Calmann-Lévy, éditeur (p. 72-80).


IX


— Ma tante ?

— Eh bien ?

— Bonnes nouvelles !

La chambre était froide et blanche, une de ces chambres qu’on voit seulement en province chez les vieilles filles pieuses et dans les presbytères campagnards. Le papier gris pâle, à fleurs, se décolore sur les murailles ; les fenêtres ont des rideaux de mousseline empesée ; un édredon colossal bombe la courtepointe du lit. Doucement, la pendule d’albâtre agite entre ses colonnettes la petite abeille d’or du balancier. On sent que ni le soleil ni l’amour n’ont jamais pénétré dans ces chambres.

Josanne, en passant le seuil, parut changer l’atmosphère autour d’elle. Débarrassée de son chapeau, de son manteau, elle semblait plus grande, plus mince, et son deuil la rajeunissait.

Mademoiselle Miracle, assise au coin du feu, posa son tricot, enleva ses lunettes, ce qui était chez elle un grand signe d’inquiétude. Elle était comme la chambre, blanche et surannée avec douceur. Douce était sa figure aux fines rides ; douce, sa voix égale, un peu basse ; doux, les gestes de ses douces mains. Sa robe noire moulait une taille encore svelte et parfaitement droite ; ses cheveux de soie et d’argent, coiffés à la mode du second Empire, lui faisaient une belle couronne de nattes brillantes. Jamais demoiselle âgée et pieuse ne ressembla moins que celle-ci à la traditionnelle vieille fille, aigrie par le célibat, desséchée par la dévotion. Mademoiselle Miracle n’avait pas d’autre manie que la manie pharmaceutique : elle composait des tisanes dont elle tirait vanité ; elle recueillait les recettes de médicaments mystérieux, « remèdes de bonnes femmes », et elle avait pour les médecins la haine secrète qu’ont les amateurs pour les professionnels…

Elle dit :

— Josanne, ma petite…

Elle était inquiète. Ces nouvelles qu’annonçait Josanne, elle les pressentait vaguement.

— J’ai reçu une lettre de Foucart, oui, ma tante… Il me demande des articles… sur la vie de province !… Je vais décrire monsieur le chanoine et les dames Chantoiseau !… Où est Claude ?

Josanne souriait. Mademoiselle Miracle soupira :

— Claude ?… Il est en pénitence, sous la table… Il a baigné le chat dans le pot à eau… Ce gamin-là ne sait qu’inventer… Ah ! il ne ressemble pas à son pauvre père !

La jeune femme ressentit un petit choc. Elle rougit.

— Claude !…

Soulevant le tapis qui retombait autour de la table ronde, elle répéta :

— Claude !

Et elle attrapa l’enfant roulé en boule, les poings dans les yeux, les cheveux sur le nez. Il commençait de pleurer, mais un mot de sa mère arrêta le déluge :

— Demande pardon à la tante !

Claude murmura :

— Pardon, tante…

Et il ajouta :

— Pardon au chat…

Mademoiselle Miracle s’attendrit :

— Voyez, Josanne, comme il a bon cœur !…

Elle prit l’enfant sur ses genoux, pendant que Josanne préparait le potage au lait et l’œuf à la coque qui composaient le souper de Claude. Le petit ne voulait plus la quitter. Il n’avait pas faim ; il n’aimait pas l’œuf ; il exigeait deux morceaux de sucre dans sa tasse. Josanne intervint. Elle fit manger Claude, malgré ses protestations, puis elle le déshabilla, le coucha dans la chambre voisine. Il s’endormit.

— C’est un enfant difficile, mais il n’est pas méchant, et il vous aime, dit-elle en revenant, comme pour excuser son fils.

Elle savait que mademoiselle Miracle l’adorait ; mais elle savait aussi que le pauvre Claude était un intrus dans la maison, un neveu de contrebande, et elle souffrait parfois de l’imposer.

— C’est un enfant très nerveux, répondit la tante, et il faut surveiller son régime. Le moindre changement à ses habitudes lui fait du mal… Ces enfants de Paris…

— Mais, ma tante, Claude est vigoureux !

— En apparence… comme son père !

Josanne se tut.

