réverbères envoyaient un reflet au plafond de la chambre obscurcie, et Noël et Josanne furent tristes sans savoir pourquoi.

La jeune femme alla chercher une lampe ; mais, quand elle revint, Noël se levait pour partir. Elle dit :

— Déjà !

Et ce mot, qui avait fait tant de peine à Noël, lui fut doux comme une caresse.


XIX


Noël pénétra la vie de Josanne, l’imprégna de sa pensée, l’anima de ses visites et de ses lettres quotidiennes.

Si, par hasard, le courrier du matin n’apportait pas l’enveloppe bleue, le tendre bonjour accoutumé, si Noël ne paraissait pas chez Mariette, la jeune femme demeurait triste et nerveuse tout le jour. Elle évitait mademoiselle Müller et le botaniste russe, et seule, dans son petit coin, regardait la place vide en face d’elle. Quand Noël ne pouvait l’accompagner vers les quartiers lointains où la conduisaient les nécessités professionnelles, elle se rappelait les bonnes promenades qu’ils avaient faites, par la banlieue ou les faubourgs, et elle cherchait, à côté d’elle, la silhouette robuste et le brun visage de son ami. Un bouquet, un livre, un bibelot, la Pleureuse de Bartholomé, le reflet des réverbères sur le plafond, au crépuscule, s’associaient, dans sa mémoire, à des mots, à des gestes de Noël, et parfois elle reproduisait des expressions, des intonations qu’il avait eues.

Elle vivait ainsi dans l’atmosphère qu’il créait autour d’elle, et, par des modifications inconscientes, elle s’adaptait à des idées, à des goûts nouveaux. Convalescente du passé, elle en gardait un endolorissement vague, mais son cœur et sa chair étaient paisibles, — et les jours légers, les calmes nuits passaient sur elle sans qu’elle les sentît passer.

Maintenant les yeux clairs de Noël n’effrayaient plus Josanne. Elle éprouvait, près de cet homme, un sentiment inconnu de sécurité, de confiance. Elle aimait à lui demander conseil ; elle eût aimé à lui demander protection. Tous les êtres qu’elle avait chéris avaient appuyé leur âme à son âme ; pour la première fois, l’âme de Josanne retrouvait l’instinct féminin de s’appuyer.

Le printemps vint, ciels gris et bleus, nuages d’argent, pluies tièdes, le printemps humide et vert, échappé des bois, qui sent la jacinthe et le narcisse.

Le temps approchait où Josanne devait reprendre son fils. Elle se mit en quête d’une domestique qui pût tenir son petit ménage, soigner Claude, le promener, le conduire et l’aller chercher à la plus voisine école maternelle, et rester la nuit, en cas de besoin, sur un lit pliant, dans le cabinet de toilette.

Après des recherches décourageantes, Josanne se ressouvint de la Tourette, dont elle avait mesuré naguère la probité parfaite et le dévouement. La brave femme, prévenue, arriva un dimanche, coiffée d’une capote à plume et parée d’une cravate bleu de ciel. Elle pleura presque en revoyant madame et en parlant de « pauvre défunt monsieur ». La distance de la rue Mouffetard au quai des Augustins ne refroidit pas son zèle, et les accords furent vite conclus.

Le lendemain, tout en frottant les meubles, dans le logement bouleversé, la Tourette informa Josanne que « la concierge de la rue Amyot avait eu un troisième gosse », que « le boucher avait fermé boutique », et que la crémière blonde, la boiteuse, « allait avec son propriétaire », un monsieur cossu, « ce qui faisait parler le monde, vu que c’était dégoûtant… » La crémière avait « de quoi » et ne méritait pas l’indulgence qu’on doit aux pauvres malheureuses. Et puis le « crémier était bel homme et solide, et sa femme, pour sûr, ne manquait de rien. Alors ?… Que cherchait-elle ailleurs, la blonde ?… » Le mari « ne savait rien de rien, mais, le jour où il saurait, quelle raclée pour son épouse !… Et cela ferait plaisir à toute la rue Mouffetard, vu que cette crémière était la honte du quartier et qu’elle déshonorait le mariage… » Tandis qu’Ernestine, la petite amie au typo, donnait l’exemple de la fidélité amoureuse, sinon conjugale…

— Et pourtant, ma chère dame, si Ernestine se laissait aller, ça serait-il point pardonnable, vu qu’elle est jeune et bien bâtie, et qu’elle n’a pas du sang de navet sous la peau ?… Et son homme, avec c’te maladie qu’il a, depuis deux ans, il n’la réveille plus que pour lui demander des remèdes…

Josanne écoutait ces propos inspirés par la morale pratique du peuple, quand Noël Delysle arriva. Il n’était pas gai. Il avait déjeuné tout seul, chez Mariette, et il voyait sans plaisir la vie de son amie se transformer. La Tourette, saisie d’admiration, devant un monsieur « si tellement bien », se fit aussitôt des idées sur les agréments du veuvage, et dans son âme simple, elle approuva cette chère dame Josanne qui avait eu bien du mérite et qui maintenant avait bien du bonheur.

— Votre cuisinière est un peu étrange, dit Noël. Elle a des sourires complices et des regards encourageants. Et quel accueil elle m’a fait ! Ce n’est pas une cuisinière, c’est une mère.

Josanne raconta l’histoire de la Tourette.

— Elle n’est pas décorative, mais elle est dévouée !… Et si drôle !… Je vous assure que la psychologie de la Tourette m’intéresse infiniment. Elle a une conception des droits et des devoirs féminins qui fait penser à la morale des sauvages…

— Comment cela ?

— La Tourette a le respect de l’homme fort. Quand elle dit : « Un Tel est un bon mari… », cela ne signifie pas qu’Un Tel ait des sentiments délicats et le cœur tendre. Un bon mari, c’est le garçon travailleur, sérieux, qui ne boit pas plus que son compte et rapporte tous les samedis sa paie à la maison. Sa femme ne « manque de rien », entendez qu’il lui donne la pâtée, les nippes et le reste, et même, au besoin, des claques, qu’elle reçoit sans humiliation et sans rancune comme un témoignage de la force mâle…

— Qui aime bien châtie bien.

— La Tourette, indulgente aux filles qui fautent ou aux ménages irréguliers, est impitoyable pour la femme qui a « un bon mari » et qui le trompe.

— Mais une femme peut être très malheureuse avec un honnête travailleur, sérieux, rangé, etc… Et que pense votre Tourette des femmes mal mariées qui ont des amants ?

— Si le mari est paresseux, ou maladif, ou trop bête pour se faire obéir, la Tourette dit : « Tant pis !… C’est vraiment pas un homme ! »

— Elle ne considère que la loi de nature, la loi de sélection et l’intérêt de l’espèce ; elle fait du darwinisme sans le savoir : la plus belle au plus vaillant !… Eh ! ce n’est déjà pas si bête !… Je suis presque de son avis…

— Comment ?

— Ça m’irrite de voir une jeune femme liée à un vieillard, ou à un infirme, ou à un benêt. Malgré moi, je forme des vœux… immoraux… pour que la pauvre créature ait sa revanche, et sa petite part de bonheur… Aimer par devoir, être fidèle par devoir, brrr !…

Josanne demanda, d’une voix un peu émue :

— Vous pensez cela, réellement ?

— Cela vous choque ? Oh ! rassurez-vous, je rends aux femmes vertueuses, aux résignées, aux sacrifiées, l’hommage qui leur est dû. Mais je ne condamne pas les autres. Je n’ai pas de préjugés, et très peu de principes… Et puis je suis l’ami, le chevalier, le défenseur du sexe opprimé ! Je suis devenu, grâce à vous, le Don Quichotte du féminisme…

— Parlez donc sérieusement de choses sérieuses.

— Je suis très sérieux… De quel droit condamnerais-je les autres ? Pourquoi leur imposerais-je des vertus que je suis incapable de pratiquer ? Je ne pourrais pas rester fidèle à une femme que je n’aimerais pas… d’amour… Ma foi, non ! Je me connais… Vous voyez que je suis plus modeste et meilleur que votre Tourette : j’étends ma miséricorde à toutes les pécheresses qui ne furent coupables que d’avoir aimé…

Josanne secoua la tête :

— Vous avez raison, il ne faut juger personne… Que savons-nous les uns des autres ? Rien… Comment deviner l’arrière plan d’une vie, le secret d’un cœur !… Mais vous changerez d’avis, plus tard, je le crains… quand vous serez marié…

— Je n’aurai plus l’esprit libre, parce que je n’aurai plus le cœur libre ?… Grand merci !… Je ne suis pas une marionnette, chère madame…

Noël protestait si vivement, si franchement, regardant Josanne bien en face, de ses yeux clairs et sincères, et elle avait un si grand désir de le croire qu’elle le crut.

— Eh bien, il n’y a pas beaucoup d’hommes comme vous !

— Tant mieux ! vous m’estimerez davantage.

— Vous n’avez pas de préjugés… Cependant…

— Quoi ?

— L’autre jour, je vous ai raconté ma visite aux Lefebvre, ce ménage d’esthètes qui produit, en collaboration, des livres si extraordinaires…

— Ils élèvent des lézards… des lézards verts qui portent des anneaux d’or à la queue !

— Et ils habitent dans une maison de cauchemar, où la rampe de l’escalier imite le zigzag de la foudre, où les serrures représentent des têtes de diables…

— Où les meubles tiennent au mur, on les loue avec l’appartement…

— Juste ! Les Lefebvre sont touchants ! La femme dit : « Mon mari a du génie ; je n’ai que du talent… » Et le mari répond : « C’est moi qui ai le talent, Juliette, un grand talent, je le sais. Mais tu me dépasses, comme je dépasse mes contemporains… « Madame Valentin, je vous en prie, insistez dans votre article ; insistez sur ce détail essentiel que Juliette me dépasse…

— Oui, je me rappelle ce mot… La femme de génie se porte beaucoup, cette année…

— Vous m’avez répondu : « Ça doit être épouvantable d’être le Roméo de cette Juliette !… L’amour conjugal est à la mode dans le monde littéraire, mais les pauvres romanciers ne seront plus jamais tranquilles ! Leurs épouses, de gré ou de force, s’associeront à leurs travaux… »

— Eh bien ! cela prouve que je n’ai pas de goût pour le rôle de cornac, de barnum et de prince-consort.

— Cela prouve que vous avez un reste de préjugé contre les intellectuelles, oui, vous, Noël Delysle, vous !… Au fond, cela vous agace de voir des femmes travailler, faire, mieux que les hommes, des métiers d’homme… De même, vous vous croyez démocrate et vous êtes rempli de répugnances et de préventions aristocratiques…

— Moi ?

— Vous !

— Je suis la simplicité même : un Spartiate !…

— Allons donc !… Chez Mariette, le premier soir, en lisant les prix marqués sur la carte, vous avez dit : « C’est vraiment bon marché… » et vous pensiez : « Ça doit être horrible !… » Avouez-le…

Il avoua en riant :

— Oui, je l’avoue… Mais vous étiez là et tout me sembla délicieux.

— Une autre fois, vous m’avez dit : « Vraiment, vous voyagez en troisième classe ?… » Et une autre fois, vous m’avez demandé si ça ne me dégoûtait pas d’aller en omnibus…

— Ah ! permettez !… Ne me prenez pas pour un snob ! Vous vous êtes méprise…

— Comment ?

— J’ai peut-être un faible, oh ! si faible préjugé contre les omnibus, et les troisièmes classes et les petits restaurants… Mais, en vous parlant, je ne pensais pas à mes répugnances personnelles… Je pensais à vous, à vous seule… Comment exprimer toute ma pensée, sans vous froisser ?… Parce que vous êtes une femme distinguée, délicate, fine, je suis agacé… navré… de vous savoir dans un sale omnibus ou dans un wagon de troisième classe où il y a des soldats, des paysans et des nourrices avec leur nourrisson !… Et cela ne me réjouit pas non plus, vos relations avec Flory, et Foucart, et tous ces gens qui vous reçoivent plus ou moins poliment… Vous n’êtes pas intrigante, pas ambitieuse, vous serez toujours exploitée !… Vous serez vouée à une vie médiocre, malgré votre intelligence et votre énergie… C’est injuste ! C’est abominable !… Et je voudrais vous tirer de là…

— Ah ! mon ami ! je suis très touchée de votre sollicitude, mais consolez-vous : je ne me plains pas… Je suis contente de mon sort. J’ai été bien plus malheureuse… Mon pauvre mari et moi, nous avons traversé des jours terribles… La malchance, la maladie avaient changé son caractère… Oh ! ne me faites point parler de ce temps-là…

— Jamais, dit Noël, violemment, jamais je ne me consolerai de ne pas vous avoir connue dans ce temps-là…

— Qu’auriez-vous fait ?

— Je ne sais pas, mais j’aurais fait quelque chose… J’aurais remué Paris, pour vous… Je vous aurais aidée, encouragée, consolée, sauvée de toutes ces horreurs que je devine…

Josanne murmura :

— Comme vous êtes bon !… Mais… vous n’auriez rien pu faire… rien…

— On peut tout ce qu’on veut…

Elle répéta :

— Rien.

Elle songeait à Maurice qui ne l’avait jamais aidée, encouragée ni consolée. Et elle faillit dire : « Pourquoi, ô mon ami, mon ami unique et incomparable, pourquoi venez-vous si tard ?… »

Mais cette phrase, qui était presque un aveu, mourut sur ses lèvres, et Josanne tendit la main à Noël :

— Je ne doute pas de votre cœur, mon ami… mais, voulez-vous, parlons d’autre chose ?


XX


— Allons, faites vous-même le menu ! Dites ce que vous aimez ! Je veux que ce déjeuner d’adieu vous plaise…

— Oh ! un « déjeuner d’adieu » !… Pourquoi pas un repas funèbre ?… Parce que je m’en vais à Chartres, demain…

— Et que vous y resterez quinze jours ! Je serai triste… Et vous, vous serez heureuse de revoir votre tante et votre petit garçon…

— C’est bien naturel…

— Oui… Et quand vous reviendrez, ce sera fini de notre liberté. Vous donnerez à votre enfant toutes vos heures de loisir. Vous ne serez plus mon amie : vous serez une maman.

— Je serai une « maman » et je resterai votre amie.

— Pas comme avant… pas si bien !

— Vous êtes jaloux de mon fils !… C’est très mal…

— J’adore votre fils, sans le connaître… Mais j’ai une espèce d’appréhension… Eh bien, décidez-vous !

— Non… choisissez pour moi… Quand je suis avec vous, je vous laisse la responsabilité des décisions. Je ne fais pas d’effort de volonté, ça me repose…

Ils étaient assis à une petite table devant le Pavillon Chinois, entre des haies de fusains qui leur faisaient un paravent de verdure.

C’était un matin d’avril, un de ces matins vaporeux où s’attarde encore un peu d’aube. L’air léger baignait de bleu les cimes pressées du Bois, les allées fuyantes. Une pâle lumière dorée, diffuse dans ce bleu aérien, imprégnait les choses, qui semblaient neuves où rajeunies.

Une bouquetière passa : Noël lui fit un signe… Que de violettes il avait données à Josanne, depuis le premier bouquet, dont une fleur, conservée comme un fétiche et un souvenir, parfumait encore une page de Dominique ! Que de violettes pourpres, presque noires, et d’autres presque bleues, et d’autres blanches, nuancées de mauve, qui s’accordaient à la couleur joyeuse ou mélancolique d’un sentiment plus discret que leur parfum !

Il commandait le menu, qu’il voulait amusant, imprévu, pour caresser la gourmandise de la femme… Des choses légères, des choses exquises : la truite rose, le vin blond, les fraises… Mais Josanne ne mangeait guère… Accoudée, elle respirait son bouquet avec un frémissement des narines, un battement des cils, qui révélaient une paresse de femme heureuse… Le blanc pur d’un petit col éclairait sa robe de drap. Elle avait un chapeau comme on en voit aux jeunes filles de Lawrence, un grand chapeau rond et souple, tout en plissés de mousseline noire, avec un nœud plat de satin. Les touffes de ses cheveux étaient molles et lustrées comme les plumes de son écharpe. Une chaînette de jais glissait sur sa gorge… Elle souriait d’un vague sourire, et murmurait parfois :

— Il fait bon, ici !… Il fait bon !…

— C’est que le printemps est venu, dit Noël, pas celui du calendrier : le vrai printemps. Ce matin, à mon réveil, il m’est entré dans les yeux, dans les veines, dans l’âme… Un éblouissement, une onde tiède, et cette allégresse physique où l’on croit sentir, pour la première fois, la douceur de vivre…

— Comme vous aimez la vie !

— Et vous ?

Elle ne répondit pas directement.

— Autrefois, je n’aimais pas le printemps… J’en avais peur.

— Peur ?…

— Vous ne pouvez pas comprendre…

Les paupières de Josanne s’abaissaient, se fermaient nerveusement. Elle revoyait le jardinet de la rue Amyot, un arbuste en fleur, tout blanc, dans le crépuscule. Le vol sifflant des hirondelles fauchait l’air sous sa fenêtre. Le jour plus lent traînait au ciel. Déjà, les couples recommençaient leurs promenades amoureuses, dans les vieilles rue balzaciennes, derrière le Panthéon… Josanne crut respirer l’odeur de l’éther flottant par la chambre ; elle crut entendre la rumeur de la maison ouvrière, la voix de la Tourette, la voix de Pierre Valentin — et elle retrouva l’atroce sensation d’attente, d’étouffement, et ce désespoir nostalgique que les printemps d’autrefois lui apportaient.

— Quoi ?… Qu’avez-vous ? dit Noël.

Il regarda les yeux rouverts de Josanne, ces yeux qui avaient vu des choses, des scènes, des visages que lui ne connaîtrait jamais, ces yeux mystérieux et si beaux, d’un bleu obscur, où passaient des ombres, des ombres…

Et il les regarda tant, ces yeux, que sa pensée, attirée et repoussée, vacilla, prise de vertige devant l’inconnu, et tomba tout à coup dans un abîme…

— Non, dit-il, non, je ne peux pas vous comprendre… Je suis votre ami, votre seul ami, dites-vous. Il y a deux mois que nous nous voyons, presque chaque jour. Je connais votre logis, vos livres préférés, et les fleurs qui vous plaisent, et la musique qui vous fait pleurer. Je connais le dessin de vos gestes, les modulations de votre voix, l’éclat variable de vos yeux. Je connais votre fils, que je n’ai pas vu, votre tante, vos amis de Chartres, les dames Chantoiseau, le bon chanoine et les morts mêmes qui vécurent près de vous… Mais vous, mon amie, je ne vous connais pas.

Elle ne répondit pas. Il vit qu’elle palissait et que les sombres fleurs de ses yeux devenaient plus sombres, presque noires au-dessus des violettes. Elle pressait le bouquet contre ses lèvres et respirait d’un souffle inégal et fort… Comme elle était émue !…

— Nous sommes jeunes, dit il encore, et il y a tant d’années, pourtant, derrière nous… Votre vie ! ma vie !…

Elle l’écoutait, inquiète.

Il reprit :

Ma vie, à moi, c’est peu de chose, quand j’y pense ! Malgré tant de travail, et tant de courses à travers le monde, je suis encore au commencement… Je n’ai pas connu les joies qui grandissent l’âme et les douleurs qui la mûrissent. Je suis seul. Je suis jeune… Le chemin est libre derrière moi, devant moi. Je vis dans le présent, pour l’avenir. Je ne suis pas le prisonnier d’un passé !… Mais vous, vous !…

Elle tressaillit :

— Moi !

— Vous êtes contemplative et repliée… J’ai envie parfois de vous dire : « Ne tournez donc pas la tête ! Regardez devant vous, bien droit… »

Il avait parlé d’un ton presque rude, où il y avait de l’amertume et de la souffrance, et de la colère et de la jalousie…

Josanne eut un imperceptible mouvement en arrière :

— Comme vous êtes exigeant !

— Je vous demande pardon, madame… Je n’ai pas le droit, en effet…

_ Mon ami, dit-elle avec douceur, vous avez tous les droits de l’amitié… Mais vous n’avez aucune patience… Laissons faire le temps. Vivons un peu au jour le jour. Nous nous comprendrons l’un l’autre sans nous raconter l’un à l’autre… Vous m’avez déclaré, vous-même, que vous n’étiez pas confidentiel… Est-ce que je vous demande, moi, les petits secrets de votre âme ?

— C’est vrai, dit-il, et c’est ma tristesse : vous ne me demandez rien…

Et, par un de ces revirements d’humeur dont il était coutumier, il fit le geste d’effacer quelque chose, dans l’air, entre Josanne et lui. Il essaya d’être gai et il réussit à égayer Josanne.

Pendant qu’elle goûtait les « fruits rafraîchis » dans une coupe de champagne, il parla de l’Italie qu’il aimait « comme une maîtresse ».

— J’ai pensé à vous, là-bas, très souvent… Oh ! votre première lettre ! Je l’ai lue dehors, sur la place du Dôme, appuyé contre la grille du Baptistère… Je revois distinctement, au bas d’une page, votre nom : « Josanne Valentin ! » J’étais content que ce nom de Josanne ne fût pas un pseudonyme… Et j’aimais ce joli nom, il était si doux à mes lèvres que je le répétais pour le savourer : « Josanne… Josanne… » Et, parce que je suis un imaginatif, et un sentimental, j’oubliais tout à fait l’article qui avait provoqué notre correspondance ; j’oubliais la journaliste, la féministe !… Je voyais, sur cette place de Chartres que je connaissais, une jeune femme, en robe noire, au visage voilé… Oui, jeune, et triste, et seule, et sans amis… Et j’avais, tout à coup, un grand désir que cette femme lointaine fût heureuse…

— Elle était déjà moins malheureuse, grâce à vous !

— Il y a, sur la porte du Baptistère, une figurine de Ghiberti que j’aime entre toutes : une femme svelte, longue, qui garde aux plis de sa robe de bronze un rehaut d’or presque effacé. Elle tourne la tête, et l’on ne voit pas son visage, mais on devine le sourire délicieux… Ma rêverie romanesque s’attachait à ce sourire invisible… J’étais ému, sans raison, comme si un dieu bienveillant m’avait promis un grand bonheur… Et je me disais : « Suis-je ridicule !… suis-je bête !… Cette Josanne, si elle savait, se moquerait de moi !… » Pourtant, mon instinct ne me trompait pas : un grand bonheur venait vers moi, au son des cloches, dans ce beau soir d’automne florentin…

— Et c’était la première fois que vous étiez si… romanesque ?

— Comment l’entendez-vous ?

— Vous n’aviez jamais rencontré une femme digne d’être votre confidente, votre amie ?…

Josanne rougissait en parlant. Noël répondit comme à regret :

— J’avais cherché…

— Souvent ?

— Pas souvent… Et si mal !… Et je vous ai trouvée bien tard…

— Hélas !

— Trop tard ?…

Elle murmura :

— Je ne sais pas… Non… pourquoi « trop tard » ?… Nous sommes amis : c’est très bien.

— Nous serons amis.

— Nous serons ?… Dites « nous sommes »… Que manque-t-il donc à notre amitié ?

Noël regarda Josanne dans les yeux, et dit gravement :

— L’entière confiance…


Il était parti… Elle s’en revenait chez elle, seule, à pied, lentement, dans un grand trouble. Quelques nuages flottaient ; le soleil était chaud et blanc ; les fleurs des marronniers pleuvaient sur le sable.

Au rond-point des Champs-Élysées, Josanne s’arrêta, avant de traverser l’avenue, parmi les voitures. Une torsade de cheveux blonds, un manteau de drap clair, sous une ombrelle déployée, lui rappelèrent une rencontre qu’elle avait faite, un jour, dans le jardin des Tuileries, comme elle se promenait avec Noël… Elle revit une jeune fille blonde, en manteau beige, — une Américaine, sans doute, — qu’il avait admirée au passage. Et elle pensa :

« C’est singulier… Je n’ai pas le type physique qu’il aime… »

Elle éprouva un déplaisir vague, une jalousie sans objet, et, considérant les femmes riches et parées, assises dans les voitures, elle se sentit pauvre et chétive, avec sa robe noire qui n’était plus de saison…

Elle se demanda si Noël avait une maîtresse, et comment il pouvait aimer cette maîtresse, puisqu’il l’aimait, elle, de tout son esprit et de tout son cœur. Et soudain, malgré la fête charmante du déjeuner à deux, malgré les tendres paroles de son ami, elle eut envie de pleurer.

« Pourtant, pensait-elle, je ne veux pas qu’il m’aime… Et je ne peux pas l’aimer ! Il y a, entre lui et moi, trop de choses… l’ancien amour, l’enfant, ce terrible secret que Noël pressent, peut-être, puisqu’il réclame l’entière confiance… »

Confiance ou confidence ?… Certes. Josanne pourrait parler sans encourir le blâme de Noël, ou son mépris. Aucun homme n’était plus indulgent aux faiblesses, aux erreurs d’un cœur de femme. Il comprendrait tout ; il aurait pitié…

Mais comment parler ?… pourquoi ?… Noël ne convoitait point Josanne ; il ne s’était jamais permis la familiarité la plus légère, il n’avait offert et demandé que l’amitié… Respectait-il le deuil de la veuve ? Aimait-il, ailleurs, une autre femme, comme font tant d’autres hommes qui séparent la joie spirituelle du plaisir des sens ?… Était-il un curieux de sentiments rares, un dilettante du platonisme ?… Dans tous les cas, son amitié exigeante se heurterait au silence pudique de Josanne… Elle ne lui devait pas l’aveu qu’une maîtresse peut bien faire à un amant, mais non pas une amie à un ami. Il est des voiles de l’âme qui ne tombent que pour l’amour, avec tous les autres…

Josanne raisonnait ainsi pour s’encourager au silence, rassurée par ce mot d’ « amitié ». Mais elle ne savait pas que l’amour vrai, — celui qui dure, — est aussi le plus chaste amour ; qu’il demande le cœur, et tout le cœur, d’abord, avec une inquiétude inapaisable, qui ne laisse point de place au désir…


XXI


La porte du salon étant mal fermée, Noël Delysle, debout près de la fenêtre, entendait encore le papotage des visiteuses, retenues dans la galerie par la maîtresse de la maison.

Elles étaient trois, qui représentaient assez bien le type conventionnel de la Parisienne, trois jeunes femmes, bien habillées et très occupées de ce qui se porte, de ce qui se dit, et de ce qui se fait… Pendant une heure, autour de la table à thé, elles avaient raconté des histoires d’enfants, de couturières, de domestiques et d’automobiles. Puis, à propos d’une comédie écrite par un amateur et représentée dans un cercle, elles avaient émis divers aphorismes touchant l’art et la littérature.

Dans la galerie, éclairée dès cinq heures, basse de plafond comme tout l’appartement, la conversation se prolongeait. À travers les carreaux voilés de soie transparente, Noël devinait la silhouette cambrée, en robe rose, la nuque fauve, trop ondulée, de madame Moriceau. Elle disait avec un petit rire :

— Mais non, ma chère… Ce n’est pas élégant…

Veuve et coquette comme Célimène, soucieuse de se pousser dans le monde où son mariage l’avait introduite, Renée Moriceau appliquait aux choses et aux gens ce même critérium : l’élégance… Noël, depuis deux ans, avait constaté bien des fois ce snobisme spécial aux parvenus, et que Renée dissimulait naguère. Il pensa :

« Comme elle a changé !… Je l’ai connue presque simple, et gentille, et spirituelle, une bonne camarade, une maîtresse amusante… Elle avait, autrefois, moins de sécheresse et de frivolité… Oui, elle a changé !… Elle est affolée par le besoin de paraître. Elle porte des robes voyantes, elle parle de tout, au hasard, et elle « gaffe »… ! C’est dommage, vraiment… Je l’ai presque aimée… Et maintenant, elle m’agace… Est-ce sa faute ou la mienne ?… Suis-je plus clairvoyant, ou moins indulgent ?… La vérité, c’est que je ne l’aime plus… Elle le sent… Le dépit la ramène vers moi… Et, bêtement, l’ennui, la solitude, un coup de désir m’ont ramené vers elle… C’est stupide, ce que j’ai fait là !… »

Il écoutait en lui-même, la tendre, claire, fraîche modulation d’une autre voix féminine.

Renée continuait à rire. Noël, impatient de s’en aller, souleva un coin de store regarda décliner le soleil oblique dans la rue Vineuse. Il se disait :

« À sept heures tapantes, je file… »

Mais un froufrou de soie, un parfum connu, l’avertirent que Renée Moriceau était près de lui. Il se retourna lentement :

— Bon Dieu ! fit la jeune femme, que vous êtes gai, Noël, que vous êtes gai !… Vous n’êtes pas fatigué de parler ?… Vous ne faites pas d’effort pour être si aimable, si aimable ?… Madame Langlois en demeurait confondue, et cette petite rosse de Vernet m’a dit… Non, ne vous en allez pas, mon cher ! Asseyez-vous !… Vous me devez bien ça, de m’entendre… Je vous ferai tous les reproches qu’il me plaira…

— Une scène, Renée ?

Il se rassit avec une résignation boudeuse.

— La petite Vernet m’a dit…

— Si vous saviez comme les discours de la petite Vernet me laissent indifférent !…

— Elle m’a dit : « Qu’a donc ce pauvre monsieur Delysle ?… On ne le voit plus nulle part, excepté chez vous… et encore !… Vient-il à vos mercredis soirs ?… Pas souvent ?… Oh ! ma chère, méfiez-vous… vous allez perdre votre « flirt »… Quand un de mes amis disparaît et ne reparaît qu’à de longs intervalles, préoccupé, distrait et grognon, je pense : « Il a sa crise… Il est amoureux… »

Noël ne répondit pas. Madame Moriceau s’installa au coin de la cheminée, dans une bergère, et, contemplant ses ongles qui miroitaient, elle affecta une dédaigneuse indifférence.

— Si vous avez votre crise, il faut le dire… Je ne suis pas jalouse et pas crampon… Mais ce que je n’admets pas, mon cher, c’est votre brusque disparition… Votre absence, que tout le monde a remarquée, me compromet autant que vos assiduités de naguère. Les gens disent : « Ils sont brouillés… Pourquoi ?… Il y avait donc quelque chose entre eux ?… » Je crains les potins comme la peste… Aussi je vous ai demandé, en insistant, de venir à mon jour…

— J’y suis venu, à votre jour. J’ai subi la conversation émouvante de madame Vernet, de madame Langlois !… Je sais que les chapeaux de ce printemps auront des calottes basses, que l’auto de monsieur Vernet fait du cent vingt, et qu’il n’y a plus, en France, ni cuisinières économes ni femmes de chambre vertueuses… Je sais aussi que la comédie de monsieur Privaz est un bijou, un pur bijou !… Oui, la vie est courte, j’ai beaucoup de travail, et cependant je suis , depuis une heure. Vous me cherchez querelle au lieu de me plaindre et de me récompenser… Ce n’est pas gentil.

— On vous a récompensé d’avance…

— Comment ?

— Si vous oubliez déjà…

— Oh ! Renée !…

— J’ai dîné deux fois avec vous, en tête à tête, deux fois en quinze jours… et nous avons failli rencontrer mon ex beau-père…

— Rassurez-vous, femme très prudente ! Votre ex beau-père ne nous a pas vus.

— Heureusement !… Vous me reprochez ma prudence ?

— Au contraire…

— Tiens !

— Pourquoi « tiens » ?

— Autrefois, cette même prudence vous horripilait.

— Autrefois, oui… J’étais un peu emballé… J’aurais compromis votre carrière de veuve irréprochable…

— Moquez-vous de moi !

— Pas du tout ! Vous souhaitiez rester libre et ménager l’opinion… Vous m’avez enseigné qu’on peut tout faire, à la condition de « ne pas avoir l’air »… Et moi, bon élève, docile amant, je n’ai pas eu l’air de vous attendre, je n’ai pas eu l’air de vous désirer, je n’ai pas eu l’air d’être triste, je n’ai pas eu l’air d’être content… Et, à force de ne pas avoir l’air d’être ceci ou cela…

— Vous ne savez plus ce que vous êtes…

— Je suis un homme accablé de besogne et désolé de vous quitter.

— Un homme qui n’est pas amoureux !

— Qu’entendez-vous par ce mot ?

Elle rit, étend les bras et laisse ses yeux luire de côté, sous les cils blonds…

— J’entends l’amoureux sentimental… Le monsieur qui a le cœur tendre et la larme toujours prête…

— Jouer ce rôle, près de vous, Renée, ce serait jouer un rôle de sot.

Elle déclare avec une ferme conviction :

— Vous le joueriez très mal. Vous êtes un sceptique sensuel.

— Et vous ?

— Je ne sais pas.

— Vous êtes une prude voluptueuse !

— Merci bien. Appelez-moi donc Arsinoé !

— Vous êtes trop jeune.

— C’est la première parole un peu aimable que vous me dites aujourd’hui. Ah ! vous ne m’aimez pas du tout.

— Oh ! Renée… Vous me plaisez infiniment, je vous assure…

— Oui… oui… je sais… Mais, un beau matin, vous aurez votre « crise », comme dit Suzanne Vernet. Vous me direz que je ne satisfais point votre cœur, que vous avez rencontré l’ange, la Béatrice…

— Vous affirmiez, tout à l’heure, que j’étais un « sceptique sensuel »…

— Oui, mais vous avez tant d’imagination !…

Elle se leva. Appuyée au fauteuil de Noël, elle pencha vers lui sa tête blonde…

— Beaucoup d’imagination, des nerfs et pas de cœur…

— J’admire comme vous me connaissez bien.

— On retournera ensemble à Bellagio !… Ah ! vous avez bien changé, depuis Bellagio ! Il y avait un je ne sais quoi, dans vos lettres de Florence !… Et, depuis votre retour, je n’ai eu de vous que le… minimum !… des heures, par-ci, par-là… des billets trop spirituels pour être tendres… Nous dînons ensemble, ce soir ?… J’ai envie d’aller au Pavillon Chinois…

— Ah ! non, pas là…

— Pourquoi ?

— D’abord, ce soir, c’est impossible… J’ai trop de travail…

— Dieu ! que vous êtes assommant, avec votre travail !… Mais je n’en crois rien… Vous attendez une femme… la Béatrice… l’âme sœur !

— J’attends une lettre, très importante…

— Tant que ça ?… Votre avenir en dépend ?…

— Qui sait ?

— Zut !

— Bonsoir, ma chère… Excusez-moi…

Il lui baisa la main ; mais, comme il relevait la tête, le regard hostile de Renée heurta son regard. Le jour se retirait, lentement, sous le plafond bas, comme, au déclin d’une liaison, le désir, lentement, se retire des âmes. La femme qui n’avait donné et demandé que le plaisir sentait, par une intuition jalouse, l’homme s’en aller loin d’elle vers la passion. Et le lien qu’elle avait cru si fort n’était plus qu’un fil prêt à se rompre…

Vaniteuse et vindicative, elle faillit, d’un mot, rompre ce fil… Mais Renée Moriceau, malgré sa prudence, avait la secrète lâcheté des êtres sensuels. Elle n’avait jamais aimé et n’aimerait jamais personne. Pourtant quelques hommes lui avaient plu, et Noël mieux que tous les autres. Il lui plaisait mieux encore depuis qu’il s’éloignait d’elle.

Elle était allée le retrouver, l’automne précédent, à Bellagio, et, pendant quinze jours, ils avaient fait l’expérience mélancolique du tête-à-tête. Renée n’avait pas compris que Noël pût être las de ses cheveux blonds et de ses épaules, las de ses drôleries et de ses rosseries, las de cette « élégance » qu’elle affectait… Lui, qui l’avait trouvée désirable et amusante, naguère, la considérait sans illusion, maintenant, et la désirait à peine et ne s’en amusait plus. Bien qu’il se donnât, près d’elle, les airs d’un « sceptique sensuel », il était au fond, sensible et tendre, et il avait déjà la satiété d’un amour tout physique. Cette femme égoïste et vaine, idolâtre d’elle-même, cette agréable marionnette féminine, il la maniait à sa guise, et la rejetterait sans remords, dès qu’elle aurait cessé de plaire : — il était si bien assuré de ne pas lui briser le cœur !

