Calmann-Lévy, éditeur (p. 319-328).


XXXIV


Chemin faisant, Josanne se vit dans la glace d’une boutique. Bersier avait raison : elle était pâle… Noël remarquerait sa pâleur. Il lui demanderait tout de suite :

« Qu’as-tu ? »

Que répondrait-elle ?… La vérité était bien difficile à dire et bien dangereuse, si peu de temps après la pénible soirée du Bois !… Noël verrait dans le petit Claude un danger permanent, toujours accru, pour le repos de Josanne et pour le sien ; il verrait, derrière ; l’enfant, le père de l’enfant…

Mentir ?

Josanne avait juré de ne pas mentir à Noël « fût-ce pour lui épargner une peine ». Il avait fait de la sincérité absolue, intransigeante, la condition essentielle de leur amour. Le plus petit mensonge commis, sciemment, empoisonnerait les sources mêmes de cet amour. Et, dans le cas présent, taire la visite de Maurice n’était-ce pas commettre un très grave mensonge ?

« Noël ne me le pardonnerait pas, ce mensonge ! se disait la pauvre Josanne. Il s’indignerait en pensant que j’ai voulu lui épargner un souci. Il n’est pas faible : il est capable d’entendre la vérité douloureuse… Mais il n’est pas un philosophe indulgent. Il n’a pas pu aimer mon fils… Il le tolère seulement… Puis-je hésiter entre un scrupule de loyauté — qui me fut imposé, après tout ! — et le cher intérêt de Claude, l’intérêt de notre bonheur à tous trois ?… Je ne ferai rien de mal. J’écarterai Maurice de mon chemin, et Noël ne saura jamais que j’ai failli revoir cet homme…

Elle descendit à la station de Saint-Paul, sans avoir pris aucune décision.

Dehors, le jour déclinait, pluvieux et doux, imprégnant de poésie automnale le dôme violet de l’église Saint-Paul, les arbres roux du petit refuge, les bâtisses un peu de guingois, peintes d’ocre ou de lie de vin, bariolées d’enseignes jusqu’à leurs vieux toits de tuiles. Les lanternes des hôtels rougeoyaient. Des boutiques s’éclairaient d’une vive lumière jaune, et, à la devanture d’un bazar, quelques mètres de calicot déployé faisaient une raie d’un blanc cru, dans le crépuscule.

Sous sa marquise de verre, la porte de la station simulait une gueule ouverte et phosphorescente qui vomissait, à intervalles réguliers, le triste flot gris de la foule ouvrière. Josanne, poussée par ce flot, ne se décidait pas à traverser la rue. Elle regardait un banc, près du kiosque… Un soir de la semaine précédente, Noël l’avait attendue là.

Elle pensait à lui avec amour et avec crainte. Sa volonté oscillante était comme un poids suspendu en elle, dont elle ressentait tous les chocs… Oui ?… Non ?… Pourtant, elle n’était pas lâche. Elle avait couru un grand risque et connu de pires angoisses, le soir du terrible aveu… Mais alors elle évoquait un fantôme. C’était un homme, maintenant, qui menaçait de rentrer dans sa vie, qui rentrait déjà dans sa pensée…

Non ?… Oui ?… Elle se décida tout à coup : « Eh bien, non !… » Et, d’un pas lent, la tête un peu courbée, le cœur étreint de remords et d’appréhension superstitieuse, elle arriva enfin chez Noël.

Lui-même ouvrit la porte. Il était seul, ayant congédié son domestique. Les meubles avaient des housses, les tableaux et les miroirs étaient voilés, les parquets nus, les rideaux tirés sur les fenêtres. L’appartement sonore et sombre s’emplissait de silence et de soir.

Dans la chambre jaune, le beau reflet des stores s’éteignait. Noël ne voulut pas allumer la lampe.

— Comme tu viens tard ! dit-il. Je ne veux pas te gronder… C’est une soirée d’adieu… Il faut qu’elle soit douce, sinon joyeuse… Mais qu’as-tu ?

— Rien…

— Tu es triste ?

— Je suis triste parce que tu t’en vas…

— Veux-tu que je reste ?

— Quelle idée !… Tu as prévenu ton père.

— Tu n’as qu’à dire : « Reste ! » Je resterai… Toi d’abord !

— Cher Noël ! tu me sacrifierais tout, tes affaires, tes plaisirs, tes amis et tes parents !… Mais je n’ai pas de sots caprices… Tu partiras ce soir, mon amour… Seulement, avant de partir, aime-moi beaucoup, plus que d’habitude ! J’ai du chagrin…

Il la prit dans ses bras, doucement :

— Moi aussi, j’ai du chagrin…

Dans la cour, le vitrage d’un atelier projeta une lueur électrique, une papillotante lueur mauve qui toucha le plafond de la chambre, un angle du mur, le miroir sur la console… Les boules de cuivre, au pied du lit, scintillèrent. Noël et Josanne devinaient leurs formes confuses, leurs visages rapprochés.

