Calmann-Lévy, éditeur (p. 242-255).


XXVI


Pendant le court trajet de Saint-Rémy à Paris, dans le wagon vide, Noël resta muet, tenant Josanne blottie au creux de son bras. Elle aussi, songeait, et, quand le train s’engouffra dans le dernier tunnel, elle parut s’éveiller, et murmura :

— Nous arrivons si vite ! si vite !…

— Et je dois vous quitter ?…

— Il le faut, mon ami… Je me reposerai, je me recueillerai, et vous viendrez à huit heures et demie, quand je serai seule.

Il l’embrassa longuement, caressant de ses lèvres les tempes, les joues, la bouche, et ces baisers, mieux que des paroles, les fortifièrent tous les deux. À la gare du Luxembourg, Noël descendit le premier et partit, perdu dans la foule.

Il alla jusqu’aux galeries de l’Odéon… Sous ces mêmes galeries, naguère, Josanne avait feuilleté son livre. Il était en Sicile, dans ce temps-là : il espérait que Renée Moriceau viendrait le retrouver… Et Josanne, que faisait-elle ? Qui aimait-elle ?

Son mari ?… Non : d’après ce que Noël savait, d’après ce qu’il devenait, — à travers les propos de Foucart et certaines phrases de Josanne — cette jeune femme d’esprit hardi, de cœur passionné, dans la force de sa jeunesse, n’avait pu aimer d’amour Pierre Valentin. Elle avait ressenti, pour ce malade, une sorte de pitié maternelle. Mais Noël ne doutait pas que Josanne n’eût fait, hors de son ménage, la secrète expérience de l’amour et de la douleur… « Et quand bien même Josanne aurait eu un amant, pensa-t-il, elle aurait usé du droit que je ne conteste point, du droit qu’a toute créature de disposer de sa personne… Et elle n’en serait pas moins ce qu’elle est, avec les mêmes qualités, les mêmes vertus, — le mot n’est pas trop fort ! — bonté, désintéressement, courage… À la regarder vivre, chaque jour, je n’ai rien découvert en elle qui ne m’inspirât autant d’estime et de respect que d’affection… Alors ?… » Il avait la gorge serrée. « Évidemment, je n’aurais rien à dire si cela était, mais il y a tout de même des chances, des probabilités nombreuses pour que cela ne soit pas : d’abord, le secret d’une liaison n’est jamais si bien gardé que, dans une crise de passion ou de désespoir, un des amants ne laisse deviner quelque chose… Et, dans cette pétaudière du Monde féminin, personne n’a soupçonné Josanne… Foucart m’a dit, maintes fois : « Elle est vraiment vertueuse, cette petite !… Et, d’ailleurs, une femme peut avoir une passion, sans avoir un amant… La Princesse de Clèves !… »

Il revit le volume de madame de Lafayette sur l’étagère de Josanne, la reliure précieuse, la date et les initiales : « Souvenir du 4 février 18… M. N. » Et il fut, à la fois, triste et rassuré : « Voilà, sans doute, le mot de l’énigme… Josanne a une conscience délicate et scrupuleuse, et ses audaces de pensée restent théoriques… Elle a aimé, et elle s’est reproché l’infidélité sentimentale qu’elle faisait à son mari. Elle a voulu revivre l’aventure platonique de la Princesse de Clèves, — mais l’homme qu’elle avait choisi n’a pas eu la constance d’un Nemours… Et c’est là « le grand malheur, le grand mal, dont elle reste endolorie… »

Noël se persuada qu’il connaissait le secret de Josanne… Puis un doute lui revint : « Quel roman fais-je là ?… C’est absurde ! Josanne ne m’eût pas caché, si tenacement, si pudiquement, l’histoire d’un amour platonique. Ah ! je dois, je veux m’attendre à tout !… Pourquoi ne puis-je m’empêcher de souffrir ?… Je n’étais pas jaloux du mari, ou si peu !… J’aimais l’enfant de ce Pierre Valentin qui est pour moi une ombre, un nom… L’enfant ! Josanne l’adore, ce petit ! Il l’a sauvegardée peut-être. Elle s’est sacrifiée à lui… Qui sait ? l’amour maternel a triomphé de l’autre amour… »

Il sortit des galeries, erra dans les petites rues qui s’entre-croisent entre le boulevard Saint-Germain et les quais. Par moments, son inquiétude faisait trêve : il évoquait l’auberge de Cernay, la voiture, le paysage boisé dans l’or du soleil couchant, et le souvenir du baiser lui arrachait une exclamation… Il avait envie de crier tout haut : « Elle m’aime ! Elle m’aime !… » Puis l’angoisse le tenaillait de nouveau, et il gémissait tout bas : « Comme je l’aime, hélas ! comme je l’aime ! »

Chez Mariette, il ne put manger. Les yeux fixés sur sa montre, il commençait de fumer des cigarettes qu’il laissait éteindre à tout instant.

