Calmann-Lévy, éditeur (p. 218-228).


XXIV


Quelle journée, le lendemain !

Les adieux, les pleurs de mademoiselle Miracle, la turbulence fatigante du petit Claude, les têtes renfrognées et les niaises conversations des voyageurs, tout contrarie et disperse, à chaque instant, la pensée de Josanne. Elle voudrait faire le silence et l’ombre autour d’elle, et que personne ne la vît et que personne ne lui parlât, et qu’elle pût aller vers Noël comme voilée d’un triple voile, aveugle et sourde à tout ce qui n’est pas lui. Abîmée dans une attente contemplative, elle ne prévoit rien de l’avenir, — rien que la première rencontre des regards, et la surprise de Noël et leur trouble à tous deux…

« Ah ! ses yeux clairvoyants ! comme ils liront, en moi, tout de suite… »

Rambouillet. Le train s’arrête. Claude s’aplatit le nez contre la vitre et il énumère, tout haut, les objets de son admiration.

— Prends garde, mon petit !

La portière s’ouvre. Une vieille dame se hisse, péniblement. Josanne, obligeante, lui offre la main.

— Madame…

— Merci et pardon, madame !

— Claude, viens là !

— Oh ! il ne me gênera pas, ce petit… Mais… mais… je ne me trompe pas… C’est vous, madame Valentin ! Je ne vous reconnaissais pas, sous cette voilette. Quelle bonne chance !… Quel plaisir !…

— Madame Grancher !

— Comme on se retrouve !

Deux marchands beaucerons en blouse raide, une paysanne au profil de poule, une religieuse anémique, un soldat rouge de peau et de cheveux, approuvent, en hochant la tête, la bienveillance du hasard qui réunit la jeune dame et la vieille dame. Et tous à la fois, sauf la religieuse qui marmonne son chapelet, commencent le récit de rencontres extraordinaires qu’ils ont faites, en chemin de fer.

Madame Grancher paraît contente. C’est une femme de cinquante-cinq ans, courte, grasse, qui a de la préciosité dans les manières et dans l’accent. Et cette préciosité dissimule mal le fond vulgaire de sa physionomie. Elle est complimenteuse et doucereuse, méfiante, à l’affût de tous les secrets.

Josanne pleurerait d’agacement. Elle doit se contraindre à une joie polie, mais elle envoie au diable la vieille avare qui, malgré ses rentes, voyage en troisième classe… N’a-t-elle pas honte, vraiment !

— On est bien mal, dans ce wagon ! dit Josanne en désignant, d’un coup d’œil, les banquettes couvertes de cuir, les vitres sales, le soldat qui se débraille et la paysanne qui sent la basse-cour.

— Ah ! ne m’en parlez pas ! La Compagnie se moque du monde.

— Si j’étais un peu plus riche, je ne mettrais pas les pieds dans ces affreux compartiments.

— Bah ! dit madame Grancher, pour un si court trajet, de Rambouillet à Paris, on peut supporter ça. Je fais le voyage deux fois par semaine. Alors, au bout de l’année, ça fait une dépense… Il n’y a pas de petites économies…

Elle relève sa robe, prend une boîte dans la poche de son jupon, — un solide jupon en moire de laine.

— Et dites-moi, madame Valentin…

Elle ouvre la boîte, choisit une pastille de Vichy.

— Depuis si longtemps que je n’ai eu le plaisir de vous voir, vous avez été bien éprouvée… J’ai su cela… bien éprouvée !… Ce pauvre monsieur Valentin…

— Hélas ! oui…

— Ce que c’est que de nous !

Madame Granger suce la pastille et remet la boîte dans sa poche.

— Et quel âge avait-il ?

— Trente-sept ans…

— Si jeune !… Comme c’est terrible !… À propos, monsieur Malivois a quitté les affaires, vendu son usine… Sa fille est mariée.

— La vôtre aussi…

— Oui… Deux enfants en deux ans…

— J’ai regretté de ne pas assister à son mariage ; mais mon mari était si malade !… Nous ne sortions pas du tout.

Un silence.

