Calmann-Lévy, éditeur (p. 127-135).


XV


— Cette fille de la Villa Bleue, une blonde, celle qu’on appelait « madame Neuf »… Vous lui avez parlé, le jour de la fête… rappelez-vous !…

— Eh bien ? dit Josanne, elle est morte ?

Mademoiselle Bon soupira :

— Elle a fait pis que de mourir, ma chère…

Les deux femmes causaient, dans le sombre petit bureau de mademoiselle Bon, meublé de cartonniers verts et de bibliothèques en bois brun, orné de photographies qui représentaient des écoles, des orphelinats, des groupes de médecins et d’infirmières en costume d’hôpital.

— Madame Platel m’a tout conté… La petite est accouchée, le mois dernier, à Baudelocque : un gros garçon, très bien accueilli… Larmes, grands sentiments : « Je l’élèverai… Je le nourrirai… » La dame visiteuse, envoyée par le Comité, revient, tout émue : madame Platel reste sceptique… Au bout de onze jours, la petite arrive à la Villa Bleue avec son bébé. On la félicite ; on lui donne quelque argent et on lui cherche du travail… Voilà une fille sauvée !… Ah bien, oui ! Le monsieur qui avait disparu depuis neuf mois est revenu… et la pauvre bête amoureuse est retournée à son vomissement.

— Et l’enfant ?

— Le monsieur, un étudiant en pharmacie, n’aimait pas les gosses… Il l’a dit en propres termes : « Je n’aime pas les gosses. Ça me dégoûterait d’Hélène… » Hélène, c’est « madame Neuf » Et il a déclaré : « Je n’ai pas le sou : ma famille me colle cent vingt francs par mois… Je ne peux pas m’empêtrer d’une maîtresse et d’un enfant. L’Assistance publique n’est pas faite pour les petits chiens… Au surplus, il ne s’agit pas d’un abandon, mais d’un dépôt momentané… On le reprendra plus tard, ce mioche !… » La mère pleurait. Alors, pour la consoler et la convaincre, il lui a raconté l’histoire de Jean-Jacques Rousseau.

— Et elle a cédé !

— Elle a cédé. Une de ses anciennes compagnes de la Villa Bleue a reçu ses confidences et averti madame Platel… Il était trop tard. L’intéressante Hélène et son cher amant avaient imité Thérèse et Jean-Jacques… Elle éprouvait bien quelques remords, mais elle avouait : « J’aime trop mon ami. Je l’ai dans le sang. Je ne peux aimer que lui… Il me dirait de faire un crime, je le ferais… »

Josanne, accoudée à la cheminée, un pied tendu vers le feu, répondit :

— Vous n’êtes pas découragée ?

— De quoi ?

— De ce métier de dupe que vous faites !… Relever la femme, éduquer la femme, affranchir la femme ! Vous croyez à l’avènement de la femme consciente, fière de sa libre maternité, heureuse de n’être plus l’idole ou la servante de l’homme ? Vous croyez que grâce à vous, grâce à nous, les « madame Neuf » deviendront plus rares ?

— Je le crois.

— Alors il faudra supprimer l’amour, mademoiselle. Peut-être affranchirez-vous la femme des entraves sociales, des préjugés qui l’empêchent de gagner son pain… Mais vous ne l’affranchirez pas d’elle-même… La femme qui a un « homme dans le sang » appartient servilement à cet homme.

La porte du bureau s’ouvrit. Un groom appela :

— Madame Valentin !… Il y a quelqu’un qui vous demande…

— Dites que je ne suis pas arrivée, qu’on m’attende. Faites entrer dans mon bureau… C’est insupportable d’être dérangée ainsi.

La porte se referma.

— Josanne ! dit mademoiselle Bon, qu’avez-vous ? Vous avez beaucoup changé depuis un mois. Vous êtes amère et triste… et vous devenez injuste !… Votre pessimisme m’étonne. Qu’y a-t-il donc ?