À huit heures, il s’en alla, et à peine fut-il dans l’escalier de Josanne qu’il redevint très lucide, comme il était aux heures graves de sa vie.

Josanne elle-même lui ouvrit :

— Je suis seule.

— Et Claude ?

— Il dort. Venez !

Il la suivit à travers la salle à manger sombre, jusque dans le salon. La lampe brûlait. Une porte entr’ouverte laissait voir la tenture rose du cabinet de toilette où dormait l’enfant. Parfois on entendait le petit souffle régulier, le bruissement du matelas en balle d’avoine.

— Mon amie, ma chérie !

— Ah ! mon Noël !

Elle s’était jetée contre lui, les bras à son cou, et l’étreignait de toutes ses forces, comme pour le pénétrer de son amour, à elle, de sa volonté, à elle… Puis elle dit :

— Mettez-vous là !

Elle l’obligea de s’asseoir sur le divan tandis qu’elle s’asseyait à ses pieds, la tête levée d’un air d’imploration, d’humilité amoureuse. La lampe répandait un crépuscule faiblement coloré de rose. Un tramway passa.

Ce fut Noël qui parla le premier :

— Écoutez, ma chérie…

Il raconta sa vie… Il avait eu, depuis dix ans, beaucoup de liaisons passagères, plus ou moins amusantes, plus ou moins touchantes, souvent jolies, tristes parfois, mais dont aucune n’avait marqué une trace profonde sur son âme et dans sa mémoire… Bien qu’il ne fût pas méchant, ni « rosse », quelques femmes avaient souffert par lui. D’autres l’avaient fait souffrir…

— Mais tout cela, voyez-vous, c’était peu de chose, bien peu de chose !… Ivresse légère des sens, jeu d’imagination, mirage sentimental… Et, même quand je me disais : « C’est l’amour ! » je ne réussissais pas à me tromper moi-même. Je n’étais pas en confiance auprès de celles que je croyais aimer… Je n’aurais jamais eu l’idée de leur confier mes projets, mes ambitions, mes déboires… Non, jamais !… Tandis que lorsqu’on aime, on se donne, on se livre, on se montre tel qu’on est, on dit tout… Ah ! l’amour, la grande émotion, l’éblouissement, le vertige qui fait chavirer l’orgueil et la volonté, je n’avais jamais connu ça !

— Alors, c’est moi, la première…

— Oui, c’est vous…

— Mais pourquoi ?

— Je ne sais pas… J’ai eu, à Florence, un pressentiment, le soir où j’ai reçu votre lettre… Je vous ai raconté cela, souvent… Et, plus tard, quand j’ai ouvert la porte du petit bureau où vous m’attendiez, ç’a été une des grosses émotions de ma vie.

— Vous étiez auto-suggestionné !

— Vous êtes entrée : une grande jeune femme en robe de deuil…

— Qui ne ressemblait pas à la figurine de Ghiberti !…

— Qui ne ressemblait à personne… Vous m’avez tendu la main… Vous vous êtes assise… La lampe éclairait votre corsage, votre chaîne de jais, vos mains… Vos dents brillaient… Vos joues pâles devenaient roses… Vous vous êtes penchée, et j’ai vu que vos yeux étaient bleus… Et je n’ai pas su, vraiment, si vous étiez belle ou pas belle : vous étiez vous !

— Oh ! parlez-moi encore, Noël ! Cela me fait tant de bien… Cela m’encourage !… Alors vous m’avez aimée tout de suite ?

— Je ne me suis pas dit : « C’est le coup de foudre ! » Non… mais j’étais heureux, timide, et, après, je ne faisais que penser à vous. J’inventais des prétextes pour vous revoir, et je ne craignais pas d’être importun, puisque je vous aimais… Les convenances, je les oubliais ! Je vivais avec vous, dans l’extraordinaire, et cela me semblait si simple, si naturel !