Quand il était revenu en France, cinq mois plus tard, leur liaison s’était renouée… Mais Noël espaçait ses visites, refusait toutes les parties, au théâtre et au restaurant, évitait les Langlois, les Vernet et les autres qui composaient la bande, la petite cour de Renée… Il disait que ces gens l’irritaient par leur médiocrité, leur pauvreté d’âme…

— Mais qu’est-ce qu’il vous prend ? disait Renée, quelquefois. Vous allez tomber dans le socialisme et la philanthropie… Et cette façon que vous avez, de vanter les « intellectuelles »… Votre conversation était plus divertissante que vos livres, autrefois !… Et maintenant vous avez l’air de croire ce que vous écrivez : vous devenez féministe, vous ! C’est grotesque…

Il ne discutait pas. Il haussait les épaules et sifflotait en allumant une cigarette. Son silence poli exaspérait madame Moriceau. Les rendez-vous s’achevaient sur des paroles aigres-douces.

Renée flairait un péril obscur. Il y avait une femme dans la vie de Noël. Quelle femme ?… Maîtresse prochaine ou prochaine fiancée ?… Noël avait horreur du mariage et il redoutait ce qu’on appelle la « liaison sérieuse »… Il n’avait jamais promis d’être fidèle et il eût avoué un caprice… Mais ce n’était pas un caprice qui le rendait si morne, et parfois si amer… Il semblait garder rancune à sa maîtresse des baisers qu’il lui donnait…

La dernière fois surtout. Renée l’avait senti lointain, absent, et si triste, dégoûté de lui-même !…

L’interroger ?… Elle n’osait risquer une question précise, car il n’y avait entre elle et lui aucune intimité de cœur, rien qu’une joute de mots, et des caresses. — Et cette femme, qui n’était pas timide et que la pudeur ne gênait point, était mal à l’aise dans le rôle d’amie et de confidente…

Ce soir-là, pourtant, à la minute de l’adieu, Renée eut un vif dépit, et presque un chagrin… Elle regarda les lèvres fines et volontaires du jeune homme. Et elle le détesta tout à coup, en souhaitant le reconquérir…

Dans la galerie déserte, elle se pressa contre Noël, et, sûre de n’être point surprise, lui tendit sa bouche.

— À demain, veux-tu ?…

Il répondit :

— Oui… peut-être… mais je ne suis pas certain d’être libre… Je vous écrirai…


XXII


Par les jardins du Trocadéro, où des animaux de bronze accroupis, couchés, dressés sur leurs socles, semblent adorer le soleil qui meurt, Noël descend, joyeux, vers la rivière.

Un grand ciel fauve et bleu, tourmenté de nuages et de rayons, embellit de ses prestiges le paysage démesuré… Une vapeur violette noie la Galerie des Machines, qui barre l’horizon du Champ-de-Mars. À travers les quatre jambes arc-boutées de la Tour, un peuple de fourmilière circule. L’énormité des choses devient grandeur. Une sensation de vie colossale saisit Noël, l’émeut, lui soulève l’âme, le rend aux enthousiasmes délicieux de l’adolescence. Il se sent si fort et si jeune qu’il a envie de rire, de chanter, de tendre les bras, d’étreindre le monde…

Toutes les médiocrités, toutes les tristesses charnelles, guenilles du passé qu’il traîne après lui, tombent d’un seul coup. Il ne sait plus que Renée Monceau existe. Il va, par les rampes de pierre, par les allées tournantes, vers la Seine étalée en bas, vers la rivière qui emporte, dans sa chevelure d’argent, les roses du jour effeuillé, l’or de la lune épanouie… Un vent faible qui fleure le feuillage humide, la terre mouillée et remuée, les vertes sèves, touche le front du jeune homme… Noël respire, largement. Sa poitrine se dilate. Il aime la saison, l’heure, le lieu, la nuit… L’odeur de ses vingt ans refleuris l’enivre… Et il appelle, tout haut :

— Josanne…

Le nom chéri lui vient aux lèvres, comme si ce nom seul contenait toute la douceur du monde, toute la douceur de la jeunesse, de la nuit et du printemps. Noël ne regarde pas en arrière… Il voit, en esprit, dans sa maison de la place des Vosges, sur son bureau, la lettre quotidienne qui l’attend, — la lettre écrite par Josanne, et qui est un peu de Josanne elle-même.

Sur le quai, il arrête un fiacre, se fait conduire au plus proche restaurant, dîne et repart, vite, vite… Paris défile : les arbres ont des feuilles neuves, d’un vert excessif et faux que le gaz éclaire à rebours. Les tables des cafés encombrent les trottoirs. C’est presque un soir d’été, et c’est vraiment un soir de fête…

Dans l’appartement vaste et vide, au second étage d’une vieille maison, l’odeur du « maryland » imprègne les tentures. Des faïences, des panoplies luisent confusément. Le domestique vient d’allumer la lampe. La lumière, rabattue par l’abat-jour de porcelaine, éclaire à peine le cabinet de travail, et se concentre sur la table, sur le tas mêlé des journaux et des enveloppes…

La lettre de Josanne est là…

Chartres, 15 mai, 19..

« Mon ami, je pense à vous, avec une inquiétude singulière. Votre lettre d’hier était un peu mélancolique. Vous parliez d’ « heures gâchées » et de « sottes faiblesses », et j’en ai conclu que vous ne travaillez guère, que vous perdez votre temps et que vous êtes mécontent de vous même. Si j’osais, je vous gronderais ! Non, je vous dirai seulement que je suis très sensible à ce qui vous touche, que je fais ma joie de votre joie et ma peine de votre peine, et que je ne serais jamais heureuse si vous étiez malheureux… N’est-ce pas tout naturel, mon ami, puisque vous souhaitez que nous vivions dans la même pensée ?… Je ne fais que répéter vos paroles…

» Vous voyez que je suis en confiance avec vous, et que cette confiance, encore un peu surprise et tremblante, s’enhardit dans chaque lettre, de chaque jour… Il m’est venu des scrupules, depuis ces deux semaines que nous sommes séparés : j’ai songé que vous me connaissiez trop peu, par ma faute, et que votre incomparable amitié méritait que j’y répondisse par une entière et simple franchise de cœur. Mais ne vous récriez pas trop vite, si je vous dis, pour commencer les confidences futures, que vous m’intimidez quelquefois terriblement !… Vous avez une nervosité de geste et de ton qui révèle une âme peu patiente, et votre regard clair n’est pas toujours des plus doux… Et moi, qui suis une personne assez hardie avec les autres, je me trouve, souvent, toute gauche et sotte devant vous, qui êtes mon seul ami !… C’est ridicule, j’en conviens… Ne vous moquez pas de moi ! Je sentirais votre ironie, à distance, et je ne vous écrirais pas, demain soir, pour vous punir…

» Voici l’heure du dîner. Ma tante me réclame. Je reprendrai ma lettre avant d’aller dormir… »

Dix heures.

« … Je m’étais assise, tout à l’heure, devant le bureau d’acajou qui contient ce que j’ai de plus précieux : — quelques souvenirs de famille et notre correspondance. (J’ai emporté vos lettres avec moi, toutes, celles de Florence, de Rome, de Naples et de Paris…) Et j’allais vous écrire je ne sais plus quoi de très gentil quand mon petit garçon m’a appelée… Je me suis approchée de son lit ; j’ai mis ma main sur ses cheveux et je l’ai vu se rendormir. J’étais, en le regardant, tout émue et pourtant mon âme, le fond de mon âme était paisible… Comme ils sont loin les jours où je pleurais près du berceau de Claude !… Tout est changé…

» Dix heures sonnent, et j’entends que monsieur le chanoine s’en va… Ma tante lui demande s’il veut une lanterne pour descendre les « tertres «, ces ruelles en pente raide qui conduisent les gens distraits — les ivrognes et les amoureux — droit à la rivière. Le chanoine refuse : « J’ai la lanterne de la sainte Vierge, au ciel… » Et il part, enchanté de son mot, guidé par la lanterne blanche de la pleine lune.

» Et maintenant, c’est le silence. Je suis toute seule avec vous.

» Il faut que je vous confie une impression étrange que j’ai, depuis quelques jours… Je ne me reconnais plus moi-même !… C’est très difficile à expliquer… Ainsi j’éprouve un sentiment nouveau devant les choses qui me rappellent ma vie passée… Je les aime, je les respecte, mais elles ne font plus partie de moi : elles se détachent, elle s’éloignent !… Est-ce une illusion de ma conscience ? Est-ce l’œuvre inévitable du temps ?… J’ai des heures de brusque rajeunissement où je retrouve les sensations de ma quinzième année. Je découvre l’univers, et j’en suis toute ravie… Vraiment, je ne savais pas que le mois de mai fût si beau, et que le rosier qui grimpe autour de ma fenêtre pût me mettre le cœur en joie par la vertu de son parfum…

» Ne riez pas trop de ces extravagances de pensionnaire. À qui les dirais-je, sinon à vous ?… Vous me retrouverez, sans doute, à Paris, telle que vous m’avez connue, — un peu moins pâle, un peu plus gaie, seulement.

» À Paris ! Dans trois jours… Je vous présenterai mon petit Claude. Aimez-le, je vous en prie. Je voudrais tant que sa grâce et son innocence pussent vous toucher le cœur !…

» Où êtes-vous, à cette heure ci ?… Avez-vous dîné, ce soir, chez Mariette ?… Dites-moi tout ce que vous faites, puisque je vous dis tout ce que je fais. Quand je ne vous vois pas vivre, nettement, il se creuse un trou noir dans ma pensée, et je suis triste jusqu’à ce qu’il m’arrive une lettre de vous.

» Bonsoir, mon cher ami.

» JOSANNE. »

Noël relit la lettre deux fois, trois fois : il ne se lasse pas de la relire. Des larmes montent à ses yeux. Son cœur bat à grands coups profonds.

Il veut répondre, tout de suite ! et que sa lettre, cette même nuit, s’en aille vers Josanne, comme un appel, comme un cri qu’elle entendra, dont elle tressaillira toute…

Il veut lui dire, dès maintenant, ce qu’il rêvait de lui dire plus tard, les voiles de deuil tombés, l’âme guérie lentement, et lentement conquise. Il veut lui dire qu’il l’aime, de tout son cœur, de tout son instinct, de toute sa volonté, pour toujours.

Il l’a aimée sans la connaître, et, quand il l’a connue, il l’a aimée plus encore : avec tant de ferveur, de respect et de pitié ! Il l’a aimée pour son corps fragile et pour son âme vaillante, pour sa force héroïque et sa tendre faiblesse, pour tout ce qu’il sait de sa vie et pour tout ce qu’il pressent…

Car il a souffert, parfois, du secret qu’il a cru lire dans les yeux tristes, sur la bouche lasse… Il a souffert du silence de cette bouche et de l’énigme de ces yeux. Mais puisque Josanne est prête à parler, Noël, soudain, s’apaise et se rassure… Il n’y a rien, en cette femme, qui ne soit noble, beau et doux. Qu’elle parle donc en toute confiance !

Noël parlera, lui aussi. Il avouera la faiblesse de ses sens, et comment, le cœur plein de Josanne, il retournait — non pas sans honte — chez madame Moriceau… Et Josanne pleurera peut-être, mais elle comprendra, elle pardonnera. Noël lui dira : « C’est fini, fini, je ne reverrai plus cette femme. Ne parlons plus d’elle, ma bien-aimée… Je suis à vous, et vous êtes à moi… » Alors elle sourira dans ses larmes, et Noël lui racontera comment il l’a chérie, gagnée peu à peu, afin qu’elle s’éveillât à l’amour nouveau avec une âme nouvelle, qu’elle fût comme une fiancée vierge, comme un jardin prêt à fleurir…

Ainsi des pensées confuses et brûlantes passent dans l’esprit de Noël.

Il essaie d’écrire. Il trace quelques mots :

« Mon amie, mon unique amie… »

Rien de plus, rien… Il ne peut pas.

Alors il pose la plume ; il met sa tête entre ses mains. La lampe fait autour de lui un cercle de lumière douce. La rumeur de Paris nocturne monte, pareille au soupir de la mer. La lune blanchit les arcades où rôde l’ombre de Ninon. Les heures argentées s’en vont une à une…

Et Noël accueille en silence, dans son âme, le bonheur inconnu qui vient…


XXIII


La chambre où se tenait Josanne était une vraie chambre de province, meublée d’un lit à colonnettes et d’une armoire en noyer luisant, où se becquetaient des colombes. Quand on ouvrait l’armoire, une bonne odeur de cire et de pomme mûre s’exhalait du bois vénérable. Des rideaux de mousseline empesée, retenus par des embrasses en coton, doublaient d’autres rideaux dont la perse fanée avait passé du rouge au rose. Il y avait, près de la fenêtre, un vieux fauteuil couvert d’une tapisserie à bandes, comme on en voit dans les intérieurs de Chardin. Josanne aimait à s’asseoir dans ce fauteuil, et à regarder les branches pendantes du rosier alourdi de roses, et le jardinet, et la cathédrale…

Depuis qu’elle était revenue à Chartres, pour ces vacances printanières, elle n’avait presque pas quitté la maison. Vainement, mademoiselle Miracle l’exhortait à sortir, à voir les dames Chantoiseau et d’autres personnes amies : Josanne consentait tout juste à promener son fils sur les remparts. Une paresse invincible la dégoûtait de l’action, de la causerie vive et prolongée. Et la tante, un peu choquée et inquiète, lui disait parfois :

— Qu’avez-vous, ma nièce ?… Vous êtes triste ?

— Triste, moi ?… Oh ! non ! Je me repose de Paris.

Elle se reposait ; elle attendait, heureuse de lire, de coudre, de rêver, seule, attentive à ses pensées, — à la secrète et constante pensée qui était en elle comme la trame de toutes les autres. — Le bon sommeil, l’appétit revenu, la vie calme et régulière, l’avaient embellie et rajeunie en quelques jours. Elle pensait :

« C’est vrai que je ne suis plus triste, plus triste du tout !… Maurice serait bien étonné de me voir ainsi… Je n’aurais jamais cru me consoler si vite !… Comment puis-je oublier ces années terribles et embrasser Claude sans un serrement de cœur !… Ai-je donc une âme légère ?… Est-ce la « force des choses » qui me détourne du passé ?… Est-ce l’influence de Noël Delysle ?… Je ne sais pas. Je me laisse vivre… »

Elle s’éveillait, le matin, avec un sentiment de confiance et s’endormait, le soir, avec un sentiment de gratitude envers le sort qui lui accordait cette trêve. Elle était sûre que rien de pénible n’attristerait son retour, et cependant elle ne se hâtait point de revenir à Paris. Libre de songer à Noël, ne faisant rien que d’écrire à Noël ou de relire les lettres de Noël, elle sentait son ami si proche qu’elle se surprenait à lui parler tout haut.

Mais, ce jour-là, dans la chambre où elle travaillait en attendant le courrier, Josanne éprouvait tout à coup la détresse physique de l’exilé, une sensation d’obscurcissement et d’asphyxie. Noël n’avait pas répondu à sa dernière lettre, — à cette lettre qui annonçait, préparait une confidence devenue nécessaire !…

« Rien ce matin, rien à midi !… J’aurai un billet à six heures, peut-être… Sinon, j’enverrai un télégramme à Noël. Je ne peux pas rester sans nouvelles de lui. Est-il malade ? A-t-il quelque chagrin ?… Il est seul. Qui le soignerait ? Un domestique. Qui le consolerait ?… Personne… Mon pauvre ami !… »

Elle ne supposait pas que Noël pût avoir des peines de cœur, ou ce qu’on appelle vulgairement « des histoires de femmes »… Cette hypothèse déplaisante ne se présenta même pas à son esprit. Josanne avait l’intuition que Noël Delysle était à elle, et ne pouvait être heureux ou malheureux que par elle… Et pour s’expliquer le silence du jeune homme — ce long silence de vingt-quatre heures ! — elle n’imaginait rien d’autre qu’une indisposition subite, des soucis professionnels, la maladie d’un parent.

Mais, quoi que Josanne soupçonnât, d’heure en heure son impatience devenait de l’anxiété… Elle essaya de coudre : à chaque instant elle se piquait les doigts. Elle essaya de lire : le livre glissa sur ses genoux. Alors elle se représenta Noël obligé de partir, en mission officielle, pour un pays lointain, — le Japon ! — Et cette idée invraisemblable, qu’elle repoussait, la harcela, s’implanta en elle.

« C’est absurde !… Il ne peut pas être obligé de partir !… Il ne veut plus s’en aller, maintenant !… Il est libre. Il me l’a dit bien des fois… Il n’ira pas au Japon avant l’année prochaine et — qui sait ? — jamais, peut-être… Je suis folle… »

Elle oubliait qu’elle avait considéré le départ de Noël, et la divergence de leurs vies, et même le mariage du jeune homme, comme des fatalités douloureuses qu’elle acceptait, bravement. Elle entrevoyait, avec épouvante, une vie où il ne serait pas. Et elle pensait encore :

« Allons donc ! c’est impossible… »

Mais elle avait froid dans les veines, et, la tête renversée sur le dossier du fauteuil, elle ferma ses paupières, les crispa pour ne pas pleurer.

— C’est impossible, n’est-ce pas ?… dites, mon ami, c’est impossible !… Mon ami… mon ami chéri… mon chéri…

Le mot le plus câlinement familier, le mot qu’elle disait à son enfant, lui venait aux lèvres sans qu’elle s’en aperçût. Et de l’avoir prononcé ainsi, elle demeura tout étonnée, avec un peu de honte et un si grand plaisir que tout son sang lui monta du cœur au visage… Et, sous ses mains couvrant ses yeux et sa bouche, elle répéta tout bas, si bas qu’elle ne l’entendit pas elle-même :

« Mon chéri… mon chéri… mon chéri… »


Un son de cloche tomba de la cathédrale, heurta la vitre sonore, et l’air, autour de Josanne, s’emplit de vibrations profondes. Une cloche, deux cloches… puis, plus lente, une autre cloche, conviant les fidèles au salut.

Le choc du marteau à la porte se perdit dans la clameur des cloches, et Josanne vit seulement, sur la place, la blouse du facteur qui s’éloignait.

Elle descendit l’escalier en courant, marcha sur les œillets du jardin et faillit casser la petite clef de la boîte aux lettres… Enfin !

Elle tenait l’enveloppe bleue, comme naguère, un soir d’automne, l’Angelus tintant au clocher, elle avait tenu l’enveloppe bariolée de timbres italiens et marquée d’une écriture inconnue. Et ce soir-là, vraiment, quelque chose était entré dans sa vie qui avait grandi jusqu’à remplir toute sa vie, — qui était devenu sa vie même.

Elle remonta dans sa chambre et, toute haletante, elle lut :

Mercredi soir, 10 heures.

« Mon amie, mon unique amie… »

Deux lignes seulement, sur la feuille de papier bleuâtre… Et sur une autre feuille :

Jeudi soir.

« J’ai voulu vous écrire, cette nuit, après avoir lu votre lettre. Je n’ai rien trouvé à vous dire que ces mots… Et je les trace encore, sur cette page, parce qu’ils contiennent tout, parce qu’ils expriment tout, ce que vous savez, ce que vous ne savez pas, tout : ma pensée, mon désir, mon rêve, ma gratitude, ma tendresse, tout !…

» Mon amie, mon unique amie !…

» Si vous les comprenez, ces mots, que j’écris d’une main tremblante, avec un voile sur les yeux, ne me laissez pas seul plus longtemps, abrégez l’attente et l’épreuve. Venez, mon amie, mon unique amie ! Je suis triste et je vous attends…

» NOËL. »

Josanne ne voulut pas réfléchir… Elle mit son chapeau, courut à la poste voisine et télégraphia :

« J’arriverai demain, six heures.

» JOSANNE. »

En même temps, elle prévenait la Tourette et, revenue à la maison, commençait de faire sa malle. Quand mademoiselle Miracle rentra, Josanne dit qu’une lettre de Foucart la rappelait, et elle acheva ses préparatifs, malgré les « oh ! » et les « hélas ! » de la tante.

Après dîner, pour consoler un peu la bonne vieille fille, qui avait une grosse envie de pleurer, Josanne lui proposa de l’accompagner au mois de Marie.

— Ainsi nous resterons toute la soirée ensemble.

Elles allèrent donc, avec l’enfant, jusqu’à une église de la Courtille que mademoiselle Miracle affectionnait. Dans les ruelles en pente, des touffes de lilas, des ébéniers aux grappes jaunes dépassaient les murs des jardins. L’Eure luisait, au bout, sous des ponts de bois, huileuse et souillée par les teintureries. Le haut des maisons gardait les colorations blondes du jour, sur les mansardes circonflexes et les toits de tuiles ; mais toute la partie inférieure était grise, d’un gris uniforme piqué de points lumineux. D’humbles boutiques, épiceries, merceries, s’éclairaient au feu rougeâtre des lampes. Et le crépuscule ne descendait pas du ciel : il semblait monter, comme une vapeur de la terre.

Mademoiselle Miracle serrait contre sa poitrine un châle de laine noire. Les brides de sa capote formaient un beau nœud sous son menton. Des gens, aux fenêtres des rez-de-chaussée, lui envoyaient un « bonsoir », au passage. Une vieille dame l’arrêta :

— Nous allons au mois de Marie, ma chère…

— Et moi aussi, ma chère, je vais au mois de Marie.

— Faisons chemin ensemble, voulez-vous ?

— Avec plaisir, ma chère…

— Et madame votre nièce y vient aussi ?

— Oui, ma chère. Elle part demain… Claude, ne traîne pas les pieds en marchant : tu vas user tes chaussures !

— Voilà les demoiselles Pierpont.

— Et madame Dejean, avec sa robe neuve…

— On dit que cet abbé, le jeune, le nouveau vicaire de Saint-Aignan, prêche si bien que c’est un délice de l’entendre…

— Il paraît… Claude, finiras-tu ?… Josanne, tu ne vois rien, tu n’entends rien !… Ton fils abîme ses souliers neufs.

Josanne tournait la tête :

— Claude, sois sage, obéis…

Le gamin, minuscule matelot en jersey marine, la regardait de ses yeux malins avec un air d’amour et de défi. La vieille dame disait :

— Ah ! les garçons !… les garçons !

— Des brise-tout, ma chère !

— Une ruine !…

Et le caquetage puéril des deux vieilles jacassait doucement.

On arriva.

L’église était petite et sombre, voûtée en berceau, parsemée d’étoiles d’or sur fond bleu. Dès l’entrée, on respirait l’odeur des roses blanches, de l’encens évaporé et des cierges éteints… Sept ou huit, seulement, brûlaient devant l’autel privilégié d’une chapelle, et la gardienne, à chaque instant, soufflait une flamme agonisante, fichait un cierge neuf sur le candélabre aux pointes de fer…

Les fidèles étaient peu nombreux, ce soir-là. Des vieillards, des servantes, quelques dames, les jeunes filles d’un pensionnat.

L’autel s’illuminait. Le prêtre et les enfants de chœur parurent. Une religieuse s’assit à l’harmonium, donna le ton d’un cantique. Les jeunes filles du pensionnat se mirent à chanter. Le prêtre aussi chantait, et les femmes, et les vieillards, et mademoiselle Miracle. Cela faisait un chœur de voix grêles, inexpressives et cependant émouvantes, dominées par la voix puissante du prêtre et la voix nasillarde du bedeau :

        De Marie
        Qu’on publie
  Et la gloire et les grandeurs…

Josanne, seule dans l’église, ne chantait pas, mais les parfums, les feux tremblants, les voix pures pénétraient son âme où, depuis la seizième année, s’étaient défleuris les lis de la foi. La tendresse profane s’imprégnait de poésie chrétienne, de chasteté suave et de tendre humilité. Et, d’un geste oublié, Josanne joignait les mains, pliait les genoux et baissait la tête… Une prière s’exhalait de son cœur, dans l’ombre, vers le Dieu inconnu — fatalité ? destin ? — qui l’appelait… Et, chaque fois qu’elle respirait, elle sentait la lettre de Noël, cachée au creux de son corsage et dont un angle lui meurtrissait un peu le sein… Et elle respirait plus fort, pour renouveler cette petite douleur qui lui était délicieuse…

Le chant cessa, et le prêtre se mit à parler. Il parlait de la mission de la Vierge qui renfermait aussi la mission de la femme : « Aimer et souffrir, se taire et se dévouer. » Et il louait les vierges, les épouses et les veuves qui se firent une couronne de gloire avec les épines du sacrifice…

« Ainsi, elles méritèrent la vie éternelle… »

Josanne, détournée de son rêve, écoutait cette apologie du sacrifice qui ne l’étonnait pas, prononcée en ce lieu, par un prêtre, et devant des femmes chrétiennes. Dès l’enfance, l’Église avait enseigné à ces femmes qu’elles devaient porter, plus que l’homme, le poids de la réprobation première et du péché originel. Elles étaient les résignées, les servantes, les sujettes, subordonnées au père et à l’époux, nées pour prier, souffrir et servir — et mériter ainsi la « vie éternelle »…

Et Josanne se rappelait qu’en dehors du sanctuaire, des hommes, qui n’étaient plus chrétiens, tenaient ce même langage à des femmes qui n’étaient plus chrétiennes. Leur morale rationnelle reproduisait exactement la morale religieuse, et, pour la femme en particulier, le code des droits et des devoirs demeurait le même. La société n’était pas moins exigeante et intolérante que la religion, quand elle ordonnait à la femme l’obéissance et le sacrifice — que ne récompensait plus le magnifique espoir de la vie éternelle…

Parmi les résignées, la rebelle se réveillait, demandait : « Pourquoi ?… Au nom de quoi ?… » Et, comme le prêtre disait : « Examinons notre conscience… », elle regardait en elle-même, avec une volonté sincère de se connaître et de se juger.

Mais elle y trouvait de la mélancolie, — pas de la haine, — du regret, — pas du remords. — Elle ne se disait point : « J’ai péché. Je suis impure, infâme, et je mérite le mépris… » Elle pensait seulement qu’entre son devoir d’assistance conjugale, — son devoir de pitié humaine, — et son droit de vivre, d’aimer, de goûter le rapide bonheur qui fait le prix de la vie mortelle, elle n’avait pas su, pas pu choisir…

Et elle pensait que la faute véritable, au point de vue de la stricte morale, n’est pas dans l’amour illégitime, mais dans le mensonge et les compromissions qu’il entraîne. Si elle avait pu quitter son mari, après une explication loyale, quelle différence dans sa vie, dans la vie de Claude !… Mais aussi, dans la vie de Pierre, quel désastre et quelles douleurs ! En ce cas particulier, le mensonge était certainement le moindre mal…

« Oui, pensait-elle encore, Noël me comprendra. Il verra que je ne suis pas indigne d’être ce que je veux être pour lui : son amie, sa sœur, son âme vivante et visible. J’ai sa tendresse. J’aurai son estime, parce que je mérite cette estime, malgré tout… »


L’office achevé, Josanne et sa tante prirent le petit Claude par la main et s’en retournèrent chez elles.

Le ciel ne s’était pas obscurci. Il s’était fané comme une fleur, comme ces grandes mauves qui se décolorent doucement au soir chaud des chaudes journées. La lune n’était pas levée, mais on la devinait prête à surgir, à l’angle d’un toit, à la pointe d’un clocher, entre les ramures d’un arbre. Tout à coup, elle serait là, sans qu’on l’ait vue paraître. Elle serait là, ronde, nacrée, quasi transparente, à une place imprévue du ciel : et, l’azur se fonçant peu à peu, jusqu’au violet sombre, elle deviendrait, la blanche lune, toute d’or, puis toute d’argent…

Josanne imaginait Noël près d’elle, et s’appuyant à son bras ; elle lui disait : « Mon ami… » Ensemble ils goûtaient l’heure exquise…

Rentrée au logis, elle coucha son enfant, ferma sa malle, et se coucha à son tour. Elle s’endormit, avec la lettre de Noël sur sa poitrine, sous ses mains croisées.

Elle dormit, elle rêva… Elle était dans un jardin, sur un banc rustique. Le jardin était tout blanc d’arbres en fleur ; l’herbe était pleine de violettes.

Soudain Josanne aperçut Noël Delysle, assis près d’elle. Il disait :

— Le printemps est venu, le vrai printemps…

Il souriait. Elle s’appuya un peu, très peu, contre lui… Elle n’osait pas. Mais il la prit dans ses bras, et elle fut si heureuse, si heureuse, qu’elle souhaita ne plus s’en aller, jamais. Il pencha la tête vers elle ; elle leva la tête vers lui, et leurs lèvres se rencontrèrent…

… La secousse du baiser réveilla Josanne. Elle cria, comme dans un cauchemar, et se dressa…

La mousseline des rideaux, les draps du lit, les linges posés sur des chaises, tout ce qui était blanc, dans la chambre, était d’un blanc miraculeux, irréel, trempé de lumière… Une poussière d’argent flottait dans une atmosphère bleuâtre et la pénombre même des coins obscurs devenait vaporeuse et semblait prête à s’éclairer.

Josanne se leva pour clore les rideaux de la fenêtre. Mais elle resta immobile, éblouie, le front contre les carreaux…

L’enchantement du clair de lune planait sur la ville assoupie. Les pignons pointus, le clocheton du patronage, les charmilles de l’Évêché, l’énorme vaisseau de Notre-Dame, n’avaient plus de couleurs ni de nuances, et ne se distinguaient que par les degrés de l’ombre qui allait du gris de cendre au noir profond. Une façade recrépie, une dalle de pierre, çà et là, étaient blanches comme des flaques de lait… Des reflets prismatiques frissonnaient sur le toit de cuivre de la cathédrale. Et les tours semblaient plus hautes, avec leurs flèches légères, grises, fines, qui s’effilaient…

Josanne, oppressée, ouvrit la fenêtre. La caresse de l’air glissa de ses paupières à sa bouche et de sa bouche à ses seins. Le rosier accrocha ses cheveux, effeuilla sur elle ses roses mûres. Et, tressaillante et défaillante, accablée par la nuit trop douce, elle se mit à pleurer…

Elle pleurait sans chagrin, éperdue, confuse, vaincue… Quoi ? Elle avait rêvé cela ? Elle avait désiré cela, ce baiser de Noël promis à ses lèvres !… Un jour, bientôt, Noël l’embrasserait ainsi… Comme cette pensée lui faisait peur et plaisir, cette pensée qui demeurait chaste pourtant, qui s’arrêtait au baiser et à la plus timide étreinte !

Elle ne savait comment cela arriverait, si ce serait un bonheur ou un danger pour elle, et quel serait le lendemain de ce baiser. Elle ne songeait ni au passé, ni à l’avenir, ni à rien de ce qui n’était pas son amour… Et ce mot d’ « amour » elle le murmurait, avec crainte, avec respect, comme un mot magique, dont le sens nouveau l’émerveillait…

Parfois elle cachait sa tête entre ses mains. Elle était presque anéantie par une félicité inconnue, trop lourde à son âme, et elle souhaitait mourir de cette joie, fondre, se dissoudre dans les rayons de la lune, dans le parfum des roses, dans le mystère de la nuit… Elle n’avait pas sommeil ; elle n’avait pas froid ; elle pleurait sans s’en apercevoir les plus belles larmes de sa vie.

Et voilà qu’un flot d’amour montait du plus profond d’elle, gonflait son cœur douloureux, jaillissait de ses lèvres en un grand sanglot passionné :

— Je l’aime ! je l’aime !… Ah ! comme je l’aime !…


XXIV


Quelle journée, le lendemain !

Les adieux, les pleurs de mademoiselle Miracle, la turbulence fatigante du petit Claude, les têtes renfrognées et les niaises conversations des voyageurs, tout contrarie et disperse, à chaque instant, la pensée de Josanne. Elle voudrait faire le silence et l’ombre autour d’elle, et que personne ne la vît et que personne ne lui parlât, et qu’elle pût aller vers Noël comme voilée d’un triple voile, aveugle et sourde à tout ce qui n’est pas lui. Abîmée dans une attente contemplative, elle ne prévoit rien de l’avenir, — rien que la première rencontre des regards, et la surprise de Noël et leur trouble à tous deux…

« Ah ! ses yeux clairvoyants ! comme ils liront, en moi, tout de suite… »

Rambouillet. Le train s’arrête. Claude s’aplatit le nez contre la vitre et il énumère, tout haut, les objets de son admiration.

— Prends garde, mon petit !

La portière s’ouvre. Une vieille dame se hisse, péniblement. Josanne, obligeante, lui offre la main.

— Madame…

— Merci et pardon, madame !

— Claude, viens là !

— Oh ! il ne me gênera pas, ce petit… Mais… mais… je ne me trompe pas… C’est vous, madame Valentin ! Je ne vous reconnaissais pas, sous cette voilette. Quelle bonne chance !… Quel plaisir !…

— Madame Grancher !

— Comme on se retrouve !

Deux marchands beaucerons en blouse raide, une paysanne au profil de poule, une religieuse anémique, un soldat rouge de peau et de cheveux, approuvent, en hochant la tête, la bienveillance du hasard qui réunit la jeune dame et la vieille dame. Et tous à la fois, sauf la religieuse qui marmonne son chapelet, commencent le récit de rencontres extraordinaires qu’ils ont faites, en chemin de fer.

Madame Grancher paraît contente. C’est une femme de cinquante-cinq ans, courte, grasse, qui a de la préciosité dans les manières et dans l’accent. Et cette préciosité dissimule mal le fond vulgaire de sa physionomie. Elle est complimenteuse et doucereuse, méfiante, à l’affût de tous les secrets.

Josanne pleurerait d’agacement. Elle doit se contraindre à une joie polie, mais elle envoie au diable la vieille avare qui, malgré ses rentes, voyage en troisième classe… N’a-t-elle pas honte, vraiment !

— On est bien mal, dans ce wagon ! dit Josanne en désignant, d’un coup d’œil, les banquettes couvertes de cuir, les vitres sales, le soldat qui se débraille et la paysanne qui sent la basse-cour.

— Ah ! ne m’en parlez pas ! La Compagnie se moque du monde.

— Si j’étais un peu plus riche, je ne mettrais pas les pieds dans ces affreux compartiments.

— Bah ! dit madame Grancher, pour un si court trajet, de Rambouillet à Paris, on peut supporter ça. Je fais le voyage deux fois par semaine. Alors, au bout de l’année, ça fait une dépense… Il n’y a pas de petites économies…

Elle relève sa robe, prend une boîte dans la poche de son jupon, — un solide jupon en moire de laine.

— Et dites-moi, madame Valentin…

Elle ouvre la boîte, choisit une pastille de Vichy.

— Depuis si longtemps que je n’ai eu le plaisir de vous voir, vous avez été bien éprouvée… J’ai su cela… bien éprouvée !… Ce pauvre monsieur Valentin…

— Hélas ! oui…

— Ce que c’est que de nous !

Madame Granger suce la pastille et remet la boîte dans sa poche.

— Et quel âge avait-il ?

— Trente-sept ans…

— Si jeune !… Comme c’est terrible !… À propos, monsieur Malivois a quitté les affaires, vendu son usine… Sa fille est mariée.

— La vôtre aussi…

— Oui… Deux enfants en deux ans…

— J’ai regretté de ne pas assister à son mariage ; mais mon mari était si malade !… Nous ne sortions pas du tout.

Un silence.