— Mais rien… rien… J’ai des migraines, de la fatigue nerveuse… Ah ! ne parlons pas de moi. Cela m’ennuie…

Elle se détourna, regardant le feu qui mourait. Et, après un silence, elle reprit :

— Je songe à toutes ces femmes que je vais voir, et que j’interroge sur leur vie, leur caractère, leurs goûts ; je songe à ces doctoresses, à ces avocates, à ces professeurs, à ces artistes, dont le Monde féminin raconte les succès… C’est l’élite féminine, les « affranchies », les « rebelles », comme dit monsieur Noël Delysle… Elles s’insurgent contre les préjugés, contre la morale conventionnelle, et elles recréent un idéal nouveau de l’honneur, de la vertu, du devoir féminin. Ce sont des intelligences claires et des âmes nobles… Elles ne ressemblent pas à madame Neuf… Et pourtant, dès qu’elles se livrent un peu, en causant, de femme à femme, et que je devine le secret de leur vie intérieure, je sens qu’elles ont gardé les vieux instincts de la femme d’autrefois… L’homme les trouve devant lui, concurrentes et rivales, dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les administrations ; mais au foyer, dans l’alcôve, l’ordre antique se rétablit… Avec tout son cœur, avec tous ses sens, la femme aspire à la servitude amoureuse… Elle n’a pas le courage de la liberté ; elle n’a pas le sentiment de sa dignité ; elle n’a que le désir et le regret de l’amour. Que l’amant aimé marche sur elle, elle lui baisera les pieds et dira : « Encore !… »

Mademoiselle Bon écoutait Josanne sans protester.

La jeune femme s’animait, presque agressive :

— Mariées, elles ne peuvent pas s’affranchir de l’époux ; libres, elles ne veulent pas s’affranchir de l’amant… Ce sont des serves, comme étaient leurs mères, comme seront leurs filles…

— Ce sont des femmes ! dit mademoiselle Bon, en souriant. Elles sont nées à une époque de transition, et elles se révoltent contre une morale et des lois dont elles subissent la contrainte. De toutes parts, la société limite l’effet de leur rébellion. Elles n’accordent pas toujours leurs actes avec leurs idées ? — Ainsi les anarchistes font leur service militaire et paient l’impôt. — Elles gardent l’instinct de la servitude amoureuse ? — N’oubliez pas que les siècles et les siècles ont façonné leur sensibilité pour l’obéissance et le sacrifice. — Elles aiment des gens indignes d’elles ?… Mais les erreurs sentimentales seront toujours possibles, en tout temps, malgré toutes les évolutions de la morale. De même les progrès de l’hygiène et de la médecine n’empêcheront pas les maladies… Ne raillez pas les femmes qui ont brisé les vieilles chaînes, parce qu’elles traînent encore les tronçons !… Vous-même, Josanne, ne faites-vous pas l’apprentissage de la liberté ?… Si vous vous sentez lâche, ne découragez pas les autres.

— Vous êtes sévère pour moi, mademoiselle Bon ! Je vous ai fait de la peine…

— Beaucoup… Vous étiez juste et généreuse, autrefois, et si brave !… Qu’est-ce qui vous a troublée ainsi ?

— Je ne sais… Un vague malaise physique… Et puis, l’histoire de cette fille, cette « madame Neuf… »

— Il n’y a pas de quoi… Ma pauvre Josanne, la vie est dure pour vous, je le sais… Vous avez des heures de doute, d’agacement…

— De défaillance.… Ah ! mademoiselle je vous admire.

— Bah !

— Je fais mieux : je vous aime…

— Ça, c’est gentil… Vous ne me trouvez pas trop ridicule ?

— Ridicule ! Vous qui avez tant de raison et tant d’indulgence, et cette force d’espoir, et cet optimisme paisible !… Vous êtes une sœur de charité laïque, oui, tout anticléricale que vous êtes…

Josanne se mit à rire :

— Vous auriez dû vous marier ; je vous vois très bien, mariée et mère de famille…

— J’aurais pu me marier, dit la vieille fille avec un petit air de fierté. À vingt ans, je n’étais pas plus laide qu’une autre, et l’on m’a demandée, oui ; deux fois !

— Et vous avez refusé !… Pourquoi ?

— Parce que j’avais un cœur très timide, craintif même, et scrupuleux… et puis des idées à moi… et je voulais toujours les mettre en pratique, mes idées !… J’appartenais au peuple, où les honnêtes filles ne sont pas, forcément, des ingénues… Je savais comment vivent les hommes avant leur mariage, et j’avais vu beaucoup de femmes, séduites, lâchées, qui tombaient… je savais où… Alors je m’étais promis d’épouser un jeune homme qui… que…

Une chaste rougeur couvrit la figure de mademoiselle Bon.

— … qui n’aurait jamais profité de la misère, de la faiblesse de ces malheureuses, pour… vous comprenez !… un jeune homme pur comme moi-même… Et je ne l’ai pas rencontré.

