Calmann-Lévy, éditeur (p. 159-170).


XVIII


Noël Delysle passait, tout de suite, du désir à l’action.

Quand Josanne eut expliqué qui était Mariette, et comment un homme et une femme pouvaient dîner ensemble, dans son petit restaurant, sans que personne en fut scandalisé, Noël s’écria :

— Vite, allons chez Mariette !… Il est tout près de sept heures.

— Comment ? Dès ce soir ?…

— Eh pourquoi pas ?… Je pourrais mourir dans la nuit, et je n’aurais pas connu Mariette, les Russes, les Valkyries, et votre amie allemande, et la dactylographe qui ne mange pas de dessert !… Pauvre fille !… Si on l’invitait ?… Pas ce soir : je vous veux toute seule, en face de moi… Quel bonheur !…

— Mais…

— Il faut bien que vous dîniez, ce soir, et il faut bien que je dîne…

— Vous dînerez très mal, je vous en préviens.

— Je suis trop heureux pour mal dîner. C’est vous qui êtes fâchée… Je le sens… Vous boudez. Vous regrettez de m’avoir parlé de Mariette…

— Quel enfantillage !…

C’était vrai, pourtant, que Josanne regrettait un peu son imprudence. Elle n’avait pas peur de se compromettre en dînant au restaurant avec un jeune homme qui était son ami très respectueux. Dans le monde où elle vivait, la camaraderie confraternelle et les nécessités mêmes du métier modifiaient les relations des hommes et des femmes, affranchis par force ou par gré des « convenances » bourgeoises. Josanne trouvait tout naturel de dîner avec Bersier, ou même avec Isidore Foucart, quand le devoir professionnel les appelait ensemble au même lieu, à la même heure. Bersier était un confrère, Foucart était le « patron », c’est-à-dire qu’ils ne comptaient pas… Et eux-mêmes ne voyaient en Josanne que la collaboratrice — la journaliste. — Près de Noël, la journaliste redevenait simplement une femme, qui avait des timidités saugrenues, des scrupules excessifs. Quand tout son cœur l’entraînait en avant, elle s’appliquait à rester lointaine…

« C’est ridicule, à la fin, pensa-t-elle, vaincue par son désir ; monsieur Delysle va croire que j’ai peur de lui… et je n’ai peur de personne. Je ne suis pas une petite fille romanesque ; je suis une femme de trente ans, libre, et qui a payé cher son expérience… Mon passé me défendrait, au besoin, des exaltations sentimentales… Ce jeune homme, qui ne m’a jamais dit un mot de galanterie, a vu d’abord en moi un type d’affranchie, d’intellectuelle, un document vivant et parlant : ça l’amuse… Sa curiosité est devenue sympathie… Tant mieux ! Je serais bien sotte de repousser une honnête amitié qui est la seule douceur de mon existence actuelle… Je saurai ménager les transitions, arrêter la familiarité où il convient… Mais il n’est pas familier, Noël Delysle ! Il n’a pas le mauvais ton de Foucart… »

Elle céda.

Le même soir, le vœu de Noël fut accompli. Il connut Mariette, les Russes barbus, les Valkyries aux tresses d’or, et mademoiselle Muller, et la maigre dactylographe. Il eut Josanne, en face de lui, pour lui seul, à une petite table, dans un coin. Il mangea de bon appétit un dîner médiocre. Égayé par le décor, il se détendit, s’abandonna.

— Comme tout cela me rajeunit !… Je revis mes années d’étudiant. J’habitais non loin d’ici, rue de l’Hirondelle, et je fréquentais des restaurants de quatrième ordre pour y voir des poètes : Moréas, Verlaine… J’avais dix-neuf ans !

Il parla de son enfance, de sa jeunesse, de sa mère, morte trop tôt, de son père, qu’il voyait peu, d’un professeur de philosophie qui avait aidé à la formation de son esprit et de son caractère en le décrassant de tout préjugé. Et il nomma des amis plus récents, compagnons d’étude et de voyage que la vie déjà, avait dispersés. Mais il ne fit allusion à aucune femme et Josanne se demanda s’il avait jamais aimé d’amour.