Ils s’étaient bien aimés, dans l’atmosphère d’or de cette chambre, chaude comme le soleil et le désir, retirée, secrète, voluptueuse, pareille à une lampe allumée, pareille à un foyer brûlant et qui semblait aux amants le cœur même de la vieille maison, — le cœur du monde.

Maintenant, ils ne la reconnaissaient plus, leur chambre d’amour, changée par la nuit, par la saison, par la lueur insolite et fausse.

Noël eut la sensation soudaine du temps écoulé — deux mois ! — de septembre qui venait, qui allait modifier les nuances du ciel, et les couleurs des jardins, et les choses, et les âmes touchées par l’automne.

Il sentit qu’une période de sa vie — la plus troublée, la plus ardente — finissait là, dans cette chambre, avec le dernier soir d’août.

— Chérie, dit-il, ne sais-tu pas que notre bel été d’amour s’effeuille entre nos mains, comme une rose qui nous aurait donné tous ses parfums et que nous ne respirerons jamais plus ?… N’as-tu pas un regret pour lui ?… Quand je reviendrai de Lusignan, les jours seront plus courts, les soirées plus froides : nous n’irons plus au Bois, Josanne !… Et ce sera bientôt le temps des causeries au coin du feu… Alors nous travaillerons ensemble… Tu liras, par-dessus mon épaule, les choses très ennuyeuses que j’écrirai… Tu me conseilleras, quelquefois… Et ce sera très doux… Puis un autre printemps fleurira ; puis un autre été… Mais nous ne revivrons plus les jours de Chevreuse…

Tendre, plus tendre que de coutume, il baisait les cheveux de Josanne, et l’entraînait vers le lit profond.

— Josanne, c’est l’été encore, ce soir…

Elle résistait un peu à son étreinte, et lui rendait languissamment ses baisers. Il demanda :

— Qu’as-tu donc ?… Je t’ennuie !… Tu es fatiguée ?… Je ne t’ai jamais vue ainsi…

— Oh ! mon Noël…

Elle pleurait, cramponnée à son amant, comme pour chercher en lui un refuge.

— Écoute… Je ne voulais pas te le dire… mais, dès que tu m’as tenue contre ton cœur, j’ai senti que je ne pourrais rien te cacher… J’ai trop bien pris l’habitude des confidences : le moindre secret m’étouffe ! Oh !… mon ami chéri, si tu savais !…

— Quoi donc ?…

— Je ne voulais pas te le dire… J’avais peur de toi… à cause du petit… Je me rappelais notre discussion de l’autre soir… Et je pensais que c’était mon droit, et même mon devoir, de ne pas accroître ton inquiétude… de ne pas t’aigrir contre Claude…

— Mais qu’y a-t-il, enfin ? Explique-toi ! s’écria Noël. Qu’est-ce que tu voulais me cacher ?

— Eh bien… Il est venu…

— Qui ?

— Maurice Nattier.

Elle avait jeté ce nom, sans réfléchir, parce qu’elle l’avait au bord des lèvres. Noël répéta :

— Maurice Nat…

Et soudain, il comprit.

— C’est… c’est lui ?…

Josanne soupira un « oui » vague… Noël s’était redressé. Accrochée à lui, elle cessa de gémir et de pleurer, mais il sentait la pression convulsive des bras noués autour de lui, la tiédeur du visage en larmes qui s’écrasait contre son cou. D’un geste, il brisa l’étreinte.

— Tu l’as reçu ?

Ils étaient assis au bord du lit, côte à côte, dans les demi-ténèbres. La figure de Noël apparaissait, sous le reflet mauve et papillotant, figure livide, que Josanne reconnaissait… Un autre soir, après la terrible confession, elle avait vu ce masque d’angoisse, ces yeux fixes et indignés, ces lèvres pâles… Elle cria :

— Non !… non !… je ne l’ai pas reçu ; je ne le recevrai pas… Il est venu au journal, hier, en mon absence… J’ai trouvé sa carte, aujourd’hui… Voilà tout, absolument tout, je te le jure… Tu me crois, mon amour, dis, tu me crois ?

— Il est venu… Vraiment, il a de l’audace !… Et pourquoi ?… Que te voulait-il ?

— Je ne sais !…

— N’as-tu pas une idée !… Parle !… Voyons !…

— Aucune idée… Je ne sais pas…

Les traits contractés de Noël se détendirent.

— Tu es bien décidée à ne pas le recevoir ?… Tu as donné des ordres ?… Oui… Je suppose que tu n’as rien à dire à ce monsieur, et rien à entendre de lui…

— Rien… Sois tranquille, Noël !

— Tu vois que je suis tranquille… Je ne m’emporte pas. Je cause avec toi, posément… Tu ne diras pas, cette fois, que je te fais regretter ta sincérité… Ni toi, ni moi n’avons rien à craindre. Nous sommes sûrs l’un de l’autre.