— Et maintenant, vous êtes satisfaite ?… J’ai entendu dire que vous avez une bonne situation !… Oui ?… Allons, tant mieux !… Et ce joli petit ?… Claude, n’est-ce pas ? Voulez-vous m’embrasser, monsieur Claude ?

Le gamin offre sa joue, de mauvaise grâce, et retourne à la vitre, que son haleine barbouille.

— Les enfants ! dit madame Grancher, quel souci !… On ne les demande pas, hein ?… mais, quand on les a, on ne voudrait pas les perdre…

— Évidemment !

— Il n’y a rien de triste comme un ménage sans enfants.

— C’est certain…

— Ainsi, voilà les Nattier… Vous connaissez bien monsieur Nattier ?… Un blond, beau garçon, très chic… Vous l’avez rencontré chez moi…

— Oui… en effet… Je me souviens…

— Il a épousé une demoiselle très bien, jolie, d’excellente famille… une belle éducation — elle a son brevet — et une belle dot… et orpheline !… Pas de famille, rien qu’un oncle très âgé, toujours malade… Enfin ils avaient tout pour être heureux.

— Et ils sont heureux ?

— Ils le seraient… mais la jeune femme vient de faire une fausse couche, et elle est restée… elle restera… Enfin, les docteurs ont dit qu’elle n’aurait jamais d’enfants.

Une lueur passe dans les yeux bleu sombre de Josanne, et c’est avec un accent indéfinissable qu’elle répond :

— Une jolie femme, une jolie dot, un vieil oncle riche et quasi moribond… C’était trop beau ! monsieur Nattier ne peut pas avoir tous les bonheurs.

— Vous en avez des idées, vous ! dit la vieille dame, déconcertée et choquée. Il est vrai que vous, ma pauvre madame Valentin, vous n’avez pas eu de chance… Alors…

— Je ne me plains pas. Je suis indépendante ; je gagne bien ma vie, et j’ai mon fils…

Elle attire Claude, arrange son col et ses boucles châtaines, le contemple avec fierté.

C’est un charmant petit garçon, dont toute mère serait orgueilleuse… Et Josanne pense à Maurice, — le père ! — qui ne pourra jamais dire : « Mon fils ! » à un autre enfant. Il lui semble, tout à coup, qu’elle est vengée, au delà même de son désir.

« Voilà donc l’explication de son silence et de son absence : la maladie de sa femme… J’espère bien qu’il ne reviendra jamais. Et pourtant, il doit penser à Claude, plus qu’autrefois, depuis cet accident… »

— Maman, tu me serres trop…

Le petit se délivre de l’étreinte.

— Il est vif ! dit madame Grancher.

— Et volontaire !

— Une santé superbe !

— Et intelligent !…

— Ça se voit… Il vous ressemble, madame Valentin.

— On le dit.

— Voilà ce qu’il aurait fallu aux Nattier : un garçon comme celui-là.

— Monsieur Nattier regrette donc ?…

— C’est un gros chagrin… Entre nous, je crois qu’il ne souhaitait pas un enfant, tout de suite… Mais l’idée qu’il n’en aura jamais, jamais… C’est pénible, c’est même vexant… On n’a pas l’air d’être comme les autres… Je vous assure, madame Valentin, que ce jeune ménage est bien à plaindre…

— Vous les voyez souvent ?

— Très souvent. Madame Nattier est liée avec ma fille.

Josanne voudrait bien savoir si madame Grancher parlera d’elle, de Claude, à sa fille et aux Nattier… Elle voudrait bien savoir ce que pensera Maurice et s’il souffrira un peu. Elle ne l’aime plus, mais, si elle s’est détachée de lui, elle ne s’est pas encore, tout à fait, désintéressée de lui. Elle craint vaguement un retour, une visite possible…

Le train dépasse les talus des fortifications. Madame Grancher s’écrie :

— Enfin !

— Quoi donc ?

— Nous arrivons.

— Déjà !

— Comment, déjà !… Je ne suis pas comme vous : le temps me dure en voyage !… Mais, avec vous, madame Valentin, c’est un plaisir…

Josanne, fébrilement, rassemble son sac, deux ou trois petits paquets. Elle éprouve une sorte de colère contre madame Grancher qui lui a gâté le charme de la rêverie et de l’attente… Hélas ! depuis une heure, Josanne n’a parlé que de Maurice… Elle a volé à l’amour cette heure qu’elle lui devait. Est-ce possible ?

Elle a dans les yeux des larmes de rage. Honteuse et furieuse, elle souhaite presque que Noël ne soit pas là… Mais il est là… Elle l’aperçoit sur le quai.

Les Beaucerons et la paysanne descendent avec une lenteur gauche, des criailleries et des précautions… Le soldat, jovial, leur passe des paniers, des paniers, des paniers… Puis la sœur descend à son tour, puis le fantassin, puis madame Grancher.

— Donnez-moi l’enfant ! dit-elle.

Elle attrape Claude au vol. Josanne sent que Noël se rapproche, qu’il va la voir, et elle perd la tête.

— Mon sac ?… mon parapluie ?… Ah ! oui… là !…

Elle saute sur le quai.

Noël l’a vue. Il marche plus vite !… Josanne tâche de se débarrasser de madame Grancher.

— Au revoir et merci, madame !

— Au revoir, certainement… Je suis enchantée du hasard…

— Moi aussi…

— Vous avez un jour ?

— Non, je suis trop occupée…

— Chez moi, c’est toujours le dimanche… c’était le mercredi, autrefois… Mais le dimanche, mon gendre et ma fille viennent de Rambouillet… Madeleine sera très heureuse de vous revoir…

— Excusez-moi, madame. Je ne reçois personne et ne fais point de visites… mon deuil… le travail…

Noël, tout près, a entendu la fin de la conversation. La vieille dame, en s’éloignant, tourne la tête : elle voit un jeune homme qui serre la main de Josanne et qui embrasse le petit garçon…

« Hé ! hé !… pense-t-elle, cette petite madame Valentin !… »


— Vous ! vous, enfin !… Vous êtes là et voilà votre fils !… Je n’en crois pas mes yeux. Parlez, parlez donc !… Dites-moi que c’est vrai…

La voiture roule dans la rue de Rennes. Claude, sur les genoux de Noël, se tient coi. Et Josanne regarde l’ami qu’elle aime, comme s’il avait un peu changé depuis qu’elle l’aime d’amour… Comme il est brusque et tendre, et impatient ! Comme il lui plaît, avec ses yeux émus et sa voix impérative !… Vraiment, elle ne sait que lui dire… Elle le considère avec une sorte de crainte enfantine et de respect…

— Eh bien ?… C’est tout ?…

— Mon ami…

— Vous êtes contente de rentrer chez vous, avec votre Claude ?…

— Et de vous revoir… Oui, je suis contente, bien contente, mais si fatiguée !…

— Très fatiguée ?

— Très…

— Moi, je n’ai pas dormi… Je comptais les heures !… Vous savez, dix-sept jours d’attente, c’est terriblement long… La première semaine, je me tenais. Je me disais : « Elle a besoin de repos. Elle se soigne ; on la dorlote : tant mieux ! Je ne dois pas être égoïste… » Mais la seconde semaine ! Ah ! il était temps que vous revinssiez ! J’étais un homme très malheureux.

— Vous avez travaillé ?

— Mal.

— Et vu des gens ?

— Trop, toujours trop… Je vous raconterai cela… plus tard… Aujourd’hui, je suis tout étourdi de vous revoir. Je ne suis pas éloquent. Je me rattraperai.

Il embrassa le petit Claude.

— Toi, mon bonhomme, tu me plais beaucoup… Tu es gentil : tu n’as pas l’air bête, et tu ressembles à ta maman… C’est vrai, mon amie, votre fils vous ressemble. Il est tout de vous ; il est vous-même, et j’en suis charmé.

Il voit que Josanne a changé de couleur et il s’effraie :

— Vous êtes souffrante ?

— Oui. J’ai dû prendre froid, cette nuit. Je ne pouvais pas dormir ; je suis restée à la fenêtre. La nuit était si belle !…

— Très belle. Je me suis promené sur les quais. Je suis allé jusque devant votre maison… Mais vous êtes toute pâlotte, ma pauvre amie ! Cela me navre.

Il regarde Josanne avec des yeux si beaux d’amour et d’inquiétude qu’elle sent toute son âme aller vers lui. Elle veut le rassurer, Noël l’interrompt :

— Vous n’êtes pas gaie, je le sens… Vous avez eu un chagrin, grand ou petit ?… Dites… cette personne qui est descendue de wagon en même temps que vous, c’est une amie de votre tante ?

— Non, c’est la femme d’un négociant en soieries, cousin de monsieur Malivois… Et monsieur Malivois était l’ancien patron de mon mari… J’ai donné naguère des leçons de piano à la fille de cette dame…

— Et vous la voyez encore ?… Il ne me semble pas que vous m’ayez jamais parlé d’elle…

— Je l’ai rencontrée par hasard. Je ne l’avais pas vue depuis trois ans.

— Et vous avez parlé du passé, naturellement ?

— Naturellement…

— Et cela vous a rendue triste… Ne le niez pas… Moi qui me promettais tant de joie de notre réunion, j’ai eu, en vous voyant, l’intuition, la certitude que vous étiez préoccupée d’autre chose, et que ce moment si doux était gâté… Je n’osais pas vous interroger, d’abord. Mais mon inquiétude a été plus forte que ma volonté de discrétion… Vous me comprenez, vous m’excusez, Josanne ?

C’est la première fois qu’il appelle Josanne par son prénom, et cette familiarité leur paraît, à l’un comme à l’autre, toute naturelle. La jeune femme répond :

— Je ne nie pas. Vous avez bien deviné… Oui, madame Grancher m’a parlé d’un temps lointain où j’étais bien malheureuse et…

Elle achève, plus bas, comme à regret :

— Et bien folle…

Noël a un tressaillement léger.

Il fait :

— Ah !…

Ses yeux clairs se durcissent. Il tourmente sa moustache, et il murmure :

— Vous m’avez promis de me dire… bientôt… l’histoire de ce temps-là… Oh ! pas maintenant… Il faut vous reposer, vous installer, reprendre votre vie… notre vie… et puis, un jour, un jour tout proche, où nous serons l’un près de l’autre, paisibles, en confiance, vous me raconterez…

— Oui… comme vous êtes délicat, Noël !… Je suis si touchée !… Bientôt, oui…

— Cela vaudra mieux… parce que… moi aussi… j’ai des choses à vous dire…

Le fiacre s’arrête quai des Augustins…


XXV


— Ces deux tours, là-haut, dans le lierre, c’est le château de Chevreuse ? demanda Josanne.

Noël répondit :

— Oui… Nous descendons, voulez-vous ? La voiture ira nous attendre au bout du village, et nous grimperons le coteau. La vue est merveilleuse, paraît-il… Mais vous êtes encore fatiguée…

— Pas du tout.

— Vous l’étiez, hier, avant-hier, et, ce matin même, en arrivant à la gare, vous aviez une petite figure tirée qui m’a donné des remords… J’avais envie de remettre la promenade à un autre jour.

— Ah ! non, par exemple !… Descendons. Vous êtes sûr qu’il ne pleuvra pas ?

— Jamais de la vie ! La chance est pour nous. Les dieux nous aiment, et il nous suffit d’être ensemble pour écarter le mauvais sort… Voilà le soleil… et un coin de bleu, entre les nuages… Allons !

La voiture s’éloigna.

C’était un jour sec et brûlant qui sentait la poussière, le foin, les roses. Josanne, dès les premiers pas, sur le chemin en pente raide, fut écrasée par la chaleur. Sa jupe de toile blanche, si légère, entravait sa marche ; la mousseline de sa blouse lui collait aux épaules. Elle avait un peu de vertige, à chaque mouvement.

La veille et l’avant-veille, elle avait dû garder le lit, pendant que la Tourette, en désarroi, organisait tant bien que mal la vie du petit Claude. Et Josanne, rétablie, conservait encore une courbature physique et morale qui la rendait moins résistante que de coutume à la fatigue et à l’émotion. Noël voulait-il la ménager ? Voulait-il lui laisser toute l’initiative d’un entretien qu’elle avait cru facile et qui, maintenant, l’effrayait ? Il avait repris, spontanément, le ton de la camaraderie fraternelle. Aucune conversation sérieuse, aucune allusion aux lettres échangées… Josanne, si brave, loin de Noël, éprouvait, devant lui, un effarement singulier, un malaise de pudeur… Il lui venait des scrupules rétrospectifs. Parfois, même, elle se défendait contre son amour, et elle souhaitait s’en tenir à l’amitié passionnée.

Ce trouble de conscience s’apaisait en ce moment, et Josanne se réjouissait d’être tranquille et gaie, comme une sœur très chérie auprès d’un grand frère. À mesure qu’ils montaient, entre les haies vives, les chaumines brunes, les bouquets de bois, la vallée de l’Yvette s’abaissait plus profondément à leur gauche. Ils apercevaient, tout en bas, les rectangles des blés jaunissants, les taches pourpres des trèfles, la houle argentée des seigles, les toits d’ardoise miroitants, l’aiguille d’un clocher et, parmi les rubans dénoués des routes, le panache floconneux d’un train qui s’en allait. Puis le sol remontait, les collines haussaient leurs croupes bleues, d’un bleu opaque, violacé par les ombres flottantes des grands nuages qui passaient lentement contre le soleil, blancs ou gris, avec des crêtes brillantes.

— Écoutez ! dit Noël.

Ils s’arrêtèrent. Dans un champ voisin, des petites filles cueillaient des fraises. La plus âgée se mit à chanter. Et sa voix grêle, qui tremblait un peu, s’envolait comme un oiseau fatigué, planait, retombait à fleur de terre.

Elle était si faible, cette voix, qu’à trois mètres de là on ne l’entendait plus, et elle semblait chanter pour les herbes modestes, les fleurs dédaignées, les vies végétales qu’une goutte de pluie ranime et qu’étouffe un petit caillou. Et, dès qu’elle s’élevait un peu, elle étendait le cercle de son humble enchantement ; elle allait de Josanne à Noël, de Noël à Josanne, prenant leurs âmes au léger réseau mélodique dont chaque note tissait un fil.

On ne distinguait pas les paroles ; l’air banal rappelait les cadences des vieilles rondes, mais l’air et la voix exprimaient tant de douceur ! la douceur même du paysage aux lignes modérées, aux nuances amorties, baigné de bleu et somnolent sous la menace de l’orage. Noël et Josanne étaient tout imprégnés de cette douceur. Et ils avaient la sensation nouvelle et délicieuse du vrai voyage, l’illusion d’être très loin de Paris, très loin de tout et de tous, — seuls… Autour d’eux, ce n’était plus la banlieue ; c’était la bonne province, la vieille France…

Quand la voix se tut, Noël était tout proche de Josanne…

— Quel dommage ! dit-il…

— L’enfant nous a vus, peut-être… Elle s’est sauvée…

— Attendons !… Chut !

Ils attendirent en vain.

— Continuons notre route…

— C’est que…

— Vous êtes lasse ?…

— La chaleur, je pense…

Il vit qu’elle était pâle, d’une pâleur de perle, les paupières meurtries, la bouche pareille à une rose décolorée. Elle essayait de rire :

— Je me croyais plus forte… mais je ne monterai pas jusqu’au château…

— C’est ma faute ! Je n’aurais pas dû vous entraîner… Prenez mon bras… Appuyez-vous…

— Mais non… Je n’ai rien. La chaleur m’a étourdie…

Ils coupèrent par un autre sentier, moussu, ombragé de tilleuls en charmilles, et ils retrouvèrent enfin leur voiture.

Josanne murmura :

— Il était temps… Je n’en pouvais plus… Je défaillais.

— Étendez-vous, appuyez-vous… Ôtez votre chapeau qui vous gêne… On va rabattre la capote… Et vous, cocher, allez rondement ! Nous déjeunons à Dampierre.

Les yeux fermés, elle abandonnait sa tête en arrière. Entre ses cils, elle apercevait des arbres, des maisons, un château, des murs, une grille, images fragmentaires qui défilaient, interrompues par des espaces d’ombre lorsque les paupières de Josanne s’abaissaient tout à fait.

Elle ne savait pas que Noël la tenait contre son épaule. Elle sombrait dans la douceur et la langueur, perdant toute notion du temps et de la distance. À Dampierre, elle fit un effort pour se ranimer, et, voyant la tête de Noël si près de la sienne, elle rougit et se redressa.

— Oh ! pardon… Je…

Il n’écouta pas ses excuses, et ne parut soucieux que de sa santé.

Le déjeuner était prêt, dans une salle à manger pseudo-gothique. Noël parla gaiement, de choses banales, comme s’il eût désiré amuser Josanne et non pas l’émouvoir. Elle s’irritait un peu de cette réserve volontaire, et un sentiment obscur, léger dépit, coquetterie inconsciente, inquiétude amoureuse, l’enhardissait…

Elle refusa de rentrer à Paris, déclara qu’elle était tout à fait bien portante et qu’elle voulait voir les Vaux-de-Cernay.

Dans la voiture, elle s’accommoda sur les coussins, et, sans attendre le conseil de Noël, elle enleva son grand chapeau. La capote rabattue les abritait de la poussière. Le sol surchauffé réverbérait le ciel ardent.

— Mon amie ?

— Mon ami ?

— Ce n’est pas un mensonge ? Vous êtes mieux ?

— Beaucoup mieux.

— Vous ne pouviez pas être malade, aujourd’hui.

— À cause de votre chance !…

— Notre chance, Josanne !

— Non, la vôtre… Tout vous réussit. Partout où nous allons, les gens et les choses vous font accueil. D’un mot, vous imposez votre volonté, vous dissipez la méfiance, vous éveillez la sympathie, vous créez le bonheur. Les filles d’auberge sourient en vous servant ; les cochers vous adorent… Tenez, ce vieux qui nous a conduits, dès la première minute vous avez fait sa conquête : j’ai vu ça…

— Vous avez vu ça !… Comme c’est gentil !… Je le couvrirai d’or, ce vieux ! Il a une si bonne figure !… D’abord, tout me semble beau et bon, aujourd’hui.

— Mais moi, je suis bien ennuyeuse… Une femme, c’est toujours détraqué.

— Une femme, c’est fait pour être protégé, soigné, aimé… Soyez femme, sans honte, soyez faible, soyez même un peu douillette. Vous dépenserez votre énergie avec les autres. Avec moi, vous vous reposerez, vous vous laisserez vivre… comme ça !… Vous êtes bien ?… Vous n’avez pas trop chaud !… Pas mal à la tête ?… Vous riez !… Tant mieux !… Je suis bête avec mes questions !

— Vous êtes… Ah ! il n’y a pas de mots pour dire ce que vous êtes… bon, tendre, exquis… Devenez un peu méchant, dites !…

— Pourquoi ?

— Parce que je vais faire comme le vieux cocher, comme tout le monde… Je vais vous adorer !

— Je l’espère bien !… Ce serait réciproque, car, moi, je vous adore depuis longtemps, vous le savez !

— Non, je ne le sais pas.

— Pas du tout ?

— Pas assez.

Il avait parlé en riant, — d’un rire qui n’était pas très sincère, qui s’attendrissait. Et Josanne avait répondu si gravement qu’il en eut l’âme remuée. Le malin même, il s’était répété ce qu’il se disait depuis le retour de Josanne : « Je suis sûr de moi, mais je ne serai pas sûr d’elle tant qu’elle ne m’aura pas ouvert tout son cœur… Qu’elle parle d’abord. Qu’elle me donne cette preuve de confiance… »

Elle avait repris sa pose lassée. Sa tête penchait sur l’épaule de Noël. Il contemplait la frange noire des cils, la ligne nacrée des dents et le cou nu, et la gorge qui gonflait la mousseline, — une gorge très jeune, libre au-dessus du corset bas. Des carrés de dentelle incrustée révélaient la chair mate et blanche qui devait être douce au toucher comme la pulpe des fleurs… Et cette vision, ce contact imaginé, la ligne si jolie du corps de Josanne, troublaient Noël malgré lui. L’amie, l’amante idéale, que ses rêves les plus ardents effleuraient à peine, devenait une femme, — la femme…

Et ce trouble, encore chaste, qui n’était pas le désir d’une caresse, mais le besoin d’être près, tout près de ce qu’on admire et de ce qu’on aime, ce trouble grandissant gagnait Josanne… Et il s’y mêlait l’effroi sacré du mot que Josanne ne voulait pas dire, que Noël ne voulait pas dire, et qui était dans leur esprit à tous deux, sur leurs lèvres à tous deux… l’effroi du mot qui, prononcé, allait changer deux existences !

Mais une force irrésistible fut en eux… La main de l’homme chercha la main de la femme, le front de la femme s’inclina sur la poitrine de l’homme… Josanne se sentit rouler dans le grand torrent de l’instinct, dans le courant de la vie universelle… Elle eut peur, encore… puis, du tourbillon de ses pensées et de ses désirs obscurs, émergea le souvenir lumineux d’un rêve : le jardin fleuri, les violettes, Noël sur le banc, et l’étreinte et le baiser…

— Josanne !

— Non !

— Josanne !… Je le veux !… Regardez-moi !

Le cocher se retourne, à demi :

— Nous y v’là !

— Où donc ?

— À Cernay. Vous voulez-t-y pas voir les cascades ? Y a un sentier, à droite, tout le long de l’eau… Et puis, y a le moulin, et l’auberge à Léopold… Moi, j’irai jusqu’à l’auberge à Léopold…

— Descendons !

— Ce n’est pas très prudent, Josanne… Vous êtes fatiguée…

Elle ne l’écoute pas, elle saute sur la route, pendant qu’il donne ses ordres au cocher. Elle court, elle suit la pente du ravin, parmi les châtaigniers et les chênes, blanche, dans le demi-jour glauque qui baigne les troncs trapus, les rochers gris. La mousse spongieuse, d’un vert velouté, amortit ses pas. Des racines arc-boutées contre le sol retardent sa fuite légère. Elle va, laissant traîner sa jupe, les bras étendus, longue, svelte, agile, silencieuse. Et elle s’arrête, comme une colombe se pose, dans un large creux de rocher où s’amassent des feuilles mortes.

Noël la rejoint. Elle met ses mains sur ses yeux ; elle respire lentement, profondément, si oppressée !…

Noël lui dit :

— Quoi ?… Vous ne voulez plus me regarder ?… Regardez-moi ! les yeux dans les yeux ! Il le faut !… Je veux que vous me regardiez, Josanne !

Il lui saisit les poignets, la retient, fascinée, sous son regard clair.

— Oh ! mon ami… Par grâce… Croyez-moi… Je…

— Josanne !… Je voulais attendre, vous éprouver, parce que vos réserves, vos réticences avaient mis en moi un doute… Mais je suis à bout de forces !… Il faut parler maintenant… Oh ! je vous en supplie, soyez clairvoyante, soyez sincère !… Cherchez en vous, cherchez bien, s’il n’y a rien… rien que…

Elle se taisait ; elle se recueille. Sa pensée descend dans le mystère de l’âme, dans l’ombre, dans l’ombre… Et Noël voit cette pensée qui remonte, qui affleure au jour, dans les prunelles de Josanne.

Elle murmure :

— Rien… rien… Noël ! Je vous le jure… il n’y a rien de vivant en moi que le présent… vous…

Et, dans un souffle qui expire, tout bas, elle achève :

— L’amour…

Comme ils sont pâles et tremblants ! Josanne s’appuie au rocher. Ses pieds, mal assurés, foulent les feuilles sèches dont on entend le bruissement soyeux. Des taches de soleil dansent sur sa robe. Elle reprend :

— Je n’aurais pas voulu parler si tôt… Mais… j’ai été surprise… Je n’ai pas su cacher mon émotion… Pourquoi ?… Je l’ignore moi-même… Ah ! si près, si près de vous, comment aurais-je pu dissimuler ce que vous saviez déjà, Noël ?… car vous le saviez, dites ?… Et j’étais sûre de moi autant, plus que de vous…

Sa pâleur se colore un peu. Sa bouche se détend dans un sourire craintif. Mais Noël, dominé par l’idée secrète et fixe qui le torture, Noël broie les mains de Josanne, la presse contre le rocher.

— Le présent !… Je veux croire que le présent est à moi, Josanne ! Je veux croire que vous m’aimez, et que vous êtes loyale… Mais il y a…

— Quoi ?

— Le passé…

— Noël !

— Le passé que je devine… Hélas ! je n’attendais pas de vous ces paroles d’amour, avant la confidence que vous me promettiez, que vous me deviez, que j’eusse accueillie avec douceur et tristesse, oui, quelle qu’elle fût… Et alors seulement je vous aurais dit…

Elle jette un cri :

— Mon Dieu !… Qu’ai-je fait !… Quelle imprudence affreuse !… Cet aveu d’un si grand malheur, d’un si grand mal, comment l’accueillerez-vous ?… Oh ! mon Dieu !… mon Dieu ! qu’ai-je fait ?

— Josanne, mon amie, ne tremblez pas, ne pleurez pas… Ma Josanne !

— J’étais si sensible à tout, si nerveuse, et c’était un tel bonheur d’être près de vous !… J’ai perdu la tête. Je me suis trahie… Et, tout à coup, là, vous avez montré tant de violence !

— J’ai eu tort, je vous demande pardon… Mais ne pleurez donc plus !… Cela me fait une peine affreuse… Voyez, je suis calme, maintenant… J’ai perdu la tête, moi aussi, et je n’ai pas su maîtriser mon angoisse… Voyons ! calmez-vous !… Vous êtes si faible encore !… Je ne veux pas vous tourmenter en vous interrogeant… Ce soir, oui, ce soir, nous causerons… Mais ne pleurez plus, je vous le défends ! Et puis venez ! ne restons pas là… marchons… Nous ne savons plus ce que nous faisons, ni l’un ni l’autre…

Il l’entraîne. Elle ne cesse de gémir : « Qu’ai-je fait ? » Il la voit malade d’émotion, prête à sangloter pour un mot, pour un geste de lui qui ressemblerait à un blâme.

— Chut !… Chut !… dit-il. Nous rentrerons à Paris vers sept heures… Et ce soir, j’irai chez vous. Nous serons calmes, sages, doux à nous-mêmes, et vous verrez, mon amour, comme tout sera simple et facile. Est-ce que votre ami vous fait peur ?… Il peut tout comprendre, tout excuser, tout, — sauf un manque de sincérité. Et vous êtes très sincère…

— Je le serai…

— La sincérité, Josanne, c’est la règle de ma vie. Je me suis imposé de ne jamais mentir, et, quand j’ai failli à ce devoir, je me suis senti humilié et diminué… Et c’est pourquoi je vous ferai, moi aussi, moi d’abord, ma confession. Vous me connaîtrez avec mes faiblesses. Oh ! rien de bien grave… Et vous m’accepterez, tel que je suis, avec indulgence, puisque vous m’aimez.

— Et vous, Noël, m’accepterez-vous telle que je suis ?

— Oui, d’avance, et les yeux fermés…

— Ah ! comme je vous aime !

— Dites-le-moi encore !

— Je vous aime…

— Encore… encore !… toujours !…

— Je vous aime, je vous aime, je vous aime…

Apaisés, enlacés, ils vont dans l’ombre verte, sur la verte mousse. Le sentier côtoie la petite rivière qui luit et glisse, écumeuse dans les remous, argentée sur la pente des barrages, sombre comme une sombre émeraude dans la coupe noire des rochers. Le ravin s’ouvre, s’élargit en vallée pour contenir des prairies, des maisons, un étang couleur d’étain. Et le ciel reparaît, avec des trouées blanches, des flèches de rayons, des nuages en boule qui pèsent sur l’outremer des collines.

L’auberge est là. Il faut pousser la barrière, traverser le potager où fleurissent des pavots rouges et roses. Voici les tables sous les tonnelles, la maison, la salle décorée de peintures. Les mouches bourdonnent dans les rideaux. Une odeur de bière flotte…

La voiture attend dans la cour, sous les acacias poudreux.

Le cocher attelle son cheval, et le patron, qui a du flair, s’approche des jeunes gens… Il vante la beauté du pays, l’air vif, les poissons de l’étang…

— Et puis, quand on veut rester quelques jours, j’ai de gentilles chambres… Il faudra revenir, m’sieur et dame.

— Sans doute… sans doute ! dit Noël…

Et il n’ose pas regarder Josanne qui rougit.

On repart. Le vieux cocher essuie son front, sifflote et prend bien soin de ne pas se retourner. Il a l’expérience de ces promenades et il a compris tout de suite que « ces deux-là, c’est deux qui s’aiment bien… »

Des champs, des prés, un plateau, des collines éventrées par des carrières jaunes, les ruines d’une abbaye, une allée entre des murs de parc, une clarté blanche et brûlante qui tombe. Mais Noël et Josanne ne voient plus, ne parlent plus. Ils ne perçoivent rien du monde que l’atmosphère embrasée, l’odeur sucrée des acacias, le roulement doux qui les emporte, aux bras l’un de l’autre… Et leur premier baiser les laisse éblouis, comme si toute la flamme du jour torride avait passé dans leur sang.


XXVI


Pendant le court trajet de Saint-Rémy à Paris, dans le wagon vide, Noël resta muet, tenant Josanne blottie au creux de son bras. Elle aussi, songeait, et, quand le train s’engouffra dans le dernier tunnel, elle parut s’éveiller, et murmura :

— Nous arrivons si vite ! si vite !…

— Et je dois vous quitter ?…

— Il le faut, mon ami… Je me reposerai, je me recueillerai, et vous viendrez à huit heures et demie, quand je serai seule.

Il l’embrassa longuement, caressant de ses lèvres les tempes, les joues, la bouche, et ces baisers, mieux que des paroles, les fortifièrent tous les deux. À la gare du Luxembourg, Noël descendit le premier et partit, perdu dans la foule.

Il alla jusqu’aux galeries de l’Odéon… Sous ces mêmes galeries, naguère, Josanne avait feuilleté son livre. Il était en Sicile, dans ce temps-là : il espérait que Renée Moriceau viendrait le retrouver… Et Josanne, que faisait-elle ? Qui aimait-elle ?

Son mari ?… Non : d’après ce que Noël savait, d’après ce qu’il devenait, — à travers les propos de Foucart et certaines phrases de Josanne — cette jeune femme d’esprit hardi, de cœur passionné, dans la force de sa jeunesse, n’avait pu aimer d’amour Pierre Valentin. Elle avait ressenti, pour ce malade, une sorte de pitié maternelle. Mais Noël ne doutait pas que Josanne n’eût fait, hors de son ménage, la secrète expérience de l’amour et de la douleur… « Et quand bien même Josanne aurait eu un amant, pensa-t-il, elle aurait usé du droit que je ne conteste point, du droit qu’a toute créature de disposer de sa personne… Et elle n’en serait pas moins ce qu’elle est, avec les mêmes qualités, les mêmes vertus, — le mot n’est pas trop fort ! — bonté, désintéressement, courage… À la regarder vivre, chaque jour, je n’ai rien découvert en elle qui ne m’inspirât autant d’estime et de respect que d’affection… Alors ?… » Il avait la gorge serrée. « Évidemment, je n’aurais rien à dire si cela était, mais il y a tout de même des chances, des probabilités nombreuses pour que cela ne soit pas : d’abord, le secret d’une liaison n’est jamais si bien gardé que, dans une crise de passion ou de désespoir, un des amants ne laisse deviner quelque chose… Et, dans cette pétaudière du Monde féminin, personne n’a soupçonné Josanne… Foucart m’a dit, maintes fois : « Elle est vraiment vertueuse, cette petite !… Et, d’ailleurs, une femme peut avoir une passion, sans avoir un amant… La Princesse de Clèves !… »

Il revit le volume de madame de Lafayette sur l’étagère de Josanne, la reliure précieuse, la date et les initiales : « Souvenir du 4 février 18… M. N. » Et il fut, à la fois, triste et rassuré : « Voilà, sans doute, le mot de l’énigme… Josanne a une conscience délicate et scrupuleuse, et ses audaces de pensée restent théoriques… Elle a aimé, et elle s’est reproché l’infidélité sentimentale qu’elle faisait à son mari. Elle a voulu revivre l’aventure platonique de la Princesse de Clèves, — mais l’homme qu’elle avait choisi n’a pas eu la constance d’un Nemours… Et c’est là « le grand malheur, le grand mal, dont elle reste endolorie… »

Noël se persuada qu’il connaissait le secret de Josanne… Puis un doute lui revint : « Quel roman fais-je là ?… C’est absurde ! Josanne ne m’eût pas caché, si tenacement, si pudiquement, l’histoire d’un amour platonique. Ah ! je dois, je veux m’attendre à tout !… Pourquoi ne puis-je m’empêcher de souffrir ?… Je n’étais pas jaloux du mari, ou si peu !… J’aimais l’enfant de ce Pierre Valentin qui est pour moi une ombre, un nom… L’enfant ! Josanne l’adore, ce petit ! Il l’a sauvegardée peut-être. Elle s’est sacrifiée à lui… Qui sait ? l’amour maternel a triomphé de l’autre amour… »

Il sortit des galeries, erra dans les petites rues qui s’entre-croisent entre le boulevard Saint-Germain et les quais. Par moments, son inquiétude faisait trêve : il évoquait l’auberge de Cernay, la voiture, le paysage boisé dans l’or du soleil couchant, et le souvenir du baiser lui arrachait une exclamation… Il avait envie de crier tout haut : « Elle m’aime ! Elle m’aime !… » Puis l’angoisse le tenaillait de nouveau, et il gémissait tout bas : « Comme je l’aime, hélas ! comme je l’aime ! »

Chez Mariette, il ne put manger. Les yeux fixés sur sa montre, il commençait de fumer des cigarettes qu’il laissait éteindre à tout instant.

À huit heures, il s’en alla, et à peine fut-il dans l’escalier de Josanne qu’il redevint très lucide, comme il était aux heures graves de sa vie.

Josanne elle-même lui ouvrit :

— Je suis seule.

— Et Claude ?

— Il dort. Venez !

Il la suivit à travers la salle à manger sombre, jusque dans le salon. La lampe brûlait. Une porte entr’ouverte laissait voir la tenture rose du cabinet de toilette où dormait l’enfant. Parfois on entendait le petit souffle régulier, le bruissement du matelas en balle d’avoine.

— Mon amie, ma chérie !

— Ah ! mon Noël !

Elle s’était jetée contre lui, les bras à son cou, et l’étreignait de toutes ses forces, comme pour le pénétrer de son amour, à elle, de sa volonté, à elle… Puis elle dit :

— Mettez-vous là !

Elle l’obligea de s’asseoir sur le divan tandis qu’elle s’asseyait à ses pieds, la tête levée d’un air d’imploration, d’humilité amoureuse. La lampe répandait un crépuscule faiblement coloré de rose. Un tramway passa.

Ce fut Noël qui parla le premier :

— Écoutez, ma chérie…

Il raconta sa vie… Il avait eu, depuis dix ans, beaucoup de liaisons passagères, plus ou moins amusantes, plus ou moins touchantes, souvent jolies, tristes parfois, mais dont aucune n’avait marqué une trace profonde sur son âme et dans sa mémoire… Bien qu’il ne fût pas méchant, ni « rosse », quelques femmes avaient souffert par lui. D’autres l’avaient fait souffrir…

— Mais tout cela, voyez-vous, c’était peu de chose, bien peu de chose !… Ivresse légère des sens, jeu d’imagination, mirage sentimental… Et, même quand je me disais : « C’est l’amour ! » je ne réussissais pas à me tromper moi-même. Je n’étais pas en confiance auprès de celles que je croyais aimer… Je n’aurais jamais eu l’idée de leur confier mes projets, mes ambitions, mes déboires… Non, jamais !… Tandis que lorsqu’on aime, on se donne, on se livre, on se montre tel qu’on est, on dit tout… Ah ! l’amour, la grande émotion, l’éblouissement, le vertige qui fait chavirer l’orgueil et la volonté, je n’avais jamais connu ça !