Le café servi, quand les gens, à droite, à gauche, se levaient pour partir. Noël et Josanne, dans leur coin prolongeaient la causerie. Il pleuvait dehors. Josanne songeait, sans plaisir, à son logement vide et froid. Elle se trouvait bien, dans la bonne chaleur, la lumière joyeuse, près de Noël. Accoudé sur la nappe à carreaux rouges, la cigarette aux doigts, il disait :

« À Florence… » « À Vienne… » « À Londres… » « Il y a cinq ans… » « Il y a sept ans… »

Elle l’écoutait, fascinée par la voix nette, le geste précis, les beaux yeux voilés parfois de mélancolie passagère. Et lorsqu’elle regardait les hommes assis aux tables voisines, Français nerveux et bavards, blonds Scandinaves aux larges épaules, Anglais au teint de jeune fille, elle les trouvait falots ou vulgaires, d’une force pesante ou d’une gentillesse efféminée…


C’est ainsi que Noël devint un client de Mariette. Il cessa d’aller dans le monde pour retrouver son amie, presque chaque soir… Et leur premier dîner en tête à tête fut suivi d’autres dîners et déjeuners innombrables, car Noël et Josanne ne trouvèrent aucun moyen plus simple, plus commode et plus convenable d’être ensemble sans être seuls.

Et dans la vie intérieure de Josanne, dans ces grises ténèbres où flottaient les spectres du passé, ce fut peu à peu la blancheur d’une aube.

Elle pensait :

« Je suis moins triste. Je m’habitue à vivre sans amour… Dans quelques semaines, j’irai chercher mon fils, et la tendresse maternelle, une amitié sûre, le travail, l’indépendance, cela peut faire un bonheur très suffisant. Je n’oublierai jamais Maurice, mais j’espère ne plus le revoir, et mes souvenirs perdront leur âcreté, leur forme précise… Ils me seront presque doux… »

Parfois encore, elle se reprochait ce qu’elle appelait son imprudence. Elle se disait que Noël, jeune, séduisant, ambitieux, doué par toutes les fées, serait, forcément, séparé d’elle. Elle le voyait, au loin, dans l’avenir, marchant vers le succès, la fortune, l’amour, vers tous les grands bonheurs dont il était digne et qu’il saurait conquérir… Spontanément, elle s’écartait de la route qu’il devrait suivre…

« Il n’oubliera jamais notre amitié. Ni les maîtresses, ni l’épouse, n’effaceront tout à fait le souvenir de l’amie… »

Ces pensées, qui attristaient Josanne, en même temps l’enhardissaient. Son affection croissante pour Noël lui semblait ennoblie, légitimée par ce désintéressement absolu. Elle acceptait la souffrance possible comme une rançon du bonheur présent. Et, de bonne foi, elle s’attendrissait sur elle-même, ne comprenant pas que les hypothèses douloureuses troublaient son imagination seulement… Au fond de Josanne, dans l’inconscient, il y avait une espérance, une quasi certitude, que tout s’arrangerait pour le mieux, que le malheur prévu n’arriverait pas… Qu’arriverait-il donc ?… Quelque chose d’extraordinaire, de vague, d’indéfinissable, mais pas cela, pas cela…

Elle restait pourtant sur la défensive, amicale et même affectueuse, mais réservée, et tout à coup, en plein élan, en pleine effusion, fermant son âme sur des pensées, sur des images inconnues de Noël. Aussi fut-il bien étonné quand elle l’invita à venir chez elle…

— Dimanche, vers cinq heures, voulez-vous ?

Il répondit :

— Oui, dimanche… Je compterai les jours. Et puis, dimanche arrivé, je compterai les heures.


Il compta si bien, dans son impatience, qu’il arriva beaucoup trop tôt. Josanne dit, en ouvrant la porte :

— Vous !… déjà !…

Ce mot fit à Noël une peine affreuse. Il voulut s’en aller. Elle le retint.

— Tant pis ! vous me verrez en robe de maison… et tant mieux ! nous aurons plus de temps pour causer, puisque ce soir vous ne dînez pas chez Mariette…

Elle avait une sorte de peignoir, une longue blouse de laine blanche, dont l’encolure, coupée carrément, découvrait sa nuque et un peu de sa poitrine. Elle souriait à Noël :

— Venez !

À peine entré dans la longue pièce aux boiseries grises, au papier d’un vert si doux, Noël éprouva une sensation de fraîcheur, de pureté, de joie. Les choses l’accueillaient. La belle lumière emplissait ses yeux et son âme.

Il ne se lassait pas de dire :

— Mais c’est très joli, chez vous !… c’est délicieux !

