Calmann-Lévy, éditeur (p. 256-271).


XXVII


Quand la Tourette arriva, sur le coup de huit heures, elle fut bien étonnée de trouver madame Valentin habillée et prête à sortir.

— Madame ne déjeune pas !… Non ;… C’es-i’ possible !… Madame veut donc se faire mourir ?… Quand on travaille, faut qu’on mange… J’vas faire du chocolat… Comme madame a mauvaise mine !

— Je n’ai pas dormi de la nuit…

— À cause du petit ?…

— Oui, à cause du petit, répondit Josanne avec un sourire navré. Occupez-vous de lui, Maria… Je dois sortir tout de suite.

— Et le chocolat ?

— Je vous ai dit que je n’avais pas faim.

— Ah ! madame n’est pas raisonnable…

Josanne n’écoutait plus le bavardage de la Tourette. Elle fixait sur les choses un regard sec et fiévreux… Avait-elle rêvé ?… Non, ce n’était pas un cauchemar, la terrible scène de la veille. Cette chaise, Noël l’avait déplacée. Ce coussin avait glissé à terre, et il y avait sur la natte japonaise, un petit peigne d’écaille brune, tombé des cheveux de Josanne quand elle s’était presque évanouie… Elle faillit marcher dessus, le ramassa, le regarda sans penser à rien…

Dans le cabinet voisin, son fils, réveillé, se mit à rire.

Ce rire pur, qui, chaque matin, appelait le baiser maternel, retentissait douloureusement dans l’âme de Josanne. Elle songeait :

« Tu me coûtes cher, mon petit Claude !… Et pourtant je t’aime !… Je ne t’aime pas moins qu’hier. »

Sa pensée alla vers Maurice, se chargea de rancune et de haine.

« Ah ! lui… lui !… Il n’aura donc apporté dans ma vie que du malheur et du malheur !… Car, maintenant, je serai toujours malheureuse, et Noël avec moi… Il m’eût pardonné l’amant, — mais l’enfant ?… Jamais il ne supportera que Claude demeure entre nous. Claude, image vivante de ce passé dont il souffre… Et pourtant, je ne peux exiler mon fils de ma maison, de ma vie… Je ne peux pas choisir entre Claude et Noël : c’est une alternative abominable !… Noël accepterait bien que je garde, que j’élève, que j’aime l’enfant de mon mari ; pourquoi ne peut-il accepter !… Ah ! les préjugés de l’homme, l’orgueil de l’homme !… La jalousie plus forte que l’amour ! … »

Sa tendresse pour son fils, noyée dans le grand flot de la passion, se ranimait, plus vive d’être menacée, Josanne hésitait à croire que Noël lui imposerait cette mutilation de son cœur, ce crime contre nature… Mais que ferait-il, si vraiment la présence de Claude, l’existence même de Claude lui devenaient intolérables ?…

« Il faut que je connaisse sa pensée. Je ne peux plus vivre comme ça… Je veux le voir, tout de suite… »

Il était trop tôt pour que Josanne pût se présenter chez Noël ; mais elle était, depuis la veille, dans un état si violent et si trouble qu’elle ne pouvait supporter l’attente et l’inaction. Elle partit donc, résolue à marcher, à « user sa peine ».

Dehors, elle fut surprise par la douceur du matin. Une fine lumière grise et bleuissante baignait les quais, du Louvre à Notre-Dame. Tout était gris et bleu, sauf quelques taches de couleurs si vives et pourtant si délicates, — les sables blonds de la berge, le bariolage des péniches couvrant l’eau verte et laiteuse — L’aiguille de la Sainte-Chapelle luisait, d’un or presque rose. Les gens, sur l’impériale des omnibus, avaient l’air content. Les petites bonnes étaient jolies, avec leurs camisoles claires. On vendait partout des bottes de roses rouges. Et Paris semblait une ville nouvelle, éveillée à la fraîcheur première, à l’aube azurée d’un jour qui serait le plus brillant, le plus ardent, le plus splendide des jours d’été…

Josanne, dans le matin délicieux, passait, étrangère à tout, comme une intruse qui promènerait sa robe de deuil dans une fête.

