Calmann-Lévy, éditeur (p. 19-26).


III


— Josanne !

Elle s’arrêta. Maurice Nattier, descendu d’un fiacre, l’appelait.

— Venez, je vous emmène !… Allons, vite !

— Mais…

— Mais quoi ? Je dîne à Passy. Nous causerons en route, et la voiture vous reconduira chez vous… Eh bien, vous ne voulez pas ? vous êtes fâchée ?… C’est parce que je suis en retard ?… Ce n’est pas ma faute, je vous jure… Ma mère m’a retenu… J’ai téléphoné à votre journal pour vous avertir de ne pas m’attendre, mais vous veniez de partir.

Elle dit tristement :

— Vous vous étiez résigné bien vite à ne pas me voir !

— Josanne, mon amie…

— Maintenant il est trop tard. Il faut que je rentre…

— Quelle malchance !… C’est que je ne sais plus, moi, quand je serai libre…

Elle leva sur lui ses yeux désolés :

— Eh bien, j’irai avec vous, un moment… jusqu’à la Seine.

— Allons !

Il la fit monter avant lui, et, pendant qu’il donnait l’adresse au cocher, elle le regardait avidement, blond, pâle, mince dans la lourde pelisse sombre.

— Josanne, mon petite, tu m’en veux ?

— Oui, dit-elle, oui, je t’en veux ! Tu n’as pas de cœur, tu n’as pas de tact, tu n’as pas…

— Là ! là !… comme tu es méchante, ce soir !…

— Tu m’humilies à plaisir, tu te moques de moi… L’autre jour, je t’ai attendu, au journal : tu m’as envoyé une dépêche… Ce soir, tu as téléphoné pour remettre notre rendez-vous… Tu ne m’écris plus jamais !… Ah ! je suis lasse de tout, lasse de toi, lasse de l’amour, lasse de la vie !…

— Eh bien, vraiment, tu es gentille, mon petit !… En voilà, un accueil !… Moi qui ai bousculé maman, bâclé trois lettres et congédié très impoliment un ami, pour me rendre libre !… Non, tu es extraordinaire !… Je te donne de ma vie tout ce que je peux te donner. Est-ce ma faute si cette part est restreinte ? Que diable ! il n’y a pas que l’amour dans l’existence ! Il faut se faire une raison ! Tu as ton ménage, ton journal ; moi, j’ai mes affaires, ma famille, mes relations…

— Mais tu es libre, toi ! Et moi, je suis tenue, serrée par mille liens… Et cependant je trouve le moyen de te voir, de t’écrire… Ah ! non, laisse-moi. je ne veux pas que tu m’embrasses, je veux que tu me répondes !

— Quoi ? Que puis-je te dire ? Tu souffres ?… Me crois-tu donc très heureux ? C’est la fatalité de notre situation. Nous avons fait une folie… Oh ! je ne la regrette pas ! Mais c’était une folie tout de même… J’aurais dû être plus fort, plus maître de moi !… J’aurais dû m’éloigner… Que de malheurs évités !… Tu vois ; je ne suis pas injuste, puisque j’avoue mes torts.

— Mais tu n’es pas heureux ! dit-elle dans un sanglot. C’est cela, Maurice, qui est épouvantable !… Après tout ce que j’ai supporté, — et sans me plaindre ! — pour l’amour de toi, je t’entends dire que tu n’es pas heureux !… Malgré tout, je ne regrette pas de t’avoir aimé… Je regrette seulement que tu ne m’aies pas aimée davantage…

— Je t’ai beaucoup aimée, Josanne…

— Ah ! pas assez, puisque tu as des regrets !… Mais, dis-moi, franchement, qu’ai-je fait ? En quoi t’ai-je déplu ?… Me reproches-tu quelque chose !… Je t’ai fidèlement aimé, mon chéri ; je n’ai pas encombré ta vie ; je ne t’ai rien demandé, que ta tendresse… Tu n’as su de mes chagrins et de mes souffrances que ce que je ne pouvais pas, absolument pas, te cacher… L’enfant même… oh ! laisse-moi te parler de lui !… je croyais qu’il serait un lien entre nous, un lien si fort !…

— Mais je ne te reproche rien, ma pauvre Josanne !… Tu as été parfaite… Cependant… Tu parles de l’enfant !… N’aurait-il pas mieux valu, pour toi, que ce petit ne vînt pas au monde ?… Et, pour moi, quelle responsabilité !

— Tu ne l’as jamais aimé, cet enfant ! dit-elle en se dégageant. Tu n’as pas voulu le connaître…

— Josanne !… Pouvais-je m’introduire chez toi ?… Ton mari ne veut recevoir personne… Et toi-même, aurais-tu été bien contente de me voir dans ce rôle : l’ami de la maison ?… Tu es trop délicate…

— Je ne sais pas… L’amour n’a pas tant de scrupules ! dit Josanne en rougissant. Oui, parfois j’ai souhaité…

— Pourtant, tu ne détestes pas ton mari !…

— Non, je ne le déteste pas. J’ai une grande affection pour lui… Je lui suis dévouée… Mais toi, toi, je t’aime…

— Comment peux-tu accorder tout ça ? dit Maurice. Tu es sincère, évidemment… Et si j’étais jaloux…

— Ah ! tu ne l’es pas, c’est une justice à te rendre !…

— Ne sois pas ironique… Je ne peux pas être jaloux de Valentin, voyons !… C’est un malade, un malheureux… Tu m’as expliqué cent fois la nature de tes sentiments…

— Ne me parle pas de mon mari ! dit Josanne avec une sourde colère. Cela m’afflige, m’irrite et m’humilie…

— Alors, parle-moi de toi, de nous… Ne me fais pas ces yeux méchants !… Ma petite Jo…

Il l’attirait.