— Alors, c’est moi, la première…

— Oui, c’est vous…

— Mais pourquoi ?

— Je ne sais pas… J’ai eu, à Florence, un pressentiment, le soir où j’ai reçu votre lettre… Je vous ai raconté cela, souvent… Et, plus tard, quand j’ai ouvert la porte du petit bureau où vous m’attendiez, ç’a été une des grosses émotions de ma vie.

— Vous étiez auto-suggestionné !

— Vous êtes entrée : une grande jeune femme en robe de deuil…

— Qui ne ressemblait pas à la figurine de Ghiberti !…

— Qui ne ressemblait à personne… Vous m’avez tendu la main… Vous vous êtes assise… La lampe éclairait votre corsage, votre chaîne de jais, vos mains… Vos dents brillaient… Vos joues pâles devenaient roses… Vous vous êtes penchée, et j’ai vu que vos yeux étaient bleus… Et je n’ai pas su, vraiment, si vous étiez belle ou pas belle : vous étiez vous !

— Oh ! parlez-moi encore, Noël ! Cela me fait tant de bien… Cela m’encourage !… Alors vous m’avez aimée tout de suite ?

— Je ne me suis pas dit : « C’est le coup de foudre ! » Non… mais j’étais heureux, timide, et, après, je ne faisais que penser à vous. J’inventais des prétextes pour vous revoir, et je ne craignais pas d’être importun, puisque je vous aimais… Les convenances, je les oubliais ! Je vivais avec vous, dans l’extraordinaire, et cela me semblait si simple, si naturel !

Josanne murmura :

— Oui, c’était bien doux… Et, moi qui essayais de me défendre, je me prenais, peu à peu, au charme de l’amour, à votre charme…

— Pourquoi vous en défendre.

— Mais parce que… Achevez d’abord ! Vous m’avez tout dit ?

— Pas tout…

— Ah !

— Je veux vous dire encore que je ne suis pas…

— Le chevalier sans peur et sans reproche ?…

— Oui. Je n’ai pas commis de bien grands crimes : je n’ai pas séduit des jeunes filles et abandonné des enfants naturels ; je n’ai pas détourné de ses devoirs la femme de mon meilleur ami, mais… mais… j’ai été égoïste, parfois, léger, et jamais fidèle… J’ai causé des chagrins plus ou moins profonds ; j’ai commis, hélas ! de petites cruautés, de petites lâchetés, pour éviter l’agacement des récriminations… Il y a eu des lendemains de conquête où je n’étais pas gai ; des lendemains de rupture où je n’étais pas fier de moi… Ah ! comme, à le remuer devant vous, tout mon passé m’apparaît banal, médiocre… Hier encore… pendant que vous étiez à Chartres, pendant que vous m’écriviez ces lettres délicieuses, je me laissais presque reprendre… L’ennui, la solitude, l’occasion… Ah ! quelle mélancolie !… J’ai revu, plusieurs fois, une femme que je n’aime pas, que je n’ai jamais aimée…

— Et qui était, cependant, votre maîtresse ?

— Oui… Une liaison rompue et reprise sans bien savoir pourquoi… Je me disais : « Ça n’a pas d’importance… » Mais c’est fini, je vous jure… J’ai brisé tout net…

— Quand ?

— Le lendemain de votre retour…

Josanne murmurait :

— Pendant que j’étais à Chartres… la semaine dernière… Ah ! je comprends vos lettres, maintenant !…

Et, tout à coup, elle pleura.

— Ne pleurez pas, mon aimée, ne soyez pas jalouse ! Il n’y a pas de quoi…

— Je n’ai pas le droit d’être fâchée… mais cela me fait du chagrin, tout de même…

Il la consola. Il lui répéta qu’il l’avait aimée, elle, elle seule, d’un amour fervent, inquiet, jaloux, avec une simplicité d’enfant, un enthousiasme d’adolescent, une patience de sauvage… De toutes ses forces, il avait voulu conquérir l’âme qui se donnait et se dérobait ! Que de ruses pour saisir la pensée de Josanne au moment même où cette pensée se formait ! Que de pièges involontaires dans une question, dans une allusion banale !… Quelles alternatives de doute et de confiance !… L’inquiétude de Noël avait dompté son désir…

Cependant il avait souffert de voir son amie dans ce milieu un peu équivoque du Monde féminin… Elle subissait les rebuffades de madame Foucart et les familiarités de Flory ; elle allait chez toutes sortes de gens qui la recevaient sans beaucoup d’égards ; elle économisait sur son modeste gain, portait des robes de l’an dernier, dînait chez Mariette et voyageait en troisième classe… Et Noël ne pouvait l’aider, lui rendre la vie plus facile, ouatée de bien-être, fleurie d’un peu de luxe…

Josanne protestait. Noël l’arrêta :

— Chut !… Vous parlerez tout à l’heure…

Et il dit comment il avait eu le désir de tout partager avec elle, de l’épouser…

Elle poussa un cri :

— M’épouser !…

— Certainement… Je ne voyais pas en vous une maîtresse, je voyais ma compagne de toujours, ma femme…

Josanne resta stupéfaite… Elle n’avait songé qu’à l’amour, et les paroles de Noël, au lieu de l’emplir toute de joie et de fierté tendre, la déconcertèrent…

Elle appuyait sa joue encore humide sur une main du jeune homme. De l’autre main, Noël lui caressait les cheveux…

— Cela vous déplaît, ma chérie ?

— Oh ! pouvez-vous croire… Mais je n’avais pas fait de projets, moi !… Je ne considérais pas l’avenir…

— Je vous ai tout dit. À vous, maintenant… Ne me faites pas attendre davantage… J’ai un peu d’angoisse, mon amie… mais vous sentez que je vous aime et que je suis très doux…

Josanne frémit de tout son corps. Elle balbutia :

— Oh ! moi… je…

Sa voix était rauque. Elle courbait les épaules comme si elle avait senti peser matériellement sur elle le regard anxieux de Noël.

— Je… je vous ai raconté comment je m’étais mariée… J’aimais mon mari… Oh ! ce n’était pas une profonde passion… c’était un amour de jeune fille… Et, d’ailleurs, Pierre n’avait pas tout à fait les mêmes idées et les mêmes goûts que moi… Malgré ça, nous aurions pu être heureux, avec de la bonne volonté… mais vous savez qu’il devint malade, très malade… Et la souffrance changea son caractère…

— Je le sais… Vous me l’avez dit, et d’autres m’en ont parlé…

— D’autres ?

— Foucart… Il m’a répété, plusieurs fois, que vous aviez montré un grand courage, un admirable dévouement.

Elle murmura, en cachant son visage :

— Non ! non !… Ne croyez pas ça !

— Comment ?

— Je n’ai pas été admirable, oh ! non !… Je n’ai pas pu me dévouer entièrement, me sacrifier entièrement… J’étais jeune. J’avais besoin de bonheur… et la vie était si dure, si dure !… Alors…

— Quoi ?… Parlez !… vite !…

— J’ai… j’ai aimé…

Elle attendait un cri, un soupir… Le silence tomba sur elle.

— J’ai aimé… de tout mon cœur… Oui, je croyais que j’avais le droit…

Elle s’interrompit, défaillante… Elle sentit la main de Noël se crisper sur sa tempe… Cette petite douleur, comme un appel, ranima Josanne et, bravement, elle dit :

— Je me suis donnée…

Cette fois, l’homme tressaillit tout entier :

— Ah !… Josanne !… Cela !… Cela que je craignais !… Mon Dieu !…

Et plus bas, comme une plainte :

— Je n’aurais pas cru que cela me ferait tant de mal…

Épouvantée, Josanne se redressa ; elle osa regarder Noël… Il se dominait encore. Il matait sa douleur.

— Noël !… Ah ! mon Noël, ayez pitié de moi ! comprenez-moi !… Qui peut me comprendre mieux que vous ? Vous ne pouvez pas me condamner ; vous ne pouvez pas me mépriser, vous ! J’ai été faible, parce que j’étais malheureuse… Mais je pensais que je ne faisais de mal à personne et que j’avais bien droit…

Il la saisit, la souleva jusqu’à lui…

— Est-ce que je vous méprise ? Est-ce que je vous condamne ?… Est-ce que je vous parle de droit ou de devoir ?… Je souffre, voilà tout !… C’est illogique, c’est stupide !… Car, enfin, j’étais préparé… Eh bien ! d’entendre ça, d’être sûr de ça… d’imaginer ça…

Elle gémit, désespérée :

— Noël ! vous ne pourrez plus m’aimer !… Mon Noël, c’est fini… Je le sens… J’ai perdu votre cœur… Et pourtant vous deviez pressentir ce qu’il y avait en moi… ce fond de tristesse… ces souvenirs… Hélas ! j’étais confiante, malgré tout, en votre justice, en votre indulgence… Je connaissais vos idées, qui ne sont pas celles des autres hommes… Je me répétais des phrases de vous, qui me rassuraient…

Elle éclata en sanglots. Noël la serra contre lui. Elle sentait le halètement de sa poitrine, les coups profonds du cœur, le tremblement des mains qui l’étreignaient. Il soupira :

— Oui… oui… on se croit très fort, très affranchi… On parle de ces choses, comme on parle de tout — du malheur, de la maladie et de la mort même ! — légèrement… Et puis, quand on découvre la réalité sous les mots, on se révolte et on souffre comme une brute…

— Ah ! Noël, je souffre plus que vous !

— Je me doutais, oui, de… ce que je sais, à présent… Mais dans le doute il y a encore un espoir… Je me payais de raisons vaines… Au fond, je pensais : « Ce n’est pas vrai !… Elle n’a pas pu… »

Soudain, il se leva, respira péniblement, comme un homme qui étouffe… Et il se mit à marcher, dans la longue pièce, allant, revenant, de la fenêtre à la porte… Par moments, il passait sa main sur son front, sur ses yeux… Josanne, à genoux contre le divan, ne bougeait plus, interdite…

— Vous vous êtes donnée !… Mais quand, mais comment ?… Pas du premier jour, je suppose !… Alors, vous le connaissiez depuis longtemps, cet homme que vous aimiez ?… Il allait chez vous !… C’était l’ami de la maison, naturellement !…

— Non… je l’avais rencontré, ailleurs… chez… une dame… Il n’était pas reçu chez moi…

— Et vous l’aimiez ?…

— Oui…

— C’était un grand amour ?… Comme le nôtre ?… Non, dites, ce n’était pas de l’amour ? Un caprice… une faiblesse… une curiosité… ?

— Oh ! Noël !… Pas cela, je vous jure ! J’étais sincère et c’est mon excuse… J’aimais…

Il eut un geste de rage. Puis, de nouveau penché vers Josanne, il reprit plus âprement :

— Il vous a quittée ?

— Oui.

— Il y a longtemps ?

— Deux ans.

— Et depuis… ç’a été fini ?… Vous ne l’avez jamais revu ?

— Deux fois, par hasard… l’hiver dernier…

— Où ?

— Dans la rue…

— Il vous a parlé ?

— Oui.

— Et vous avez consenti à l’écouter ?

— Oui… parce que…

— Parce que vous l’aimiez encore !

— Je ne sais pas… Mais depuis que je vous connais, Noël, jamais…

— Enfin, c’est fini dans votre vie, fini dans votre cœur ?… Il ne reste aucun lien, aucun souvenir…

En prononçant ces mots, il vit que la figure de Josanne se décolorait, se creusait, devenait pareille à la figure d’une femme qui va mourir… Une pensée imprévue, terrible, fulgura dans son esprit, l’éclaira d’une sourde et brusque lueur. Il cria :

— Josanne ?…

Elle étendit le bras vers le cabinet où dormait Claude, et elle murmura :

— Il reste… mon petit garçon !

Et elle ne supplia point, elle ne sanglota point ; sa tête glissa des genoux de Noël au bord du divan. Son corps plié, prosterné, fléchit lentement, s’affaissa, sembla disparaître…

Elle n’était pas évanouie, mais elle s’étonnait de vivre encore. La voix de Noël venait à son oreille comme à travers des épaisseurs d’eau… Elle s’aperçut qu’il la soulevait, qu’il l’étendait, qu’il lui mettait un coussin sous la tête… Ses cheveux défaits chatouillaient ses cils… Une épingle piquait sa nuque. Elle ouvrit enfin les yeux, et pleura.

— Allons ! dit Noël, calmez-vous, ma pauvre Josanne.

Elle continua de pleurer, sans mouvement. Noël recommença de marcher par la chambre. Une chaise le gênait. Il l’écarta. De temps en temps, il balbutiait une phrase qu’il n’achevait pas…

Le petit Claude, troublé dans son sommeil, appela :

— Maman !…

Josanne fut debout, tout de suite, mais elle hésitait… Noël lui dit :

— Eh bien ?… Pourquoi n’allez-vous pas vers lui ?… À cause de moi, peut-être ?… Vous avez tort…

Elle alla jusqu’au seuil du cabinet. L’enfant s’était rendormi. La mère regarda le petit lit, le rideau de mousseline… Appuyée au chambranle de la porte, elle sentit son cœur se fendre et désira mourir.

Noël s’approcha :

— Écoutez, Josanne, il ne faut pas désespérer… Ayez du courage… J’en ai, moi !… vous le voyez bien… Mais je ne suis plus en état de discuter… Le coup a été trop rude !… Il vaut mieux que je m’en aille… Je dirais des mots injustes, blessants, qui nous feraient du mal à tous deux… Et je ne veux pas vous faire de mal…

— Mon Dieu ! Où allez-vous ?

— J’ai besoin de marcher… Je ne veux pas rester assommé comme ça… Il faut que je remue, que je respire… Demain, oui, demain, après midi, je reviendrai… Je vous jure que je reviendrai… Couchez-vous, tâchez de ne plus penser, de dormir… Vous ne résisteriez pas à tant de secousses… Reposez-vous, je vous en prie, pour l’amour de moi…

— Noël !

— Ne me retenez pas !… La fatigue, quelquefois, engourdit le cerveau… On souffre moins… Allons, au revoir, Josanne !

… Il était parti ! La lampe baissait. Un coussin du divan gisait à terre, et Josanne, debout, les bras pendants, immobile, écoutait les pas qui s’éloignaient…


XXVII


Quand la Tourette arriva, sur le coup de huit heures, elle fut bien étonnée de trouver madame Valentin habillée et prête à sortir.

— Madame ne déjeune pas !… Non ;… C’es-i’ possible !… Madame veut donc se faire mourir ?… Quand on travaille, faut qu’on mange… J’vas faire du chocolat… Comme madame a mauvaise mine !

— Je n’ai pas dormi de la nuit…

— À cause du petit ?…

— Oui, à cause du petit, répondit Josanne avec un sourire navré. Occupez-vous de lui, Maria… Je dois sortir tout de suite.

— Et le chocolat ?

— Je vous ai dit que je n’avais pas faim.

— Ah ! madame n’est pas raisonnable…

Josanne n’écoutait plus le bavardage de la Tourette. Elle fixait sur les choses un regard sec et fiévreux… Avait-elle rêvé ?… Non, ce n’était pas un cauchemar, la terrible scène de la veille. Cette chaise, Noël l’avait déplacée. Ce coussin avait glissé à terre, et il y avait sur la natte japonaise, un petit peigne d’écaille brune, tombé des cheveux de Josanne quand elle s’était presque évanouie… Elle faillit marcher dessus, le ramassa, le regarda sans penser à rien…

Dans le cabinet voisin, son fils, réveillé, se mit à rire.

Ce rire pur, qui, chaque matin, appelait le baiser maternel, retentissait douloureusement dans l’âme de Josanne. Elle songeait :

« Tu me coûtes cher, mon petit Claude !… Et pourtant je t’aime !… Je ne t’aime pas moins qu’hier. »

Sa pensée alla vers Maurice, se chargea de rancune et de haine.

« Ah ! lui… lui !… Il n’aura donc apporté dans ma vie que du malheur et du malheur !… Car, maintenant, je serai toujours malheureuse, et Noël avec moi… Il m’eût pardonné l’amant, — mais l’enfant ?… Jamais il ne supportera que Claude demeure entre nous. Claude, image vivante de ce passé dont il souffre… Et pourtant, je ne peux exiler mon fils de ma maison, de ma vie… Je ne peux pas choisir entre Claude et Noël : c’est une alternative abominable !… Noël accepterait bien que je garde, que j’élève, que j’aime l’enfant de mon mari ; pourquoi ne peut-il accepter !… Ah ! les préjugés de l’homme, l’orgueil de l’homme !… La jalousie plus forte que l’amour ! … »

Sa tendresse pour son fils, noyée dans le grand flot de la passion, se ranimait, plus vive d’être menacée, Josanne hésitait à croire que Noël lui imposerait cette mutilation de son cœur, ce crime contre nature… Mais que ferait-il, si vraiment la présence de Claude, l’existence même de Claude lui devenaient intolérables ?…

« Il faut que je connaisse sa pensée. Je ne peux plus vivre comme ça… Je veux le voir, tout de suite… »

Il était trop tôt pour que Josanne pût se présenter chez Noël ; mais elle était, depuis la veille, dans un état si violent et si trouble qu’elle ne pouvait supporter l’attente et l’inaction. Elle partit donc, résolue à marcher, à « user sa peine ».

Dehors, elle fut surprise par la douceur du matin. Une fine lumière grise et bleuissante baignait les quais, du Louvre à Notre-Dame. Tout était gris et bleu, sauf quelques taches de couleurs si vives et pourtant si délicates, — les sables blonds de la berge, le bariolage des péniches couvrant l’eau verte et laiteuse — L’aiguille de la Sainte-Chapelle luisait, d’un or presque rose. Les gens, sur l’impériale des omnibus, avaient l’air content. Les petites bonnes étaient jolies, avec leurs camisoles claires. On vendait partout des bottes de roses rouges. Et Paris semblait une ville nouvelle, éveillée à la fraîcheur première, à l’aube azurée d’un jour qui serait le plus brillant, le plus ardent, le plus splendide des jours d’été…

Josanne, dans le matin délicieux, passait, étrangère à tout, comme une intruse qui promènerait sa robe de deuil dans une fête.

Le mouvement calma ses nerfs, prêta une sorte de rythme à ses pensées. Elle se ressaisit :

« Voyons… je ne dois pas m’affoler… Noël est un homme intelligent, qui ne peut pas invoquer contre moi, — contre notre bonheur, — des préjugés qu’il a raillés cent fois, en ma présence… Il souffre, hélas ! et c’est tout naturel qu’il souffre… Mais il m’entendra, et je saurai le consoler… »

Elle réfléchissait, et reprenait espoir :

« Je ne vais pas tomber à ses pieds et lui demander pardon… Pardon de quoi ?… De mon silence ? Oui, peut-être… J’aurais dû me confier à lui, avant de lui laisser comprendre que je l’aimais… De ma faute ?… Non ! Si j’ai commis une faute, j’ai péché contre Pierre et non pas contre Noël… La première stupeur, la première fureur passées, mon ami sentira lui-même l’impossibilité de me condamner… »

Elle se rappela des mots de Noël :

« Pourquoi imposerais-je aux autres des vertus que je suis incapable de pratiquer ? Je ne pourrais pas rester fidèle par devoir à une femme que je n’aimerais pas d’amour… »

Elle se rappela aussi la conclusion de la Travailleuse

Condamner Josanne ?… Au nom de quoi ? Noël n’était pas chrétien : il ne considérait pas le mariage comme un sacrement et l’adultère comme un péché mortel. Il n’avait aucun respect pour la morale conventionnelle qui lui apparaissait en pleine voie de transformation. Certes, il concevait l’altruisme, la tolérance, la solidarité humaine, mais il détestait le sacrifice stérile, qui est, disait-il, une abdication, un suicide — et un encouragement à l’égoïsme d’autrui…

Josanne allait donc vers lui, dans la douleur, et non pas dans les sentiments d’une Madeleine repentante, car, à vrai dire, son chagrin sincère, ses regrets sincères n’étaient pas du repentir… Elle ne se persuadait pas qu’elle avait commis un acte infâme, et qu’elle ne pourrait échapper au mépris que par le remords, la pénitence et l’humilité. Elle ne ressentait rien qui ressemblât à de la contrition chrétienne et elle ne voulait pas être aimée par pitié, par faiblesse. Elle aussi avait de l’orgueil !


Elle entra dans la maison que Noël habitait, dans l’ombre froide de l’escalier de pierre, et le tintement de la clochette lui remua le cœur. Un domestique ouvrit :

« Monsieur ne pouvait pas recevoir… Monsieur dormait encore… Il était rentré tard dans la nuit… »

Josanne répliqua :

— Bien. J’attendrai…

Le domestique essaya de protester :

« Il avait des ordres… Monsieur serait fâché, peut-être… »

Mais Josanne répondit :

— Non, monsieur ne sera pas fâché… C’est pour une affaire très importante. Ne le réveillez pas… J’attendrais aussi longtemps qu’il faudra.

— Et qui annoncerai-je à monsieur ?

— Madame Valentin.

Le domestique eut un vague sourire : il avait porté tant et tant de lettres au nom de madame Valentin !

… Elle était seule dans ce grand cabinet de travail qu’elle croyait reconnaître. Toutes choses lui étaient devenues familières, à travers les récits de Noël. Ses pieds foulaient le parquet de marqueterie aux losanges luisants, les tapis de Perse jetés devant la cheminée et devant la table. Partout ses yeux rencontraient des meubles aux lignes simples, — bois patinés, vieil acajou pourpre ou vieux bois de rose ; — des étoffes lourdes, dont les colorations allaient du roux au mordoré. Toute la vaste pièce était ainsi, sombre et chaude au regard, dans une harmonie brune et fauve qui faisait songer au cuir précieux, à l’or effacé des belles reliures anciennes. Aucun bibelot banal. Des armes, quelques cuivres, des photographies rappelant un site célèbre où un incident de voyage, une lithographie de Fantin-Latour, un fusain de Prudhon, et, sur la cheminée, une réduction en bronze du Colleone de Verrochio. Un peu partout, des journaux, des livres, et le parfum du « maryland » sur tout cela…

Josanne respirait ce parfum ; elle touchait les choses tièdes encore de la vie de Noël, ces choses qu’il avait rassemblées peu à peu, qu’il aimait, qu’il maniait chaque jour. Et de l’imaginer assis à ce bureau, près de cette lampe, la plume aux doigts, la cigarette au coin des lèvres, tel qu’il était pendant les heures laborieuses, Josanne éprouva un tel paroxysme d’amour, de douleur, de folie, qu’elle n’entendit pas la porte s’ouvrir.

— Josanne !… Il y a longtemps que vous êtes là ?… Pourquoi n’avoir pas dit qu’on me réveillât tout de suite ?

— Vous étiez fatigué, sans doute… Je n’osais pas…

— Oh ! mon amie, mon amie chérie, comme vous avez bien fait de venir !… Il me semblait que je ne vous reverrais jamais !… Quelle nuit cruelle !

Elle avait redouté un accueil glacial, et Noël lui serrait les mains, lui parlait sans colère, la remerciait d’être venue… Elle fut si déconcertée, si heureuse, que les larmes lui montèrent aux yeux. Elle oublia les paroles qu’elle avait préparées, et elle demeura muette, regardant le jeune homme, comme Marthe et Marie regardèrent Lazare ressuscité.

Elle dit enfin :

— Ah ! Noël, si vous saviez !…

— Ma pauvre Josanne, je ne demande qu’à savoir… Vous avez beaucoup à me dire, j’en suis sûr, et hier je vous ai mal écoutée… Il y a un trou noir dans mes souvenirs… J’ai perdu la mémoire et la raison pendant quelques heures… Je vous ai quittée ; j’ai marché longtemps. Je me suis retrouvé à ma porte, abruti de fatigue. Le petit jour venait…

— Moi aussi, j’ai vu venir le petit jour…

— J’étais bien malheureux, bien misérable…

— Et moi !…

— Mais j’étais plus calme, et il y avait, dans ce chaos de ténèbres où je me débattais, une lueur !… Je me disais : « Il faut que j’entende Josanne, que je la comprenne, que je tâche d’être juste et d’être bon… »

— Ah ! Noël, je vous retrouve ! Je vous bénis pour cette parole !… Soyez juste, soyez bon ! Notre bonheur dépend de vous… essayez de comprendre…

— C’est mon seul désir : comprendre !… Ah ! vous n’aurez pas besoin de vous chercher des excuses ! J’en découvrirais pour vous… Mais il y avait, dans ce récit entrecoupé d’hier soir, il y avait tant de contradictions, tant d’obscurité !… Vous vous êtes mal exprimée… Je me suis révolté trop vite !… Car enfin, Josanne, il n’est pas possible qu’une femme comme vous…

Il élevait la voix, malgré lui. La violence contenue reparaissait. Mais aussitôt :

— Vous voilà encore effrayée !… Voyons, asseyez-vous près de moi, dans ce fauteuil… Causons… Je serai raisonnable… Je tâcherai de vous écouter comme si je n’étais pas en cause, impartialement. Et après, ma chérie nous serons tristes encore, mais plus proches, nous souffrirons moins.

— Je veux l’espérer, Noël…

— Et d’abord, dites-moi… Vous ne vous êtes jamais plainte, par délicatesse, ou par cette piété qu’on garde envers les morts… mais… votre mari n’a pas été bon pour vous, n’est-ce pas ? Il a eu des torts, des torts graves ?

— Aucun tort, je vous assure. Je vous l’aurais dit, hier…

— Son caractère ?

— Son caractère était difficile, et même un peu détraqué… Mais, avant d’être malade, Pierre était comme la moyenne des hommes, ni meilleur ni pire que beaucoup d’autres… Un peu susceptible, un peu tatillon, un peu autoritaire, oui ! Ce n’étaient pas là des défauts bien terribles ! Il avait de grandes qualités… Il m’aimait… il m’aimait trop !

— Pourquoi « trop » ?…

— Parce que… il avait un goût très vif de ma personne, une passion physique qui s’exaspéra quand il fut malade… quand il se crut diminué, déchu… et quand il sentit mon indifférence… mes répugnances…

Elle rougit.

— Ne me faites pas raconter nos querelles, nos tristesses, son chagrin qui me rendait faible…

— Oui, dit vivement Noël, je devine, et cela me fait mal de penser à ce que vous deviez souffrir… Dites-le donc nettement : vous n’aimiez plus du tout votre mari…

— Pourquoi ? Je l’aimais beaucoup, mon pauvre Pierre, mais je ne l’aimais plus d’amour… Je m’étais mariée étourdiment, hâtivement, comme presque toutes les jeunes filles françaises… Que sait-on de l’amour, à dix-huit ans ? On aime pour aimer ; on donne son cœur au premier venu qui murmure de jolis mots, — les mots qu’on a rêvé d’entendre. Et l’on s’engage pour la vie : on signe un contrat dont on ignore la principale clause !… Et puis, on change, on s’achève… On devient une femme qui ressemble peu ou pas du tout à la jeune fille de naguère ; on se révèle à soi-même, lentement… Et pendant ce temps, le mari aussi a changé. Lui aussi a évolué, — dans un autre sens… On se regarde, un beau matin ; on ne se reconnaît plus très bien l’un l’autre, et l’on dit : « Comment ai-je pu ?… » C’est l’histoire banale et tragique de tant de mariages… Mais il s’est formé entre les époux des liens d’intérêt, d’habitude, d’affection même… Des enfants sont nés…

— Vous n’aviez pas d’enfant, vous… avant Claude…

J’avais mon mari… Un malade qu’on soigne, qu’on protège, qu’on défend chaque jour contre la souffrance, qu’on berce de consolantes illusions, c’est presque un enfant, Noël… Sa compagne l’adopte, se dévoue à lui, tout naturellement, tout simplement, et si pénible que soit son rôle, elle ne pense pas à déserter le foyer… Ce serait quelque chose de plus vil, de plus cruel, de plus lâche que l’adultère… Je ne pouvais pas, je ne voulais pas abandonner mon mari.

Elle essuya ses yeux.

— On m’avait enseigné que le bonheur est dans l’oubli de soi-même, dans le dévouement… C’est la morale chrétienne… mais elle n’est possible qu’avec la foi chrétienne, et je n’avais pas la foi… On m’avait enseigné aussi, d’autre part, que toute créature a le droit de se développer comme une plante fleurit, le droit de vivre sa vie, avant de vieillir et de mourir…

— Oui, dit Noël.

— Le devoir de dévouement aux malheureux et aux faibles, le droit personnel de vivre et de chercher le bonheur, ce double idéal contradictoire a hanté toute ma jeunesse… Je n’ai pas su choisir : j’ai voulu tout concilier. Un jour, après des années de lutte obscure, après tant de misère, tant de déceptions, le désespoir m’a prise… J’avais vingt-cinq ans… Mes parents étaient morts, mon premier enfant était mort, mon mari se mourait lentement… Je n’avais pas d’amis, je n’avais pas d’argent ; je n’avais aucun don, aucun talent exceptionnel, et l’avenir était devant moi comme une route plate, morne, solitaire, qui conduisait… je ne savais où !… Je faisais toutes les besognes du ménage, je donnais des leçons de piano… je tenais les livres d’un petit commerçant…

— Ma pauvre chérie !…

— J’ai eu la nostalgie du bonheur… et j’ai cru le rencontrer… Un jeune homme m’a aimée… Il était spirituel et semblait tendre… J’ai cru, et tout, tout m’autorisait à croire qu’il serait, dans ma vie obscure et triste, une lumière, une douceur, un repos… J’ai cru que j’appuierais ma faiblesse à sa force : — car la femme la plus énergique a des jours de faiblesse. J’ai cru… Hélas !… Vous devinez le reste !… J’ai eu quelques mois de bonheur… Puis cet enfant est venu… Et mon… mon ami a eu peur des complications, des drames, que sais-je ?… Après des ruptures et des reprises, il a cédé à des préjugés… à des remords… à l’influence de sa famille… Nous nous sommes séparés… Et il était fiancé, quand je suis devenue veuve… Noël, tout cela vous fait souffrir !…

— Ne parlons pas de moi, ne parlons plus de lui… Parlons de vous ! Vous seule m’intéressez, vous, vos idées, vos sentiments… Que votre volonté de sacrifice ait fléchi, que vous ayez cherché l’amour, cela ne m’étonne pas, Josanne… Et même, je dirai que cela ne me scandalise pas… Mais comment, avez-vous pu, vous, vivre dans ce mensonge ?… Et n’en pas souffrir davantage ?… car il ne semble pas que vous en ayez beaucoup souffert… Vous acceptiez la situation… et ses conséquences…

— Qu’auriez-vous donc fait à ma place ? dit-elle en sanglotant. Vous auriez pu vous marier, tout jeune, comme je l’ai fait, et vous trouver, quelques années plus tard, lié à une femme infirme, aigrie, exigeante ; si vous aviez cessé de l’aimer, lui seriez-vous demeuré fidèle par devoir ?… Vous avez dit le contraire, il n’y a pas si longtemps !… Soyez de bonne foi, Noël, répondez !

— Non… je ne crois pas que je serais resté fidèle, mais…

— Vous auriez abandonné cette femme, votre compagne de plusieurs années, qui n’aurait eu au monde que vous, pour la soigner, pour lui adoucir sa vie misérable ? Vous auriez commis cette action ignoble ?… Non, non !…

— Évidemment, non… Mais je n’aurais pas menti…

— Est-ce que le médecin n’a pas le devoir de mentir au mourant ?… Qu’est-ce qu’un principe, qu’est-ce qu’un devoir abstrait, en face de cette réalité : la souffrance d’une créature humaine ?… Je n’ai pas hésité : j’ai choisi, entre deux maux, le moindre mal… Je le choisirais encore… Et vous, Noël, à ma place, vous l’auriez choisi comme moi.

— Non : la loyauté avant tout !

— Vous parlez comme un homme robuste de corps et d’esprit, orgueilleux de sa force et qui a le mépris de la faiblesse… Vous n’avez jamais connu la maladie, la solitude, la pauvreté, l’abandon. Vous n’avez jamais souffert !

— Eh bien ! je fais, en ce moment, par vous, l’apprentissage de la douleur !… Votre mari n’a pas souffert, dans toute sa vie, autant que moi depuis hier… Et je ne vous reproche pas de ne pas m’avoir épargné cette torture : j’ai cet orgueil, oui, d’être vraiment un homme, de regarder en face mon destin, quel qu’il soit… Et ce que j’attends de vous, ce que j’exige, en toutes circonstances, aujourd’hui, demain, toujours, c’est la vérité, la vérité !… Je ne vous pardonnerais pas un mensonge, — fût-il charitable ! — à vous moins qu’à toute autre, parce que je vous aime… et aussi, hélas ! parce qu’au fond de moi une peur s’éveille, une involontaire inquiétude devant la femme qui a si longtemps et si bien menti !…

Josanne tressaillit :

— Vous n’avez plus confiance en moi ?… Mais je vous ai donné hier et tout à l’heure des témoignages irrécusables de ma sincérité !… Mon secret, vous le connaissez, et je vous découvre toute mon âme, avec le bien, avec le mal, avec les contradictions qui sont elle… Et vous avez peur… Quelle injustice !

Noël ne répondit pas, Josanne roulait son petit mouchoir humide entre ses mains, et elle répétait :

— Quelle injustice !… Quelle injustice !…

Noël dit tout à coup :

— Et l’autre ?

— Qui ?

— Celui que vous aimiez !… Quel conseil vous a-t-il donné ?…

— Noël, ne parlons pas de lui.

— Pourquoi ?

— Je ne veux pas l’accuser devant vous… Par respect pour moi-même…

— Vous ne l’accusez pas ; vous l’excuseriez plutôt ! J’admire votre indulgence… Ah ! vous n’avez pas de rancune, vous !

— Noël !

— Vous l’avez revu, vous lui avez pardonné !…

— Je lui ai pardonné !… Je ne l’aime plus, mais je ne peux le haïr…

— Vous êtes si compatissante !… Ce monsieur est venu gémir près de vous !… Pas assez longtemps, j’imagine, car vous auriez fini par vous attendrir, par le consoler…

Josanne se leva brusquement :

— Noël ! je peux tout supporter de vous, la colère, les reproches, même l’injustice… mais l’ironie, non ! Je ne peux pas !…

— Josanne !… ma chérie ! Pardon !… Je suis absurde !… Je suis méchant !… Josanne !

Il la força de se rasseoir, mit un genou en terre, près d’elle, et l’entoura de ses bras. Alors, elle recommença de pleurer, désespérément :

— Vous ne m’aimez plus !… Vous m’obligez à dire des choses affreuses, qui m’humilient… qui vous déchirent !…

— Oh ! ma Josanne, je souffre tant !… J’ai le cœur à vif… Tout me fait mal !… Et vous me demandez d’être juste, d’être logique !… Je puis être généreux et lâche, bon et méchant, dans la même minute, selon qu’un mot de vous m’exaspère ou m’attendrit !… Ah ! ma raison et ma sensibilité ne s’accordent guère !… Parbleu ! je le sais bien, que je n’ai pas le droit de juger, que, sans doute, à votre place, j’aurais agi comme vous !… Je ne suis pas insensible à la douleur des autres ! Je ne suis pas égoïste… Et je me rappelle que j’ai voulu m’affranchir de préjugés ordinaires et de la morale dogmatique !… Eh oui ! J’ai dit, j’ai écrit qu’il n’y avait pas deux honneurs, l’un masculin, l’autre féminin ! Mais ce qui était pour moi une théorie, c’était pour vous, la réalité quotidienne !… Et maintenant que je suis sorti du paradoxe et de l’abstraction, que je suis aux prises avec des faits, je sens que je suis un homme comme tous les autres, ni plus libre, ni plus juste, ni meilleur… Ah ! Josanne, ah ! mon amour, je suis jaloux !… Je ne suis pas un moraliste qui juge, un philosophe qui ergote… Je suis un homme qui aime, je suis un amant désespéré !… Le bien, le mal, vos devoirs, vos droits, la justice, la logique, je m’en moque !… Je ne sais plus que ça ma Josanne !… Je suis jaloux !