Le mouvement calma ses nerfs, prêta une sorte de rythme à ses pensées. Elle se ressaisit :

« Voyons… je ne dois pas m’affoler… Noël est un homme intelligent, qui ne peut pas invoquer contre moi, — contre notre bonheur, — des préjugés qu’il a raillés cent fois, en ma présence… Il souffre, hélas ! et c’est tout naturel qu’il souffre… Mais il m’entendra, et je saurai le consoler… »

Elle réfléchissait, et reprenait espoir :

« Je ne vais pas tomber à ses pieds et lui demander pardon… Pardon de quoi ?… De mon silence ? Oui, peut-être… J’aurais dû me confier à lui, avant de lui laisser comprendre que je l’aimais… De ma faute ?… Non ! Si j’ai commis une faute, j’ai péché contre Pierre et non pas contre Noël… La première stupeur, la première fureur passées, mon ami sentira lui-même l’impossibilité de me condamner… »

Elle se rappela des mots de Noël :

« Pourquoi imposerais-je aux autres des vertus que je suis incapable de pratiquer ? Je ne pourrais pas rester fidèle par devoir à une femme que je n’aimerais pas d’amour… »

Elle se rappela aussi la conclusion de la Travailleuse

Condamner Josanne ?… Au nom de quoi ? Noël n’était pas chrétien : il ne considérait pas le mariage comme un sacrement et l’adultère comme un péché mortel. Il n’avait aucun respect pour la morale conventionnelle qui lui apparaissait en pleine voie de transformation. Certes, il concevait l’altruisme, la tolérance, la solidarité humaine, mais il détestait le sacrifice stérile, qui est, disait-il, une abdication, un suicide — et un encouragement à l’égoïsme d’autrui…

Josanne allait donc vers lui, dans la douleur, et non pas dans les sentiments d’une Madeleine repentante, car, à vrai dire, son chagrin sincère, ses regrets sincères n’étaient pas du repentir… Elle ne se persuadait pas qu’elle avait commis un acte infâme, et qu’elle ne pourrait échapper au mépris que par le remords, la pénitence et l’humilité. Elle ne ressentait rien qui ressemblât à de la contrition chrétienne et elle ne voulait pas être aimée par pitié, par faiblesse. Elle aussi avait de l’orgueil !


Elle entra dans la maison que Noël habitait, dans l’ombre froide de l’escalier de pierre, et le tintement de la clochette lui remua le cœur. Un domestique ouvrit :

« Monsieur ne pouvait pas recevoir… Monsieur dormait encore… Il était rentré tard dans la nuit… »

Josanne répliqua :

— Bien. J’attendrai…

Le domestique essaya de protester :

« Il avait des ordres… Monsieur serait fâché, peut-être… »

Mais Josanne répondit :

— Non, monsieur ne sera pas fâché… C’est pour une affaire très importante. Ne le réveillez pas… J’attendrais aussi longtemps qu’il faudra.

— Et qui annoncerai-je à monsieur ?

— Madame Valentin.

Le domestique eut un vague sourire : il avait porté tant et tant de lettres au nom de madame Valentin !

… Elle était seule dans ce grand cabinet de travail qu’elle croyait reconnaître. Toutes choses lui étaient devenues familières, à travers les récits de Noël. Ses pieds foulaient le parquet de marqueterie aux losanges luisants, les tapis de Perse jetés devant la cheminée et devant la table. Partout ses yeux rencontraient des meubles aux lignes simples, — bois patinés, vieil acajou pourpre ou vieux bois de rose ; — des étoffes lourdes, dont les colorations allaient du roux au mordoré. Toute la vaste pièce était ainsi, sombre et chaude au regard, dans une harmonie brune et fauve qui faisait songer au cuir précieux, à l’or effacé des belles reliures anciennes. Aucun bibelot banal. Des armes, quelques cuivres, des photographies rappelant un site célèbre où un incident de voyage, une lithographie de Fantin-Latour, un fusain de Prudhon, et, sur la cheminée, une réduction en bronze du Colleone de Verrochio. Un peu partout, des journaux, des livres, et le parfum du « maryland » sur tout cela…

Josanne respirait ce parfum ; elle touchait les choses tièdes encore de la vie de Noël, ces choses qu’il avait rassemblées peu à peu, qu’il aimait, qu’il maniait chaque jour. Et de l’imaginer assis à ce bureau, près de cette lampe, la plume aux doigts, la cigarette au coin des lèvres, tel qu’il était pendant les heures laborieuses, Josanne éprouva un tel paroxysme d’amour, de douleur, de folie, qu’elle n’entendit pas la porte s’ouvrir.

