Calmann-Lévy, éditeur (p. 27-36).


IV


Le fiacre laissa Josanne au coin de la rue Lhomond et de la rue Amyot.

Elle monta, d’une haleine, les cinq étages de la maison et s’arrêta sur le palier, étouffant de fatigue et d’angoisse, l’oreille tendue aux moindres bruits. Derrière la porte à un seul battant, une voix furieuse éclata :

— Fichez-moi la paix, vieille folle !

— Mon Dieu ! soupira Josanne, Pierre se dispute avec Maria… Il n’a pas dîné !… Quelle scène, tout à l’heure !…

Tremblante, elle mit la clé dans la serrure, ouvrit doucement.

— Voilà madame, dit une autre voix, vous vous arrangerez avec elle… Moi, j’sais rien. J’ai rien vu…

La femme de ménage parut dans l’étroit vestibule, que le gaz, baissé par économie, éclairait mal. Son corps massif barrait l’entrée de la cuisine ; elle secouait sa tête indignée au chignon noir et gris.

— Qu’y a-t-il, Maria ? fit Josanne.

— C’est m’sieur qui réclame après son éther… Il crie depuis une heure… Il a pas voulu manger c’te potage américain… c’te résidu de bouillon qui coûte si cher !… Et puis il a dit que l’œuf était pas frais… Un œuf que j’vas chercher à la vacherie de la rue de la Clef, où que je le prends, pour dire, sous la poule !… Après ça, il m’a demandé son éther, vu qu’il avait des crampes d’estomac… J’ai point trouvé la clé de la boîte à pharmacie… Alors il m’a agonisée de sottises… Il dit que j’ai caché la clé, exprès… Comme si j’étais une personne à faire des malices à mes patrons !…

— Mais le petit, Maria, a-t-il dîné ?

— L’gosse est au lit… Il dort… Faut que j’m’en aille… Quoi qu’il dirait, mon borgeois ?

Maria Touret, dite la Tourette, dénoua les cordons de son tablier bleu.

— La soupe de madame est au chaud, et le ragoût-z-aussi… J’ai porté le linge à couler… Bonsoir, madame.

— Bonsoir, Maria…

La femme de ménage regarda Josanne avec pitié. Elle n’avait pas servi chez des princes… Elle était native de la rue Mouffetard et elle manquait de manières. Mais c’était une brave créature, attachée aux Valentin, et qui admirait madame, tout en plaignant monsieur.

Josanne, débarrassée de son chapeau et de sa jaquette, passa dans la salle à manger, vide, éclairée par la suspension, puis dans la chambre mi-obscure, où l’on entendait le petit souffle de l’enfant.

— Ah ! te voilà ! dit Pierre.

Couché sur le lit, il ne bougeait pas. Elle balbutiait :

— Je suis très en retard… Pardonne-moi… J’ai… On m’a retenue… Alors, j’ai pensé que Maria…

— J’ai failli la flanquer à la porte, Maria !… Sale, bavarde et paresseuse !… Tu l’as bien choisie !… Mais tu ne m’écoutes jamais… Je n’ai aucune autorité chez moi… Ma femme me donnera toujours tort, même contre la servante !… Évidemment, je ne suis bon à rien, donc je n’ai rien à dire…

— Oh ! Pierre ! tu sais bien…

— J’embête tout le monde… Je suis une charge pour toi…

— Pierre, tu n’as pas le droit de parler ainsi !… Tu es malade : je te soigne le mieux que je peux, et pas seulement par devoir… par affection… Ai-je l’air de te reprocher…

— Non, tu n’as pas l’air, mais au fond… Quoi ? tu vas pleurer… Voilà les femmes !… Tu ferais mieux de chercher la clé que Maria a perdue…

— Quelle clé ?

— La clé de la boîte à pharmacie…

— Mais…

— Quoi, mais ! Ah ! je comprends… Tu l’as cachée… Tu ne veux pas que je prenne mon éther, qui me soulage… qui m’endort… Dis la vérité : tu l’as cachée, cette clé…

— Oui, je l’ai cachée. Le médecin m’a dit…

— Je me f… du médecin. La clé !

— Je t’en supplie, mon Pierre… sois raisonnable !… Voudrais-je te faire du mal !… Recouche-toi !… calme-toi…

— Vas-tu me donner la clé, sacré tonnerre !

La lumière de la suspension, par la porte entr’ouverte, éclairait un peu la chambre, le chevet du lit sans rideaux, la forme maigre, aux grands bras, de l’homme irrité…

— Chut ! tu vas réveiller l’enfant ! dit Josanne, effrayée.

Elle ouvrit l’armoire, prit une clé derrière une pile de linge.

