Calmann-Lévy, éditeur (p. 359-364).


XXXVIII


La Tourette vint, vers huit heures, puis le docteur Blanchet. Il constata une amélioration très légère, et, toujours prudent, réserva son diagnostic…

— Tout se décidera la nuit prochaine…

Mademoiselle Bon arriva dans la matinée, et Noël put aller place des Vosges pour changer de vêtements. Il retrouva Josanne toujours anxieuse et plus abattue. Dès qu’ils furent seuls ensemble, elle éclata en sanglots.

— Ah ! Noël !… ne nous quitte pas une minute !… J’ai peur de tout, quand tu n’es plus là !… Claude et moi, nous n’avons que toi au monde !

Elle ne le remerciait pas de son dévouement… À quoi bon ? Pour elle et pour lui, ce mot et tous les mots qui expriment la gratitude n’avaient plus de sens… Josanne ne supposait pas que Noël pût souffrir moins qu’elle, bien qu’il souffrît autrement qu’elle… Elle l’associait à sa douleur comme à son espoir maternel.

Le soir, la fièvre redoubla. L’inégalité des pupilles, la rigidité de la nuque, les cris, le délire, tous les symptômes qu’avait annoncés le docteur reparurent, aggravés. Josanne si déprimée pendant le jour, retrouva son énergie farouche. Elle interdit la chambre de Claude à la Tourette dont elle ne supportait plus les pleurs et les lamentations. Elle voulait être seule, avec Noël.

— Tu m’aideras. Mais personne, personne, excepté toi, ne touchera mon enfant… Je ne veux pas qu’on me console ; je ne veux pas qu’on me plaigne. Je ne veux pas qu’on me regarde souffrir. Toi seulement…

Elle ne pleurait pas. Elle était, comme la nuit précédente, insensible et pétrifiée. Et Noël n’osait lui parler, lui enlever cette force incompréhensible qui s’accroissait avec le danger de l’enfant.

À minuit, ils attendaient le médecin. Josanne dit tout à coup :

— C’est inutile…

Noël demanda :

— Qu’est-ce qui est inutile ?

— C’est inutile que le docteur vienne, et tourmente le petit…

— Pourquoi ?

Elle haussa les épaules. D’un geste incertain, elle relevait ses cheveux ; et ses yeux sans larmes, où la pupille noire s’élargissait, où l’iris n’était plus qu’un fil bleuâtre, avaient quelque chose d’anormal, d’indéfinissable, comme les yeux des fous.

Elle murmura :

— Je sais… J’ai compris tout de suite… Nous ne le sauverons pas… Alors, je ne veux pas qu’on le touche, et qu’on le remue, ça lui fait du mal… Je veux qu’on le laisse tranquille… Et puis, pas de gens autour de nous, personne… Toi !

— Oui, moi seulement, Josanne, moi qui t’aime, et qui l’aime, ce pauvre mignon ; moi qui t’aiderai à le guérir, si tu m’écoutes bien, si tu es docile…

Il voulut la convaincre qu’elle devait se reposer, boire un cordial. Elle refusa, d’un ton qui n’admettait pas de réplique…

Parfois, elle recommençait le geste de relever ses cheveux, et elle regardait devant elle, avec ses yeux de folle. Et elle disait :

— Non, ce n’est pas possible… N’est-ce pas, Noël, ce n’est pas possible ?…

— Non, ma chérie, rassure-toi… Claude peut guérir. Le médecin ne désespère pas, et moi, j’ai confiance… Aie du courage… Et, dans ta douleur que je sens, que je partage, pense à ma tendresse qui vous enveloppe, Claude et toi ; pense à l’avenir qui te réserve des consolations…

Elle répondit, d’un air sombre :

— Rien ne me consolerait…

Alors, Noël se tut. Il ne pouvait rien pour cette femme, que « d’être là » et se taire, et de respecter son martyre, comme elle l’avait demandé…

Le docteur revint encore.

— Eh bien ? dit-il à Noël, dans le salon. Avez-vous préparé la mère…

— Elle a tout deviné, docteur…

— La pauvre femme ! Quelle épreuve !…

Ils rentrèrent dans la chambre. Josanne ne bougeait pas.

