Calmann-Lévy, éditeur (p. 37-47).


V


Il n’était pas quatre heures de l’après-midi. Monsieur Isidore Foucart et madame Madeleine Foucart, fondateurs-directeurs du Monde féminin, madame Lagny, secrétaire de la rédaction, les reporters et les reporteresses, les dessinateurs et les photographes, les courtiers de publicité, les fournisseurs, tous ces gens d’inégale importance qui, de cinq heures à sept heures, dans l’éclat des lampes électriques, le crépitement du téléphone, le brouhaha des conversations, entraient, sortaient, parlaient, écrivaient, et composaient le « plus grand magazine du monde ». — et les quatre ou cinq revues secondaires qui le complétaient. — tous étaient encore à leurs plaisirs ou à leurs affaires.

Dans le vaste appartement de la rue Saint-Honoré, il n’y avait guère que le caissier, les employés d’administration, peut-être mademoiselle Bon. — qui dirigeait la petite revue l’Assistance féminine, — et Josanne Valentin.

La secrétaire de la rédaction était une personne très distinguée, très mondaine, amie particulière des Foucart. Depuis quelques mois, elle soignait une élégante neurasthénie, et Josanne la remplaçait, — car Josanne, n’ayant pas d’attributions bien définies, était l’employée à tout faire qui passe de l’administration à la rédaction, de la rédaction au service des primes, du service des primes à la correspondance… Et, comme elle avait l’esprit souple, elle réussissait à peu près partout.

Le petit bureau qu’elle occupait gardait quelques traces du passage de mademoiselle Flory, qui l’avait occupé naguère, avant de se consacrer à la « Soirée parisienne », aux comptes rendus des grandes réunions sportives, et au bonheur d’un M. Dupont. Une grosse toile bleu de lin, à frise blanche, couvrait les murs ; il y avait une bibliothèque et une table laquées de gris un vaste cartonnier tendu de cretonne comme ceux où l’on met les gants et les voilettes. Des photographies, des affiches étaient fixées à la tenture par des punaises ; des articles découpés, barrés de crayonnages bleus, débordaient la table, jonchaient le tapis. Entre l’encrier et le pot à colle, une branche de mimosa, élancée hors d’un cristal glauque, égrenait ses boules légères, toutes duveteuses de pollen doré.

Le soleil de mars, tiède et pâlot, touchait obliquement le store de toile écrue. On entendait le roulement des voitures, le tac tac d’une machine à écrire, derrière le mur. Dans l’antichambre, les grooms causaient à haute voix, et riaient, sans vergogne.

Josanne travaillait. Sa blouse de soie groseille, son col empesé, pâlissaient son joli visage… Joli ?… Qui sait ?… Un visage de moderne Parisienne, au petit nez frémissant, aux grands yeux, au front bombé sous la volute basse des cheveux sombres, — une figure comme Helleu les dessine, d’un crayon si vif et si libre, en trois tons de blanc, rouge et noir… On ne voyait pas les traits de Josanne : on voyait le sourire à fleur de lèvres, et le battement des cils, et la fossette du menton et l’enroulement soyeux du haut chignon romantique…

Elle posa sa plume, bâilla, regarda l’heure… La besogne banale l’ennuyait. Elle pensa à son mari qui, depuis quelques jours, était plus malade, à la note du pharmacien, au menaçant terme d’avril… Elle pensa que Maurice, à Bordeaux, l’oubliait. Deux lettres, en quinze jours !… Et la tristesse de vivre l’accabla.

Elle regarda le calendrier accroché dans un coin : « 21 mars »… Le printemps commençait… Elle se sentit plus triste encore. Elle n’aimait plus le printemps.