— La nourriture est si mauvaise à Paris ! continua mademoiselle Miracle. C’est la ruine de l’estomac… Notre pauvre Pierre avait raison : les marchands vous empoisonnent… Élever un enfant à Paris, c’est abréger ses jours. Ici, les œufs sont frais, et le lait arrive pur de la campagne… Madame Chantoiseau me disait hier encore : « Votre petit neveu pousse à vue d’œil, et votre nièce a bien meilleure mine… »

Josanne comprit l’allusion discrète, le conseil timide : mademoiselle Miracle tâchait de les retenir, elle et l’enfant.

— Si nous dînions, ma tante ? dit-elle. Je crois que monsieur le chanoine doit venir…

Les deux femmes dînèrent, et, vers huit heures et demie, monsieur le chanoine Coulombs arriva.

C’était un brave prêtre, qui avait exactement l’âge de mademoiselle Miracle. Faible de complexion et de caractère, il avait adopté les goûts, les idées, les manies, jusqu’aux locutions de l’amie qu’il voyait tous les jours depuis trente ans. On disait même qu’il avait fini par lui ressembler et qu’il était plus vieille fille qu’elle.

Le soin de sa fragile santé, le jardinage et l’archéologie occupaient sa vie innocente. Sa conversation était toute pleine de recettes et d’anecdotes. Fort dévot à Notre-Dame du Pilier, il parlait des druides, premiers adorateurs de la Vierge noire, comme s’il les avait connus et fréquentés, dans une familiarité tout ecclésiastique.

Il s’assit, à sa place accoutumée, en face de mademoiselle Miracle, et il conta le malheur survenu à sa gouvernante, — une honnête veuve quinquagénaire dont la fille, demoiselle encore, avait promesse d’enfant.

— Une fille de trente ans, que tout le monde croyait vertueuse !… Elle allait en journée chez des officiers, et c’est l’ordonnance du capitaine Lefaurel, un Parisien, qui… La mère n’avait pas de méfiance !… Rosa n’était plus une jeunesse… On doit être sage, à trente ans !

— C’est un âge dangereux, dit mademoiselle Miracle, qui n’était pas prude. Je n’ai jamais fait de folies. Dieu merci ! mais, si j’en avais dû faire, c’eût été à trente ans, plutôt qu’à vingt…

— Vous, ma tante ! dit Josanne étonnée.

— Il y a folies et folies, et je n’aurais pas… Mais, à trente ans, j’ai eu, sans savoir pourquoi, une espèce de velléité de mariage… On m’avait parlé d’un prétendant… Vous l’avez connu, mon prétendant, vous, monsieur le chanoine !… C’était un zouave pontifical… un bel homme qui avait une jambe de bois… Oh ! la jambe de bois ne me faisait pas peur, car ce qui me plaisait dans le mariage, ce n’était pas le mari… et surtout ce mari-là !… Mais j’aurais voulu…

— Quoi donc, ma tante ?

— J’aurais voulu avoir un petit enfant… J’avais Pierre, ton mari, et je l’aimais bien, mais j’aurais voulu avoir un autre enfant… que j’aurais fait moi-même… Je n’ai pas honte d’avouer ça… Au moment décisif, le « oui » m’est resté dans le gosier : j’ai été lâche. Car, après tout, le zouave n’était plus jeune ; Dieu pouvait me refuser des enfants et me conserver le mari… Il vit encore !… Et je ne regrette rien, puisque Claude m’a faite grand’mère…

— Ah ! dit Josanne, en baisant la main de la vieille fille, quelle mère délicieuse vous auriez été !…

— J’ai eu mon heure de sottise, reprit mademoiselle Miracle en riant. Cela m’a rendue indulgente aux folies des autres. J’ai grand’pitié des filles de trente ans qu’assiège le « démon de midi », comme dit le curé de ma paroisse…

— Il ne faut pas juger autrui ! dit le chanoine Coulombs.

— Que celui qui est sans péché jette la première pierre aux pécheresses !… Monsieur le chanoine, il faut aider Rosa. Le militaire veut-il réparer sa faute ?… Oui… Eh bien ! de quoi se plaint-on ? Un peu plus tôt, un peu plus tard, le sacrement est toujours le sacrement… Le bon Dieu ne regardera pas aux dates, quand on lui offrira un chrétien de plus.