— Voilà… Fais ce que tu veux… Je ne serai pas responsable…

— Oui, s’il m’arrive malheur, tu t’en laves les mains !… Grand merci !…

Elle ne protesta pas. Depuis longtemps, elle subissait des scènes pareilles, qui se terminaient toujours de la même façon ! Après des cris, des violences, des menaces de « se f… par la fenêtre », Pierre s’apaisait, s’attendrissait, implorait le pardon de sa femme… Il criait qu’il lui devait tout, qu’elle était un ange, et lui une brute, qu’il l’adorait, qu’il ne pouvait se passer d’elle, mais qu’il ne lui serait pas à charge longtemps… il rappelait leurs fiançailles, le début de leur mariage… Quelquefois l’émotion de ces souvenirs gagnait la jeune femme… Et elle laissait dans chacune de ces crises un peu de cette énergie qui lui était si nécessaire… Pierre l’affolait, la détraquait…

Il avait eu, toujours, un caractère instable, inquiet, avec la crainte de maux imaginaires et la terreur de la mort… Sans cesse il modifiait son régime, refusant le lait, suspectant la qualité des aliments… Le boucher, l’épicier et la crémière étaient des malfaiteurs publics !… Le pharmacien méritait le bagne !… Le médecin n’était qu’un âne… Quant à la Tourette, complice des fournisseurs déshonnêtes, elle priait le bon Dieu pour que monsieur crevât !…

Tous les matins, Valentin se regardait dans la glace :

— Ah ! je suis frais ! disait-il parfois. Et cet imbécile de docteur qui me soigne pour une gastro-entérite !… Il ne voit donc pas que je suis jaune !… Regarde, Josanne, n’est-ce pas que je suis jaune ?… Non ?… J’étais sûr que tu dirais non… J’ai le teint jaune paille, oui, parfaitement !… Et cela signifie que j’ai un cancer…

Un autre jour, il avait une embolie, ou une néphrite, ou une maladie de la moelle… Il se voyait paralytique, dans un fauteuil roulant… Perpétuellement occupé de ses maux, il se plaignait de n’être pas assez plaint. L’inaction forcée, dans la gêne croissante, lui était doublement douloureuse. Il supportait mal que sa femme travaillât, que sa vieille tante de Chartres, mademoiselle Miracle, se dépouillât pour les aider… Et, en même temps, il exigeait des médicaments rares et coûteux, une nourriture délicate, des soins assidus, et, menaçant Josanne de se tuer pour la délivrer de sa présence, il obtenait d’elle tout ce qu’il voulait, le possible et l’impossible…

Elle était sans force contre ce chantage sentimental qui s’exerçait jusque dans les crises de passion physique, lorsque Pierre, après une longue indifférence, s’avisait d’être amoureux et jaloux… Dans les bras de cet homme qu’elle avait aimé d’amour, qu’elle aimait encore d’une tendresse quasi maternelle, Josanne éprouvait une répulsion invincible, une révolte de tous ses sens. Son corps, frais et pur, exécrait le corps malade… Mais, pitoyable au chagrin de Pierre, elle ne savait pas, elle ne pouvait pas se refuser !… Après les affreuses nuits, son désir s’en allait, irrésistible, vers Maurice, et elle se croyait, non pas avilie, mais lavée, par des caresses saines et franches, par une volupté qui, pour les deux amants, était de l’amour…

Pourtant elle revenait à son mari ; elle tenait à lui comme à une partie d’elle-même, — un être en qui sa propre vie se prolongeait par la longue habitude commune. — Souffrant et malheureux, il n’avait qu’elle : elle ne l’abandonnerait jamais…


Étendu sur le lit, Pierre gardait le flacon débouché sous ses narines. L’odeur de l’éther se répandait, écœurant Josanne… Elle murmura :

— Assez, Pierre !… Tu seras plus mal, après…

Il se plaignit d’une douleur qui le pinçait à la nuque, d’un frémissement dans la colonne vertébrale…

— Mes pieds et mes mains sont glacés… Touche !… Oh ! oui, frictionne-moi, comme ça… Encore !… Mon sang ne circule pas… J’ai les muscles de la figure figés…

Elle frottait, massait fortement les mains de son mari. Il gémissait, par intervalles :

— Là… là… Tu ne sais pas bien… Donne-moi la boule d’eau chaude…

Elle courut à la cuisine, alluma le gaz, fit chauffer l’eau… Pierre se calmait peu à peu. Il s’informa du journal, de madame Foucart, la directrice, de mademoiselle Bon, de la petite soiriste Flory, une farceuse !… Il s’aperçut tout à coup que sa femme défaillait de lassitude et de faim.

— Mais tu n’as pas mangé, ma pauvre amie !… Va dîner, vite ! Maria t’a gardé ta part.

Josanne mangea, en cinq minutes, un reste de soupe et de ragoût, un fruit, une cuillerée de confiture. Puis elle mit un tablier sur sa robe noire, enleva le couvert, balaya les miettes tombées autour de la table… Elle accomplissait ces humbles besognes comme des devoirs ennuyeux, mais nécessaires, et qui ne l’abaissaient pas… La pauvreté, qu’elle avait connue, aimable et gaie, chez ses parents, qu’elle retrouvait, morne et terrible, dans son ménage, n’avait pas détendu les ressorts de son caractère… Josanne lui devait un accroissement d’orgueil et de volonté, la conscience de son énergie, toujours plus de patience et toujours plus de courage…

Quand la salle à manger fut en ordre, elle éteignit la lampe de la suspension, alluma une autre petite lampe, et rentra dans la chambre, où Pierre l’appelait.