— Et vous n’avez pas aimé ?

— D’amour ? non… J’ai aimé mes parents, mes amis, mes idées, les malheureux… J’ai aimé beaucoup de gens et beaucoup de choses… Et j’ai gardé mon petit rêve intact, ni brisé, ni sali… Mais je n’en parle jamais à personne et c’est bien la première fois…

Josanne embrassa mademoiselle Bon :

— Ah ! mademoiselle, cela me fait du bien, de vous entendre…

— Et cela me fait plaisir, à moi, de vous réconforter.

La vieille fille tourna un bouton électrique, et, dans la vive lumière blanche, elle observa le visage amaigri, les yeux cernés, la bouche triste de Josanne. Une pensée naissait dans son esprit, qu’elle n’osait formuler.

— Je suis sûre que vous mangez n’importe quoi, à n’importe quelle heure, et que vous restez chez vous, à rêvasser… Je n’aime pas cela… Votre petit garçon va bien ?

— Très bien.

— Il faudra le reprendre.

— Oui… bientôt… Il aura cinq ans au mois d’avril … Je pourrai l’envoyer à l’école… Il me faudra une domestique, au moins quelques heures par jour… Cela coûte cher, et je dois de l’argent à ma tante Miracle… Elle n’est pas riche, et elle m’a généreusement prêté une assez grosse somme quand je me suis réinstallée à Paris. Alors je fais des économies, j’attends…

— Tâchez de vous distraire… Venez aux réunions de la Fraternité.

Josanne n’était pas très enthousiaste de la Fraternité féminine, petite association féministe, socialiste et révolutionnaire, où de grosses dames moustachues et de maigres illuminées s’appelaient héroïquement « citoyennes » et votaient des ordres du jour flétrissant le parlement bourgeois.

Elle répondit :

— Je n’ai pas le temps… Je lis, j’essaie de m’instruire… et je fais mes robes moi-même, vous savez… Plus tard, je louerai un piano. Je me remettrai à la musique… Je n’étais pas une trop mauvaise musicienne, autrefois… J’ai même donné des leçons.

En prononçant ces mots, elle revit le salon de madame Grancher, et les gens qui dansaient, et Maurice, dans un coin, près d’elle. Il disait tout haut : « Bonsoir, madame », et, tout bas : « Je vous aime… »

Maurice… Comme il avait troublé sa vie, depuis un mois, depuis le fatal entretien qu’elle n’avait pas su rompre !… Elle était maintenant dans l’angoisse perpétuelle de l’attente.

Il n’était pas venu : elle espérait qu’il ne viendrait pas. Sa curiosité satisfaite, sa conscience rassurée, il s’était laissé reprendre au charme de sa vie nouvelle… Près de sa jeune femme, il avait oublié la maîtresse, l’enfant et le dangereux désir qui l’avait un soir, ramené vers Josanne… C’était un garçon prudent.

Il ne viendrait pas.

Et s’il revenait, pourtant, que ferait Josanne ?

Elle-même n’en savait rien. Il y avait en elle deux femmes : celle « d’en haut », la fière, la vaillante, la « rebelle », qui voulait se libérer, guérir et vivre dans sa chaste solitude, — et l’autre, l’inférieure, l’asservie, qui conservait encore, dans son sang et dans ses nerfs, le poison ancien, le besoin des larmes et des caresses, le goût morbide de la souffrance d’amour…

Cependant le groom avait rouvert la porte :

— Madame Valentin !… C’est le monsieur qui attend… Il dit qu’il va s’en aller, et il m’a donné sa carte pour madame.

Josanne prit le petit rectangle de carton.

— Ah !… Je viens… oui… Je viens tout de suite.

Mais elle ne bougeait pas. Des ombres et des rayons, tour à tour, passaient dans ses prunelles profondes. La vieille fille, la voyant émue, songeait :

« Qu’a-t-elle ?… »

Josanne jeta un coup d’œil sur la glace, arrangea ses cheveux, tira sa blouse dans sa ceinture, et, tout irrésolue :

— Regardez donc, dit-elle, ne suis-je pas fagotée aujourd’hui ?… Cette blouse me va mal… Et il me semble que j’ai un drôle d’air…

— Mais pas du tout… Vous êtes très bien… Quelle idée !

— Oh ! ça m’est égal, vous savez, complètement égal…

Mademoiselle Bon sourit :

— Josanne, ma petite Josanne, je vous reconnais.