Comme elle se penchait pour ramasser une lettre, la soie trop mûre de sa blouse craqua. Elle se redressa, consternée, chercha l’accroc. C’était la couture de la manche qui avait cédé. Il faudrait donc acheter une autre blouse ? Celle-ci avait fait son temps… Josanne songea d’abord à réparer l’accident. Elle ferma la porte au verrou, prit du fil et une aiguille dans le tiroir de sa table, et, la blouse enlevée, elle examina la malencontreuse déchirure… Oui, cela pouvait s’arranger… Acheter une autre blouse avant la fin du mois, c’eût été une folie. Pourtant Josanne avait des larmes dans les yeux. Elle avait beau être raisonnable, elle était femme, elle était coquette, et ça l’ennuyait d’être moins bien habillée que les camarades… Sa pauvre blouse groseille !… Quelle différence avec les délicieux corsages de Flory !… Josanne soupira ; puis elle pensa aux chroniques qu’elle rédigeait, à la tête que feraient ses lectrices si elles pouvaient l’apercevoir, raccommodant sa blouse dans les somptueux bureaux du Monde féminin, et elle se mit à rire, toute seule, consolée par la drôlerie de la situation.

Rhabillée, elle revint à son travail. Elle rédigeait les quelques lignes de légende qui devaient accompagner les illustrations d’un article… L’heure passa. Bientôt les pas, les voix, la rumeur coutumière emplirent l’antichambre et les bureaux voisins. Toutes les cinq minutes, quelqu’un frappait. Les rédactrices, les dessinateurs, ne trouvant personne, relançaient madame Valentin :

— Eh bien, madame ?… J’attends mes épreuves.

— Ma nouvelle ?… Quand passera-t-elle donc ?

— Monsieur Foucart a-t-il vu mon dessin ?

Josanne répondait brièvement :

— Vous êtes « en pages ».

Ou bien :

— Je ne sais pas… Le numéro d’après-demain est sur le marbre… Votre nouvelle passera dans le prochain.

— Mais, madame !…

— Adressez-vous à monsieur Foucart. Il est arrivé. Je l’entends.

La voix nasale de M. Foucart résonnait à travers les cloisons, portant la terreur dans l’âme des rédactrices, des employés et des grooms. M. Foucart exécutait une malheureuse :

— Le dessin de modes et l’art, ça n’a pas le moindre rapport, mademoiselle… Il faut qu’on voie tout, tout, absolument tout, les petits plis de la jupe et les fleurs de la broderie… Et pas d’ombres, ou presque pas !… Allongez-moi la bonne femme, les jambes, la taille, hardiment !… La tête petite, le ventre plus rentré… Quoi ? quoi ?… Le document photographique ?… Eh bien, c’est un document, pas autre chose ! Ne copiez pas, inspirez-vous ?… Allongez, allongez la bonne femme… Savez-vous qu’Héderger, le grand photographe, fait poser ses modèles debout sur un petit banc ? La robe traînante cache les pieds du banc… Hein ? quoi ? vous dites que ça n’est pas « nature » ?… Et après ?… Le dessin de modes et la nature, mademoiselle, ça n’a pas le moindre rapport…

Le trille exaspérant du téléphone retentissait :

— Mademoiselle Flory !

— Monsieur Bersier !…

— Madame Valentin !…

Josanne accourait. Le récepteur passait de main en main…

— Allô !… allô !…

Une dame, engoncée dans ses zibelines, arrêtait Josanne, la forçait à quitter l’appareil.

— Madame, j’attends depuis une heure… Je veux voir madame Foucart…

— Mais, madame, adressez-vous…

— Je viens pour une réclamation… Je n’ai pas reçu la prime…

— Madame, ce n’est pas moi qui…

— Je veux qu’on me rembourse mon abonnement… Je m’abonnerai à la Vie heureuse qui vient de paraître, ou à Femina

— Madame, je vous conseille d’écrire à monsieur Foucart…

Preste, Josanne esquivait la dame, qui se précipitait sur le petit Bersier, un tout jeune rédacteur frais comme la rose et rasé à l’anglaise. D’un air très grave, il écoutait les doléances de la plaignante, qui réclamait un éventail de sept francs soixante-quinze, offert en prime aux abonnées d’un an.

Par le téléphone, un photographe déclarait :

— C’est vous, madame Valentin ?… Je suis allé chez mademoiselle Brémond. Elle m’a prêté la photographie… où elle est représentée, à l’âge de dix mois, sur les genoux de sa mère… C’est pour votre série des « Grandes actrices en bas âge »…

— Eh bien, faites un cliché tout de suite. Vous savez que nous donnons, en même temps, dans le prochain numéro, un article spécial sur les débuts et la carrière de mademoiselle Brémond… Vous l’avez photographiée chez elle, dehors, au théâtre, en automobile ?…

— Je n’ai pas pu…

— Comment ?