— J’ai fait tout ce que vous m’avez dit de faire, dit-elle. Ça n’a servi à rien… Maintenant, je ne veux pas que vous le tourmentiez. Je veux que vous lui donniez de la morphine, pour qu’il ne souffre pas… Et si vous pouviez me faire mourir, moi aussi, je serais bien heureuse…

— Est-ce que vous êtes folle, madame ? dit le docteur, un peu rudement. Vous vous démoralisez, et vous désespérez un homme qui vous aime, sans aucun profit pour notre malade… Allez-vous-en dans la pièce à côté avec monsieur Delysle… Vous me gênez beaucoup…

Josanne changea de ton :

— Je ne dirai plus rien, supplia-t-elle. Ne me renvoyez pas, docteur !… Je vous en prie !…

Le médecin interrogea Noël, et, tout en causant, il pressait, du bout des doigts, une place, entre la mâchoire et l’oreille de l’enfant, qui poussa un cri aigu.

Josanne s’élança.

— Attendez !… attendez !… reprit le docteur. Crie, mon petit, crie !… C’est bien ça !… J’aurais dû m’en douter, ce matin…

Il se tourna vers Noël :

— Monsieur, il faut demain, à la première heure, courir chez le docteur Simard, rue de Lille. Je vous donnerai une lettre pour lui, et vous le ramènerez. L’enfant a une otite suppurée… un abcès de l’oreille moyenne… qui provoque tous les symptômes de la méningite… Voyez-vous ce point précis, sous l’oreille ?… L’abcès est là… Le docteur Simard pratiquera une opération fort simple, mais urgente… Et j’ai le plus grand espoir que tout ira bien…

— Oh ! fit Josanne, mon petit Claude !…

Et elle se mit à pleurer…


Et ce fut l’aube encore. Noël et Josanne virent blanchir la fenêtre. Le jour apparut comme une délivrance, comme un espoir… L’enfant s’endormit. Josanne, soulagée par les larmes, serrait les mains de Noël…

— Mon pauvre ami ! Pardonne-moi ! Je n’ai pas eu pour toi une seule bonne parole ! Mais j’étais si malheureuse !… Ma tête se perdait… Je sais que tu ne m’en veux pas, mon chéri…

— Ma Josanne ! J’étais bien malheureux, moi aussi.

Elle dit doucement :

— Cela crée un lien de plus entre nous, d’avoir vécu ces heures ensemble…

— Oui, répondit-il, et un lien aussi entre Claude et moi… Je l’aimais, avant, mais je l’aimerai bien davantage, après avoir tremblé pour lui… Il m’appartient un peu, maintenant… Allons ! tu vas être bien courageuse. Je dois te quitter pour aller chez ce docteur Simard…

Quand il fut prêt, Noël descendit le sombre petit escalier. Dans la loge de la concierge, à l’entresol, une lampe brûlait, et l’odeur du chocolat se mêlait au relent du pétrole. La porte de la loge était entr’ouverte sur cette sorte de taudis où la portière, en camisole et en jupon, causait avec un jeune homme… Noël crut entendre le nom de madame Valentin et l’indication de l’étage… La concierge était retournée à son fourneau. Le jeune homme tira la porte derrière lui et croisa Noël au passage… Ils esquissèrent un salut, puis l’un monta, et l’autre continua de descendre…

« Où va-t-il ?… Chez Josanne ? se demanda Noël quand il fut sur le trottoir. À cette heure ?… C’est bien étrange !… J’ai dû me tromper… Il me semble, pourtant, que j’ai entendu le nom : « Madame Valentin… » C’est un voisin, peut-être, le peintre du second… Dans ces maisons à petits loyers, tous les locataires se connaissent un peu… Non, ce garçon n’avait pas la mine, ni la tenue d’un rapin… Ce doit être un aide envoyé par le docteur Blanchet… Mais c’est le chirurgien qui amène ses aides !… Après tout, qu’importe !… S’il est allé chez Josanne, je le saurai tout à l’heure… »

Il fit signe à un cocher. Mais, au moment de monter dans le fiacre, un désir lui vint, déraisonnable, invincible et torturant : retourner, voir, savoir !… Sa main chercha la clef dans sa poche… Il ouvrit les lèvres pour dire :

« Attendez-moi. Je reviens… »

Mais il se rappela le conseil du docteur : « À huit heures et demie, partez, et filez vite !… Je serai à neuf heures chez madame Valentin. Revenez avec Simard. Toute minute gagnée accroît les chances de salut… L’abcès pourrait s’ouvrir à l’intérieur, et alors… »

Noël jeta l’adresse au cocher, et sauta dans la voiture.