— Mon pauvre Noël !

— Vous pleurez !… Moi, je n’ai pas pu pleurer…

— Mon Dieu ! est-ce bien nous qui nous sommes dressés l’un contre l’autre en adversaires ?… Nous qui nous aimons !…

— Josanne, Josanne, dites-moi que vous n’aimez plus cet homme !

— Je ne l’aime plus…

— Dites-moi que vous ne l’avez pas aimé, vraiment aimé…

— Je ne peux pas dire cela, Noël !

— Ah !

— Ma conduite n’avait qu’une excuse : l’amour… Si j’avais cédé à un caprice, m’estimeriez-vous davantage ?

— Je ne sais pas… Je souffrirais moins… Un caprice, c’est vite oublié… J’en ai eu, moi, des caprices, que j’appelais des amours !… Qu’en reste-t-il ?… Pas même de la cendre… rien… rien… Mais vous !… En parlant de cet homme, tout à l’heure, vous étiez remuée, malgré vous… Ah ! j’ai eu un instant de colère aveugle !… Maintenant, ma violence n’est plus que de la douleur !… Josanne ! ma chérie, mon amour, j’engage la lutte contre un ennemi voilé, inaccessible, qui se dérobe au plus obscur de vous-même : le souvenir !… Josanne, aidez-moi !… promettez-moi que je vaincrai !… Dites-moi qu’à force de m’aimer, vous croirez n’avoir aimé que moi, n’avoir eu de joie, de peine que de moi ?…

— Oui, mon bien-aimé !… J’en suis sûre… Laissez faire le temps…

Et tout à coup, sans honte, Noël pleura, la tête sur le sein de son amie. Les paupières baissées, il pleura des larmes rares, brûlantes… Et, passionnément, il appuyait son front, d’une pression lente, obstinée, contre la douce poitrine, comme pour la pénétrer, pour atteindre, au plus profond de la chair, le cœur même, la vie palpitante de Josanne.

Elle le sentit vaincu, reconquis, — et l’âcreté de leur chagrin s’adoucit un peu, de leurs larmes mêlées.

Elle répétait :

— Que faire, mon Dieu ? Que faire ? Que pouvons-nous

Il répondit :

— Nous aimer… Souffrir ensemble…


XXVIII


Ils essayèrent de « vivre comme avant ». C’était le vœu de Josanne. Quand Noël, apaisé par les larmes, avait reparlé de l’avenir, elle lui avait imposé silence… Non ! qu’il ne fût plus question d’amour, — encore moins de mariage !

— Mais pourquoi ? demanda le jeune homme, un peu froissé. Est-ce par scrupule ou par orgueil que vous vous refusez à moi ?…

— Ni par orgueil, ni par scrupule… Je vous aime et je vous appartiens. Mais je ne veux pas être votre femme…

— Puisque je vous aime, rien n’est changé…

— Si, Noël, tout est changé… Je ne suis pas, à vos yeux, cette même Josanne que vous aviez élue, la sacrifiée, la résignée, l’impeccable… Oh ! je ne prétends pas que je sois indigne de vous !… Mais cette femme que je suis, il faut que vous acheviez de la connaître… Vous avez trop souffert ! Il est impossible que la blessure se cicatrise en quelques jours… Laissez-moi du temps, Noël ! Je vous guérirai, je vous rassurerai, je vous mériterai… Éprouvez-moi ! Je vous dis à mon tour : « Demandez-moi des choses très difficiles… » Je ferai tout, pour vous donner confiance, tout…

— Tout tient en deux mots : aimez-moi !

— Je vous aime, vous le savez… Mais, pour notre bonheur à nous deux, je réclame une épreuve… Les crises douloureuses se renouvelleront peut-être… Si votre amour succombait ?… Ne protestez pas, Noël !… Sauvons au moins l’amitié… Acceptez que je demeure, pour quelque temps, votre amie… Et puis, quand vous serez bien sûr de vous et de moi, je serai… ce que vous voudrez…

Noël se laissa convaincre.

— Soit ! dit-il. Attendons !… Tâchons de travailler et d’oublier. Soyons braves.

Ainsi, d’un même accord, ils reprirent leur vie d’autrefois. Noël revint, chaque soir, dans le salon vert de Josanne. Il apportait des fleurs, des livres, il apportait des jouets pour Claude, et il feignait de ne point voir la pâleur de la mère pendant qu’il embrassait l’enfant…

Mais, au milieu d’une causerie ou d’une lecture, tout à coup, lentement, ils se rapprochaient. Leurs mains se joignaient et parfois leurs bouches… Et c’était Josanne qui se reprenait la première, qui disait :

— Non… pas encore… pas maintenant…

Il la quittait, irrité contre elle et contre lui, las d’attendre…

De bonne foi, il se croyait guéri… Mais, le lendemain, une réticence de Josanne, un nom de rue ou de ville qu’elle citait, une phrase lue dans un roman, un banal « fait divers », le sourire du petit Claude, — ce sourire qui n’avait ni le dessin ni l’expression du sourire maternel, — le moindre incident mettait au cœur de Noël une gêne sourde, un poids, puis, tout à coup, le déchirement d’une plaie rouverte… Il se maîtrisait pourtant. Il observait Josanne ; il l’interrogeait, avec quelle angoisse ! et de tout ce qu’elle disait, de tout ce qu’elle taisait, il se créait des raisons de souffrir…

Il connut les troubles, les cauchemars, l’insomnie fiévreuse où la pensée oscille, comme la flamme de la bougie au vent de la fenêtre, quand un souffle de folie passe, dans le cerveau enténébré. Il connut l’insomnie lucide, où l’on examine, pèse, contrôle, analyse les plus petits faits pour y découvrir un motif de crainte ou d’espérance…

« Pourquoi ne suis-je pas jaloux du mari ? se demandait-il. Josanne a eu de l’affection pour ce Pierre Valentin, et même, au début, un peu d’amour ? Pourquoi ma jalousie s’attache-t-elle à l’autre, et à tout ce qui vient de l’autre ?… C’est que je puis me représenter le mari de Josanne, et les sentiments qu’elle avait pour lui, sans redouter aucun regret, aucune comparaison, aucune préférence rétrospective… Tandis que l’autre, j’ignore tout de l’autre… Pourquoi l’a-t-elle aimé ? Il ne me ressemblait en rien, dit-elle… Pourquoi m’aime-t-elle, moi ?… »

Il évoquait une vague forme masculine, dont les traits physiques, tout différents de ses traits, à lui, exprimaient une âme exactement opposée à la sienne… Cet inconnu, c’était un être d’une autre race, doux, faible, prudent, un peu féminin, un type d’homme que Noël détestait…

Et toujours la forme confuse reparaissait, liée à la forme chérie de Josanne, et, par les yeux de l’esprit, Noël voyait les scènes d’un roman d’amour semblable au sien… Les causeries, les lectures : — ah ! le petit volume de la Princesse de Clèves, offert un jour de février, qui était, peut-être un anniversaire !… — Les promenades à deux : — est-ce que Josanne appuyait sa tête à l’épaule de son compagnon, avec ce geste adorable qu’elle avait près de Noël ?… Les premières lettres échangées : — qu’étaient devenues ces lettres ?… — les serrements de main, le prénom balbutié, l’aveu… et le grand trouble des regards, des mains, des lèvres… Et Noël, tout à coup, à la lueur rouge de ses pensées, Noël voyait un lieu inconnu, dans une ombre brûlante… Elle et l’autre !… Alors, il cachait sa tête dans l’oreiller, il enfonçait ses ongles dans les paumes de ses mains !… Et c’était la plus abominable minute, une souffrance sans noblesse, qui dégradait la femme aimée, qui salissait l’amour. Noël avait envie de quitter Paris, de ne plus revoir Josanne… Et le lendemain, il arrivait chez elle, et il lui disait seulement :

— Aimez-moi beaucoup, beaucoup, parce que je suis malheureux…

Elle comprenait, elle pleurait !… et Noël, en la consolant, oubliait sa peine. Parfois, elle discutait, et la douleur de l’amant, exagérée par un mot, par un silence subit, devenait de la colère.

« Elle a des arrière-pensées que j’ignore : elle se complaît peut-être à des souvenirs qu’elle n’oserait avouer… Elle ne me dit pas tout !… Pourquoi ne me parle-t-elle jamais de son enfant ?… J’ai essayé de l’aimer, ce petit, et rien, en moi, ne trahit une malveillance involontaire, ni même la tristesse, bien naturelle, que je ressens, quand il est là, entre nous deux… »

Il reprochait à Josanne l’espèce de pudeur qui l’empêchait d’aimer Claude, à cœur ouvert, devant lui… Elle était — croyait-il — plus amoureuse que maternelle, et, souvent, Noël se demandait ce qu’elle faisait de son fils, pendant leurs rendez-vous quotidiens et leurs promenades. Il supposait que la Tourette seule s’occupait de Claude. Peu à peu il s’aperçut que Josanne surveillait la santé, le caractère, l’éducation de son enfant. Claude allait à l’école primaire la plus voisine, et la Tourette assumait le soin de le conduire, de l’aller chercher, de le faire jouer dans le square Notre-Dame. Mais, absente ou présente, la mère ne négligeait pas son cher devoir. Elle songeait à Claude, sans doute, quand Noël la voyait se hâter, tout inquiète, d’une inquiétude qu’elle n’exprimait pas.

Il souhaitait qu’elle exprimât cette inquiétude, et sa tendresse, et tous ses sentiments, qu’elle lui parlât comme elle se parlait à elle-même… Ne comprenait-elle pas qu’il faisait un effort méritoire pour aimer Claude ?… Et pourtant, Noël qui eût adopté si aisément le fils de Pierre Valentin, ne pouvait que subir le fils de l’autre

L’autre… Ah ! comme, de jour en jour, Noël l’exécrait davantage !… Et quel désir il avait de le connaître, pour ne plus le soupçonner partout ?… Que de fois, en écoutant Josanne, il guettait le nom qu’elle prononcerait peut-être, par hasard, — mais non pas sans que Noël en fût averti par une intuition infaillible, — le nom dont il savait seulement les initiales, — M. N…, — le nom qui était, dans la mémoire de cette femme, comme une chose vivante et cachée, qu’elle garderait, là, jusqu’à sa mort…

Ce nom, Noël le poursuivait, le traquait, l’attendait… sur un feuillet de livre, sur l’une de ces vieilles cartes postales illustrées dont s’amusait le petit Claude, sur les lèvres de Claude lui-même qui pouvait, peut-être, se souvenir… Quand Noël parlait à son amie des gens qui approchaient le Monde féminin, il épiait la palpitation des cils, la contraction de la bouche, la pâleur révélatrice de Josanne au choc imprévu de ce nom…

Rien… Elle ne se trahissait pas. Elle ne livrait aucun indice, et aux allusions, aux questions indirectes de Noël, elle répondait :

— Je vous ai dit l’essentiel… Que voulez-vous savoir de plus ?… Vivons dans le présent et laissons mourir le passé…

— Mais je ne suis pas très sûr que vous viviez dans le présent, que vous ayez tout oublié…

— J’oublierai… J’oublie…

Elle ne disait pas : « J’ai oublié… » et Noël pensait :

« Elle n’oubliera pas… Elle a trop aimé l’autre… Que n’a-t-elle pas supporté, de lui ?… Que n’a-t-elle pas fait à cause de lui ? L’enfant, — leur enfant ! — ne représente pas seulement un passé d’amour, mais des années de trahison et d’imposture… »

Alors, sa jalousie se compliquait d’un sentiment qui n’était pas du mépris, qui n’était pas de la méfiance, et qui pourtant se résumait par les paroles du père de Desdémone à Othello :

« Elle a trompé… elle sait tromper… »

Que Josanne eût vécu trop aisément dans la pratique du mensonge, c’était, pour Noël, une chose incompréhensible, qui révoltait son intransigeante loyauté. Et c’était une raison de plus qui lui faisait haïr l’autre

Et la sincérité qu’il eut exigée de toute femme, Noël l’exigeait plus impérieusement de Josanne, — qui savait mentir, qui avait menti…


XXIX


Un soir, Noël étant plus calme et Josanne plus gaie, elle raconta qu’elle était allée, avec mademoiselle Bon, au déjeuner annuel d’un syndicat de couturières.

— Nous étions là soixante femmes, invitées, patronnes et ouvrières… Au dessert, la présidente a fait un discours, et une jolie fille — la secrétaire — a porté des toasts, aux « dames journalistes », à mademoiselle Bon, à madame Foucart, la « grande féministe »… Mademoiselle Bon a répondu… Et moi aussi, j’ai dû répondre.

— Au nom de madame Foucart ?…

— Et des femmes journalistes… Ah ! c’était drôle !… Je riais et tout l’auditoire riait avec moi… Je ne sais plus ce que j’ai dit, mais je me souviens que j’ai parlé de vous…

— De moi ?

— Oui, j’ai cité une phrase de la Travailleuse… pour le plaisir de dire votre nom… C’est plus fort que moi… Je ne peux pas m’empêcher de parler de vous…

— Ma chérie !

— Mademoiselle Bon l’a bien remarqué… Je ne me gêne guère devant mademoiselle Bon…

— Et devant Flory ?

— Un peu plus…

— Pas beaucoup ?

— Pas trop… Flory n’est pas bête… Il y a beau temps qu’elle a deviné notre… sympathie… Et Foucart !… Il me demande d’un ton poli, trop poli même pour n’être pas ironique : « Savez-vous si Noël Delysle est encore en France ?… On ne le voit plus… »

— Et vous répondez ?

— Je réponds : « Certainement, monsieur Delysle est en France. »

— Et vous rougissez ?

— Comme une petite fille… Aussi mes camarades du Monde Féminin supposent… ce qui n’est pas…

— Et cela ne vous contrarie point ?

— Moi !… Et pourquoi donc ?… Je voudrais le crier à tout l’univers que je vous aime.

— Alors, vous ne regrettez rien ?

— Que pourrais-je regretter ? Je suis si heureuse !

— Si heureuse ?… Mon pauvre amour ! Vous êtes heureuse, malgré tout, malgré ce méchant ami, exigeant, irritable, qui vous fait pleurer, quelquefois ?

— Malgré tout, malgré vous, oui, je suis heureuse… Je me sens aimée, j’aime ; je ne suis plus seule, et toutes mes peines — nos peines — sont oubliées quand vous me regardez avec des yeux adoucis, quand vous me dites : « Mon amour… » Il y a encore bien de la mélancolie en nous, mais nous nous rapprochons chaque jour, et nous apprenons à nous comprendre, à nous accepter l’un l’autre… L’espoir du bonheur, Noël, c’est déjà le bonheur,

— Josanne, vous êtes une femme délicieuse…

Ils étaient assis côte à côte, sur le divan. Le crépuscule d’été, humide et chaud, alanguissait la jeune femme. Elle s’appuyait aux coussins, les bras demi-nus, la taille libre dans sa robe lâche et légère.

« Oui, pensait Noël, achevant pour lui-même la phrase qu’il n’osait articuler, oui, délicieuse et touchante, et désirable… »

Ses yeux d’amant caressaient Josanne, et, chastes encore, s’enhardissaient, se détournaient, puis revenaient aux cheveux obscurs, au cou baigné d’ombre, à l’enroulement délicat de l’oreille, au corps voilé, qui devait être, dans le mystère compliqué des vêtements, comme une rose blanche sous des feuilles… Et Noël songeait que Josanne était femme, qu’elle lui appartiendrait…

Elle reprit :

— Je vous aime tant ! Depuis que je suis vôtre, je veille sur moi si jalousement ! Ainsi, je ne permets plus au petit Bersier des plaisanteries pourtant bien innocentes que je supportais autrefois…

— Le petit Bersier vous fait la cour ?

— Mais non !… Calmez-vous !… Bersier ne me fait pas la cour… Il flirte… c’est-à-dire qu’il flirtait !… Je lui ai dit que ces manières ne me plaisaient pas, et il a confié à Flory que je devenais… « une chipie !… » Il ne sait pas, ce Bersier, que je suis un objet sacré, une personne de dignité fort éminente, votre Josanne !… Ne m’embrassez pas comme ça, Noël !… Je suis trop nerveuse… Non !… Vous êtes fou ?…

Il l’avait saisie, d’un geste amoureux, suppliant…

— Josanne !… Si vous me refusez vos lèvres, laissez-moi mettre mon front là, sur votre épaule, et mon bras autour de vous… Et puis dites-moi tout ce que vous voudrez, des mots grondeurs que je n’entendrai pas, des mots câlins qui passeront comme des baisers sur mon âme… Ah ! comme je suis amoureux, ce soir, de vos yeux, de vos mains, de votre voix, de tout ce qui est vous et que j’ignore, et qui me tente… Je n’ai pas soixante ans, Josanne, et je vous aime tout entière et de toutes les façons… Méchante Josanne ! froide Josanne !…

— Noël, il ne faut pas…

— Un scrupule absurde nous sépare…

— Non, dit Josanne tristement. Ce n’est pas un scrupule absurde, c’est la crainte de gâter, par trop de hâte, notre bel amour, notre cher amour… Ma résistance, que vous me reprochez, n’est pas de la coquetterie…

— Elle vous est trop facile, cette résistance !

— Trop facile !… Vous croyez cela ?…

Il la vit rougir, dans la pénombre…

— Je n’ai pas soixante ans, moi non plus, et je vous aime… Mais j’ai peur !…

— Oh ! Josanne ! je ne suis plus très certain que nous ayons pris le meilleur parti…

Elle ne répondit pas.

— Que votre volonté soit faite ! dit Noël. Et tant pis pour nous !…

Il desserra son étreinte et resta quelques minutes sans parler.

— Eh bien, dit-il tout à coup, racontez-moi quelque chose, n’importe quoi… Empêchez-moi de penser… Après ce déjeuner des couturières, où êtes-vous allée ?

— À l’Hôpital Cochin, avec mademoiselle Bon.

— Pour un article ?

— Non, pour voir une malade… Cette fille de la Villa Bleue, madame Neuf… Je vous ai parlé d’elle…

— Eh bien ?…

— Mademoiselle Bon l’a retrouvée par hasard. Elle est mourante… tuberculeuse au troisième degré… Son amant l’a quittée : ce joli personnage redoutait la contagion.

— Et l’enfant ?

— Abandonné, mort peut-être…

— Et vous vous intéressez à cette « madame Neuf » ? Vous l’excusez ?

— Oui… Je ne l’estime pas beaucoup, mais je l’excuse. Elle était plus femme que mère, cette fille, et son amant — l’étudiant en pharmacie, le bourgeois, le monsieur, le « savant », qui lui semblait un être de race supérieure — son amant lui avait déclaré, tout net, « qu’il n’aimait pas les gosses », et qu’entre le gosse et lui elle devait choisir.

— Vous, une très bonne mère, vous êtes indulgente à cette mauvaise mère… Est-ce là votre morale féministe ?

— Précisément !… La femme sans éducation, passive, inconsciente, cette femme-là, quand elle aime, est trop souvent ce que l’homme la fait…

— Et l’instinct maternel.

— L’instinct maternel résiste presque toujours aux sollicitations mauvaises… presque toujours, mais pas toujours… Il y a des femmes qui ne l’ont pas, cet instinct, et, dans l’enfant, elles aiment, d’abord, le père de l’enfant…

Josanne avait parlé vite, d’un trait… Elle ne vit pas un frisson de souffrance sur le visage de Noël.

Elle continua :

— L’amant de « madame Neuf » pouvait éveiller en elle l’instinct endormi. Et cette malheureuse fût devenue une mère comme tant d’autres ; elle eût aimé l’enfant de son amour…

Il y eut un silence. Josanne devina la pensée de Noël. Inquiète, elle se leva, pour allumer la lampe.

Elle se reprochait la phrase imprudente…

— Josanne, est-ce que… ?

— Dites ?

— Est-ce que vous l’aviez, l’instinct maternel, l’amour de l’enfant pour l’enfant ?

Elle maniait le verre, l’abat-jour, feignant d’être agacée :

— Comme je suis maladroite !

Puis elle resta immobile, dans la lueur rose qui fardait sa pâleur.

— Je vous en prie, ne mentez pas…

— Je ne veux pas mentir, mais… Pourquoi me posez-vous cette question ?

— Pour connaître toute votre âme…

— Eh bien, non… Je n’avais pas beaucoup l’instinct maternel…

Et soudain :

— C’est affreux, ce que vous faites… Vous me tendez des pièges ! Vous me feriez regretter ma sincérité !…

— Croyez-vous donc m’apprendre quelque chose !

— Alors, pourquoi m’interrogez-vous ? Pour m’éprouver ?… Pour souffrir un peu plus ?…

— Un peu plus, un peu moins, qu’importe !… J’ai l’habitude, maintenant !

— Hélas ! dit Josanne en pleurant, rien ne vous consolera. Votre raison même ne vous est d’aucun secours contre votre passion jalouse… Et je doute que nous soyons jamais heureux !

Noël, ému par les larmes de Josanne, s’efforça de la rassurer ; mais, ce soir-là encore, ils se quittèrent dans la mélancolie et le malaise.

Il s’en alla, par la nuit chaude et pluvieuse. Découragé, mécontent de Josanne et de lui-même, peu lui importaient les longueurs du retour solitaire. Il n’avait point de hâte d’être chez lui… Parfois, à un carrefour désert, une ombre se détachait de la muraille, sous quelque lanterne d’hôtel meublé… Une fille en cheveux appela Noël à mi-voix… Une autre le suivit, l’accosta. Il l’écarta doucement. Des paroles de Josanne lui revenaient à l’esprit :

« Si bas que tombe une femme, un homme, presque toujours, est responsable de sa déchéance… »

Noël songea que Josanne avait un sentiment très vif de la solidarité féminine, et qu’elle était, sans fausse honte et sans dégoût, pitoyable à ses sœurs malheureuses, indulgente à ses sœurs avilies…

« Elle ne juge pas les autres, qui donc oserait la juger ?… »

Il ne pensait plus à lui, maintenant ; il pensait à elle, et sa tristesse, moins égoïste, fut moins âcre.

Il arriva place des Vosges.

Sous les arcades, au coin de la rue de Turenne, un petit café restait ouvert. Il entra, demanda un verre de bière : il voulait écrire à Josanne avant de remonter chez lui.

Ce petit café… Un après-midi d’avril, Noël et Josanne s’étaient assis devant la porte, entre les caisses de fusains. La jeune femme avait pris des gâteaux et de l’orangeade, et Noël lui avait montré les fenêtres de son cabinet de travail… Comme ils étaient joyeux encore !… Ils ne savaient pas qu’ils s’aimaient !

Noël revit la figure charmante, la volute basse des cheveux noirs, les yeux d’un bleu variable, qui étaient ce jour-là, veloutés comme les pétales de la pensée… Et il revit cette figure telle qu’il la tenait entre ses mains, tout à l’heure, pour le baiser d’adieu, cette pauvre figure en larmes qui se contraignait à sourire…

Il écrivit :

« Ma bien-aimée, nous sommes fous !… Nous souffrons l’un par l’autre, quand pour être heureux il ne nous manque que la volonté d’être heureux. La vérité c’est que j’ai peur de vous, peur de moi, peur de vous aimer trop et de trop souffrir… Le joug des préjugés héréditaires, de la jalousie, de l’orgueil, opprime encore mon âme. Je veux le briser ; je le briserai !… J’accepte l’amour comme on accepte la vie, avec tout le bien et tout le mal, toute la douleur et toute la joie qu’il contient. Je vous accepte et vous aime telle que vous êtes… Ô ma chérie, si vous pleurez quelquefois encore, vous pleurerez dans mes bras ! Si je suis malheureux, vous endormirez ma peine sur votre cœur. C’est la guérison, c’est le salut ! Ne plus discuter, — nous aimer simplement, nous aimer plus, toujours plus et encore plus ! Ah ! ne me parle plus d’attendre ! Je ne veux plus attendre ! Je ne peux plus… Et puisque tu m’aimes, ô ma Josanne, mon unique amour, — viens ! Sois mienne, mienne, toute mienne !… »


XXX


Le vieux cocher, avec sa vieille voiture et son petit cheval gris, vint chercher Noël et Josanne à la gare de Chevreuse. C’était une journée sans soleil, chaude, voilée, un peu triste. Un ciel blanchâtre assombrissait les verts proches des bois, les bleus lointains des collines. Les rosiers, aux seuils des maisonnettes, dispersaient leurs roses jaunes, et midi engourdissait la terre, lasse de porter l’été pesant.

Le jardin de l’auberge, à côté du potager, était plein de kiosques et de tonnelles, comme ces jardins romantiques où, le dimanche, allaient Marcel et Musette, Rodolphe et Mimi. Sous les tonnelles, il y avait des tables rustiques, posées sur un tronc d’arbre, des bancs de bois un peu moisis que verdissait l’ombre humide, La pensée de Josanne tournoyait dans sa tête fatiguée, s’arrêtait parfois pour une contemplation confuse. Des images se fixaient indélébiles, dans sa mémoire… Ah ! dix ans, vingt ans plus tard, elle reverrait sur la nappe de grosse toile ces verres glauques, ces faïences, les cerises d’un beau rouge neuf et verni entre la bouteille ambrée et le pain blond ; elle entendrait cet air de valse qu’épelaient des doigts inhabiles sur le piano du salon vitré… Une note manquait au clavier et la mélodie sautillante boitait tout à coup, quand la mesure se cassait sous elle…

Depuis trois jours, depuis que Noël avait cueilli l’amoureuse promesse sur les lèvres de Josanne, ils avaient vécu dans l’attente de cette heure qui allait venir. Affolés par les baisers, par les premières et timides caresses, ils avaient perdu l’appétit et le sommeil ; ils évitaient de se regarder ; ils échangeaient des paroles banales ; et la femme sentait croître en elle une sorte de peur physique, comme si elle était redevenue vierge pour le maître nouveau…

Elle n’avait pas voulu lui appartenir chez elle, ni chez lui. Une superstition tendre la ramenait, pour ses noces secrètes, parmi les bois, les eaux vives, les rochers gris de Cernay, Noël avait retenu, la veille, une petite chambre dont la fenêtre s’ouvrait sous une frange de glycine… Humble fenêtre aux rideaux de guipure commune, aux volets bruns, que Josanne aurait aperçus, en tournant la tête, et qu’elle n’osait pas regarder !

« Aujourd’hui !… tout à l’heure… je serai à lui… à lui qui est là, qui me parle, qui m’aime !… Est-ce vrai ?… Oh ! je ne peux pas croire que ce soit vrai… »

Absorbée et silencieuse, elle sourit d’un faible sourire, aux paroles de Noël, — qu’elle n’entend pas. — Elle a, devant la réalité si proche, une bizarre impression de crainte et d’incrédulité, comme naguère, au matin de son mariage…

Pour l’amant, pour l’amour, elle s’est parée : sa robe de mousseline mauve, presque rose, prête à sa blancheur de brune le beau ton doré d’un fruit mûr. Son chapeau de paille souple, noué de velours noir, ondule et s’évase comme une grande cloche de liseron. Une fleur d’argent ferme sa ceinture. Sa main, où ne brille plus la bague nuptiale, joue distraitement sur la table, marque le rythme de la valse… Sol, sol, do, … le manque… La mélodie blessée tombe, se relève et repart en sautillant… Noël ne parle plus…

De quoi parlait-il ?… Josanne se souvient… Il parlait des amours cachées, furtives, qui se meurtrissent à des obstacles… Il disait :

— Je n’aurais pas accepté… Je n’aurais pas supporté…

Ses yeux, verdis par l’ombre du feuillage, expriment une résolution violente, mesurent et défient l’obstacle imaginaire… La jeune femme murmure :

— Pourquoi penser à cela ? Nous sommes libres… Il n’y a rien entre nous.

— Il n’y a rien.

— Et s’il y avait quelque chose…

— Je casserais tout.

Il fait le geste de briser une chaîne… Oui, certes, en ce moment, il « casserait tout », tout ce qui prétendrait l’éloigner de Josanne !… Elle pense qu’il est capable des pires folies, l’amant qui la regarde avec ces yeux là… Et elle l’aime d’être ainsi, volontaire, impérieux, si différent des autres, — les gens sages, les prudents, que le plus petit frein arrête. — Et sa chair de femme s’émeut à l’idée d’une chère violence, que son orgueil d’affranchie eût réprouvée, hier…

— Josanne !…

Elle obéit, heureuse d’obéir. Elle va vers celui qui l’appelle. Il la prend sur ses genoux, effleure les hanches, la gorge, de ses mains qui tremblent, et tout à coup remontent vers la nuque ployée, vers les doux cheveux. Il tient, dans ses paumes ouvertes, la tête renversée de son amie comme une chose précieuse. Il la parcourt de ses lèvres. Josanne voit les yeux de Noël qui se brouillent de larmes, au-dessus de ses yeux grands ouverts.

— Ma chérie ! mon amour !… Tu ne sais pas !… Je ne peux pas te dire… Je t’aime tant !… Mais j’étouffe, j’ai le vertige… Oh ! toi… toi !…

L’étreinte se resserre. La bouche à l’oreille de Josanne, Noël balbutie les mots qui prient, qui soupirent, qui caressent. Elle ne répond pas. Elle lie ses bras autour du cou du jeune homme ; elle sourit encore, et ses paupières s’abaissent, palpitent, disent « oui « tout doucement…


… La chambre est toute petite ; les volets rabattus la font très fraîche et très sombre. Ce n’est pas une jolie chambre. Elle a un air pauvre avec son mobilier banal : un lit de fer, un fauteuil, une toilette, un tapis usé sur le carreau. Mais Josanne, reprise par la sensation de l’irréel et du rêve, demeure indifférente à la médiocrité du lieu. Les demi-ténèbres apaisent la vibration de ses nerfs, la rumeur du sang à ses tempes… Noël va venir !

Elle ne sait plus très bien pourquoi, d’un geste machinal, elle ôte le petit peigne de sa nuque… La fleur argentée de sa ceinture tinte contre le marbre de la cheminée… Mais quand Josanne s’entrevoit, dans la glace ronde, — les cheveux croulants, le cou nu, les bras nus, ses beaux seins droits presque visibles sous le petit corsage de linon aux pointes nouées comme un fichu, — elle comprend tout à coup… La chasteté héréditaire tressaille au fond d’elle ; de ses mains croisées, elle réprime le mouvement tumultueux de son cœur. Elle pense :

« Je ne suis plus à moi ! Je suis à lui… »

Et, bravement, elle dénoue les pointes du léger corsage. Avec ses cheveux noirs, sa pâleur chaude, le court jupon qui colle à ses hanches, elle paraît plus petite, plus jeune : c’est la bohémienne amoureuse des romances, c’est Mignon…

Noël frappe à la porte timidement :

— Josanne !

Elle répond, en hâte :

— Oui, Noël…

Quand il entre, elle devient pâle, pâle !…

— Mon amour, comme vous voilà tremblante !…

Elle tremble, mais, cette fois encore, elle obéit ; elle reste debout près de Noël, enlacée, soutenue par lui, et elle le regarde, jusqu’à l’âme, avec des yeux qu’il ne lui a jamais vus : des yeux sombres, caressants, résignés, d’une douceur animale, des yeux que la première parole du maître emplira de frayeur ou de volupté…

Et ses yeux, ses bras frêles, sa taille qui plie, ses épaules qui se resserrent, semblent prier :

« Je suis faible et je suis à vous. Ne me faites point de mal… »

Elle n’est plus Josanne Valentin ; elle est la femme devant l’homme, et elle fait le geste instinctif, séculaire, de retenir le vêtement qui s’ouvre et glisse. Elle attend que son amant la flatte et la rassure comme une douce bête effrayée, qu’il l’apprivoise, qu’il l’étourdisse enfin et qu’il l’enivre…

Noël répète :

— Mon amour !

Josanne surprend une fêlure dans la voix chérie, et elle sent que Noël, en ce peu de minutes qu’il a passées loin d’elle, a changé. Pendant qu’elle dénouait pour lui ses cheveux et sa ceinture, lui, errant dans le jardin, n’a pas su se défendre d’une pensée qu’il ne veut pas dire, qu’il ne peut pas dire… Maintenant, cette pensée a pris une forme, un nom ; — Josanne et Noël ne sont plus seuls dans la chambre…

Elle a envie de lui dire :

« Que regardez-vous au delà de mes yeux ?… Qu’entendez-vous au delà de mon souffle et du battement de mon cœur ? Il y a entre nous une ombre et c’est vous qui l’évoquez… Chassez-la, cette ombre qui nous sépare… Ou bien laissez-moi… Attendons, puisque vous ne croyez pas me posséder tout entière, puisque tout mon amour n’est pas tout votre bonheur…

Mais Noël l’emporte dans ses bras, et elle ne peut que frémir de tout son corps dévoilé qu’elle ne défend plus… Quelle mélancolie tombe du plafond bas, des angles obscurcis de la chambre ! Josanne ferme les yeux — et troublée, gauche, prête aux larmes, elle n’éprouve ni désir, ni volupté, ni honte, rien qu’une émotion exténuante, torturante, qui lui arrache un soupir brisé…


XXXI


Josanne fut presque heureuse…

Elle eut cet éclat des yeux, ce vague du sourire, cette floraison de la chair, cet embellissement révélateur qui vient tout d’un coup aux femmes aimées. Ses gestes furent plus lents, ses pas moins légers : de ses cheveux, de sa robe, émana l’odeur de l’amour. Ingénument, elle porta son secret comme une rose éclatante.

Flory, qui avait encore un doute, dit à Foucart :

— Cette fois, je crois bien que ça y est…

Elle se réjouissait en son âme et se sentait beaucoup plus proche de sa bonne camarade Josanne. Le petit Bersier, du coup, reprit espoir. Son ambition modeste ne s’effrayait pas d’un succès à longue échéance, et il savait que le rôle de second amant a des douceurs… « Les femmes — pensait-il — font beaucoup de difficultés, la première fois… Elles comprennent, ensuite, qu’un minimum de résistance suffit à leur assurer les honneurs de la guerre… »

Foucart était furieux. Bien qu’il n’eût jamais convoité Josanne, et qu’il eût déploré, souvent, que tant de grâce et de gentillesse demeurassent sans emploi, il éprouvait une sorte de déception, et un peu de rancune… On lui avait changé sa petite Valentin, on avait cueilli, sous son nez, une fleur qu’il ne voulait point cueillir, mais dont il aimait la nuance et le parfum, — et cette fleur, c’était la vertu de Josanne !… Foucart prenait en grippe l’amant fortuné, ce Delysle qu’il avait — disait-il — « introduit lui-même dans la place… » Et il exprimait à Flory son étonnement à demi sincère…

— Delysle !… Un garçon hautain, orgueilleux, qui ne peut pas être bien gentil avec les femmes ?… Il n’a rien de si séduisant…

— Hé ! hé ! disait Flory.