— Josanne !… Il y a longtemps que vous êtes là ?… Pourquoi n’avoir pas dit qu’on me réveillât tout de suite ?

— Vous étiez fatigué, sans doute… Je n’osais pas…

— Oh ! mon amie, mon amie chérie, comme vous avez bien fait de venir !… Il me semblait que je ne vous reverrais jamais !… Quelle nuit cruelle !

Elle avait redouté un accueil glacial, et Noël lui serrait les mains, lui parlait sans colère, la remerciait d’être venue… Elle fut si déconcertée, si heureuse, que les larmes lui montèrent aux yeux. Elle oublia les paroles qu’elle avait préparées, et elle demeura muette, regardant le jeune homme, comme Marthe et Marie regardèrent Lazare ressuscité.

Elle dit enfin :

— Ah ! Noël, si vous saviez !…

— Ma pauvre Josanne, je ne demande qu’à savoir… Vous avez beaucoup à me dire, j’en suis sûr, et hier je vous ai mal écoutée… Il y a un trou noir dans mes souvenirs… J’ai perdu la mémoire et la raison pendant quelques heures… Je vous ai quittée ; j’ai marché longtemps. Je me suis retrouvé à ma porte, abruti de fatigue. Le petit jour venait…

— Moi aussi, j’ai vu venir le petit jour…

— J’étais bien malheureux, bien misérable…

— Et moi !…

— Mais j’étais plus calme, et il y avait, dans ce chaos de ténèbres où je me débattais, une lueur !… Je me disais : « Il faut que j’entende Josanne, que je la comprenne, que je tâche d’être juste et d’être bon… »

— Ah ! Noël, je vous retrouve ! Je vous bénis pour cette parole !… Soyez juste, soyez bon ! Notre bonheur dépend de vous… essayez de comprendre…

— C’est mon seul désir : comprendre !… Ah ! vous n’aurez pas besoin de vous chercher des excuses ! J’en découvrirais pour vous… Mais il y avait, dans ce récit entrecoupé d’hier soir, il y avait tant de contradictions, tant d’obscurité !… Vous vous êtes mal exprimée… Je me suis révolté trop vite !… Car enfin, Josanne, il n’est pas possible qu’une femme comme vous…

Il élevait la voix, malgré lui. La violence contenue reparaissait. Mais aussitôt :

— Vous voilà encore effrayée !… Voyons, asseyez-vous près de moi, dans ce fauteuil… Causons… Je serai raisonnable… Je tâcherai de vous écouter comme si je n’étais pas en cause, impartialement. Et après, ma chérie nous serons tristes encore, mais plus proches, nous souffrirons moins.

— Je veux l’espérer, Noël…

— Et d’abord, dites-moi… Vous ne vous êtes jamais plainte, par délicatesse, ou par cette piété qu’on garde envers les morts… mais… votre mari n’a pas été bon pour vous, n’est-ce pas ? Il a eu des torts, des torts graves ?

— Aucun tort, je vous assure. Je vous l’aurais dit, hier…

— Son caractère ?

— Son caractère était difficile, et même un peu détraqué… Mais, avant d’être malade, Pierre était comme la moyenne des hommes, ni meilleur ni pire que beaucoup d’autres… Un peu susceptible, un peu tatillon, un peu autoritaire, oui ! Ce n’étaient pas là des défauts bien terribles ! Il avait de grandes qualités… Il m’aimait… il m’aimait trop !

— Pourquoi « trop » ?…

— Parce que… il avait un goût très vif de ma personne, une passion physique qui s’exaspéra quand il fut malade… quand il se crut diminué, déchu… et quand il sentit mon indifférence… mes répugnances…

Elle rougit.