Josanne murmura :

— Oui, c’était bien doux… Et, moi qui essayais de me défendre, je me prenais, peu à peu, au charme de l’amour, à votre charme…

— Pourquoi vous en défendre.

— Mais parce que… Achevez d’abord ! Vous m’avez tout dit ?

— Pas tout…

— Ah !

— Je veux vous dire encore que je ne suis pas…

— Le chevalier sans peur et sans reproche ?…

— Oui. Je n’ai pas commis de bien grands crimes : je n’ai pas séduit des jeunes filles et abandonné des enfants naturels ; je n’ai pas détourné de ses devoirs la femme de mon meilleur ami, mais… mais… j’ai été égoïste, parfois, léger, et jamais fidèle… J’ai causé des chagrins plus ou moins profonds ; j’ai commis, hélas ! de petites cruautés, de petites lâchetés, pour éviter l’agacement des récriminations… Il y a eu des lendemains de conquête où je n’étais pas gai ; des lendemains de rupture où je n’étais pas fier de moi… Ah ! comme, à le remuer devant vous, tout mon passé m’apparaît banal, médiocre… Hier encore… pendant que vous étiez à Chartres, pendant que vous m’écriviez ces lettres délicieuses, je me laissais presque reprendre… L’ennui, la solitude, l’occasion… Ah ! quelle mélancolie !… J’ai revu, plusieurs fois, une femme que je n’aime pas, que je n’ai jamais aimée…

— Et qui était, cependant, votre maîtresse ?

— Oui… Une liaison rompue et reprise sans bien savoir pourquoi… Je me disais : « Ça n’a pas d’importance… » Mais c’est fini, je vous jure… J’ai brisé tout net…

— Quand ?

— Le lendemain de votre retour…

Josanne murmurait :

— Pendant que j’étais à Chartres… la semaine dernière… Ah ! je comprends vos lettres, maintenant !…

Et, tout à coup, elle pleura.

— Ne pleurez pas, mon aimée, ne soyez pas jalouse ! Il n’y a pas de quoi…

— Je n’ai pas le droit d’être fâchée… mais cela me fait du chagrin, tout de même…

Il la consola. Il lui répéta qu’il l’avait aimée, elle, elle seule, d’un amour fervent, inquiet, jaloux, avec une simplicité d’enfant, un enthousiasme d’adolescent, une patience de sauvage… De toutes ses forces, il avait voulu conquérir l’âme qui se donnait et se dérobait ! Que de ruses pour saisir la pensée de Josanne au moment même où cette pensée se formait ! Que de pièges involontaires dans une question, dans une allusion banale !… Quelles alternatives de doute et de confiance !… L’inquiétude de Noël avait dompté son désir…

Cependant il avait souffert de voir son amie dans ce milieu un peu équivoque du Monde féminin… Elle subissait les rebuffades de madame Foucart et les familiarités de Flory ; elle allait chez toutes sortes de gens qui la recevaient sans beaucoup d’égards ; elle économisait sur son modeste gain, portait des robes de l’an dernier, dînait chez Mariette et voyageait en troisième classe… Et Noël ne pouvait l’aider, lui rendre la vie plus facile, ouatée de bien-être, fleurie d’un peu de luxe…

Josanne protestait. Noël l’arrêta :

— Chut !… Vous parlerez tout à l’heure…

Et il dit comment il avait eu le désir de tout partager avec elle, de l’épouser…

Elle poussa un cri :

— M’épouser !…

— Certainement… Je ne voyais pas en vous une maîtresse, je voyais ma compagne de toujours, ma femme…

Josanne resta stupéfaite… Elle n’avait songé qu’à l’amour, et les paroles de Noël, au lieu de l’emplir toute de joie et de fierté tendre, la déconcertèrent…

Elle appuyait sa joue encore humide sur une main du jeune homme. De l’autre main, Noël lui caressait les cheveux…

— Cela vous déplaît, ma chérie ?

— Oh ! pouvez-vous croire… Mais je n’avais pas fait de projets, moi !… Je ne considérais pas l’avenir…

— Je vous ai tout dit. À vous, maintenant… Ne me faites pas attendre davantage… J’ai un peu d’angoisse, mon amie… mais vous sentez que je vous aime et que je suis très doux…

Josanne frémit de tout son corps. Elle balbutia :

— Oh ! moi… je…

Sa voix était rauque. Elle courbait les épaules comme si elle avait senti peser matériellement sur elle le regard anxieux de Noël.