Il était calme, parce qu’il voulait être calme, mais il y avait dans sa voix des notes altérées… Il reprit :

— Pourquoi ne m’as-tu pas raconté, tout de suite, cet incident dont tu n’es pas responsable ?… Et ces larmes, cette frayeur !… Tu m’as épouvanté… C’était si simple de me dire, en arrivant…

— Si simple ?… Mon pauvre Noël !… Rappelle-toi les scènes que tu m’as faites chaque fois que j’ai eu l’air de me souvenir… Rappelle-toi notre conversation d’Armenonville… La plus légère allusion au passé te rend fou !… Oui, j’avais peur de toi, très peur !

— Toi, tu avais peur de moi, toi, Josanne ! s’écria Noël. Est-ce possible ?… Tu ne parles pas sérieusement…

— Très sérieusement.

— Josanne ! mon aimée !… — il ne songeait plus à Maurice, — Josanne, t’aurai-je donc tant chérie, aurai-je dominé… pas toujours, mais souvent, très souvent… mes impulsions violentes et mauvaises, pour t’entendre me dire, à une heure grave, que tu as peur de moi !… Si j’ai eu, quelquefois, des mots et des pensées plus absurdes qu’offensants, si la passion a fait de moi un pauvre fou, ah ! j’en suis puni, cruellement puni… Tu avais peur !… Eh ! de quoi ? mon Dieu !… Suis-je capable de te soupçonner, de t’accuser, parce qu’un homme, chassé de ta vie, rôde autour de toi !… J’ai le devoir de te protéger, et le plus ardent désir de te rendre heureuse… Comme tu me méconnais !…

— Je ne méconnais pas tes intentions, Noël… Mais tu n’es pas maître de tes pensées… Je t’ai vu, quelquefois, pour un mot que je disais, ou que je refusais de dire, je t’ai vu blêmir et trembler de rage… Je t’ai vu pleurer de désespoir entre mes bras… Et, ce soir, j’ai eu peur de ta colère irraisonnée, peur de ton chagrin… J’ai eu peur, surtout… pour l’enfant.

— L’enfant !… Tu avais peur que je ne haïsse l’enfant !… Oui… je comprends… Eh bien…

Il se tourna vers Josanne, lui prit les mains.

— Eh bien, je répondrai à la sincérité par une sincérité égale, et je t’encouragerai à la confiance en me désarmant moi-même, en m’humiliant devant toi… Écoute… L’autre soir, dans le Bois, j’ai eu un mouvement affreux, une ivresse de haine… Tu ne l’as pas su… Car tu m’aurais quitté, sur-le-champ, avec horreur… J’ai exécré ton fils, j’ai souhaité qu’il ne fut plus entre nous…

— Noël !… toi !… tu as souhaité !…

— Oh ! je n’ai pas formulé le souhait… je ne me suis pas complu à cette idée qui te révolte, qui m’a révolté aussi, tout de suite… J’ai eu honte !… J’ai réagi… Je ne suis pas méchant, tu le sais bien !… Et, depuis, je me suis juré d’être le meilleur ami de Claude, de le considérer, dès à présent, comme mon fils, de l’élever avec soin… et peut-être… avec tendresse… J’ai formé des projets pour lui, que tu connaîtras… Je voulais t’en parler ce soir-même… Josanne, me crois-tu, me pardonnes-tu ?…

— De tout mon cœur… Et pourtant !…

Elle frémissait.

— Quelle maladie effroyable, la jalousie !… Toi, un homme si droit, si généreux, tu as presque souhaité qu’un pauvre petit enfant… mon enfant… Oh !…

— Ne m’accable pas, Josanne !… J’ai beaucoup souffert. C’est mon excuse.

— Et moi qui t’avais vu souffrir, je craignais de provoquer, ce soir, une nouvelle crise… Mais, sous tes lèvres, mon chéri, la confidence est montée à mes lèvres… Il faut que tout nous soit commun, joie et douleur… Noël !

Elle le tenait embrassé, et il voyait luire ses prunelles humides.

— Noël, je me mets, avec mon enfant, sous ta protection. J’en appelle à ta générosité contre ta jalousie… Je te confie mon petit Claude. Jusqu’ici, tu l’as toléré seulement… Mais je crois, je sais qu’un jour, bientôt, tu l’aimeras ! Lui, déjà, il t’aime… Il ne connaîtra que toi ; il ne chérira que toi ; il recevra de toi seul l’éducation, les idées, qui constituent la paternité véritable. Il sera le fils de ton esprit et de ton cœur, si tu veux… C’est un enfant ; il n’a pas de passé ; il n’a pas de mémoire. Sa petite âme est toute blanche…

— Va ! Josanne ! j’ai chassé le mauvais démon… Et je prends Claude, puisque tu me le donnes… Apaisons-nous !… Cette scène m’a brisé… Mon Dieu ! que tout cela est triste, horriblement triste !… Cette chambre a un air lugubre… Sortons… Nous irons dîner au Bois, veux-tu ?… Ah ! notre dernière soirée !…