— Il n’est pas mal, soit !… Mais cette petite Valentin faisait la difficile !… Entre nous, elle méritait mieux…

— Voyons, monsieur Foucart, si Josanne avait pris Bersier…

— Je les aurais fichus à la porte !… Bersier !… Bersier !… Quelle idée !… Bersier avec… Non !… Ce que j’en dis, ma petite Flory, c’est pour vous montrer la sympathie réelle que je porte à mes collaboratrices… surtout à cette petite Valentin !… Je serai désolé qu’elle fût malheureuse !… Et puis, je ne voudrais pas qu’elle négligeât le Monde féminin… Elle se relâche, depuis quelque temps… elle manque de zèle…

— Je vous avais bien averti : « Ne souhaitez pas que Josanne devienne amoureuse : elle bâclerait ses articles… »

— Bâcler ses articles ?…

Le « patron » reparut dans l’homme. Foucart se fâcha tout à fait :

— Je me f… pas mal que mes collaboratrices fassent l’amour, pourvu qu’elles fassent leur service !… Je prierai mademoiselle Bon de parler à la petite Valentin…

Mademoiselle Bon n’était pas moins consternée que Foucart. Elle avait entendu les doléances de madame Gonfalonet, présidente de la « Fraternité féminine ». Madame Gonfalonet, qui appartenait à l’âge héroïque du féminisme, à la génération des Paule Mink et des Potonié-Pierre, était plus que hardie dans ses idées et dans ses discours, et plus que timorée dans la conduite de sa vie. Cette excellente femme, qui se faisait gloire de n’être point frivole et de n’avoir jamais porté de corset, étalait des appas défaillants sous le mérinos noir d’un vêtement « réforme » ; elle avait un chignon dans un filet sous une toque de fausse loutre ou un « tyrolien » en paille noire, et se chaussait de larges bottines élastiques qui « ne lui abîmaient pas le pied »… Prompte à réclamer la liberté de l’amour, le « matriarcat » et la protection des enfants par l’ « État-Père », madame Gonfalonet avait vécu très simplement, très chastement, sous la loi de son tyran Gonfalonet, le meilleur homme du monde, plus féministe que sa femme. Veuve, elle ne voulait point quitter le deuil.

Madame Gonfalonet avait remarqué, non sans horreur, que le demi-deuil de Josanne s’éclaircissait : le gris devenait blanc, et le violet, rose. Un soir, au bois de Boulogne, la présidente de la « Fraternité » reconnut madame Valentin au bras d’un jeune homme, dans une allée obscure… Redoutant que l’ex-secrétaire du groupe ne passât décidément à l’ennemi — à l’homme ! — madame Gonfalonet confia ses craintes à mademoiselle Bon.

— Cette jeune femme compromet nos idées en se compromettant…

Et la trésorière, mademoiselle Otchipoff, une Russe qui avait écrit un opuscule pour inciter les femmes à faire « la grève des ventres », proposa d’exclure Josanne discrètement…

— Il ne faut rien exagérer ! dit la présidente. Madame Valentin n’a pas commis un crime ; mais elle saura qu’une féministe, dévouée à la Cause, ne doit donner aucune prise à la malignité de nos adversaires… De même, un prêtre défroqué doit être plus austère qu’un autre homme…

Un jour, en sortant d’une « Crèche modèle » où Josanne avait tout regardé sans rien voir, mademoiselle Bon essaya de morigéner la coupable :

— Qu’avez-vous donc, ma petite ?… Vous négligez vos devoirs professionnels, vous oubliez les heures des interviews, vous ne corrigez plus vos épreuves, et vos articles ne valent plus ceux que vous écriviez cet hiver… Monsieur Foucart est mécontent, je le sais… Soyez raisonnable, Josanne, redevenez ponctuelle et consciencieuse !

— Je suis si occupée !

— Vraiment ?… Ce n’est pas la « Fraternité féminine » qui vous occupe ! Vous manquez à toutes les séances…

— Ma vie est remplie par tant et tant de choses ! Je n’ai plus la tête à moi.

— Ni le cœur !

Josanne rougit et avoua :

— Ni la tête ni le cœur, mademoiselle.

— Hélas ! Josanne, ça se voit, ça se voit trop !… Je ne vous blâme pas : vous êtes maîtresse de vous-même… Pourtant, je regrette la femme que vous étiez naguère, la vraie féministe, sérieuse, vaillante, libre et volontairement pure… Un si beau type de travailleuse intellectuelle !… Je vous citais en exemple à ces dames de la « Fraternité ».

— Mais, ma chère mademoiselle Bon, il faudrait être logique !… Si les féministes réclament la liberté, c’est probablement pour s’en servir !… Pourquoi mettre au-dessus de la femme amoureuse la femme « volontairement pure » ?… Chacun son goût ! L’amour n’est pas un péché. Nous ne sommes pas des religieuses laïques. Je ne crois pas être moins sérieuse et moins vaillante, moins libre, et représenter un type moins « réussi » de travailleuse intellectuelle, parce que je suis amoureuse…

— Ah ! oui, vous l’êtes, amoureuse ! dit naïvement mademoiselle Bon.

— D’abord, ça ne regarde pas madame Gonfalonet !… Est-ce qu’on oserait m’imposer ou m’interdire telle forme de jupon ou de jarretelles ?…

— Il n’y a pas de rapport…

— La vie intime d’une femme doit échapper à l’inquisition, à la curiosité, comme ses vêtements intimes… C’est un grand romancier anglais, Thomas Hardy, qui a émis cette opinion, en ces mêmes termes ou à peu près… Ça vous scandalise ?…

— Dame !… c’est fort !…

— Pas plus fort que les théories de madame Gonfalonet ou de mademoiselle Otchipoff… Chère mademoiselle Bon, si j’ai négligé mes devoirs professionnels, comme vous le dites, — et je reconnais que vous dites vrai, — j’ai eu tort : je mérite un blâme… Mais quant à mon amour, c’est une affaire personnelle… À quoi vous sert d’être « affranchies », vous et ces dames de la « Fraternité », si vous ne mettez jamais vos théories en pratique ? Me refusez-vous votre estime parce que j’aime qui m’aime !

— Non certes, mais…

— Me la refuserez-vous, parce que je n’épouse pas mon amant ?

— Hélas ! Josanne, vous, un amant !…

— Le mot vous offusque ?… Je devrais dire « mon compagnon », ou : « mon ami ». Je n’ai pas d’hypocrisies de langage… Et je souhaite à cette bringue d’Otchipoff un amant comme…

Elle riait de tout son cœur, dans la rue ensoleillée où s’allongeait son ombre près de l’ombre gesticulante de mademoiselle Bon. Son écharpe de gaze noire ondulait autour de son buste. Un bouquet d’œillets, à sa ceinture, s’effeuilla…

— Vous, mademoiselle, vous êtes une sainte libre penseuse… Je vous vénère… Mais vos collègues, ce sont les bigotes du féminisme… Elles m’agacent… Que madame Gonfalonet me réprimande ! Je lui répondrai…

— Quoi ?

— Zut !… et zut !…

Elle plaisantait, mais mademoiselle Bon secoua la tête :

— Enfin ! dit-elle, je veux croire qu’il existe entre vous et… celui que vous avez choisi, une véritable harmonie intellectuelle… Mais dans l’amant, comme dans le mari, il y a un maître… Méfiez-vous !…


Un maître ?…

Josanne méditait le conseil de mademoiselle Bon dans l’omnibus qui l’emportait vers la place des Vosges… Elle se rappelait l’attitude de Noël pendant les premiers jours de leur intimité amoureuse…

Elle avait eu, d’abord, un peu de surprise et d’inquiétude, parce qu’il était resté, dans ses bras, si mélancolique, et si grave, et parfois si sombre !… Il l’avait traitée, non pas comme une maîtresse désirée, mais comme une petite épouse ignorante. Les caresses n’abolissaient pas en lui une pensée fixe, et peut-être la volonté de ne pas s’alanguir, de ne pas céder à la puissance charnelle de la femme. Josanne redevenait anxieuse et timide.

Elle demandait :

— À quoi penses-tu ?

— À rien, ma chérie…

— Tu n’es pas heureux ?

— Mais si, très heureux…

— J’ai peur… j’ai peur…

— De quoi, mon amour ?

— J’ai peur de t’avoir déçu…

— Comment ?

— Je ne suis pas sûre de te plaire…

Il lui répondait qu’elle était folle, et qu’elle devait avoir toute confiance en elle-même, et en lui…

D’autres fois, des paroles qui voulaient exprimer la gratitude montaient aux lèvres de Josanne.

— Ah ! disait-elle, je t’assure qu’autrefois j’étais toute différente… Je n’ai été à personne comme je suis à toi…

À son grand étonnement, ces déclarations rassurantes n’enchantaient point Noël.

Il répondait :

— Parbleu ! je l’espère bien…

Cette phrase, qui impliquait une comparaison, le blessait, lui rappelait que Josanne avait appartenu à deux hommes…

Une scène éclatait, s’achevait par des larmes de Josanne… Elle trouvait Noël exagérément susceptible, injuste, déraisonnable, et elle essayait de lui expliquer que le passé était une part d’elle-même, qu’elle ne pouvait ni s’oublier ni se renier elle-même : pourquoi n’acceptait-il pas un fait si naturel ? Non, il ne voulait pas l’accepter. Il attendait un impossible miracle, et, dans les réconciliations éperdues qui le rejetaient vers Josanne, il gardait encore une méfiance qui était la rançon de sa joie, le poison de sa volupté. À la jalousie sentimentale qu’il avait connue s’ajoutait maintenant l’acre jalousie physique… Et Noël devait épuiser cette jalousie comme il avait épuisé l’autre…

Il était sûr d’être aimé. Il trouvait une amie incomparable dans sa délicieuse maîtresse… Il aurait dû être heureux… Pourquoi n’avait-il que des bonheurs momentanés, entre des jours de détresse ?… Pourquoi ?… Il n’était pas un déséquilibré, un névropathe ! Il n’avait pas le goût morbide de sa propre douleur. Il était un homme normal et sain. Mais il était aussi un chercheur d’absolu, un imaginatif, un orgueilleux qui ne savait pas se résigner… Puisqu’il ne pouvait posséder Josanne dans le passé, il rêvait d’anéantir en elle jusqu’au souvenir du passé ; il voulait, au moins, dans le présent, la posséder tout entière… Et parfois, à voir cette femme si ardente aux caresses, décelant ingénument son expérience de l’amour, il éprouvait un accès de rage froide, lucide et furieuse… Glacé par un mot ou un geste d’elle, il sentait son cœur s’arrêter…

Il l’eût broyée, dans ces instants où il guettait sa pensée secrète, la réminiscence qu’une sensation reconnue peut éveiller, où il redoutait peut-être que Josanne pût l’oublier en lui appartenant.

Longtemps il avait souffert… Josanne, enfin, avait compris le secret de cette souffrance. Elle ne mentit point à Noël pour l’apaiser, mais comme Noël autrefois l’avait conquise, jour par jour, lentement, elle acheva de le conquérir. Elle n’apporta pas, dans cette œuvre délicate, les vains scrupules d’orgueil qui créent parfois, entre deux amants, d’irréparables malentendus. Née pour l’amour, elle le comprenait et l’acceptait tout entier, et elle lui était indulgente. « Certes, pensait-elle, les gens raisonnables, qui ont la tête froide et les sens rassis, les gens qui n’ont pas aimé, diraient que Noël est bien dur, et que je ne suis pas fière, et que tout cela finira mal… « Cette idée la faisait sourire… Josanne avait confiance en elle-même, en son ami, en l’avenir. Elle devinait que les violences et les duretés de Noël n’étaient que les accidents passagers d’une crise… Elle les oubliait dès que Noël redevenait tendre, comme il savait l’être, avec des gaietés, des effusions, des câlineries qui la ravissaient…

Ces heures douces passaient trop vite, mais chacune d’elle laissait sa trace… Noël commença de croire au bonheur.

Patiente, soumise, attentive, Josanne tissait autour de lui le suave réseau de l’habitude amoureuse… Et bientôt il fut sien comme elle était sienne. Il l’aima avec toute la frénésie de sa jeunesse, sans réserve, sans prudence et sans pudeur…

Et Josanne le chérissait de plus en plus, avec un émerveillement naïf. Il n’était plus son ami ; il était « son homme » — comme eût dit, expressivement, la Tourette. — Et elle s’attendrissait en songeant à ce lien nouveau qui les unissait, à ce grand et doux mystère où tous deux trouvaient encore autant d’émotion que de plaisir.


« Un maître ?… »


Ce mot revint encore à l’esprit de Josanne, quelques heures plus tard, chez Noël. Elle renouait ses cheveux, assise devant une console qui supportait un miroir ancien. Dans le cadre ovale du miroir, elle apercevait le grand lit de cuivre aux boules brillantes, la courtepointe de soie jaune qui glissait, Noël, renversé dans un fauteuil, la cigarette aux lèvres… Les stores, couleur de maïs, filtraient la lumière blonde. Sur la toile écrue des murs, de vieilles estampes anglaises aux rouges vifs, aux verts acides, représentaient des scènes de chasse. Un parfum rude, cuir de Russie, alcool de lavande et maryland, imprégnait cette chambre masculine, nette, sobre, claire, sans bibelots, sans fanfreluches, meublée de cuivres et de bois vernis…

Josanne aimait cette chambre, ces meubles, ce parfum. Elle aimait les objets maniés par Noël, ses vêtements, l’air qu’il respirait. Et, le regardant de coin, dans la glace un peu verdâtre, elle songeait avec délices : « Mon maître ! mon maître chéri !… Je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre… Je ne suis qu’une chose, une très petite chose, dans vos chères mains. Que je sois votre égale respectée, devant le monde, devant votre raison et votre amitié, c’est notre désir à tous deux. Mais la rebelle s’est rebellée contre la société injuste, et non pas contre la nature ; elle ne s’est pas rebellée contre la loi éternelle de l’amour… Elle ne repousse point la tendre, joyeuse et noble servitude volontaire, qui n’humilie point, puisqu’elle est consentie. Vraiment, il me plaît de vous appeler « mon maître », parce que vous êtes fort, et clairvoyant, et bon ; parce que, si je peux vivre seule, sans votre secours, il m’est beaucoup plus agréable de vivre près de vous, avec votre aide… Et même — je ne l’avouerai jamais ! — il me plaît d’avoir peur de vous, — un peu, très peu ! — et de vous tenir quelquefois sous mon pied, si faible, comme une belle bête fauve que j’ai domptée, mais qui saurait rugir et qui me dévorerait, si j’étais méchante…

« Et cela ne m’empêche pas d’être féministe, et de revendiquer mes droits à la liberté, à la justice, au bonheur… Vous savez bien, mon chéri, que si j’ai voulu n’appartenir qu’à moi-même, — c’était pour mieux me donner à vous !… »


XXXII


Août resplendissait, calme et torride. Par les rues presque vides, sous le soleil blanc, dans la lumière et la poussière, les tentes déployées des magasins faisaient des ombres bleues et dures. Les fiacres roulaient plus doux. Le grelot des rares bicyclettes éveillait le silence de son bruit clair. Dans les chambres assombries, derrière les stores et les persiennes, la vie retirée attendait le soir.

Foucart avait refusé à Josanne tout espèce de congé. Elle avait pris ses vacances au printemps, et depuis elle avait montré un zèle médiocre pour le Monde féminin : le « patron » n’avait aucune raison de la récompenser en lui accordant une faveur particulière. Il s’en allait à Trouville ; Flory était à Cabourg, madame Foucart à Aix-les-Bains, les autres collaborateurs dispersés. Josanne, qui connaissait tous les services du journal, restait seule avec Bersier et mademoiselle Bon.

Pendant tout le mois d’août, Noël et Josanne promenèrent leur amour dans le beau Paris d’été. Josanne passait toutes ses heures libres dans le cabinet de travail où Noël ne travaillait guère. Le soir, ils erraient sous les arbres du Bois, autour des lacs…

Ils s’assirent un soir, près d’Armenonville, au croisement de trois sentiers. L’ombre, autour du banc, était si épaisse qu’ils ne distinguaient pas leurs visages. La lune, apparue entre les branches, les surprit tout à coup de sa lueur, — la lune ronde et rouge qui rôde, sorcière amoureuse, dans les bois peuplés d’amants.

Des couples venaient, par les trois sentiers, passaient, sans les voir, devant Noël et Josanne. Couples anonymes et tous pareils, la femme en robe claire et l’homme sombre, fuyant les feux électriques et la fête enragée des violons, ils cherchaient l’illusion des solitudes sauvages. La lune les attirait vers les carrefours déserts, les noirs taillis qu’elle emplissait de vapeurs argentées et de féeriques silences. Par toute la terre, à l’heure la plus douce de cette douce nuit, l’homme et la femme se rapprochaient dans un même besoin de tendresse et de caresse… Et Noël, qui d’abord avait souri, croyait entendre le grand soupir fait de mille soupirs, le vœu d’éternité qu’exhale le pauvre amour humain depuis la première nuit du monde…

« Vœu inlassable et toujours déçu ! pensa Noël ; l’amour passe, les amants meurent, mais des êtres sont nés de leur baiser. Ce qui pousse l’homme vers la femme, c’est la peur du néant, c’est le vague espoir de durer. Chaque étreinte féconde est une victoire sur la mort.

» Vivre, survivre !… La langueur du soir, la beauté de ma maîtresse et tout ce que les raffinements de la sensibilité et de l’intelligence ajoutent d’exceptionnel à notre amour, tout cela émeut donc en nous, à notre insu, l’instinct de perpétuer la vie ! Je mourrai. Josanne mourra… Et peut-être, dans cent ou deux cents ans, des êtres de notre race goûteront la douceur d’aimer, — et il y aura de la beauté, de la joie, de la passion, des vies fleurissantes, parce qu’en un soir délicieux d’un autre siècle, nous nous serons aimés, nous, les morts… »

Et cette pensée l’émut comme s’il découvrait le sens véritable de l’amour. Il vit la nuit d’août, telle qu’une fête sacrée où tout un peuple à venir frémissait aux flancs des femmes. Il songea aux chambres closes, aux lampes voilées, aux lits profonds, aux milliers d’êtres qui seraient conçus avant l’aube… Il y songea très chastement, et, pour la première fois, il évoqua dans son âme, l’être mystérieux qui naîtrait de Josanne et de lui…

Il le vit sur les genoux et contre le sein de Josanne… Mais tout à coup, une image s’interposa : l’autre enfant, Claude ! Celui-là aussi perpétuerait la race paternelle et maternelle… et, parce que Josanne avait aimé un homme, leur amour se prolongerait dans leur descendance…

Noël éprouva une souffrance aiguë, puis un sentiment de colère impuissante… « Et j’ai cru ! se dit-il, j’ai cru que ma jalousie s’apaisait ! Je me savais gré d’être généreux, de ne ressentir aucune aversion pour ce petit Claude… Est-ce que je vais le haïr, maintenant ?… Est-ce que je vais être jaloux de l’avenir comme je suis jaloux du passé ? Si Josanne connaissait mes pensées, elle serait indignée, — et elle prendrait peur… Elle aurait ce mouvement de tête, ce regard d’inquiétude et de défi, cet air étranger que je lui ai vus, hélas ! quand elle défendait encore contre moi ses droits, son passé… l’ancien amour… »

— Tu es bien silencieux, mon Noël, dit-elle, de sa voix caressante. À quoi penses-tu ?

— À rien… des choses vagues… des folies…

— Des folies ?… Mais ce n’est pas « rien », des folies ?… Raconte.

— Eh bien ! dit-il avec douceur, je me demandais, ma chérie, si ce serait un bonheur pour nous d’avoir un enfant.

— Un bonheur ?… Oui, peut-être… Mais pas tout de suite…

— Pourquoi ?

— Parce que tu me suffis, que je suis contente de vivre pour toi et pour moi… Et cela m’étonne, que tu aies eu, tout d’un coup, ce désir de paternité !… Je t’ai entendu dire, à maintes reprises, que les enfants t’ennuyaient.

— Les enfants des autres, oui !… D’ailleurs, je ne considère pas l’enfant en lui-même : je ne vois que l’intérêt de mon amour, un lien nouveau, très fort, définitif, entre nous…

— Notre amour n’est-il pas très fort et définitif ?…

— Dis la vérité, Josanne, tu ne souhaites pas d’enfant ?

— Pas maintenant, non.

Il fut blessé, et même un peu scandalisé.

— Tu crains de faire tort à Claude ?

Il sentit, plus qu’il ne vit, le regard de Josanne, ce regard d’inquiétude et de défi qu’il craignait.

— Faire tort à Claude, moi ?… J’ignore ce que j’éprouverais, si j’avais un autre enfant… De la joie, de la fierté, de la tendresse, assurément, mais cela ne modifierait pas mes sentiments pour Claude ?… Jamais, jamais…

Il avait espéré une autre réponse.

— Et puis, continua Josanne, cela dépendrait beaucoup de toi.

— De moi !

— Il y a en moi un instinct de compensation… Or tu ne peux pas aimer Claude, tu ne peux pas l’adopter, dans ton cœur, comme certains maris adoptent l’enfant de leur femme… Je sens, au fond de toi, une rancune qui persiste contre ce pauvre petit… Oh ! je ne te reproche rien !… Tu as un réel désir d’être bon et généreux, et tu n’es pas responsable d’une… antipathie.

— Antipathie !… Le mot est trop fort !

— Soit !… Il dépasse ma pensée… Disons… un sentiment pénible… C’est naturel !… Mais Claude non plus n’est pas responsable du mal qu’il te fait par sa présence, par son existence…

Elle murmura, d’une voix plus basse et voilée :

— C’est à cause de lui, surtout, que je ne peux pas t’épouser, maintenant…

Ils allèrent vers Armenonville. Bientôt les lumières parurent entre les arbres pressés du taillis. Un violon chanta, seul, le thème d’une valse italienne travestie à la hongroise, et si déhanchée, si trépidante, si nerveuse et si langoureuse qu’on ne la reconnaissait plus. Des passants s’arrêtaient pour entendre… Mais qu’importaient à Noël la musique, la lune blanche, les couples enlacés, et tout l’amour épars sur le monde !

Josanne marchait près de lui. Elle disait parfois :

— Je t’en prie… ne va pas si vite…

Il ralentissait le pas, un instant, puis, malgré lui, il se hâtait… Josanne le rejoignit, lui prit le bras :

— Mon ami, je t’ai fait beaucoup de peine ?

— Beaucoup.

— Mais toutes les femmes me comprendraient…

— Allons donc !… Je me rappelle des paroles que tu as prononcées, un soir, à propos d’une fille de la Villa Bleue… « Il y a des femmes qui sont plus amantes que mères. Elles aiment dans l’enfant… le père de l’enfant… »

— Cela ne prouve rien… Il y a aussi des femmes qui aiment l’enfant pour lui-même, fût-il né d’un père haï ou méprisé…

— Parce qu’elles ont, dans les entrailles, l’aveugle instinct maternel… Et tu ne l’avais pas, toi, cet instinct !…

— Je ne l’avais pas, d’abord… Crois-tu que j’aie accepté avec joie la venue d’un enfant… dans les circonstances que tu sais ?… J’étais au désespoir… L’enfant est né… Et puis le sentiment maternel s’est développé, tellement, tellement !… Il s’est détaché de l’amour, du souvenir de l’amour… J’aime Claude pour lui-même…

Elle énuméra les raisons qu’ils avaient d’être heureux, et elle eut la sagesse — qu’elle n’avait pas toujours — de se montrer douce et conciliante.

Mais lui, sa colère tombée, conservait une âcre tristesse… Lui qui était, avant tout, un amant, il ne comprenait pas Josanne… La dissociation de l’amour et de la maternité lui paraissait invraisemblable. Josanne n’avait-elle pas cherché, habilement, à réfuter son propre aveu : « Il y a des femmes qui aiment dans l’enfant le père de l’enfant» ?… Non, elle était loyale… Elle exprimait sa pensée du moment, et elle ignorait peut-être son arrière-pensée.

Sentiments de femme, de mère, d’amante ; sentiments qui se mêlaient, qui se contredisaient, qui auraient dû s’exclure, et subsistaient pourtant, — c’était, pour Noël, la nuit et l’abîme !

Son intelligence s’affolait devant le mystère du cœur féminin, aussi obscur, aussi mal connu, aussi inquiétant pour l’homme que le mystère du corps de la femme…

« Et ce sera ainsi toujours, pensa-t-il, toute notre vie… tant que cet enfant nous séparera, par sa présence, par son existence, par l’image et le nom qu’il évoquera, par ce sourire qui n’est pas le sourire de Josanne… par tout ce qui reste, en lui, de l’autre. — du père !… Qu’un enfant naisse de nous, Josanne l’accueillera avec une joie troublée, une appréhension… Elle aura peur qu’il ne rogne la part du premier… Si elle perdait Claude, alors peut-être… »

Noël n’osait achever sa pensée.


XXXIII


Le 31 août, Josanne arriva de très bonne heure au Monde féminin, pour expédier la besogne courante. Claude était en Bretagne, depuis une semaine, avec mademoiselle Miracle, et Noël s’en allait, le soir même, à Lusignan. Josanne devait se libérer du journal plutôt que de coutume, et rejoindre Noël chez lui. Ils dîneraient ensemble et elle l’accompagnerait à la gare…

Triste et courageuse, et résolue à ne pas pleurer, Josanne entra dans son bureau. Le groom la suivait.

— Un monsieur est venu hier… Madame était partie depuis cinq minutes…

— Un monsieur !… Le grand, brun, qui a un nom anglais et qui s’occupe de publicité ?…

— Non, madame… un autre… jeune…

— Et il a dit ?

— Rien ! Il a laissé sa carte. Il avait l’air ennuyé.

Le groom posa sur la table un paquet de lettres et de journaux, puis il sortit.

Devant la glace de la cheminée, Josanne rajusta sur sa blouse noire le col de fin linon brodé, mit un peu de poudre à ses joues qui gardaient des traces de larmes et soupira :

— Travaillons !…

Répondre aux correspondances du Magazine, corriger les épreuves des réclames, cette besogne banale la distrairait peut-être de sa mélancolie. Debout près de la table, elle ouvrit quelques lettres, déchira la bande d’un journal, jeta au panier les prospectus et les enveloppes…

Cette carte de visite !…

Josanne avait négligé de la regarder tout de suite, cette carte qui portait le nom de Maurice Nattier… Maintenant, elle restait clouée sur place ; ses mains tremblaient, ses jambes tremblaient, son cœur ne battait plus… Quand il se remit à battre, ce fut à coups pesants, qu’elle sentait jusque dans sa gorge, jusque dans sa tête…

Elle dit tout haut :

— Ah ! mon Dieu !…

Elle regarda autour d’elle, comme pour s’assurer qu’elle était bien seule et que Maurice Nattier n’allait pas surgir devant elle… Lui !… Il était venu !… Il reviendrait sans doute !… Lui !… Les yeux fermés, elle le revit, svelte et blond, avec son sourire, sa voix qui disait : « Josanne !… »

Elle eut un mouvement de recul, un geste de ses bras tendus pour repousser quelque agression mystérieuse, et toute son âme éperdue se rejeta vers Noël, l’appela d’un grand cri muet… Puis Josanne se ressaisit, elle murmura :

— Allons !… allons !…

Assise sur sa chaise, le front dans les mains, elle se contraignit à la réflexion. Pourquoi cette visite imprévue ?… Elle se rappela, non sans effort, la dernière conversation qu’elle avait eue avec Maurice… Il l’avait sentie faible encore, et elle-même, imprudente, avait accepté l’hypothèse d’une seconde entrevue, — plus tard, beaucoup plus tard, dans une circonstance grave… Restriction puérile ! On crée toujours la « circonstance grave », lorsqu’on en a besoin…

Maurice n’avait plus donné signe de vie, pendant huit mois… « Huit mois seulement ! pensait Josanne. Comme tout cela me paraît lointain, irréel !… » Son trouble s’apaisait. Elle constatait, avec surprise, que ce grand trouble était tout physique, un simple réflexe nerveux, très différent de l’émotion qu’elle avait éprouvée en revoyant Maurice, sur le bateau, en l’écoutant, place du Carrousel… Et elle sourit, encore étonnée, craintive encore :

« Suis-je sotte, tout de même !… J’ai eu peur !… Peur de quoi ?… Maurice ne peut me faire aucun mal… S’il vient, je ne le recevrai pas… S’il m’écrit, je ne lui répondrai pas… ou bien je le prierai de me laisser tranquille… Ah ! je n’ai pas la moindre envie de le revoir !… Mais pourquoi cette visite ?… »

Était-il arrivé malheur à la jeune madame Nattier ?… Maurice, veuf et libre, espérait-il reconquérir Josanne ?… Connaissait-il, par des racontars, la liaison de Josanne et de Noël ?… Se croyait-il encore aimé ?

Assurément, madame Grancher — la « mère Grancher », disait Josanne — avait parlé de la rencontre en chemin de fer. Elle avait parlé de Claude… Maurice, déçu dans ses espoirs de paternité légitime, se souvenait donc qu’il avait un fils ?

Oui, c’était la raison, la vraie, l’unique raison de ce brusque retour vers Josanne… L’enfant !

« Mon Dieu ! se dit Josanne, que penserait Noël, de tout ceci ?… Il verrait, en mon pauvre Claude, une menace perpétuelle pour notre amour. Il le prendrait en haine… Et moi, comme je souffrirais ! »

Elle frémit.

« Allons ! tout le mal peut être évité, si Maurice ne revient pas, ou si je l’avertis de ne pas revenir. Noël ne soupçonnera rien… Ah ! je n’y veux pas penser, pas une minute de plus… Au travail ! »

Ses idées flottaient ; elle tenait sa plume d’une main si tremblante encore qu’elle écrivait tout de travers. Cependant elle s’acharna, et la paix lui vint, avec l’oubli pour une heure.

Des abonnées de province se présentèrent, qui demandaient des renseignements sur des concours et des primes. Josanne les reçut avec une amabilité prolixe et fébrile. Enchantées, elles renouvelèrent leur abonnement.

Et le temps passa. Bersier vint remplacer Josanne. Il lui dit qu’elle était pâle et que sa pâleur était jolie.

Elle répondit :

— Bersier, je n’ai pas fini de relire la page des réclames. C’est plein de « coquilles » ! Il y en a d’énormes, dans le petit article sur cette chose électrique, le « Réformateur des obèses… » Revoyez donc ça… Vous serez gentil.

Bersier déclara :

— Je suis gentil. Je me charge du « Réformateur »… Et le prêche de mademoiselle Bon ?… Vous faites passer ça ?… Flory a envoyé d’Orange le compte rendu de Polyxène : il paraît que c’était crevant… Tout sera prêt pour samedi, quand Foucart nous arrivera de Trouville… Vous n’écoutez pas !… Vous avez quelque chose : du chagrin ou du bobo ?… Vous êtes pâle…

— Mais non, Bersier. Vous êtes agaçant. Je n’ai rien du tout.

Elle descendit l’escalier et remonta pour dire au groom :

— Si des gens viennent pour me voir, dites que je ne reçois pas, qu’il faut m’écrire ici, — et ne donnez mon adresse à personne.

Puis elle redescendit et s’en alla prendre le Métro, à la place du Palais-Royal.


XXXIV


Chemin faisant, Josanne se vit dans la glace d’une boutique. Bersier avait raison : elle était pâle… Noël remarquerait sa pâleur. Il lui demanderait tout de suite :

« Qu’as-tu ? »

Que répondrait-elle ?… La vérité était bien difficile à dire et bien dangereuse, si peu de temps après la pénible soirée du Bois !… Noël verrait dans le petit Claude un danger permanent, toujours accru, pour le repos de Josanne et pour le sien ; il verrait, derrière ; l’enfant, le père de l’enfant…

Mentir ?

Josanne avait juré de ne pas mentir à Noël « fût-ce pour lui épargner une peine ». Il avait fait de la sincérité absolue, intransigeante, la condition essentielle de leur amour. Le plus petit mensonge commis, sciemment, empoisonnerait les sources mêmes de cet amour. Et, dans le cas présent, taire la visite de Maurice n’était-ce pas commettre un très grave mensonge ?

« Noël ne me le pardonnerait pas, ce mensonge ! se disait la pauvre Josanne. Il s’indignerait en pensant que j’ai voulu lui épargner un souci. Il n’est pas faible : il est capable d’entendre la vérité douloureuse… Mais il n’est pas un philosophe indulgent. Il n’a pas pu aimer mon fils… Il le tolère seulement… Puis-je hésiter entre un scrupule de loyauté — qui me fut imposé, après tout ! — et le cher intérêt de Claude, l’intérêt de notre bonheur à tous trois ?… Je ne ferai rien de mal. J’écarterai Maurice de mon chemin, et Noël ne saura jamais que j’ai failli revoir cet homme…

Elle descendit à la station de Saint-Paul, sans avoir pris aucune décision.

Dehors, le jour déclinait, pluvieux et doux, imprégnant de poésie automnale le dôme violet de l’église Saint-Paul, les arbres roux du petit refuge, les bâtisses un peu de guingois, peintes d’ocre ou de lie de vin, bariolées d’enseignes jusqu’à leurs vieux toits de tuiles. Les lanternes des hôtels rougeoyaient. Des boutiques s’éclairaient d’une vive lumière jaune, et, à la devanture d’un bazar, quelques mètres de calicot déployé faisaient une raie d’un blanc cru, dans le crépuscule.

Sous sa marquise de verre, la porte de la station simulait une gueule ouverte et phosphorescente qui vomissait, à intervalles réguliers, le triste flot gris de la foule ouvrière. Josanne, poussée par ce flot, ne se décidait pas à traverser la rue. Elle regardait un banc, près du kiosque… Un soir de la semaine précédente, Noël l’avait attendue là.

Elle pensait à lui avec amour et avec crainte. Sa volonté oscillante était comme un poids suspendu en elle, dont elle ressentait tous les chocs… Oui ?… Non ?… Pourtant, elle n’était pas lâche. Elle avait couru un grand risque et connu de pires angoisses, le soir du terrible aveu… Mais alors elle évoquait un fantôme. C’était un homme, maintenant, qui menaçait de rentrer dans sa vie, qui rentrait déjà dans sa pensée…

Non ?… Oui ?… Elle se décida tout à coup : « Eh bien, non !… » Et, d’un pas lent, la tête un peu courbée, le cœur étreint de remords et d’appréhension superstitieuse, elle arriva enfin chez Noël.

Lui-même ouvrit la porte. Il était seul, ayant congédié son domestique. Les meubles avaient des housses, les tableaux et les miroirs étaient voilés, les parquets nus, les rideaux tirés sur les fenêtres. L’appartement sonore et sombre s’emplissait de silence et de soir.

Dans la chambre jaune, le beau reflet des stores s’éteignait. Noël ne voulut pas allumer la lampe.

— Comme tu viens tard ! dit-il. Je ne veux pas te gronder… C’est une soirée d’adieu… Il faut qu’elle soit douce, sinon joyeuse… Mais qu’as-tu ?

— Rien…

— Tu es triste ?

— Je suis triste parce que tu t’en vas…

— Veux-tu que je reste ?

— Quelle idée !… Tu as prévenu ton père.

— Tu n’as qu’à dire : « Reste ! » Je resterai… Toi d’abord !

— Cher Noël ! tu me sacrifierais tout, tes affaires, tes plaisirs, tes amis et tes parents !… Mais je n’ai pas de sots caprices… Tu partiras ce soir, mon amour… Seulement, avant de partir, aime-moi beaucoup, plus que d’habitude ! J’ai du chagrin…

Il la prit dans ses bras, doucement :

— Moi aussi, j’ai du chagrin…

Dans la cour, le vitrage d’un atelier projeta une lueur électrique, une papillotante lueur mauve qui toucha le plafond de la chambre, un angle du mur, le miroir sur la console… Les boules de cuivre, au pied du lit, scintillèrent. Noël et Josanne devinaient leurs formes confuses, leurs visages rapprochés.

Ils s’étaient bien aimés, dans l’atmosphère d’or de cette chambre, chaude comme le soleil et le désir, retirée, secrète, voluptueuse, pareille à une lampe allumée, pareille à un foyer brûlant et qui semblait aux amants le cœur même de la vieille maison, — le cœur du monde.

Maintenant, ils ne la reconnaissaient plus, leur chambre d’amour, changée par la nuit, par la saison, par la lueur insolite et fausse.