— Vous parlez d’or, dit le chanoine. J’irai voir le capitaine Lefaurel, pour hâter le mariage.

— Et que Rosa songe à sa santé !

— Elle n’est pas forte…

— Ah ! la santé…

— C’est le premier de tous les biens, après la vertu…

— Dieu me l’a refusé…

— Et à moi…

— Dame ! à nos âges…

Ils parlèrent de leurs maladies, de l’hiver précoce qu’ils redoutaient ; puis ils vantèrent des drogues, citèrent des cures merveilleuses et déplorèrent l’ignorance des médecins. En contant les maux de son corps, chacun s’attendrissait sur soi-même, taxait l’autre d’exagération, et prenait pour l’écouter un air d’indifférence complaisante…

La lampe, sous son globe d’albâtre translucide, épandait une lueur paisible. Le reflet du feu tremblait sur les lithographies des murs, et, dans le coin de la cheminée, une bouilloire d’étain se mit à chanter tout bas, sur la cendre chaude…

Les deux vieillards causaient, face à face, dans leurs fauteuils pareils. Josanne regardait la robe noire et la soutane noire, les têtes vénérables aux cheveux de soie et d’argent. Elle pensait :

« Ils se ressemblent, c’est vrai ! Tous deux bons, simples et purs, occupés de petites choses, contents de petits plaisirs… »

Et elle regardait les choses, autour d’eux, ce cadre de province qui leur seyait si bien !… Malgré sa bonne volonté, comme elle était étrangère dans cette blanche maison, entre ces vieilles gens qu’elle aimait et qui ignoraient tout d’elle !…

Le chanoine expliquait :

— Vous mettez une pincée de bourrache et puis l’eucalyptus… Si vous mettiez l’eucalyptus d’abord, et, après, la bourrache, l’infusion n’aurait pas le même goût. C’est la sœur Saint-Florent qui me l’a dit : « La bourrache en second, monsieur le chanoine… C’est très important. »

Accoudée au guéridon, Josanne feuilleta un album de photographies. Des figures inconnues défilaient, des parents de Pierre qui étaient tous morts : dames en crinoline, parées de longues boucles, qui glissent de leur chignon sur leur épaule, messieurs à barbiches, petites filles dont la jupe bouffante découvre le bord tuyauté d’un pantalon blanc ; petits garçons en vestes de velours appuyés sur des tables trop sculptées, officiers d’Afrique au grand képi, — et monseigneur le comte de Chambord, et le saint père Pie IX, et monsieur Thiers, « libérateur du territoire… » Ces visages effacés avaient quelque chose de si lointain, de si triste !… Et la photographie de Pierre, parmi les autres, était comme une tombe neuve dans un cimetière…

La jeune femme se rappela les mois de souffrance qui avaient précédé la mort de son mari. Elle l’avait soigné, soutenu, consolé jusqu’à la minute suprême. Par sa présence fidèle et tendre, elle lui avait adouci le cruel passage. Non, Josanne ne se mentait pas à elle-même en disant qu’elle eût donné sa vie pour sauver Pierre. Sa douleur n’était pas hypocrite, — cette douleur qui avait absorbé, anéanti l’autre chagrin. — L’ombre de Pierre, évoquée dans ses rêves, n’était pas un fantôme irrité. Pourtant, il y avait des heures où le souvenir de Maurice faisait mal à Josanne. Elle prévoyait qu’un temps viendrait, peut-être, où les souvenirs réveillés mordraient son cœur et sa chair… Son indifférence actuelle était une léthargie passagère, et non pas la guérison.

Sa pensée erra… Elle se représenta Maurice marié, vivant avec une autre femme, dans une maison où elle, Josanne, n’entrerait jamais ; Maurice tenant sur ses genoux un enfant qui était le frère de Claude…

Ces images demeuraient artificielles, irréelles. Josanne n’en souffrait pas. Elle les créait par un effort volontaire, comme on tâche parfois d’imaginer les pays inconnus, les siècles passés, les temps à venir, la mort… Et cette impuissance à sentir la rassurait…