Josanne voulut montrer, tout de suite, ce qu’elle possédait de plus rare : le petit moulage d’une Pleureuse de Bartholomé ; et, debout, la gorge modelée sobrement sous la laine blanche, le cou nu, les cheveux relevés, elle avançait le bras d’un geste d’offrande et tenait la statuette comme une fleur. Puis Noël dut admirer les photographies qui ornaient les murs, — sans cadres, « parce que les cadres, c’est cher ! » — et la vieille commode trouvée à Chartres, chez un menuisier, et la grosse théière de cuivre, et les chardons violets dans le vase vert, et, dans le vase jaune, les « monnaies du pape », dont les piécettes nacrées, translucides, tombaient au plus léger frôlement, comme de petites lunes mortes…

Noël feignait de s’intéresser aux meubles, aux bibelots, à tout ce que Josanne aimait. À vrai dire, il ne voyait qu’elle, Josanne. Sa pensée ravie l’enveloppait, la caressait tendrement, lui disait : « Parlez ! souriez !… Parlez encore… Je vous regarde, et je ne vous reconnais pas… Est-ce bien vous ? Est-ce votre âme vraie qui se révèle ?… » Il avait cru la trouver dans un logis sombre, dans une atmosphère de deuil, vêtue de noir, un peu timide encore devant lui… Et il la sentait confiante, joyeuse de recevoir son ami dans sa maison et ne cachant plus sa joie.

— Personne n’a jamais vu tout cela ; personne n’est jamais venu ici, excepté mademoiselle Bon ; mais le monde visible n’existe pas pour mademoiselle Bon…

— Alors je suis le premier qui…

— Oui, le premier… Et, comme vous êtes très artiste, et très difficile, je suis bien fière que vous approuviez mon goût. J’aime tant les choses qui se mêlent à ma vie !… Ce petit vase jaune, je le touche avec tendresse… Et ce rideau, que je vois le matin, comme il me plaît !…

Elle étala, au bout de son bras levé, l’indienne fleurie d’œillets chimériques, où défilaient des éléphants. Les œillets et les éléphants étaient verts et bleus, de tous les verts, de tous les bleus, et la forme svelte de la jeune femme apparaissait comme une ombre sur la trame blanche, pénétrée de jour. Et Noël, ému d’un plaisir enfantin, songea :

« Personne n’est venu chez elle depuis qu’elle habite Paris. Elle n’a dit ce mot, elle n’a fait ce geste pour personne… »

— Oh ! fit Josanne, avec humeur, vous ne regardez pas…

— Je regarde, j’admire, et je pense…

— Quoi ?

— Que les antiféministes seraient bien ébahis de vous voir et de vous entendre…

— Pourquoi ?

— Vous êtes tellement femme !… Oui, révoltée, oui, rebelle, ni la lutte pour la vie, ni l’indépendance, ni l’activité intellectuelle, n’ont détruit en vous les instincts de la femme, même l’instinct ménager et l’instinct de plaire… Vous aimez la parure ; vous ornez votre maison, une fleur vous enchante, un bibelot vous réjouit…

— Et cela vous étonne ?

— Oui et non…

— Comment ! l’auteur de la Travailleuse !…

— Précisément… L’auteur de la Travailleuse applaudit, et Noël Delysle s’étonne… Le premier était acquis d’avance à la femme nouvelle…

— Et le second…

— À la femme éternelle…

— C’est la même femme.

— Je le vois bien depuis que je vous connais… Mon féminisme était, je l’avoue, un peu théorique ; et je ne croyais pas, vraiment, qu’on pût trouver, dans la même femme, tant d’intelligence, d’énergie, de courage, unis à tant de grâce et de douceur… Vous avez achevé de me convertir…

— J’en suis charmée…

— Aussi je m’appliquerai à convertir les autres… J’ai pris le parti de la femme, par un sentiment de justice et par haine du pharisaïsme masculin… Je serai plus éloquent, désormais, parce que je serai plus sincère, et que je penserai à vous… Une action commune nous rapprochera… Notre amitié deviendra toujours plus haute et plus belle… car c’est une belle chose, notre amitié, n’est-ce pas ?

Josanne répondit gravement :

— Très belle…

Une grande émotion lui venait… Et pour la dominer, cette émotion qui lui mettait une chaleur inconnue dans la poitrine et des larmes dans les yeux, elle se détourna. Alors elle vit que Noël avait posé sur la table un livre et sur le livre un bouquet : des violettes de Parme, doubles et pressées, d’un mauve presque gris dans leurs feuilles tendres, les dernières de la saison. N’avait-elle pas dit, une fois, devant Noël, qu’entre toutes les fleurs elle préférait les violettes ?

— Et je ne vous ai pas remercié !… Comme vous êtes aimable de penser à moi !