Noël eut la sensation soudaine du temps écoulé — deux mois ! — de septembre qui venait, qui allait modifier les nuances du ciel, et les couleurs des jardins, et les choses, et les âmes touchées par l’automne.

Il sentit qu’une période de sa vie — la plus troublée, la plus ardente — finissait là, dans cette chambre, avec le dernier soir d’août.

— Chérie, dit-il, ne sais-tu pas que notre bel été d’amour s’effeuille entre nos mains, comme une rose qui nous aurait donné tous ses parfums et que nous ne respirerons jamais plus ?… N’as-tu pas un regret pour lui ?… Quand je reviendrai de Lusignan, les jours seront plus courts, les soirées plus froides : nous n’irons plus au Bois, Josanne !… Et ce sera bientôt le temps des causeries au coin du feu… Alors nous travaillerons ensemble… Tu liras, par-dessus mon épaule, les choses très ennuyeuses que j’écrirai… Tu me conseilleras, quelquefois… Et ce sera très doux… Puis un autre printemps fleurira ; puis un autre été… Mais nous ne revivrons plus les jours de Chevreuse…

Tendre, plus tendre que de coutume, il baisait les cheveux de Josanne, et l’entraînait vers le lit profond.

— Josanne, c’est l’été encore, ce soir…

Elle résistait un peu à son étreinte, et lui rendait languissamment ses baisers. Il demanda :

— Qu’as-tu donc ?… Je t’ennuie !… Tu es fatiguée ?… Je ne t’ai jamais vue ainsi…

— Oh ! mon Noël…

Elle pleurait, cramponnée à son amant, comme pour chercher en lui un refuge.

— Écoute… Je ne voulais pas te le dire… mais, dès que tu m’as tenue contre ton cœur, j’ai senti que je ne pourrais rien te cacher… J’ai trop bien pris l’habitude des confidences : le moindre secret m’étouffe ! Oh !… mon ami chéri, si tu savais !…

— Quoi donc ?…

— Je ne voulais pas te le dire… J’avais peur de toi… à cause du petit… Je me rappelais notre discussion de l’autre soir… Et je pensais que c’était mon droit, et même mon devoir, de ne pas accroître ton inquiétude… de ne pas t’aigrir contre Claude…

— Mais qu’y a-t-il, enfin ? Explique-toi ! s’écria Noël. Qu’est-ce que tu voulais me cacher ?

— Eh bien… Il est venu…

— Qui ?

— Maurice Nattier.

Elle avait jeté ce nom, sans réfléchir, parce qu’elle l’avait au bord des lèvres. Noël répéta :

— Maurice Nat…

Et soudain, il comprit.

— C’est… c’est lui ?…

Josanne soupira un « oui » vague… Noël s’était redressé. Accrochée à lui, elle cessa de gémir et de pleurer, mais il sentait la pression convulsive des bras noués autour de lui, la tiédeur du visage en larmes qui s’écrasait contre son cou. D’un geste, il brisa l’étreinte.

— Tu l’as reçu ?

Ils étaient assis au bord du lit, côte à côte, dans les demi-ténèbres. La figure de Noël apparaissait, sous le reflet mauve et papillotant, figure livide, que Josanne reconnaissait… Un autre soir, après la terrible confession, elle avait vu ce masque d’angoisse, ces yeux fixes et indignés, ces lèvres pâles… Elle cria :

— Non !… non !… je ne l’ai pas reçu ; je ne le recevrai pas… Il est venu au journal, hier, en mon absence… J’ai trouvé sa carte, aujourd’hui… Voilà tout, absolument tout, je te le jure… Tu me crois, mon amour, dis, tu me crois ?

— Il est venu… Vraiment, il a de l’audace !… Et pourquoi ?… Que te voulait-il ?

— Je ne sais !…

— N’as-tu pas une idée !… Parle !… Voyons !…

— Aucune idée… Je ne sais pas…

Les traits contractés de Noël se détendirent.

— Tu es bien décidée à ne pas le recevoir ?… Tu as donné des ordres ?… Oui… Je suppose que tu n’as rien à dire à ce monsieur, et rien à entendre de lui…

— Rien… Sois tranquille, Noël !

— Tu vois que je suis tranquille… Je ne m’emporte pas. Je cause avec toi, posément… Tu ne diras pas, cette fois, que je te fais regretter ta sincérité… Ni toi, ni moi n’avons rien à craindre. Nous sommes sûrs l’un de l’autre.

Il était calme, parce qu’il voulait être calme, mais il y avait dans sa voix des notes altérées… Il reprit :

— Pourquoi ne m’as-tu pas raconté, tout de suite, cet incident dont tu n’es pas responsable ?… Et ces larmes, cette frayeur !… Tu m’as épouvanté… C’était si simple de me dire, en arrivant…

— Si simple ?… Mon pauvre Noël !… Rappelle-toi les scènes que tu m’as faites chaque fois que j’ai eu l’air de me souvenir… Rappelle-toi notre conversation d’Armenonville… La plus légère allusion au passé te rend fou !… Oui, j’avais peur de toi, très peur !

— Toi, tu avais peur de moi, toi, Josanne ! s’écria Noël. Est-ce possible ?… Tu ne parles pas sérieusement…

— Très sérieusement.

— Josanne ! mon aimée !… — il ne songeait plus à Maurice, — Josanne, t’aurai-je donc tant chérie, aurai-je dominé… pas toujours, mais souvent, très souvent… mes impulsions violentes et mauvaises, pour t’entendre me dire, à une heure grave, que tu as peur de moi !… Si j’ai eu, quelquefois, des mots et des pensées plus absurdes qu’offensants, si la passion a fait de moi un pauvre fou, ah ! j’en suis puni, cruellement puni… Tu avais peur !… Eh ! de quoi ? mon Dieu !… Suis-je capable de te soupçonner, de t’accuser, parce qu’un homme, chassé de ta vie, rôde autour de toi !… J’ai le devoir de te protéger, et le plus ardent désir de te rendre heureuse… Comme tu me méconnais !…

— Je ne méconnais pas tes intentions, Noël… Mais tu n’es pas maître de tes pensées… Je t’ai vu, quelquefois, pour un mot que je disais, ou que je refusais de dire, je t’ai vu blêmir et trembler de rage… Je t’ai vu pleurer de désespoir entre mes bras… Et, ce soir, j’ai eu peur de ta colère irraisonnée, peur de ton chagrin… J’ai eu peur, surtout… pour l’enfant.

— L’enfant !… Tu avais peur que je ne haïsse l’enfant !… Oui… je comprends… Eh bien…

Il se tourna vers Josanne, lui prit les mains.

— Eh bien, je répondrai à la sincérité par une sincérité égale, et je t’encouragerai à la confiance en me désarmant moi-même, en m’humiliant devant toi… Écoute… L’autre soir, dans le Bois, j’ai eu un mouvement affreux, une ivresse de haine… Tu ne l’as pas su… Car tu m’aurais quitté, sur-le-champ, avec horreur… J’ai exécré ton fils, j’ai souhaité qu’il ne fût plus entre nous…

— Noël !… toi !… tu as souhaité !…

— Oh ! je n’ai pas formulé le souhait… je ne me suis pas complu à cette idée qui te révolte, qui m’a révolté aussi, tout de suite… J’ai eu honte !… J’ai réagi… Je ne suis pas méchant, tu le sais bien !… Et, depuis, je me suis juré d’être le meilleur ami de Claude, de le considérer, dès à présent, comme mon fils, de l’élever avec soin… et peut-être… avec tendresse… J’ai formé des projets pour lui, que tu connaîtras… Je voulais t’en parler ce soir-même… Josanne, me crois-tu, me pardonnes-tu ?…

— De tout mon cœur… Et pourtant !…

Elle frémissait.

— Quelle maladie effroyable, la jalousie !… Toi, un homme si droit, si généreux, tu as presque souhaité qu’un pauvre petit enfant… mon enfant… Oh !…

— Ne m’accable pas, Josanne !… J’ai beaucoup souffert. C’est mon excuse.

— Et moi qui t’avais vu souffrir, je craignais de provoquer, ce soir, une nouvelle crise… Mais, sous tes lèvres, mon chéri, la confidence est montée à mes lèvres… Il faut que tout nous soit commun, joie et douleur… Noël !

Elle le tenait embrassé, et il voyait luire ses prunelles humides.

— Noël, je me mets, avec mon enfant, sous ta protection. J’en appelle à ta générosité contre ta jalousie… Je te confie mon petit Claude. Jusqu’ici, tu l’as toléré seulement… Mais je crois, je sais qu’un jour, bientôt, tu l’aimeras ! Lui, déjà, il t’aime… Il ne connaîtra que toi ; il ne chérira que toi ; il recevra de toi seul l’éducation, les idées, qui constituent la paternité véritable. Il sera le fils de ton esprit et de ton cœur, si tu veux… C’est un enfant ; il n’a pas de passé ; il n’a pas de mémoire. Sa petite âme est toute blanche…

— Va ! Josanne ! j’ai chassé le mauvais démon… Et je prends Claude, puisque tu me le donnes… Apaisons-nous !… Cette scène m’a brisé… Mon Dieu ! que tout cela est triste, horriblement triste !… Cette chambre a un air lugubre… Sortons… Nous irons dîner au Bois, veux-tu ?… Ah ! notre dernière soirée !…


XXXV


Ils sortirent. C’était la nuit, la pluie impalpable et pénétrante.

— Tu veux aller au Bois ? dit Josanne. Si tard, et par ce vilain temps !… Moi, je n’y tiens guère… Dînons n’importe où, près d’ici.

Place de la Bastille, ils entrèrent dans un restaurant. Il y avait, au premier étage, une petite salle où des commerçants du quartier dînaient en causant de leurs affaires. Il y avait aussi l’inévitable vieux monsieur qui lit le Temps. Celui-là, derrière la muraille de papier qui le séparait du monde, examina sévèrement Noël et Josanne, — elle surtout…

Cette curiosité agaçait Josanne. Comme elle était assise près d’une fenêtre, elle soulevait parfois le rideau, jetait dehors un coup d’œil distrait. Noël lui demandait :

— Tu n’as pas faim ?

— Non, pas du tout.

Il essayait de la divertir un peu. Il lui parlait de Lusignan où bientôt — l’an prochain — ils iraient ensemble. Josanne aimerait la vieille cité de Mélusine, l’église verte de mousse, les belles charmilles de la promenade, et cette vallée où, parmi les noyers et les trembles, une rivière charmante s’enroule comme une couleuvre d’argent…

— Tu seras là-bas demain matin…

— Si tu me laisses partir, oui…

— Hélas !

Elle détournait encore la tête. Par l’écartement du rideau, elle apercevait la grande place, dans le bleu du soir tombé, un bleu intense et pourtant fondu, mouillé de bruine, un bleu que les lumières électriques rendaient artificiel et théâtral. Et dans tout ce bleu qui baignait la gare de Vincennes, les masses compactes des maisons, la sombre trouée du faubourg, les arbres éclairés par dessous, — dans tout ce bleu, la colonne seule était noire et portait plus haut que toute lumière son Génie éteint.

Autour d’elle, en bas, des feux blancs, des feux verts, des feux rouges, irradiaient leurs halos fixes ou mouvants dans le bleuissement crépusculaire qui, de minute en minute, s’assombrissait. Des bruits rauques, des sifflets perçaient le vaste bruit continu de la foule.

Que de gens ! Ils venaient, ils venaient, employés, ouvriers, hommes et femmes, en vêtements de travail ; ils venaient par groupes, par files, de tous les coins de Paris, vers cette place où commence le vrai Paris populaire, celui des émeutes et des révolutions. Là, ils se divisaient, mais les plus grosses bandes remontaient par le faubourg Saint-Antoine ou la rue de la Roquette. Et Josanne, rêvant à des phrases de Michelet et de Hugo, regardait le vieux pavé, arraché tant de fois pour les barricades.

Elle se rappela un autre quartier, moins bruyant et plus misérable, où, naguère, elle vivait parmi les femmes du peuple… Elle revit la rue Tournefort et le bas de la rue Lhomond, que hante le fantôme du père Goriot ; la rue Mouffetard, qui sent le chou, le poisson et l’absinthe, quand, la nuit venue, flambent les zincs des « assommoirs »… Elle revit la petite lucarne de Jean Grave, qu’elle regardait en passant, et la vieille église janséniste où le diacre Pâris repose sous une dalle… Elle revit la marchande de pommes de terres, toujours enceinte, et la crémière blonde, et la boutique du boucher… Elle se revit elle-même, frissonnante sous sa mince jaquette, le bras tiraillé par le filet à provisions, le cœur opprimé par l’éternel, le vulgaire, l’ignoble, le tragique souci d’argent… Et elle eut envie de pleurer sur la Josanne de ce temps-là, qui était pauvre, et pas aimée…

Elle la retrouvait, — la Josanne de ce temps-là, — dans les femmes qui passaient sous la fenêtre, ouvrières pâlottes, en cheveux, institutrices et employées aux robes noires, aux petits cols blancs, au « canotier » correct et simple, — les travailleuses… Elle s’attendrissait sur ces jeunes vies féminines, si mornes, si vaillantes, où l’amour luit parfois comme un éclair… Et, songeant à Noël qui avait transformé son existence, elle se disait :

— Comme je devrais être heureuse !…

Le coude sur la table, le menton sur la main, d’une voix lente, elle se mit à penser tout haut :

— Ces gens, ces gens qui passent… ils sont tous pauvres, quelques-uns sont très pauvres… ils traînent le pas ; ils courbent la tête et serrent les épaules en marchant… Ils ont travaillé toute la journée… Ils sont bien las… Et chacun porte son fardeau : misère, maladie, solitude… Que diraient ceux-là, si nous osions nous plaindre devant eux ?… Ah ! Noël, que de larmes inutiles nous avons versées ! que de chagrins insensés nous nous sommes créés, parfois !… Nous sommes jeunes, robustes, intelligents, nous avons le bien-être… nous nous aimons… et j’ai souffert, et tu souffres !… Nous sommes coupables ! nous sommes fous !

— Comme tu es amère, Josanne ! fit Noël, tristement. Il y a un reproche dans tes paroles… Tu te dis que si j’avais été plus sage, plus patient, plus résigné, moins âpre à te conquérir, nous aurions connu, plus tôt, le bonheur…

— Peut-être.

— Non, non, ne crois pas cela !… Je t’ai mal aimée, quelquefois, mais j’ai eu, toujours, la volonté de t’aimer mieux, de t’aimer plus et, encore plus, d’élever notre amour au-dessus de l’égoïsme, de la vanité, de la mesquinerie. Et mon « idéal » n’est pas contradictoire avec le sentiment que j’ai, que tu as, de la dignité et de la liberté de la femme… Je ne prétends pas t’asservir et te diminuer… au contraire… puisque je t’associe à toutes mes pensées, à toutes mes actions, ma chère « rebelle » !

— Rebelle ?… Oh ! pas contre toi, Noël, tu le sais bien… Ne me donne plus ce nom de « rebelle »… Je me suis révoltée, contre les injustices morales et matérielles, dont j’ai souffert, comme tant de femmes, et non pas contre l’amour… Moi aussi, j’avais un « idéal »…

Elle mit la main devant ses yeux. Des larmes filtraient entre ses doigts pâles et sans bagues, — ces doigts légers, industrieux, caressants, que Noël aimait.

— Josanne !

— Ah ! Noël, je pense à ma vie, à ma triste vie !… Toutes les amertumes d’autrefois me remontent à l’âme !… Qu’est-ce que je suis maintenant ?… Une femme marquée par la douleur, qu’il t’a fallu conquérir sur le passé et dont les baisers mêmes te laissent mélancolique !… Entre toi et moi, entre le bonheur et nous, il y a dix ans de ma vie, mon enfant, et ce fantôme que tu évoques malgré toi !… Oh ! pourquoi es-tu venu si tard ? Pourquoi n’ai-je pas pu t’attendre ?… Pourquoi d’autres m’ont-ils prise ?… Et je ne voulais pas renier l’ancien amour, renier le passé ! Je m’attachais à cette idée que ce que j’avais fait, j’avais le droit de le faire !… Mais je hais, je maudis, je renie tout ce qui m’a fait différente de toi, tout ce qui a arrêté mon élan vers toi, tout ce qui n’est pas toi…

Noël, la gorge serrée par l’émotion, écoutait Josanne… Et il se rappelait un temps où cette orgueilleuse répondait à la douleur de son amant par des justifications, où elle s’étonnait, où elle s’indignait presque qu’il lui demandât de « renier le passé ». Elle invoquait, alors, contre Noël la justice et la logique, et cette raison que le cœur ignore. Et c’était la même femme qui détestait, maintenant, d’une âme sincère, ce passé où Noël n’était pas.

Il éprouva une grande joie, une pitié plus grande. Il voulut défendre Josanne contre elle-même, lui dire son estime pour elle, et son respect… Mais, quand il voulut parler, les mots lui manquèrent : ses yeux se remplirent de larmes.

Il contemplait Josanne : elle était moins fraîche et moins jeune que les autres jours ; son visage gardait des traces de fatigue et n’avait plus d’autre beauté que l’expression admirable du regard. Mais Noël ne se demanda pas s’il eût aimé la Josanne de dix-huit ans. Il aima celle qui était devant lui, la vraie Josanne, la sienne, telle que la vie l’avait faite. Il aima les yeux qui avaient pleuré, les lèvres qui avaient gémi, les mains qui avaient travaillé, le cœur qui avait eu des victoires et des défaites, et qui s’était formé, lentement, pour le plus grand amour, dans l’erreur et dans la souffrance.

Il lui sembla que son âme s’élevait au-dessus de l’orgueil et de la violence, jusqu’à la sérénité d’un sentiment éternel… Il lui sembla qu’il commençait seulement d’aimer Josanne.

— Laisse le passé, ma chérie… S’il n’existe plus pour toi, il n’existe plus pour moi. Tu as exorcisé le fantôme… N’en parlons plus et n’y pensons plus. Vivons notre vie…

Étonnée, Josanne le regarda…

— Viens ! mon amour !… dit-il. Tout le monde est parti… L’heure avance.

Elle se leva, tira sa voilette jusqu’à son cou et rassembla les pans de son écharpe. Ils sortirent. Dehors, la pluie redoublait. L’eau giclait sous les pieds de Josanne, alourdissait le bas de sa robe. Noël essayait vainement de protéger son amie. Il cherchait un fiacre et n’en trouvait pas.

— Mon Dieu ! dit-elle tout à coup, déjà dix heures !… C’est horrible de nous quitter comme ça !

— Nous quitter ?… Crois-tu que je puisse te quitter ce soir ?… Je ferai arrêter la voiture à un bureau de télégraphe, et je te ramènerai chez moi, chez nous… Donne-moi le bras, chérie, appuie-toi bien…

Josanne mit sa tête contre l’épaule de Noël, et tout bas, et passionnément, comme pour elle-même, elle murmura :

— Mon bien-aimé…


Ils retrouvèrent la chambre telle qu’ils l’avaient laissée, dans le désordre du départ. Le reflet électrique palpitait au plafond, les cuivres du lit brillaient dans l’ombre.

La bougie éteinte, Noël prit Josanne dans ses bras pour la réchauffer. Une émotion ineffable faisait hésiter son désir. Entre les lourds rideaux tirés, le reflet glissait encore, tendait un fil de clarté mouvante. Et Noël devinait les cheveux épandus de Josanne, ses yeux clos, sa bouche entr’ouverte, tout ce pâle visage où l’extase amoureuse mettait la sérénité de la mort.

On entendait la pluie sur les carreaux, le roulement lointain d’un fiacre, le rythme d’une machine à travers les murs. Soudain, bruits et lueur s’évanouirent, La pluie même avait cessé. La chambre fut muette et noire comme un tombeau et les amants, sentant la nuit les saisir, se pressèrent l’un contre l’autre. Josanne, liée à Noël, devint tout à coup brûlante et l’embrasa tout entier…

Il leur sembla que toute vie avait disparu du monde, que le jour ennemi ne viendrait jamais et que, le vœu de Tristan et d’Iseult s’étant accompli pour eux, ils étaient seuls, éternellement, dans les ténèbres nuptiales. Et sans mémoire, sans pensée, emportés au courant du fleuve obscur, ils sentaient mourir en eux-mêmes tout ce qui n’était pas l’amour.


XXXVI


Maurice Nattier ne revint pas au Monde féminin. Les deux amants ne reparlèrent jamais de lui, et sentirent vraiment qu’ils avaient « exorcisé le fantôme ».

Noël passa quelques jours à Lusignan ; puis mademoiselle Miracle ramena le petit Claude. Et, pendant des semaines et des mois, ce fut le bonheur, sans incidents, sans orages ; ce fut la douce vie à l’unisson. Noël travaillait, tantôt chez lui, tantôt chez Josanne ; elle-même rédigea plus d’un article sur le grand bureau d’acajou marqueté, où traînaient toujours des cigarettes. Le soir, dans le petit salon vert, ils faisaient des projets, goûtant par avance l’entière intimité future, et Claude, en chemise de nuit, allait des bras de Josanne aux bras de Noël.

Vers la fin de décembre, une dame se présenta au Monde féminin et, forte de ses privilèges d’abonnée, demanda « madame Josanne » pour un renseignement… Josanne ne put refuser de la recevoir, dans le vestibule, parmi les gens affairés, les battements de portes et les sonneries téléphoniques. C’était madame Grancher.

Le temps n’est plus où la petite bourgeoisie et même la grande affectaient un peu de mépris et beaucoup de méfiance pour les « auteurs », et surtout pour les auteurs femmes. Depuis que des gens de lettres ont fait fortune, la littérature est honorée comme un « bon métier, qui rapporte ». Et madame Grancher, ayant lu des articles de Josanne, ressentait quelque petite fierté de connaître « un auteur », et elle racontait avec plaisir qu’elle avait rendu de grands services, naguère, à cette pauvre madame Valentin, — une femme supérieure, dont elle annonçait toujours la visite, et qui n’arrivait jamais.

Josanne démêla, dans les discours et les invitations flatteuses de la dame, ce « snobisme » naïf, et ce forcené désir d’exhibition. Elle s’excusa poliment et froidement. Alors madame Grancher fut prise d’un vif amour pour le petit Claude et souhaita qu’il vînt goûter chez elle, avec ses petits-fils. Josanne refusa encore.

Dans le courant de janvier, madame Grancher fit une seconde démarche : cette fois, elle voulait absolument inviter Josanne à un dîner intime, avec sa fille, les Malivois et quelques amis. Madame Valentin ne serait-elle pas contente de revoir son ancienne élève, et l’ancien patron de son mari, et de reparler du temps passé ?… Non, madame Valentin ne tenait guère à reparler du temps passé… Elle répéta qu’elle n’allait nulle part, surtout en ce moment où la santé de son fils lui donnait quelques inquiétudes.

— Il est malade, le mignon ?

— Je crains pour lui la rougeole, ou la grippe…

Madame Grancher envoya le lendemain un sac de bonbons, à l’adresse particulière de Claude.

— Elle m’ennuie, la mère Grancher ! dit Josanne à Noël. C’est un affreux crampon… Je ne sais comment me débarrasser d’elle.

— Refuse de la recevoir.

— Elle brandira sa bande d’abonnement et me poursuivra jusque chez Foucart. Et, au Monde féminin, l’ « abonnée » est un personnage qu’il ne faut jamais rebuter… J’écrirai un mot à madame Grancher, et je lui ferai comprendre qu’il m’est impossible d’entretenir des relations et des correspondances de politesse. Si elle est vexée, tant pis, ou tant mieux !

Quelques jours passèrent. Il ne fut plus question de madame Grancher.

Un soir, un théâtre « à côté » donnait la répétition générale de l’Ineffaçable, pièce en deux actes, par M. Alphonse Popinel. Le rideau tombait sur le dénouement tragique d’une assez banale aventure : un mari, victime de la jalousie rétrospective, une épouse, victime de ses remords et de ses souvenirs, ayant reconnu l’impossibilité de vivre ensemble, s’étaient résolus à mourir poétiquement… Les jacinthes et les tubéreuses aux forts parfums avaient remplacé, dans la chambre conjugale, le réchaud des petites ouvrières ou le Choubersky des petits employés. Avant de monter sur le lit funéraire, les deux époux avaient déclaré que « le pardon n’est pas l’oubli », que « la force du passé est invincible », et qu’une femme demeure attachée, dans le secret de son cœur et de ses sens, au premier homme qui la posséda. Ces aphorismes peu nouveaux avaient tiré des larmes aux spectatrices, et même aux jeunes personnes qui embellissent les répétitions générales et dont « tout Paris » peut compter les amants… Les possesseurs actuels de ces dames avaient fait la grimace ; mais les hommes mariés ne dissimulaient pas un léger sourire de satisfaction, — chacun étant « le premier » pour sa femme, ou croyant l’être. On trouvait bien que les suicidés apportaient quelque exagération dans leur désespoir, mais ne montraient-ils point, par cela même, la puissance jalouse de leur passion et l’exquise délicatesse de leurs âmes ?

Noël quitta son fauteuil. Il connaissait toutes les figures notoires des répétitions générales, critiques, journalistes, gens de lettres et gens de théâtre, et ceux que l’on voit partout, dont personne ne sait les noms, amis des amis de l’auteur, cousins des ouvreuses ou neveux des machinistes… Ce soir-là, la comédie de l’entr’acte ne l’amusait guère, guère plus que les deux actes qu’il avait dû entendre par courtoisie, car c’était un de ses camarades de lycée — un bien honnête garçon ! — qui avait perpétré l’Ineffaçable

Noël serra quelques mains tendues, salua madame Foucart assise dans une avant-scène, esquiva un raseur, et, traversant les couloirs, heurta Flory qui passait.

— Vous excusez pas ! dit la petite femme, qui sauta presque de plaisir. Je vous tiens, je ne vous lâche pas !… Venez dans ma loge !… Il y a Bichon, il y a Manette, mon amie Manette de la Haute Mode !… Elle pleure tout le temps, et, nous, on se tord !… Venez donc, sauvage !

Blanche, blonde, décolletée jusqu’à la ceinture dans sa robe noire pailletée, Flory caressait Noël de son regard bleu, avivé de malice et de curiosité, provocant par instinct et prometteur par habitude. Adossé au mur du couloir, le jeune homme regardait cette charmante créature, que les gens frôlaient au passage, et coudoyaient, et tutoyaient presque… « Bonsoir, Flory !… Ça va bien, Flory ?… » Dans la familiarité des « confrères », Flory distinguait-elle la nuance un peu méprisante, le sans-gêne mal déguisé ? Comprenait-elle que ces « confrères » l’assimilaient aux actrices de demi-talent, aux poétesses ratées, aux écrivassières entretenues qui encombrent les abords de la littérature et du théâtre ? Sentait-elle que la « soiriste » du Monde féminin n’était et ne serait jamais qu’une « petite femme » ?

Noël la considérait avec une indulgence apitoyée… Elle était jolie. Sa « rosserie » n’était qu’une affectation. Il y avait peut-être, au fond d’elle, un grain de rêve et de tendresse qui ne germerait point et qu’elle-même ignorait… Et, comme tant d’autres femmes, elle « roulerait », d’amant en amant, petit corps délicat et souillé ; elle deviendrait une de ces anciennes beautés, dont la chair molle et le masque plâtreux, jusqu’à cinquante ans, jusqu’à soixante ans, s’exhibent dans toutes les fêtes parisiennes… Elle serait la « vieille « Flory, après avoir été la « petite » Flory… Pauvre fille !

— Alors, vous venez ?

— Non, je ne viens pas !… Je suis obligé de partir.

— Et la seconde pièce ?

— La première me suffit !… Qu’est-ce que vous en dites, vous, de l’ineffaçable !

— Je dis que ce monsieur et cette dame sont un peu… poires… de se tuer pour ça !… Mais, tout de même, il y a du vrai.

— Vous croyez qu’une femme n’oublie jamais le premier qui…

— Mon cher, dit gravement Flory, ça dépend du second.

Elle remonta l’épaulette de sa robe, renfonça un mouchoir de dentelle au creux de sa gorge abondante.

— À la revoyure, Delysle !… Et puis grouillez-vous : v’là le patron, l’Isidore à sa dame, qui s’amène avec le petit Bersier. Il va nous raser, et… et… elle attendra ! Elle ne sera pas contente !…

— Flory, vous êtes une petite poison !… répondit Noël en riant.

Elle fit un geste gracieux, le doigt sur ses lèvres, comme pour affirmer sa discrétion, et elle s’éloigna. Son corps frétillant et scintillant, serpent aux écailles noires, à la tête blanche et dorée, glissa entre les groupes compacts des hommes… Tout bas, et tout haut, les gens disaient : « C’est la petite Flory, du Monde féminin… » Un grand garçon à moustache et à monocle se lança derrière elle :

— Hep ! Flory !…

Et, près de Noël, un personnage blême, dont le col était sale et le veston râpé, commença de raconter une anecdote scandaleuse…

— Ah ! oui, la petite Flory !… Il paraît que…

Il parlait à l’oreille de son voisin et ses vilains yeux s’allumaient.

Noël perçut des fragments de phrases, une épithète ignoble, et il eut envie de gifler l’homme blême. Mais Foucart et Bersier étaient près de lui.

— Qu’est-ce que vous fichez ici, Delysle ?… Ce n’est pas votre métier de subir les répétitions et les premières !…

— Je suis l’ami de l’auteur, l’ami résigné, sans rancune, qui ne débine pas, qui a eu la lâcheté d’applaudir et qui se sauve.

— Descendons ensemble. Nous prendrons un bock.

Ils s’installèrent dans un coin, au café du théâtre. Foucart portait beau, parlait fort et plastronnait, et découvrait partout des gens qui étaient, avaient été, ou voudraient bien être de ses collaborateurs, des gens qui se faisaient humbles devant lui, ou timides ou trop aimables. Le petit Bersier, imberbe et rose, fier de sa belle raie et de sa belle mèche sur le front, acquérait, par reflet, un peu de l’importance du patron.

— Ce bon Popinel ! dit Foucart. J’aurais parié cent sous qu’il se ferait « emboîter »… Eh bien, elle n’est pas mal sa pièce, pour un début… Il y a des scènes adroites, des mots, une situation !… Et c’est très bien joué… Oui, la fin est un peu bêbête, mais si habilement arrangée qu’on ne s’en aperçoit pas tout de suite… Et vous avez vu ?… ces tirades contre la liberté de l’amour, cette apologie de la vertu, de la pureté, la grande scène du milieu du second acte ?… ça portait !… Je vous le disais bien. Bersier, on a fait trop de comédies sur l’amour libre, et le mariage libre, et le divorce libre !… Il y a un mouvement de réaction qui s’esquisse… Suivez cela, Bersier ! Nous pourrions même donner une petite « machine » à propos de cette réaction, faire une enquête auprès des personnalités littéraires… Hein ?

— Ça va ! dit Bersier. Moi, j’aime beaucoup les enquêtes… Les « enquêtés » font toute la besogne ! On n’a plus qu’à transcrire…

Noël lui demanda :

— Est-ce que vous avez une opinion, vous ?

— Moi ?… Je n’ai pas le loisir, ni le goût de philosopher… Le féminisme, l’antiféminisme, le mariage, le divorce, l’amour, et tout ! c’est de la copie…

Foucart se mit à rire.

— Bravo, Bersier !… Et vous, Delysle, qu’est-ce que vous pensez ?

— De la pièce ou de la thèse ?

— De la thèse.

— Votre éminente collaboratrice Flory a prononcé tout à l’heure des paroles profondes. Je lui ai demandé : « Croyez-vous qu’une femme puisse oublier jamais son premier amant ? » Elle m’a répondu : « Ça dépend du second. » Et elle venait de dire que le monsieur et la dame de l’Ineffaçable étaient tout de même un peu « poires » de se tuer pour ça ! J’ai exactement l’opinion de Flory.

— Parce que vous n’êtes pas sentimental, dit Foucart en offrant des cigarettes. Le public, qui est toujours sentimental, suivait Popinel !

— Oui. Popinel exerçait et il exercera encore, pendant d’autres soirs, la plus détestable influence sur la pire espèce de sentimentaux : les gens d’intelligence passive et de faible volonté… Ah ! les suggestions littéraires ! Le « tue-la » de Dumas fils a fait bien des maris meurtriers, bien des jurés indulgents aux crimes passionnels… Le double suicide de l’ineffaçable va réveiller dans certaines âmes une jalousie somnolente et faire saigner des blessures qui guérissaient.

— Mais Popinel a raison ! dit Bersier. Est-ce qu’on peut être heureux avec une femme qui a…

Il se mordit les lèvres et avala la fumée de sa cigarette. Quelle gaffe, s’il avait achevé sa phrase ! car enfin, madame Foucart… Mais Foucart ne songeait guère à son épouse légitime. Il pensait à une jolie brune qu’il avait installée, tout récemment, rue Gustave-Flaubert. Il n’était pas « le premier » et il souffrait un peu de ne pas l’être.

— Ah ! oui ! dit-il en effilant sa belle moustache, c’est dur de savoir que… avant soi… un autre… un mufle, naturellement ! a eu… a été… Quand on « gobe » une maîtresse… ce qui s’appelle « gober », quand on est pris, jusqu’à la moelle, eh bien ! ce souvenir de l’autre, ça vous fait un rude pinçon au cœur.

Noël murmura :

— Oui, c’est abominable !

Le petit Bersier pensa que Josanne était veuve, que Noël était très amoureux et que le patron manquait de tact. Et, d’un air indifférent :

— Bah ! dit-il, ne vous montez pas l’imagination. On fait beaucoup de fla-fla pour une chose bien simple, et sans importance… Une jolie maîtresse a toujours son prix, et vous connaissez le proverbe italien : « Bocca baciata… Bouche baisée ne perd pas sa fraîcheur… » Je sais bien que ma petite amie a eu des amants avant moi, et ce que je m’en contrefiche ! Je n’ai pas l’intention de l’épouser, ma petite amie, et ça m’aurait gêné, là, en conscience, si je lui avais pris son capital.

Foucart s’écria ;

— Bersier, vous n’avez pas connu l’amour, mon petit !… N’est-ce pas, Delysle, ça se voit que ce gosse n’a pas connu l’amour ?… Attendez la quarantaine, mon petit Bersier ! Vous verrez ce qu’on devient quand une femme, pas plus jolie ou pas meilleure que beaucoup d’autres, vous tient sans qu’on sache comment ni pourquoi, par la couleur de ses cheveux et par l’odeur de sa peau ! Vous verrez si on ne grince pas des dents, de rage, à penser qu’un autre l’a eue… Et il n’y a pas de remède à cette maladie-là, car je ne considère pas le suicide comme un remède… Le suicide c’est un dénouement.

— Il n’y a pas de remède, dit Noël, quand on aime d’un amour seulement physique. Il faut rompre tout net ou attendre que le temps ait usé le désir… Mais quand on aime avec le cœur, il faut engager la bataille, se faire aimer plus que l’autre, si l’on peut ! s’imposer à la pensée constante, au désir constant de la femme, et qu’elle vous sente toujours là, même absent, toujours là, dans son esprit, dans sa chair… Et puis, un jour, — après bien des jours, — on s’aperçoit qu’on est seul en elle… On est devenu son passé, son présent, son avenir… Et, parce qu’elle a oublié, on oublie !…

— Euh ! dit Foucart, est-on jamais sûr qu’elle a oublié ?… Il faudrait la revoir en face de l’ancien amant !… Moi, je ne serai pas tranquille, tant que le monsieur ne serait pas mort… Et puis, pour s’imposer à une maîtresse, comme vous dites, il faut être très fort et très malin ? Ça n’est pas à la portée de tout le monde… Qu’est-ce que vous griffonnez là, Bersier ?

— La première réponse à notre enquête… L’opinion de Noël Delysle, l’éminent auteur de la Travailleuse.