— Ne me faites pas raconter nos querelles, nos tristesses, son chagrin qui me rendait faible…

— Oui, dit vivement Noël, je devine, et cela me fait mal de penser à ce que vous deviez souffrir… Dites-le donc nettement : vous n’aimiez plus du tout votre mari…

— Pourquoi ? Je l’aimais beaucoup, mon pauvre Pierre, mais je ne l’aimais plus d’amour… Je m’étais mariée étourdiment, hâtivement, comme presque toutes les jeunes filles françaises… Que sait-on de l’amour, à dix-huit ans ? On aime pour aimer ; on donne son cœur au premier venu qui murmure de jolis mots, — les mots qu’on a rêvé d’entendre. Et l’on s’engage pour la vie : on signe un contrat dont on ignore la principale clause !… Et puis, on change, on s’achève… On devient une femme qui ressemble peu ou pas du tout à la jeune fille de naguère ; on se révèle à soi-même, lentement… Et pendant ce temps, le mari aussi a changé. Lui aussi a évolué, — dans un autre sens… On se regarde, un beau matin ; on ne se reconnaît plus très bien l’un l’autre, et l’on dit : « Comment ai-je pu ?… » C’est l’histoire banale et tragique de tant de mariages… Mais il s’est formé entre les époux des liens d’intérêt, d’habitude, d’affection même… Des enfants sont nés…

— Vous n’aviez pas d’enfant, vous… avant Claude…

J’avais mon mari… Un malade qu’on soigne, qu’on protège, qu’on défend chaque jour contre la souffrance, qu’on berce de consolantes illusions, c’est presque un enfant, Noël… Sa compagne l’adopte, se dévoue à lui, tout naturellement, tout simplement, et si pénible que soit son rôle, elle ne pense pas à déserter le foyer… Ce serait quelque chose de plus vil, de plus cruel, de plus lâche que l’adultère… Je ne pouvais pas, je ne voulais pas abandonner mon mari.

Elle essuya ses yeux.

— On m’avait enseigné que le bonheur est dans l’oubli de soi-même, dans le dévouement… C’est la morale chrétienne… mais elle n’est possible qu’avec la foi chrétienne, et je n’avais pas la foi… On m’avait enseigné aussi, d’autre part, que toute créature a le droit de se développer comme une plante fleurit, le droit de vivre sa vie, avant de vieillir et de mourir…

— Oui, dit Noël.

— Le devoir de dévouement aux malheureux et aux faibles, le droit personnel de vivre et de chercher le bonheur, ce double idéal contradictoire a hanté toute ma jeunesse… Je n’ai pas su choisir : j’ai voulu tout concilier. Un jour, après des années de lutte obscure, après tant de misère, tant de déceptions, le désespoir m’a prise… J’avais vingt-cinq ans… Mes parents étaient morts, mon premier enfant était mort, mon mari se mourait lentement… Je n’avais pas d’amis, je n’avais pas d’argent ; je n’avais aucun don, aucun talent exceptionnel, et l’avenir était devant moi comme une route plate, morne, solitaire, qui conduisait… je ne savais où !… Je faisais toutes les besognes du ménage, je donnais des leçons de piano… je tenais les livres d’un petit commerçant…

— Ma pauvre chérie !…

— J’ai eu la nostalgie du bonheur… et j’ai cru le rencontrer… Un jeune homme m’a aimée… Il était spirituel et semblait tendre… J’ai cru, et tout, tout m’autorisait à croire qu’il serait, dans ma vie obscure et triste, une lumière, une douceur, un repos… J’ai cru que j’appuierais ma faiblesse à sa force : — car la femme la plus énergique a des jours de faiblesse. J’ai cru… Hélas !… Vous devinez le reste !… J’ai eu quelques mois de bonheur… Puis cet enfant est venu… Et mon… mon ami a eu peur des complications, des drames, que sais-je ?… Après des ruptures et des reprises, il a cédé à des préjugés… à des remords… à l’influence de sa famille… Nous nous sommes séparés… Et il était fiancé, quand je suis devenue veuve… Noël, tout cela vous fait souffrir !…