— Cette photographie qu’elle m’a remise est indécente… Mademoiselle Brémond, sur les genoux de sa mère, est toute nue, et… l’on voit…

— Quoi ?

— Tout !

— À dix mois, ça n’a pas d’importance…

— Je vous assure qu’on la reconnaît…

— On reconnaît quoi ?

— Tout !… Et elle me proposait une autre photographie « récente », en travesti, dans la même pose, pour la « comparaison » ! Et elle se tordait…

— Brémond a des plaisanteries bien délicates !

— Je lui ai dit que le Monde féminin pénètre dans les familles et qu’il doit ménager la pudeur de ses abonnées…

— Alors !

— Elle m’a dit : « Vous m’embêtez ! Vous n’aurez pas ma fiole… »

— Et Bersier qui fait un article où il vante l’excellente éducation de la spirituelle divette !…

— J’ai insisté… Elle a crié : « Rien ! rien ! vous n’aurez rien !… Fichez le camp ! »

— Et vous avez…

— Pas tout de suite !… J’ai taché de lui faire comprendre… Je lui ai dit… Allô !… Allô !…

— Allô !… Eh bien ?…

— Elle m’a répondu…

Le mot se perdait dans un grésillement de friture. Josanne riait…

— Je vais consulter madame Foucart…

Elle tendait le récepteur à Bersier…

— Où est la dame à la prime ?

— Le crampon ?… Je l’ai dirigée sur notre éminent secrétaire d’administration… Qu’est-ce que vous racontiez dans le téléphone ?… Vous riez… Ça vous va bien ! Pourquoi ne riez-vous pas toujours ?

— Parce que la vie n’est pas gaie…

— Quand vous riez, vous êtes jolie… Allô ! allô !… Oui, c’est moi, Bersier…

Josanne frappait à la porte de Madeleine Foucart.

— Quoi ?… Que voulez-vous ? C’est exaspérant…

— Madame…

La directrice, assise dans un fauteuil anglais, derrière un bureau anglais, leva sa tête aux cheveux d’un roux foncé, aux yeux durs, aux lèvres molles. C’était une femme de quarante-cinq ans, un peu trop grasse, désirable encore et qui « se défendait ».

Sortie on ne savait d’où, enrichie on savait comment, elle avait fait de tout : des livres, de la peinture, une exploration au Spitzberg, du reportage à l’américaine. Elle avait dirigé un théâtre, fondé des œuvres charitables, ouvert des souscriptions pour des sinistrés — et, vers la quarantaine, elle s’était jetée dans le féminisme comme d’autres se jettent dans la dévotion.

Mariée avec Isidore Foucart, elle avait créé un journal de modes, la Parisienne, puis une petite revue, l’Assistance féminine, et deux ans plus tard, le Monde féminin, « le plus grand magazine de l’Univers ». Habilement, elle avait spéculé sur la curiosité des snobs et la vanité des gens célèbres. Les rédacteurs vantaient les bébés et les toutous, la charité élégante et les prouesses sportives, les vertus domestiques des reines, la modestie des poétesses, les mariages des comédiens. Dans le Monde féminin, toutes les femmes étaient jolies ; presque toutes étaient vertueuses ; tous les hommes étaient « talentueux » ; les plus rosses avaient des « âmes d’enfants ». Hommes et femmes, ils étaient tous riches ; ils exhibaient, dans des « intérieurs » suaves, des costumes du grand tailleur ou du grand couturier. Et leurs effigies, leurs biographies, tant de réclame et tant de gloire, allaient troubler le cœur des petites abonnées provinciales, Bovarys de Limoges ou de Quimper-Corentin.