— Je… je vous ai raconté comment je m’étais mariée… J’aimais mon mari… Oh ! ce n’était pas une profonde passion… c’était un amour de jeune fille… Et, d’ailleurs, Pierre n’avait pas tout à fait les mêmes idées et les mêmes goûts que moi… Malgré ça, nous aurions pu être heureux, avec de la bonne volonté… mais vous savez qu’il devint malade, très malade… Et la souffrance changea son caractère…

— Je le sais… Vous me l’avez dit, et d’autres m’en ont parlé…

— D’autres ?

— Foucart… Il m’a répété, plusieurs fois, que vous aviez montré un grand courage, un admirable dévouement.

Elle murmura, en cachant son visage :

— Non ! non !… Ne croyez pas ça !

— Comment ?

— Je n’ai pas été admirable, oh ! non !… Je n’ai pas pu me dévouer entièrement, me sacrifier entièrement… J’étais jeune. J’avais besoin de bonheur… et la vie était si dure, si dure !… Alors…

— Quoi ?… Parlez !… vite !…

— J’ai… j’ai aimé…

Elle attendait un cri, un soupir… Le silence tomba sur elle.

— J’ai aimé… de tout mon cœur… Oui, je croyais que j’avais le droit…

Elle s’interrompit, défaillante… Elle sentit la main de Noël se crisper sur sa tempe… Cette petite douleur, comme un appel, ranima Josanne et, bravement, elle dit :

— Je me suis donnée…

Cette fois, l’homme tressaillit tout entier :

— Ah !… Josanne !… Cela !… Cela que je craignais !… Mon Dieu !…

Et plus bas, comme une plainte :

— Je n’aurais pas cru que cela me ferait tant de mal…

Épouvantée, Josanne se redressa ; elle osa regarder Noël… Il se dominait encore. Il matait sa douleur.

— Noël !… Ah ! mon Noël, ayez pitié de moi ! comprenez-moi !… Qui peut me comprendre mieux que vous ? Vous ne pouvez pas me condamner ; vous ne pouvez pas me mépriser, vous ! J’ai été faible, parce que j’étais malheureuse… Mais je pensais que je ne faisais de mal à personne et que j’avais bien droit…

Il la saisit, la souleva jusqu’à lui…

— Est-ce que je vous méprise ? Est-ce que je vous condamne ?… Est-ce que je vous parle de droit ou de devoir ?… Je souffre, voilà tout !… C’est illogique, c’est stupide !… Car, enfin, j’étais préparé… Eh bien ! d’entendre ça, d’être sûr de ça… d’imaginer ça…

Elle gémit, désespérée :

— Noël ! vous ne pourrez plus m’aimer !… Mon Noël, c’est fini… Je le sens… J’ai perdu votre cœur… Et pourtant vous deviez pressentir ce qu’il y avait en moi… ce fond de tristesse… ces souvenirs… Hélas ! j’étais confiante, malgré tout, en votre justice, en votre indulgence… Je connaissais vos idées, qui ne sont pas celles des autres hommes… Je me répétais des phrases de vous, qui me rassuraient…

Elle éclata en sanglots. Noël la serra contre lui. Elle sentait le halètement de sa poitrine, les coups profonds du cœur, le tremblement des mains qui l’étreignaient. Il soupira :

— Oui… oui… on se croit très fort, très affranchi… On parle de ces choses, comme on parle de tout — du malheur, de la maladie et de la mort même ! — légèrement… Et puis, quand on découvre la réalité sous les mots, on se révolte et on souffre comme une brute…

— Ah ! Noël, je souffre plus que vous !

— Je me doutais, oui, de… ce que je sais, à présent… Mais dans le doute il y a encore un espoir… Je me payais de raisons vaines… Au fond, je pensais : « Ce n’est pas vrai !… Elle n’a pas pu… »

Soudain, il se leva, respira péniblement, comme un homme qui étouffe… Et il se mit à marcher, dans la longue pièce, allant, revenant, de la fenêtre à la porte… Par moments, il passait sa main sur son front, sur ses yeux… Josanne, à genoux contre le divan, ne bougeait plus, interdite…

— Vous vous êtes donnée !… Mais quand, mais comment ?… Pas du premier jour, je suppose !… Alors, vous le connaissiez depuis longtemps, cet homme que vous aimiez ?… Il allait chez vous !… C’était l’ami de la maison, naturellement !…

— Non… je l’avais rencontré, ailleurs… chez… une dame… Il n’était pas reçu chez moi…

— Et vous l’aimiez ?…

— Oui…

— C’était un grand amour ?… Comme le nôtre ?… Non, dites, ce n’était pas de l’amour ? Un caprice… une faiblesse… une curiosité… ?