— Ne parlons pas de moi, ne parlons plus de lui… Parlons de vous ! Vous seule m’intéressez, vous, vos idées, vos sentiments… Que votre volonté de sacrifice ait fléchi, que vous ayez cherché l’amour, cela ne m’étonne pas, Josanne… Et même, je dirai que cela ne me scandalise pas… Mais comment, avez-vous pu, vous, vivre dans ce mensonge ?… Et n’en pas souffrir davantage ?… car il ne semble pas que vous en ayez beaucoup souffert… Vous acceptiez la situation… et ses conséquences…

— Qu’auriez-vous donc fait à ma place ? dit-elle en sanglotant. Vous auriez pu vous marier, tout jeune, comme je l’ai fait, et vous trouver, quelques années plus tard, lié à une femme infirme, aigrie, exigeante ; si vous aviez cessé de l’aimer, lui seriez-vous demeuré fidèle par devoir ?… Vous avez dit le contraire, il n’y a pas si longtemps !… Soyez de bonne foi, Noël, répondez !

— Non… je ne crois pas que je serais resté fidèle, mais…

— Vous auriez abandonné cette femme, votre compagne de plusieurs années, qui n’aurait eu au monde que vous, pour la soigner, pour lui adoucir sa vie misérable ? Vous auriez commis cette action ignoble ?… Non, non !…

— Évidemment, non… Mais je n’aurais pas menti…

— Est-ce que le médecin n’a pas le devoir de mentir au mourant ?… Qu’est-ce qu’un principe, qu’est-ce qu’un devoir abstrait, en face de cette réalité : la souffrance d’une créature humaine ?… Je n’ai pas hésité : j’ai choisi, entre deux maux, le moindre mal… Je le choisirais encore… Et vous, Noël, à ma place, vous l’auriez choisi comme moi.

— Non : la loyauté avant tout !

— Vous parlez comme un homme robuste de corps et d’esprit, orgueilleux de sa force et qui a le mépris de la faiblesse… Vous n’avez jamais connu la maladie, la solitude, la pauvreté, l’abandon. Vous n’avez jamais souffert !

— Eh bien ! je fais, en ce moment, par vous, l’apprentissage de la douleur !… Votre mari n’a pas souffert, dans toute sa vie, autant que moi depuis hier… Et je ne vous reproche pas de ne pas m’avoir épargné cette torture : j’ai cet orgueil, oui, d’être vraiment un homme, de regarder en face mon destin, quel qu’il soit… Et ce que j’attends de vous, ce que j’exige, en toutes circonstances, aujourd’hui, demain, toujours, c’est la vérité, la vérité !… Je ne vous pardonnerais pas un mensonge, — fût-il charitable ! — à vous moins qu’à toute autre, parce que je vous aime… et aussi, hélas ! parce qu’au fond de moi une peur s’éveille, une involontaire inquiétude devant la femme qui a si longtemps et si bien menti !…

Josanne tressaillit :

— Vous n’avez plus confiance en moi ?… Mais je vous ai donné hier et tout à l’heure des témoignages irrécusables de ma sincérité !… Mon secret, vous le connaissez, et je vous découvre toute mon âme, avec le bien, avec le mal, avec les contradictions qui sont elle… Et vous avez peur… Quelle injustice !

Noël ne répondit pas, Josanne roulait son petit mouchoir humide entre ses mains, et elle répétait :

— Quelle injustice !… Quelle injustice !…

Noël dit tout à coup :

— Et l’autre ?

— Qui ?

— Celui que vous aimiez !… Quel conseil vous a-t-il donné ?…

— Noël, ne parlons pas de lui.

— Pourquoi ?

— Je ne veux pas l’accuser devant vous… Par respect pour moi-même…

— Vous ne l’accusez pas ; vous l’excuseriez plutôt ! J’admire votre indulgence… Ah ! vous n’avez pas de rancune, vous !

— Noël !

— Vous l’avez revu, vous lui avez pardonné !…

— Je lui ai pardonné !… Je ne l’aime plus, mais je ne peux le haïr…

— Vous êtes si compatissante !… Ce monsieur est venu gémir près de vous !… Pas assez longtemps, j’imagine, car vous auriez fini par vous attendrir, par le consoler…

Josanne se leva brusquement :

— Noël ! je peux tout supporter de vous, la colère, les reproches, même l’injustice… mais l’ironie, non ! Je ne peux pas !…

— Josanne !… ma chérie ! Pardon !… Je suis absurde !… Je suis méchant !… Josanne !