— Ne tourne pas la tête… Viens là !… Plus près !… Tu vois, je suis le plus fort, je te tiens !… Ah ! comme j’aime ton baiser !…

Il cédait au charme sensuel… L’ombre, le contact de la femme, la querelle même et la nervosité de Josanne avivaient son désir. Il devenait presque tendre.

— Écoute, mon mignon, je ne suis pas si féroce que tu crois !… Je sens si bien que tu m’aimes !… Et quand tu es là, mes scrupules et ma mauvaise humeur, tout s’envole. Oh ! je tiens à toi, beaucoup beaucoup…

Elle lui rendait ses baisers, enivrée, triste et honteuse.

— Tu sais, disait-il tout bas, lèvres sur lèvres, je chercherai pour nous une autre petite chambre.

— Ce ne sera plus notre chambre. Pourquoi n’as-tu pas renouvelé la location ? Quel regret pour moi !

— Je voyageais. J’ai oublié la date.

— Cela m’a fait tant de peine ! J’ai cru…

Elle n’osa pas dire : « J’ai cru que tu voulais espacer nos rencontres, me préparer à la rupture. »

— L’hôtel ?… oh ! cela me fait honte !… je n’aime pas ça.

— Mais pour une fois encore, avant que je trouve un nouveau logis… après-demain, voudras-tu ?…

Elle ne répondit pas, mais elle mit des baisers sur les yeux, sur les joues, sur les lèvres de Maurice.

— Tu viendras ?

— Oui.

Sa joie n’était pas franche ; elle gardait une sorte d’appréhension.

— Maurice…

— Chérie ?…

— Rien.

Elle avait une question sur les lèvres : « Que veux-tu de moi ? l’amour ou le plaisir ? Ce n’est pas la même chose… J’ai besoin de baisers et de caresses, parce que je suis jeune et ardente, comme toi. Mais je ne les goûte que dans l’amour, et il ne me suffit pas d’être désirée… Je veux être aimée, aimée uniquement… Si tu me reprenais ton cœur, je ne pourrais plus t’appartenir… J’aurais horreur de ton étreinte… »

Cette fois encore, elle n’osa point parler. Après quatre ans d’intimité physique, elle conservait ces gênes secrètes, ces pudeurs d’âme qui s’évanouissent seulement dans l’amour heureux. Elle se surveillait ; Maurice se défendait : la volupté seule leur donnait l’illusion, trop brève, de l’harmonie sentimentale. Ils étaient amant et maîtresse : ils n’avaient pas su être amis.

Soudain, prenant le bouquet de violettes à sa ceinture, elle le pressa contre sa bouche, puis contre la bouche de Maurice :

— Prends… Tu garderas ces fleurs dans ta poche, ce soir, et tu les toucheras de temps en temps, et tu sentiras mon baiser au bout de tes doigts.

— Oui, ma jolie… Quelles gentilles pensées tu as toujours !

Elle souriait doucement.

— Tu dînes chez Lamberthier ?

— Oui. Nous causerons d’une grosse, grosse affaire, très compliquée, très ennuyeuse, qui m’obligera peut-être à quitter Paris… oh ! pas pour longtemps.

— Explique-moi.

— Tu n’y comprendrais rien.

— Mais si !

— Mais non ; il s’agit d’un pont qu’une compagnie de chemins de fer veut établir sur la Dordogne. C’est Lamberthier qui construit le pont. Les travaux sont commencés. Mais il y a des complications…

— Alors ?…

— Alors, Lamberthier va m’envoyer sur les lieux pour examiner les travaux…

— Tu resteras là-bas ?…

— Trois semaines…

— Tu t’ennuieras ?

— Le moins possible ! J’irai à Bordeaux. Lamberthier a une cousine mariée, à Bordeaux ; une femme très chic, très riche, qui reçoit beaucoup. Elle m’a invité, déjà.

— Elle est jeune, cette dame ?

— Ni jeune, ni vieille : elle a une fille de vingt ans !

— Jolie, la fille ?

— Qu’est-ce que ça te fait ?

— Bien sur, ça m’est égal… Je disais ça en l’air, pour parler…

Du bout des doigts, Maurice essuya la buée qui voilait les glaces.

— Nous sommes sur le pont de la Concorde…

— Ah ! mon Dieu !… Je descends !…

— Non, reste ! Je prendrai le Métro…

Ils s’embrassèrent.

— Qu’as-tu là ?… Un livre ?…

— Oui, je l’ai acheté tout à l’heure : la Travailleuse, par Noël Delysle. Tu ne connais pas ?

— Le bouquin ? Non.

— L’auteur ?

— Vaguement… Il fait de la sociologie, ou de la politique, ou peut-être les deux… Enfin il travaille dans les choses assommantes…

— Il est vieux ?

— Qu’est-ce que ça te fait ?… Veux-tu que je demande des renseignements ?… Est-ce pour un mariage !…

— Tu es bête !… Bonsoir, mon chéri !

— Bonsoir… Je t’enverrai un « bleu », demain, pour fixer…

— C’est entendu.

Il descendit et paya le cocher :

— Ramenez madame, 3, rue Amyot.

Le fiacre tourna, repartit. Josanne sentit quelque chose sous son pied… C’était le bouquet de violettes, que Maurice avait oublié en s’en allant.