— Ah ! personne ne fera jamais, sur Noël Delysle et la Travailleuse, un article plus gentil que celui de Josanne Valentin… Hé ! Delysle ! vous n’avez pas à vous plaindre ! On vous gâte, chez nous !… Et quelle heureuse idée j’avais eue de choisir ma plus aimable collaboratrice pour présenter votre livre à mes abonnés !… À propos de Josanne Valentin, savez-vous comment va son petit garçon ?

— Assez bien… Madame Valentin reprendra son service la semaine prochaine.

— Elle nous a bien manqué depuis dix jours ! Ma femme n’était pas très contente ; mais, moi, je suis un père pour mes gentilles collaboratrices… J’ai dit à Josanne Valentin : « Soignez votre gosse, ma chère amie… Prenez six jours, prenez huit jours… » Elle en a pris dix. Je ne lui en fais pas un reproche, mais elle nous manque… C’est ennuyeux.

Bersier, ayant fini d’écrire, mit son carnet dans sa poche,

— Je remonte auprès de ces dames. Bonsoir, monsieur Delysle !… À tout à l’heure, monsieur Foucart !

Noël, seul avec Foucart, hésita un instant, puis, avec un demi-sourire et une lumière dans les yeux, simplement, gaiement, il dit :

— Madame Valentin vous manquera bien davantage, dans deux ou trois mois, mon cher ami. Je dois vous prévenir…

— Comment ! s’écria Foucart, elle nous lâcherait !…

— Hélas ! oui !… Et à cause de moi… Nous nous marions…

— Vous l’épousez !… Ah bien !… Ah ! par exemple !… Ce n’est pas gentil pour nous, ce que vous faites là, mais je vous félicite, mon cher, je vous félicite… Madame Valentin est charmante…

Il disait maintenant : « madame Valentin. »

— Nous la regretterons beaucoup !… Oui, charmante et fine, et intelligente, et courageuse… une brave petite, quoi !… Je ne suis pas étonné que vous l’aimiez…

Noël pensa :

« Mais tu es étonné que je l’épouse !… »

Il reprit :

— Je lui transmettrai, ce soir même, vos félicitations, et elle y sera fort sensible… Il est onze heures à peine. Je ne veux pas rentrer chez moi sans avoir pris des nouvelles de Claude… Mademoiselle Bon est auprès de madame Valentin.

— Alors. Je ne vous retiens pas, mon cher Delysle. Bonsoir… Et dites à madame Valentin qu’elle prenne trois jours, quatre jours, cinq jours…

La nuit de février était sèche, claire et vide. Pas une étoile au ciel. Seule, la lune de givre irradiait à l’infini une clarté verdâtre pareille aux crépuscules polaires. Les moindres bruits s’exagéraient dans le silence sonore.

Un fiacre emporta Noël vers le quai des Grands-Augustins. Impatient de revoir son amie, le jeune homme regrettait presque les heures perdues au théâtre.

« Vraiment, se disait-il, je ne peux plus m’intéresser à rien, et me plaire nulle part, si Josanne n’est pas avec moi ! Je me sens « dépareillé »… Je ne suis que la moitié de moi-même. » Il évoqua le visage aimé, les beaux yeux spirituels… « Quelle douceur de trouver l’amitié parfaite dans l’amour le plus passionné !… Il vaut mieux, pourtant, que Josanne n’ait pas vu cette absurde pièce… Après tout, elle aurait constaté, une fois de plus, que nous ne sommes pas des amants « comme les autres… » L’amour — notre amour — a été plus fort que le passé, plus fort que la jalousie… Et cependant ! J’avais l’âme bien malade, il y a six mois ! Tout exaspérait ma sensibilité suraiguë, ma sensibilité d’écorché vif ! Et, dans ce temps-là, je n’aurais pas causé avec Foucart comme je viens de le faire !… Certaines répliques de la pièce, le sujet même, m’eussent bouleversé… Quelle différence ! »

L’aiguille de la Sainte-Chapelle brilla, fleurie d’un reflet d’or, dans le ciel décoloré par la lune. Le fiacre traversa le pont Saint-Michel. La Seine, écailleuse et scintillante, semblait un grand poisson d’argent pris par le gel, sous le filet noir des arbres. La découpure de la rive gauche était sombre, opaque, précise comme un décor, et trouée de points lumineux… Noël aperçut avec joie la fenêtre éclairée de Josanne…

Il avait une clé de l’appartement. Il monta l’escalier vite, vite, et il entendit Claude qui pleurait. Doucement, il ouvrit la porte. Une voix que Noël reconnut — la voix du médecin — disait :

— Mettez-lui de la glace sur la tête, surveillez la température, et puis ne vous effrayez pas !… Je reviendrai demain matin, je vous le promets…

La voix de Josanne répondit :

— Mais ce n’est pas grave, docteur ? Vous m’affirmez que ce n’est pas grave ?… J’ai eu si peur !…

Noël entra dans la chambre rose qu’une lampe sans abat-jour éclairait brutalement. Il vit, debout près du lit de Claude, le médecin, brave homme à cheveux blancs, d’allure circonspecte et timorée… Josanne, penchée sur le lit, entre les rideaux, maintenait un ballon de baudruche rempli de glace contre la tête de Claude… L’enfant s’agitait et gémissait… Tout à coup, il se tordit, porta les mains au côté gauche de son crâne, et poussa un long cri monotone, étrange, effrayant.

— Ça recommence ! cria Josanne !… Oh ! docteur !… Entendez-le… Il souffre… La tête lui fait mal…

— Donnez-lui la potion calmante, madame. Il faut…

— Mais qu’y a-t-il ? demanda Noël. Docteur… Josanne… Qu’y a-t-il ?…

— Ah ! monsieur, je suis bien content que vous arriviez ! dit le médecin. Ne vous inquiétez pas trop ! reprit-il vivement. J’espère qu’il n’y a rien de sérieux… Une complication de la grippe… Sale maladie !… On ne prévoit jamais les suites… L’enfant a eu une crise violente, et madame Valentin a pris peur… Elle m’a envoyé chercher par le concierge… Heureusement que nous avons pu nous procurer, tout de suite, de la glace et les médicaments indispensables…

Le docteur Blanchet, qui était presque le voisin de Josanne, — il habitait rue Danton. — était venu plusieurs fois chez elle. Il savait que madame Valentin devait épouser M. Delysle et s’adressait à Noël comme au père adoptif de l’enfant.

— Et vous étiez seule !… dit Noël en s’approchant de Josanne… Mademoiselle Bon…

— Elle venait de partir… répondit Josanne qui essayait de soulever l’enfant. Claude a crié… Il était brûlant… Et ses yeux… Ah ! ses yeux !… Docteur, voyez, il ne peut pas ployer le cou… Sa nuque est toute raide…

— Ne le soulevez pas, madame… Je vais essayer de le faire boire… Ôtez la lampe, monsieur Delysle… Il faut peu de lumière et aucun bruit… Voyons, madame… madame !…

— J’aurais plus de courage, si je savais ce qu’il a.

— Nous le saurons demain… Soyez calme pour être forte… Je dois m’en aller, mais voilà monsieur Delysle qui restera avec vous… Là, c’est fait.

Noël tenait la main de son amie… Il l’exhortait au calme à la confiance. Josanne l’écoutait sans l’entendre, et le regardait sans le voir. Elle ne voyait que Claude… Elle ne pleurait pas, mais elle avait les lèvres aussi pâles que ses joues, les narines serrées, un pli entre les sourcils, et ses yeux paraissaient plus enfoncés dans leurs orbites. En deux heures, elle avait changé : blêmie, et comme maigrie par l’angoisse.

— Vous pouvez partir, docteur ! dit Noël d’un ton résolu. Madame Valentin sera très raisonnable ; je l’aiderai à soigner Claude, et demain vous serez plus content…

Il alluma une bougie.

— Pas trop de lumière !… J’emporte la lampe… Je vous rejoins à l’instant, Josanne.

Dans le salon, la porte fermée, il demanda :

— La vérité, docteur, je vous prie.

Timoré par caractère et prudent par profession, le docteur répondit :

— Heu !… heu !… Je n’ai pas de certitudes… Il faut attendre à demain, et ne pas désespérer… La nature a des ressources…

— C’est donc bien grave !

— Je le crains… Vous avez entendu le cri de l’enfant ce cri aigu et traînant, si particulier !… Ce cri, et la raideur de la nuque, et l’inégalité des pupilles, et la fièvre, avec des accès de délire, ce sont les symptômes ordinaires de la méningite.

— Et la méningite est souvent mortelle ?

— Trop souvent… on pourrait dire : toujours… Encore une fois, monsieur, je ne suis pas absolument sûr, mais presque sur… Vous n’êtes pas le père de l’enfant…

— Je l’aime beaucoup… beaucoup…

— Je veux dire que votre affection pour lui ne sera pas aveugle et affolée… Vous garderez du sang-froid… et vous préparerez la mère… à comprendre… Triste tâche !

Le médecin donna quelques détails sur le caractère de la maladie et le traitement. Puis, il s’en alla.

Et Noël retourna près de Josanne.


XXXVII


Elle était assise au chevet du lit, sur une chaise basse, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains, et tout son corps, ramassé sur lui-même, semblait se rapetisser, pour se dérober aux coups d’un invisible ennemi. Noël vint s’asseoir près d’elle, et l’entoura de ses bras :

— Mon amie, dit-il, pour l’amour de ton fils, aie du courage !

— J’ai du courage, puisque je ne pleure pas ! répondit Josanne d’une voix morne. Je ne veux pas pleurer : je veux garder mes forces, et je ferai tout ce qu’il faudra faire, tout !… parce que…

Elle n’osa prononcer les mots : « parce que je ne veux pas qu’il meure… » Noël frémit de la voir ainsi résolue, concentrée dans son désespoir. Il comprit qu’elle avait senti le danger, sans le définir, avec l’instinct animal de la mère… Et il comprit encore que ce seul instinct subsistait en elle : Josanne n’était plus amante ; elle n’était plus femme : elle était la femelle farouche, tapie auprès du nourrisson qu’elle défend. Et, devant ce drame qui commençait, — drame aussi ancien que le monde, et qui se renouvelle chaque jour autour des berceaux, — Noël fut saisi de pitié, de respect et de terreur… Il entrevit la plus grande douleur humaine, celle que l’homme ne peut mesurer, qu’il ne peut même imaginer, et qui demeure, pour lui, aussi mystérieuse que les souffrances de l’enfantement… Le sentiment de son impuissance le tortura. Il essaya de proférer les paroles consolatrices qui ne trompaient pas Josanne. Elle secouait la tête, et, lentement, elle répondait :

— Oui… peut-être… Tu as raison… Je ne m’affole pas, tu vois bien…

Mais, en parlant ainsi, elle ne détournait pas de Claude son regard sec, ardent, son regard qui vivait seul, dans son visage immobile.

Ce fut une longue, lente, affreuse nuit… Malgré les soins, les calmants, les applications de glace, la température du malade s’élevait. Et les crises se multipliaient : convulsions des membres tordus, appels suppliants, épouvantes du délire, et parfois, ce même cri plaintif, monotone et sinistre, qui ne ressemblait à aucun autre. En approchant la lumière, tamisée par un abat-jour de papier, Noël vit avec effroi, dans la petite figure rouge et brûlante, les yeux grands ouverts avec leurs pupilles noires inégalement dilatées… Et Josanne, serrant le poignet de Noël jusqu’à enfoncer ses ongles dans la chair, murmura :

— Tu as vu… tu as vu ses yeux ?…

Les heures sonnaient, une à une… Josanne et Noël, presque sans parler, observaient, soignaient l’enfant. Et Noël, par moments, s’étonnait d’avoir une contraction soudaine de la gorge, une chaleur humide aux paupières, lorsque la mère, attentive et muette, ne s’attendrissait pas.

Il ne disait pas : « Elle a du courage. » Il savait que ce courage n’était que le paroxysme du désespoir… L’extrême douleur avait paralysé la sensibilité de Josanne… Elle allait, venait, changeait les compresses de glace, épiait l’heure de la potion, et, quand la crise éclatait, elle se courbait toute sur le petit lit, couvrait Claude de ses bras, de sa poitrine, comme pour le reprendre en elle, dans son sein, dans ses entrailles… Pas une seule fois, elle ne prononça le mot qu’elle ne voulait pas entendre, qu’elle refoulait dans son esprit, le mot qui était encore pour elle quelque chose d’abstrait, un son vague et vain, qui ne représentait aucun fait réel ou probable, le mot qu’elle ne pouvait pas, qu’elle ne voulait pas associer dans sa pensée au nom chéri de son enfant…

Et pourtant elle sentait la menace… Elle l’avait sentie tout d’un coup, pendant que Noël et le médecin causaient dans la pièce voisine. Et, en regardant son petit, elle avait eu l’intuition que cette chose pouvait arriver, — cette chose qu’elle n’avait jamais redoutée et qui lui semblait possible pour les autres, — les autres mères, — mais pas pour elle !…

Alors, à cette minute-là, Josanne avait cru que le monde entier croulait autour d’elle, sur elle… Elle avait eu la sensation de l’écrasement accompli… Et, toute reployée, crispant ses doigts sur sa bouche, elle avait retenu le grand cri, qui lui montait des entrailles à la gorge, avec les houles de la douleur déchaînée… Mais tout de suite l’instinct défensif de la mère s’était éveillé.

« Je le sauverai… Je veux le sauver… Mon enfant, à moi, ne peut pas mourir… »

Et, dès lors, les conditions ordinaires de la vie avaient changé pour elle : elle n’avait plus éprouvé ni la faim, ni la fatigue, ni l’émotion, ni la conscience de sa souffrance : elle était entrée dans un cauchemar lucide, où elle agissait, comme une somnambule, sans hésitation, sans délibération, avec cette idée fixe et flamboyante dans les ténèbres de son âme, — que son fils, à elle, ne pouvait pas mourir.

Les crises moins violentes, s’espacèrent enfin, Claude parut s’assoupir, et Josanne, qui veillait depuis trois nuits, tomba dans le sommeil comme dans un gouffre. La tête renversée contre le dossier rigide du fauteuil, les bras abandonnés, son peignoir à peine croisé sur sa poitrine, elle ne sut pas qu’elle s’endormait. Noël lui mit un coussin sous la tête, une couverture sur les genoux, et il demeura, assis près d’elle, écoutant son souffle égal et le souffle précipite de Claude…

Le temps passa : autour de Noël, les choses changèrent de forme et de couleur ; une vapeur grisâtre baigna les coins obscurs de la chambre ; l’air sembla frissonner, ému par l’aube hivernale… Une raie bleue s’allongea entre les rideaux ; et la lampe, soudain pâlissante, comme touchée d’un souffle, palpita tragiquement, Noël l’éteignit…

La vie, dehors, s’éveillait, avec ses mille voix tristes, — pas lourds des ouvriers allant au travail, cris des marchands, fracas de roues et de ferrailles, claquement de fouets, piétinement des chevaux… La sirène d’un bateau prolongea sa plainte lugubre, déchirante, qui secoua les nerfs de Noël… Le petit jour blêmissait le visage endormi de Josanne. Pâle, avec des teintes cireuses sur le front, un cercle violacé sous les yeux, elle respirait si lentement que Noël, crispé par l’angoisse, faillit l’appeler tout haut pour l’éveiller…

Une main sur le fauteuil de Josanne, une main sur le lit de Claude, il contemplait ces deux êtres qui étaient devenus siens, qu’il ne séparait plus dans sa tendresse, et, bien que son cœur parlât plus fort pour la mère, ce cœur, naguère hostile, s’attendrissait pour l’enfant. Claude n’était plus l’énigme haïe qui hantait l’amant jaloux :

« Qui es-tu ? De quelle race es-tu ? Quel nom véritable devrais-tu porter ? Qu’as-tu gardé de ton père que ta mère reconnaît en toi, malgré elle ? Quelle heure de sa vie lui rappelles-tu ? — quelle heure de folie, de faiblesse et de volupté ?… »

L’effort quotidien de Noël avait éloigné l’obsession abominable.

Claude n’était plus que le fils de Josanne, et le frère aîné de cet autre fils de Josanne qui naîtrait un jour…

Cette pensée de l’enfant futur, passionnément désiré, et déjà conçu peut-être, cette douce et chère pensée fut douloureuse à Noël… Il revit le carrefour du Bois, la lune à travers les branches, les couples errants, les lumières d’Armenonville… Quel affreux mouvement de haine avait soulevé son âme, ce soir-là !… Il avait formé, confusément, un souhait abominable, — que la destinée ironique semblait exaucer !… Une terreur superstitieuse l’envahit, à ce souvenir… Il imagina les scènes sinistres de l’agonie et de la mort, et l’horrible douleur de Josanne ; il se vit, impuissant à lui épargner cette douleur, impuissant à la consoler… Et tout son amour révolté cria :

« Non !… Que cela ne soit pas !… Que Josanne soit épargnée ! Que l’enfant vive !… Je donnerais la moitié de ma vie pour le sauver. »


XXXVIII


La Tourette vint, vers huit heures, puis le docteur Blanchet. Il constata une amélioration très légère, et, toujours prudent, réserva son diagnostic…

— Tout se décidera la nuit prochaine…

Mademoiselle Bon arriva dans la matinée, et Noël put aller place des Vosges pour changer de vêtements. Il retrouva Josanne toujours anxieuse et plus abattue. Dès qu’ils furent seuls ensemble, elle éclata en sanglots.

— Ah ! Noël !… ne nous quitte pas une minute !… J’ai peur de tout, quand tu n’es plus là !… Claude et moi, nous n’avons que toi au monde !

Elle ne le remerciait pas de son dévouement… À quoi bon ? Pour elle et pour lui, ce mot et tous les mots qui expriment la gratitude n’avaient plus de sens… Josanne ne supposait pas que Noël pût souffrir moins qu’elle, bien qu’il souffrît autrement qu’elle… Elle l’associait à sa douleur comme à son espoir maternel.

Le soir, la fièvre redoubla. L’inégalité des pupilles, la rigidité de la nuque, les cris, le délire, tous les symptômes qu’avait annoncés le docteur reparurent, aggravés. Josanne si déprimée pendant le jour, retrouva son énergie farouche. Elle interdit la chambre de Claude à la Tourette dont elle ne supportait plus les pleurs et les lamentations. Elle voulait être seule, avec Noël.

— Tu m’aideras. Mais personne, personne, excepté toi, ne touchera mon enfant… Je ne veux pas qu’on me console ; je ne veux pas qu’on me plaigne. Je ne veux pas qu’on me regarde souffrir. Toi seulement…

Elle ne pleurait pas. Elle était, comme la nuit précédente, insensible et pétrifiée. Et Noël n’osait lui parler, lui enlever cette force incompréhensible qui s’accroissait avec le danger de l’enfant.

À minuit, ils attendaient le médecin. Josanne dit tout à coup :

— C’est inutile…

Noël demanda :

— Qu’est-ce qui est inutile ?

— C’est inutile que le docteur vienne, et tourmente le petit…

— Pourquoi ?

Elle haussa les épaules. D’un geste incertain, elle relevait ses cheveux ; et ses yeux sans larmes, où la pupille noire s’élargissait, où l’iris n’était plus qu’un fil bleuâtre, avaient quelque chose d’anormal, d’indéfinissable, comme les yeux des fous.

Elle murmura :

— Je sais… J’ai compris tout de suite… Nous ne le sauverons pas… Alors, je ne veux pas qu’on le touche, et qu’on le remue, ça lui fait du mal… Je veux qu’on le laisse tranquille… Et puis, pas de gens autour de nous, personne… Toi !

— Oui, moi seulement, Josanne, moi qui t’aime, et qui l’aime, ce pauvre mignon ; moi qui t’aiderai à le guérir, si tu m’écoutes bien, si tu es docile…

Il voulut la convaincre qu’elle devait se reposer, boire un cordial. Elle refusa, d’un ton qui n’admettait pas de réplique…

Parfois, elle recommençait le geste de relever ses cheveux, et elle regardait devant elle, avec ses yeux de folle. Et elle disait :

— Non, ce n’est pas possible… N’est-ce pas, Noël, ce n’est pas possible ?…

— Non, ma chérie, rassure-toi… Claude peut guérir. Le médecin ne désespère pas, et moi, j’ai confiance… Aie du courage… Et, dans ta douleur que je sens, que je partage, pense à ma tendresse qui vous enveloppe, Claude et toi ; pense à l’avenir qui te réserve des consolations…

Elle répondit, d’un air sombre :

— Rien ne me consolerait…

Alors, Noël se tut. Il ne pouvait rien pour cette femme, que « d’être là » et se taire, et de respecter son martyre, comme elle l’avait demandé…

Le docteur revint encore.

— Eh bien ? dit-il à Noël, dans le salon. Avez-vous préparé la mère…

— Elle a tout deviné, docteur…

— La pauvre femme ! Quelle épreuve !…

Ils rentrèrent dans la chambre. Josanne ne bougeait pas.

— J’ai fait tout ce que vous m’avez dit de faire, dit-elle. Ça n’a servi à rien… Maintenant, je ne veux pas que vous le tourmentiez. Je veux que vous lui donniez de la morphine, pour qu’il ne souffre pas… Et si vous pouviez me faire mourir, moi aussi, je serais bien heureuse…

— Est-ce que vous êtes folle, madame ? dit le docteur, un peu rudement. Vous vous démoralisez, et vous désespérez un homme qui vous aime, sans aucun profit pour notre malade… Allez-vous-en dans la pièce à côté avec monsieur Delysle… Vous me gênez beaucoup…

Josanne changea de ton :

— Je ne dirai plus rien, supplia-t-elle. Ne me renvoyez pas, docteur !… Je vous en prie !…

Le médecin interrogea Noël, et, tout en causant, il pressait, du bout des doigts, une place, entre la mâchoire et l’oreille de l’enfant, qui poussa un cri aigu.

Josanne s’élança.

— Attendez !… attendez !… reprit le docteur. Crie, mon petit, crie !… C’est bien ça !… J’aurais dû m’en douter, ce matin…

Il se tourna vers Noël :

— Monsieur, il faut demain, à la première heure, courir chez le docteur Simard, rue de Lille. Je vous donnerai une lettre pour lui, et vous le ramènerez. L’enfant a une otite suppurée… un abcès de l’oreille moyenne… qui provoque tous les symptômes de la méningite… Voyez-vous ce point précis, sous l’oreille ?… L’abcès est là… Le docteur Simard pratiquera une opération fort simple, mais urgente… Et j’ai le plus grand espoir que tout ira bien…

— Oh ! fit Josanne, mon petit Claude !…

Et elle se mit à pleurer…


Et ce fut l’aube encore. Noël et Josanne virent blanchir la fenêtre. Le jour apparut comme une délivrance, comme un espoir… L’enfant s’endormit. Josanne, soulagée par les larmes, serrait les mains de Noël…

— Mon pauvre ami ! Pardonne-moi ! Je n’ai pas eu pour toi une seule bonne parole ! Mais j’étais si malheureuse !… Ma tête se perdait… Je sais que tu ne m’en veux pas, mon chéri…

— Ma Josanne ! J’étais bien malheureux, moi aussi.

Elle dit doucement :

— Cela crée un lien de plus entre nous, d’avoir vécu ces heures ensemble…

— Oui, répondit-il, et un lien aussi entre Claude et moi… Je l’aimais, avant, mais je l’aimerai bien davantage, après avoir tremblé pour lui… Il m’appartient un peu, maintenant… Allons ! tu vas être bien courageuse. Je dois te quitter pour aller chez ce docteur Simard…

Quand il fut prêt, Noël descendit le sombre petit escalier. Dans la loge de la concierge, à l’entresol, une lampe brûlait, et l’odeur du chocolat se mêlait au relent du pétrole. La porte de la loge était entr’ouverte sur cette sorte de taudis où la portière, en camisole et en jupon, causait avec un jeune homme… Noël crut entendre le nom de madame Valentin et l’indication de l’étage… La concierge était retournée à son fourneau. Le jeune homme tira la porte derrière lui et croisa Noël au passage… Ils esquissèrent un salut, puis l’un monta, et l’autre continua de descendre…

« Où va-t-il ?… Chez Josanne ? se demanda Noël quand il fut sur le trottoir. À cette heure ?… C’est bien étrange !… J’ai dû me tromper… Il me semble, pourtant, que j’ai entendu le nom : « Madame Valentin… » C’est un voisin, peut-être, le peintre du second… Dans ces maisons à petits loyers, tous les locataires se connaissent un peu… Non, ce garçon n’avait pas la mine, ni la tenue d’un rapin… Ce doit être un aide envoyé par le docteur Blanchet… Mais c’est le chirurgien qui amène ses aides !… Après tout, qu’importe !… S’il est allé chez Josanne, je le saurai tout à l’heure… »

Il fit signe à un cocher. Mais, au moment de monter dans le fiacre, un désir lui vint, déraisonnable, invincible et torturant : retourner, voir, savoir !… Sa main chercha la clef dans sa poche… Il ouvrit les lèvres pour dire :

« Attendez-moi. Je reviens… »

Mais il se rappela le conseil du docteur : « À huit heures et demie, partez, et filez vite !… Je serai à neuf heures chez madame Valentin. Revenez avec Simard. Toute minute gagnée accroît les chances de salut… L’abcès pourrait s’ouvrir à l’intérieur, et alors… »

Noël jeta l’adresse au cocher, et sauta dans la voiture.


XXXIX


Noël parti, Josanne avait disposé sur une table les cuvettes, les linges, l’eau bouillie : la Tourette attendait, chez le pharmacien, les solutions et les pansements antiseptiques indiqués par le docteur. Demeurée seule, Josanne commença une toilette rapide. Tout en peignant ses beaux cheveux, elle regardait avec une joie encore anxieuse et une passionnée tendresse le petit garçon qui dormait. Blanchet l’avait prévenue que « ça serait bien fait et vite fait », le docteur Simard étant un opérateur très habile.

« Ah ! pensait-elle, je voudrais être plus vieille de huit jours et oublier ce vilain rêve… Mon pauvre mignon ! je ne savais pas combien je l’aimais !… Je vais le gâter horriblement, et Noël aussi le gâtera… Ce sera délicieux de le voir revivre ! mon Claude, mon petit cœur !… »

Elle l’embrassa. Une larme glissa de ses yeux sur la joue de Claude… « Mon petit cœur, je n’oserais plus dire que je regrette ta naissance. Cela nous porterait malheur !… Sois tranquille ! mon chéri, ta maman t’aime, et tu as aussi un grand ami très bon, très doux, qui t’aime aussi… Nous serons heureux… »

La sonnette tinta… La Tourette n’était pas rentrée…

« Est-ce le docteur Blanchet, déjà ?… Il a dû rencontrer Noël sur le trottoir… se dit Josanne. C’est peut-être le garçon du pharmacien… La Tourette est allée faire ses provisions, et elle bavarde dans toutes les boutiques… »

Elle acheva de nouer ses cheveux, enfonça deux longues épingles au hasard, et serra la cordelière de sa robe… La sonnette résonna encore, timidement.

Josanne ouvrit.

Tout d’abord, elle ne reconnut pas Maurice. Elle murmura.

— Monsieur ?…

Mais lui entra dans la salle à manger sombre, à peine meublée, et, Josanne, refermant la porte, machinalement, le suivit. Ils se trouvèrent face à face…

— Josanne !

— Vous !…

Comme il semblait ému ! Son visage était pâle, affreusement pâle, auprès du col d’astrakan de sa pelisse… Il tenait son chapeau à la main… Sa voix chevrotait un peu, basse et voilée…

— Josanne !… l’enfant ?… On m’a dit…

— Il a failli mourir ; il est sauvé…

— Vous êtes sûre…

— Oui, sûre, depuis une heure…

— Mon Dieu !…

Il ne songeait pas à justifier sa présence. Il demanda :

— Mais cette maladie, dont on a parlé à madame Grancher, ce n’était donc pas une simple grippe !… Expliquez-moi… Mais où est-il ?… Je veux le voir…

Josanne n’avait pu retenir la bonne nouvelle, la promesse de salut qu’elle eût criée au monde entier. Mais, tout à coup, elle prit conscience de la situation… Elle regarda Maurice… Lui, chez elle, lui !

Debout entre le jeune homme et la porte du salon, barrant le passage, elle répondit d’une voix qui ne tremblait pas.

— Voir Claude ?… Mais ce n’est pas possible !… Vous savez qu’il est hors de danger… ça suffit… Allez-vous-en, maintenant… Il le faut…

— Josanne !…

— N’insistez pas… Vous ne devez pas insister… Nous n’avons rien à nous dire… Votre place n’est pas ici…

Maurice eut un frémissement…

— Je comprends… Mais je ne suis pas venu pour vous, Josanne… Je respecte votre liberté… Je ne veux pas savoir si ce qu’on dit de vous, de… votre façon de vivre, est véritable ou non… Et pourtant !… il y a eu des médisances… des calomnies… oui, des calomnies… je n’ai pas pu n’en pas souffrir… Et… pour venir ici… il m’a fallu un certain courage… Mais je voulais voir l’enfant, notre enfant… Vous ne pouvez pas refuser…

Il élevait la voix et reprenait un peu d’assurance.

Josanne ne bougeait pas. Elle dit seulement :

— Je refuse… Je n’ai pas d’explications à vous donner… Vous n’avez aucun droit sur Claude… Laissez-moi, laissez-nous !…

— Vous m’aviez pardonné… Vous m’aviez promis…

— Ne me rappelez pas ça !… J’étais folle… Je ne savais pas à quoi je m’engageais… Ah ! je suis bien guérie, maintenant !… Je ne peux plus m’attendrir sur vous… Je suis délivrée de vous… Qu’est-ce que vous faites là ?… Allez-vous-en… Je vous le dis sans colère… sans haine… Entre nous, c’est fini, fini, fini…

— Entre nous, soit !… Mais Claude !… Je n’ai aucun droit légal sur lui, et même aucun droit moral… c’est entendu… Pourtant… il est mon fils… Ah ! si vous saviez !… Depuis quelques mois… j’ai tant songé à lui… Je n’aurai jamais, jamais d’autre enfant, Josanne !… Et malgré moi, j’ai eu la curiosité d’abord, et puis la hantise, de celui-là… Ça vous étonne ?… Vous me trouvez ridicule ?… Vous ne me croyez pas ?

— Si, je vous crois !… Pourquoi mentiriez-vous ?… Mais il est trop tard… Tout est changé… Prenez-en votre parti… Chacun aura eu sa part de souffrance… Nous sommes quittes… Je ne vous déteste pas : je ne vous souhaite aucun mal. Je désire même que vous soyez heureux… Seulement, il faut vous dire que nous sommes deux étrangers, deux inconnus… Mon Dieu ! Ne sentez-vous pas, rien qu’à me regarder, ne sentez-vous pas que je suis une autre femme ?… Moi, je vous vois, je vous entends, et je ne vous reconnais plus !… Allez-vous-en !… Que cela finisse !… On va venir… Je vous en prie…

Maurice balbutia :

— Soit ! je me retire, avec un grand chagrin, et sans comprendre… nous ne nous verrons plus… Adieu, Josanne…

Il ouvrit la porte…

— Adieu.

La porte se referma.

Josanne se rassit au chevet de Claude… Elle avait un tremblement nerveux de tout le corps ; le sol manquait sous ses pieds… Elle pensa :

« Noël !… Noël !… S’il avait trouvé cet homme, ici !… Et quand il saura, tout à l’heure… car il saura… Je lui dirai tout… Oh ! qu’il me comprenne, qu’il sente que l’autre n’est rien pour moi, rien… »

Elle répétait tout haut :

— Rien !… rien !…

L’image récente de Maurice était devant ses yeux, si différente de l’image qui était restée dans sa mémoire et que le travail du souvenir avait transformée, embellie parfois, et parée d’un charme troublant… l’amant de sa jeunesse, le père de Claude, c’était donc cet homme qu’elle avait senti tout à l’heure, si lointain, si détaché ?… Non, elle ne le détestait pas… Elle n’éprouvait pour lui aucun sentiment… Il était comme s’il n’était pas…

Elle prit la petite main de son fils, qui traînait sur la couverture, et elle la baisa, doucement, doucement.

— Madame ! dit la Tourette, v’là m’sieur le docteur Blanchet qui arrive… et puis, y a en bas une voiture, où qu’est monsieur Delysle avec les autres médecins…


Pendant les préparatifs de l’opération et l’opération même, et l’heure qui suivit, Josanne ne pensa qu’à son fils. On l’avait consignée dans le salon, avec Noël. À peine échangèrent-ils quelques paroles.

Mais l’opération terminée, les médecins partis, tandis que l’infirmière veillait sur le repos du petit Claude, et que, dans le logis bouleversé, les choses reprenaient, comme par miracle, leur aspect et leur ordre coutumiers, Josanne, délivrée de ses terreurs maternelles, redevint femme, et amante… Les sources de la joie se rouvraient en elle.

Elle ne redouta point une conversation qui, peut-être, troublerait péniblement Noël… Puisqu’ils avaient, l’un et l’autre, bâti leur amour sur les fondements inébranlables de la confiance et de la sincérité, ils devaient être prêts, à tout moment, à dire tout, et à tout entendre. Plus n’était besoin, entre eux, de préliminaires, de détours et de précautions…

Alors, Josanne, serrant les mains de Noël dans les siennes, raconta simplement la visite de Maurice. Et, comme elle parlait, le visage du jeune homme reflétait des sentiments divers et contradictoires, inquiétude, impatience, joie hésitante devant un bonheur imprévu et longtemps désiré…

— Et c’est tout ? demanda-t-il.

— C’est tout.

— Il est parti, « sans comprendre » !… Et toi, toi, Josanne, n’as-tu pas, au fond de ton cœur, un peu de compassion, un peu de mélancolie ?…

— Non…, rien… Il me semble, à cette minute même, que je te rapporte l’histoire d’un autre homme et d’une autre femme… Une histoire qu’on m’aurait contée il y a longtemps… Et cet homme, cette femme, ce n’est pas lui, et ce n’est pas moi… J’avais moins d’irritation que de gêne, et cela me paraissait extraordinaire, invraisemblable, que cet homme fût là !

Le soleil fondait les gouttelettes irisées contre les vitres. L’indienne du rideau, pénétrée de jour, étalait les bleus vifs et les verts frais de ses floraisons chimériques. Un tramway passa en grinçant, et les piécettes nacrées des « monnaies du pape » se dispersèrent autour du petit vase jaune…

Ce bruit, ces choses éparses, la lumière pure, un livre ouvert sur la table, ressuscitaient dans l’esprit de Noël des images lointaines… Il revoyait un crépuscule printanier, les gestes de Josanne, drapant le rideau ou tenant la statuette… Il se revoyait lui-même, maniant le volume relié en maroquin bleu… Ce jour-là, son amitié amoureuse s’était heurtée au passé ! Et, depuis, quelle lutte sourde, incessante et furieuse !…

Et maintenant, après le dernier assaut et le dernier choc, le passé n’était plus que cendre et poussière.

Comme naguère, dans le jardin de Cernay, Noël prit entre ses mains la tête chérie de Josanne… Il s’enivra de baiser le beau front intelligent où la pensée se formait, pareille à sa pensée ; les yeux fidèles qui reflétaient ses yeux dans leurs miroirs sombres ; les lèvres dociles à ses lèvres et qui ne mentiraient jamais… Il voulut parler, mettre toute sa foi, toute sa tendresse, toute sa ferveur dans un mot, et il ne put que murmurer :

— Ma chère femme…

La victoire restait à l’amour qui n’avait pas faibli, qui n’avait pas désespéré, — à l’amour fort comme la vie.

Paris, 1904-1905.


FIN


COULOMMIERS
Imprimerie Paul BRODARD.



TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)