Il la força de se rasseoir, mit un genou en terre, près d’elle, et l’entoura de ses bras. Alors, elle recommença de pleurer, désespérément :

— Vous ne m’aimez plus !… Vous m’obligez à dire des choses affreuses, qui m’humilient… qui vous déchirent !…

— Oh ! ma Josanne, je souffre tant !… J’ai le cœur à vif… Tout me fait mal !… Et vous me demandez d’être juste, d’être logique !… Je puis être généreux et lâche, bon et méchant, dans la même minute, selon qu’un mot de vous m’exaspère ou m’attendrit !… Ah ! ma raison et ma sensibilité ne s’accordent guère !… Parbleu ! je le sais bien, que je n’ai pas le droit de juger, que, sans doute, à votre place, j’aurais agi comme vous !… Je ne suis pas insensible à la douleur des autres ! Je ne suis pas égoïste… Et je me rappelle que j’ai voulu m’affranchir de préjugés ordinaires et de la morale dogmatique !… Eh oui ! J’ai dit, j’ai écrit qu’il n’y avait pas deux honneurs, l’un masculin, l’autre féminin ! Mais ce qui était pour moi une théorie, c’était pour vous, la réalité quotidienne !… Et maintenant que je suis sorti du paradoxe et de l’abstraction, que je suis aux prises avec des faits, je sens que je suis un homme comme tous les autres, ni plus libre, ni plus juste, ni meilleur… Ah ! Josanne, ah ! mon amour, je suis jaloux !… Je ne suis pas un moraliste qui juge, un philosophe qui ergote… Je suis un homme qui aime, je suis un amant désespéré !… Le bien, le mal, vos devoirs, vos droits, la justice, la logique, je m’en moque !… Je ne sais plus que ça ma Josanne !… Je suis jaloux !

— Mon pauvre Noël !

— Vous pleurez !… Moi, je n’ai pas pu pleurer…

— Mon Dieu ! est-ce bien nous qui nous sommes dressés l’un contre l’autre en adversaires ?… Nous qui nous aimons !…

— Josanne, Josanne, dites-moi que vous n’aimez plus cet homme !

— Je ne l’aime plus…

— Dites-moi que vous ne l’avez pas aimé, vraiment aimé…

— Je ne peux pas dire cela, Noël !

— Ah !

— Ma conduite n’avait qu’une excuse : l’amour… Si j’avais cédé à un caprice, m’estimeriez-vous davantage ?

— Je ne sais pas… Je souffrirais moins… Un caprice, c’est vite oublié… J’en ai eu, moi, des caprices, que j’appelais des amours !… Qu’en reste-t-il ?… Pas même de la cendre… rien… rien… Mais vous !… En parlant de cet homme, tout à l’heure, vous étiez remuée, malgré vous… Ah ! j’ai eu un instant de colère aveugle !… Maintenant, ma violence n’est plus que de la douleur !… Josanne ! ma chérie, mon amour, j’engage la lutte contre un ennemi voilé, inaccessible, qui se dérobe au plus obscur de vous-même : le souvenir !… Josanne, aidez-moi !… promettez-moi que je vaincrai !… Dites-moi qu’à force de m’aimer, vous croirez n’avoir aimé que moi, n’avoir eu de joie, de peine que de moi ?…

— Oui, mon bien-aimé !… J’en suis sûre… Laissez faire le temps…

Et tout à coup, sans honte, Noël pleura, la tête sur le sein de son amie. Les paupières baissées, il pleura des larmes rares, brûlantes… Et, passionnément, il appuyait son front, d’une pression lente, obstinée, contre la douce poitrine, comme pour la pénétrer, pour atteindre, au plus profond de la chair, le cœur même, la vie palpitante de Josanne.

Elle le sentit vaincu, reconquis, — et l’âcreté de leur chagrin s’adoucit un peu, de leurs larmes mêlées.

Elle répétait :

— Que faire, mon Dieu ? Que faire ? Que pouvons-nous

Il répondit :

— Nous aimer… Souffrir ensemble…