— Josanne, viens-tu ?… Il est neuf heures et demie…

— Je le sais…

— Tu te couches ?

— Non : je dois travailler ce soir… J’ai la « Petite Correspondance » à finir, et la « Chronique de la Mode ».

— Laisse donc ça… Tu te lèveras demain de bonne heure.

— Non ! non !… J’ai autre chose à faire demain matin. Je ne veux pas mettre le journal en retard… il y a du grabuge, là-bas !… Foucart et sa femme sont inquiets… Ils redoutent la concurrence, les nouveaux magazines : FeminaLa Vie heureuse… Foucart a dit : « Nous les enfoncerons… Oui, nous ferons un trust… » Mais des collaborateurs sont partis, des abonnés se sont désabonnés… Si tu voyais la rage de Foucart !… Quelle boîte !… Dire qu’on est bien content de trouver ça !…

Elle ôta sa jupe et sa blouse, dégrafa son corset.

— Où est mon peignoir ?… Tiens, sur le pied du lit, depuis ce matin !… Vraiment, la Tourette n’a pas d’ordre…

— Bah ! dit Pierre, c’est une brave femme, après tout !…

Soulevé sur le coude, il regardait Josanne. La lumière, tamisée par un abat-jour de papier rose, l’enveloppait toute d’un chaud reflet… Droite, un peu cambrée, elle rattachait en arrière l’agrafe du jupon noir qui collait à ses hanches et s’évasait autour de ses chevilles. Et préoccupée de son travail, du journal, de l’humeur des Foucart, elle ne s’apercevait pas que son geste faisait saillir sa gorge ferme sous la mince chemise, et que l’épaulette de ruban mauve glissait…

Elle s’animait en parlant ; les yeux bleu d’ardoise se veloutaient de l’ombre des cils ; les dents parfaites brillaient… Elle leva ses bras nus pour assurer une épingle dans son chignon, puis elle se pencha pour atteindre son peignoir de molleton rouge. Pierre lui saisit le poignet, au vol :

— Écoute, Josanne…

— Quoi !… Tu n’es pas bien ?…

— Mais si, très bien… Écoute !

Il s’assit au bord du lit. L’étincelle du désir passa dans ses yeux gris… Sa face creuse, sabrée de rides verticales, s’illumina d’un sourire. Ses cheveux lisses collaient à ses tempes… Sa moustache avait une odeur d’éther.

— Laisse-moi, Pierre ! murmurait Josanne, d’une voix qui suppliait et qui avait peur. Le médecin…

— Ne pense donc pas au médecin ! Je vais mieux. Et tu es si jolie, comme ça, avec tes grands yeux, tes bras blancs…

Il l’étreignait, roulant sa tête sur la douce poitrine nue, et le parfum de la femme l’affolait.

Mais Josanne, ce soir-là, ne dominait pas sa répugnance. Elle se raidissait… Pierre la repoussa :

— Je te dégoûte donc !… Parce que je suis malade ?… parce que je suis laid ?… Tu ne me pardonnes pas ça, d’être malade et laid !… Tu as raison. L’amour, ça ne me va plus ! Je suis grotesque… Oh ! rassure-toi ! Je ne te violerai point…

Il pleura de rage.

— La seule joie qui me reste, tu me la refuses !… Va ! je n’invoquerai pas mes droits de mari… Je te voulais comme autrefois, quand tu m’aimais… Ah ! tu seras bientôt libre ! Je ne t’importunerai plus… Je mourrai. J’irai pourrir dans un coin et tu prendras un autre mari… ou un amant… un jeune, qui ne te dégoûtera pas…

Elle cria, désespérée :

— Tais-toi ! tais-toi !… C’est abominable de me parler ainsi… Je ne veux pas que tu meures… Je ne veux pas…

— Josanne !

Il la couvrit de caresses violentes, qu’elle subissait en gémissant, les yeux fermés, les lèvres serrées…

Longtemps elle demeura muette, la nausée aux lèvres, près de cet homme qui s’endormait… Puis elle mit son peignoir, emporta la lampe dans le salon. La table était chargée de livres, de journaux et de lettres : — des lettres d’abonnées qui demandaient des conseils pour rajeunir leurs toilettes et leurs figures.

Josanne, assise à sa table, écrivit :

LES MODES DE PRINTEMPS

« Les draps bourrus, les gros lainages mouchetés qui composèrent nos costumes d’hiver sont remplacés par la serge fine. L’alpaga uni ou « fantaisie » va triompher… »

Le porte-plume glissa de ses doigts. Ses larmes chaudes tombèrent sur la page blanche. Sa poitrine sembla se rompre dans un sanglot :

Quelle vie, mon Dieu ! quelle vie !…