— Oh ! Noël !… Pas cela, je vous jure ! J’étais sincère et c’est mon excuse… J’aimais…

Il eut un geste de rage. Puis, de nouveau penché vers Josanne, il reprit plus âprement :

— Il vous a quittée ?

— Oui.

— Il y a longtemps ?

— Deux ans.

— Et depuis… ç’a été fini ?… Vous ne l’avez jamais revu ?

— Deux fois, par hasard… l’hiver dernier…

— Où ?

— Dans la rue…

— Il vous a parlé ?

— Oui.

— Et vous avez consenti à l’écouter ?

— Oui… parce que…

— Parce que vous l’aimiez encore !

— Je ne sais pas… Mais depuis que je vous connais, Noël, jamais…

— Enfin, c’est fini dans votre vie, fini dans votre cœur ?… Il ne reste aucun lien, aucun souvenir…

En prononçant ces mots, il vit que la figure de Josanne se décolorait, se creusait, devenait pareille à la figure d’une femme qui va mourir… Une pensée imprévue, terrible, fulgura dans son esprit, l’éclaira d’une sourde et brusque lueur. Il cria :

— Josanne ?…

Elle étendit le bras vers le cabinet où dormait Claude, et elle murmura :

— Il reste… mon petit garçon !

Et elle ne supplia point, elle ne sanglota point ; sa tête glissa des genoux de Noël au bord du divan. Son corps plié, prosterné, fléchit lentement, s’affaissa, sembla disparaître…

Elle n’était pas évanouie, mais elle s’étonnait de vivre encore. La voix de Noël venait à son oreille comme à travers des épaisseurs d’eau… Elle s’aperçut qu’il la soulevait, qu’il l’étendait, qu’il lui mettait un coussin sous la tête… Ses cheveux défaits chatouillaient ses cils… Une épingle piquait sa nuque. Elle ouvrit enfin les yeux, et pleura.

— Allons ! dit Noël, calmez-vous, ma pauvre Josanne.

Elle continua de pleurer, sans mouvement. Noël recommença de marcher par la chambre. Une chaise le gênait. Il l’écarta. De temps en temps, il balbutiait une phrase qu’il n’achevait pas…

Le petit Claude, troublé dans son sommeil, appela :

— Maman !…

Josanne fut debout, tout de suite, mais elle hésitait… Noël lui dit :

— Eh bien ?… Pourquoi n’allez-vous pas vers lui ?… À cause de moi, peut-être ?… Vous avez tort…

Elle alla jusqu’au seuil du cabinet. L’enfant s’était rendormi. La mère regarda le petit lit, le rideau de mousseline… Appuyée au chambranle de la porte, elle sentit son cœur se fendre et désira mourir.

Noël s’approcha :

— Écoutez, Josanne, il ne faut pas désespérer… Ayez du courage… J’en ai, moi !… vous le voyez bien… Mais je ne suis plus en état de discuter… Le coup a été trop rude !… Il vaut mieux que je m’en aille… Je dirais des mots injustes, blessants, qui nous feraient du mal à tous deux… Et je ne veux pas vous faire de mal…

— Mon Dieu ! Où allez-vous ?

— J’ai besoin de marcher… Je ne veux pas rester assommé comme ça… Il faut que je remue, que je respire… Demain, oui, demain, après midi, je reviendrai… Je vous jure que je reviendrai… Couchez-vous, tâchez de ne plus penser, de dormir… Vous ne résisteriez pas à tant de secousses… Reposez-vous, je vous en prie, pour l’amour de moi…

— Noël !

— Ne me retenez pas !… La fatigue, quelquefois, engourdit le cerveau… On souffre moins… Allons, au revoir, Josanne !

… Il était parti ! La lampe baissait. Un coussin du divan gisait à terre, et Josanne, debout, les bras pendants, immobile, écoutait les pas qui s’éloignaient…