Et d’une voix un peu basse, plus douce, elle ajouta :

— Il n’y a que vous…

— Je l’espère bien ! dit-il. Je suis très exclusif. Je voudrais être votre meilleur ami, votre seul ami… C’est de l’égoïsme, peut-être… Maintenant, regardez le livre, un très beau livre que vous n’avez pas lu, je le sais, et que vous lirez, dès ce soir, et que vous aimerez comme je l’aime…

— C’est Dominique ? Vous me le prêtez ?

— Je ne vous le prête pas, je vous le donne, en souvenir de ma première visite chez vous… J’ai inscrit la date, sur la feuille de garde : « 20 mars 19… »… Et je vous ferai ainsi, de temps à autre, la surprise de quelque beau livre inconnu… C’est mon droit d’ami, mon privilège ! Et je vous révélerai beaucoup, beaucoup de choses qui enchanteront vos yeux et votre cœur…

— Mon Dieu ! fit Josanne, vous me gâterez !… Je n’y suis pas habituée, et cela me déconcerte encore… Une amitié si charmante, si belle ! Vous croyez que cela peut durer, que je ne vous ennuierai pas ?… Comment ?… Cela vous paraît tout simple ?… Pas à moi… Qui m’eût dit, il y a un an…

Elle n’acheva pas sa phrase… L’ombre du souvenir passait sur elle, et Noël en fut effleuré. Il regarda Josanne avec des yeux troublés tout à coup, embués d’émotion, et elle le sentit, non pas curieux, mais anxieux jusqu’à la souffrance.

Elle se leva.

— Maintenant, dit-elle, je vais préparer le thé. Mettez Dominique dans la bibliothèque… C’est ça, la bibliothèque… ces deux étagères, là… Il y sera en bonne compagnie, vous verrez.

Elle passa dans la pièce voisine, et Noël l’entendit remuer des tasses et des cuillers. Pensif, il examina les livres, lisant les titres tout haut :

Manon Lescaut, les Confessions, Adolphe… Et beaucoup de Balzac… Vous aimez Balzac !… Madame BovaryNotre CœurLe Lys rougeAnna Karénine, l’Empreinte, le Silence, la Force des Choses… et des poètes… Verlaine, Samain… Mes compliments ! Vous choisissez bien vos amis… Voulez-vous me prêter la Force des Choses ?

Il prit le roman de Paul Margueritte, l’ouvrit, le referma… Josanne rentrait, portant un plateau :

— Tout ce que vous vous voudrez… Vous n’avez pas lu la Force des Choses ?

— Il y a longtemps !

— C’est un beau livre, triste et vrai… comme la vie. Cet homme qui perd une maîtresse aimée, et qui se console, par un caprice, d’abord, et puis par un second amour… C’est navrant !

— Pourquoi, navrant ?… Parce qu’il n’y a pas de deuils éternels, et que la vie en nous, malgré nous, sans cesse, refleurit et se renouvelle ?

— Vous croyez que tout passe, que tout s’efface, que tout va vers le néant, les êtres qu’on aima du plus grand amour, et l’amour même… Vous croyez cela ?… Mais non, non, c’est impossible ! Quand on n’a point une âme légère, on ne peut pas, on ne veut pas oublier…

— C’est la loi de la vie, pourtant ! Et c’est le commandement évangélique : « Laissez les morts ensevelir leurs morts… »

Josanne ne répondit pas ; Noël craignit d’avoir blessé l’âme douloureuse et pudique, tout enveloppée des crêpes du deuil récent. Il recommença de déplacer et de replacer les livres.

— Tiens ! dit-il, une bien jolie édition de la Princesse de Clèves

Il maniait la reliure de maroquin avec des doigts amoureux, des doigts prudents de bibliophile. Mais, sur le premier feuillet, il vit un mot, une date, des initiales : « Souvenir du 4 février 18.. M. N. »

— C’est un de vos amis qui vous a donné ce livre ?

— C’était un de mes amis…

Noël perçut l’hésitation imperceptible de la voix. Josanne vint à lui, offrant la tasse, le sucrier :

— Un peu de lait ?… Un morceau de sucre ?

— Un, je veux bien. Pas de lait… Merci…

Il remit la Princesse de Clèves sur l’étagère et resta silencieux un moment.

Le crépuscule éteignit les cuivres ardents, fana les œillets du rideau, pâlit les petites lunes nacrées dans le vase jaune. Les réverbères envoyaient un reflet au plafond de la chambre obscurcie, et Noël et Josanne furent tristes sans savoir pourquoi.

La jeune femme alla chercher une lampe ; mais, quand elle revint, Noël se levait pour partir. Elle dit :

— Déjà !

Et ce mot, qui avait fait tant de peine à Noël, lui fut doux comme une caresse.