Le succès était venu… Madeleine Foucart, qui recevait à dîner des hommes politiques, espérait le ruban rouge… Un peu avant le 1er  janvier, un peu avant le 14 juillet, des journalistes annonçaient, bruyamment, la promotion certaine de la « plus jolie femme de Paris » dans l’ordre national de la Légion d’honneur. Mais les ministres, au dernier moment, étaient lâches…

« La plus jolie femme de Paris », qui était aussi l’ « ange de la charité » et la « grande féministe », posa son porte-plume d’écaille et d’or. Et, durement :

— J’ai défendu qu’on me dérange… Allons, parlez, et faites vite !…

Elle n’aimait pas cette Josanne, pauvre, médiocrement habillée et très orgueilleuse. Elle n’aimait que madame Lagny, mademoiselle Flory, et quelques rédactrices intermittentes et flagorneuses. La grande féministe avait sa cour.

Josanne expliqua l’étrange fantaisie de mademoiselle Brémond.

La directrice prit le téléphone sur son bureau :

— Isidore, venez, je vous prie…

M. Isidore Foucart parut bientôt. Un bel homme aux yeux noirs, à la fine moustache rousse, l’air d’un Bel-Ami arrivé, enrichi, rangé… Il salua Josanne d’un signe de tête.

Il était familier avec elle, comme avec toutes les femmes, ayant gardé les manières de sa jeunesse, — de ce temps heureux où il était secrétaire des Bouffes ! — Mais sa familiarité n’était pas insolente. Il estimait Josanne, parce qu’elle était intelligente, courageuse, exacte et fière : — une employée modèle, et une « brave femme ». — Il se plaisait à raconter que cette « jolie petite » était sage, fidèle à son moribond de mari : « Hein ! disait-il, c’est épatant qu’il y ait encore des femmes comme ça !… » Et il se demandait toujours « si ça durerait… »

Souriant, la main dans la poche de son gilet, il considérait cette femme-phénomène, et il pensait : « Tiens ! elle a encore maigri… C’est dommage qu’elle s’esquinte pour ce chimiste qui ne veut pas mourir… »

Sa femme lui expliqua l’aventure du photographe et de mademoiselle Brémond. Calme, il répondit :

— Je verrai Brémond. Quant au photographe… Qui m’a fichu un pareil idiot !… Depuis le temps qu’il fait son métier, il devrait savoir manier les femmes.

— Tout de même, il y a un trou dans le numéro de dimanche… Et nous n’avons plus le temps de préparer les photographies de Madame Vernol chez elle

— Faites passer une nouvelle…

— Il faudrait des coupures…

Foucart tirait sa moustache cuivrée.

— Dites donc… vous… ma petite Valentin… vous avez de la bibliographie toute prête…

— Mais non, monsieur !… Les notices bibliographiques sont pour le 5 avril…

— Elles passeront le 25 mars, voilà tout.

— Mais… je n’ai pas fini…

— Bah ! vous ajouterez n’importe quoi. Vous démarquerez les « Prières d’insérer » des libraires…

Il avisa un livre sur la table de sa femme :

— Tenez, feuilletez ça… Écrivez quelques lignes un peu aimables pour l’auteur. C’est un de mes amis… Il sera enchanté…

La Travailleuse ! s’écria Josanne en prenant le livre. Mais je le connais, ce livre… Je l’ai lu… Je l’ai même acheté…

— Fichtre ! vous achetez des livres, vous !… Je le dirai à Delysle quand il reviendra d’Italie…

Il se tourna vers Madeleine :

— Vous vous rappelez Noël Delysle ? Je l’ai un peu connu à l’École de droit… Et nous avons dîné avec lui, je ne sais où… au Ministère des colonies, peut-être… Un grand, brun, froid comme un Anglais… Il revenait du Canada… Il a eu plusieurs missions…

Madame Foucart n’avait aucun souvenir de Noël Delysle…

— Alors, ma petite Valentin, nous comptons sur vous… Demain, à la première heure, votre copie à l’imprimerie… Et, cette fois, pour vous récompenser, je double les vingt-cinq francs des « notices »… Bonsoir.

— Bonsoir et merci, monsieur, dit Josanne en riant. Bonsoir, madame…

Elle s’en alla, joyeuse… Cette fabrication de notices bibliographiques n’avait rien de commun avec la critique littéraire ; mais, cette fois, Josanne avait des choses à dire qu’elle dirait fort bien ! Et M. Noël Delysle verrait qu’elle l’avait compris…

« Cinquante francs au lieu de vingt-cinq !… Quelle chance !… J’achèterai une autre blouse !… »