— Et maintenant, vous êtes satisfaite ?… J’ai entendu dire que vous avez une bonne situation !… Oui ?… Allons, tant mieux !… Et ce joli petit ?… Claude, n’est-ce pas ? Voulez-vous m’embrasser, monsieur Claude ?

Le gamin offre sa joue, de mauvaise grâce, et retourne à la vitre, que son haleine barbouille.

— Les enfants ! dit madame Grancher, quel souci !… On ne les demande pas, hein ?… mais, quand on les a, on ne voudrait pas les perdre…

— Évidemment !

— Il n’y a rien de triste comme un ménage sans enfants.

— C’est certain…

— Ainsi, voilà les Nattier… Vous connaissez bien monsieur Nattier ?… Un blond, beau garçon, très chic… Vous l’avez rencontré chez moi…

— Oui… en effet… Je me souviens…

— Il a épousé une demoiselle très bien, jolie, d’excellente famille… une belle éducation — elle a son brevet — et une belle dot… et orpheline !… Pas de famille, rien qu’un oncle très âgé, toujours malade… Enfin ils avaient tout pour être heureux.

— Et ils sont heureux ?

— Ils le seraient… mais la jeune femme vient de faire une fausse couche, et elle est restée… elle restera… Enfin, les docteurs ont dit qu’elle n’aurait jamais d’enfants.

Une lueur passe dans les yeux bleu sombre de Josanne, et c’est avec un accent indéfinissable qu’elle répond :

— Une jolie femme, une jolie dot, un vieil oncle riche et quasi moribond… C’était trop beau ! monsieur Nattier ne peut pas avoir tous les bonheurs.

— Vous en avez des idées, vous ! dit la vieille dame, déconcertée et choquée. Il est vrai que vous, ma pauvre madame Valentin, vous n’avez pas eu de chance… Alors…

— Je ne me plains pas. Je suis indépendante ; je gagne bien ma vie, et j’ai mon fils…

Elle attire Claude, arrange son col et ses boucles châtaines, le contemple avec fierté.

C’est un charmant petit garçon, dont toute mère serait orgueilleuse… Et Josanne pense à Maurice, — le père ! — qui ne pourra jamais dire : « Mon fils ! » à un autre enfant. Il lui semble, tout à coup, qu’elle est vengée, au delà même de son désir.

« Voilà donc l’explication de son silence et de son absence : la maladie de sa femme… J’espère bien qu’il ne reviendra jamais. Et pourtant, il doit penser à Claude, plus qu’autrefois, depuis cet accident… »

— Maman, tu me serres trop…

Le petit se délivre de l’étreinte.

— Il est vif ! dit madame Grancher.

— Et volontaire !

— Une santé superbe !

— Et intelligent !…

— Ça se voit… Il vous ressemble, madame Valentin.

— On le dit.

— Voilà ce qu’il aurait fallu aux Nattier : un garçon comme celui-là.

— Monsieur Nattier regrette donc ?…

— C’est un gros chagrin… Entre nous, je crois qu’il ne souhaitait pas un enfant, tout de suite… Mais l’idée qu’il n’en aura jamais, jamais… C’est pénible, c’est même vexant… On n’a pas l’air d’être comme les autres… Je vous assure, madame Valentin, que ce jeune ménage est bien à plaindre…

— Vous les voyez souvent ?

— Très souvent. Madame Nattier est liée avec ma fille.

Josanne voudrait bien savoir si madame Grancher parlera d’elle, de Claude, à sa fille et aux Nattier… Elle voudrait bien savoir ce que pensera Maurice et s’il souffrira un peu. Elle ne l’aime plus, mais, si elle s’est détachée de lui, elle ne s’est pas encore, tout à fait, désintéressée de lui. Elle craint vaguement un retour, une visite possible…

Le train dépasse les talus des fortifications. Madame Grancher s’écrie :

— Enfin !

— Quoi donc ?

— Nous arrivons.

— Déjà !

— Comment, déjà !… Je ne suis pas comme vous : le temps me dure en voyage !… Mais, avec vous, madame Valentin, c’est un plaisir…

Josanne, fébrilement, rassemble son sac, deux ou trois petits paquets. Elle éprouve une sorte de colère contre madame Grancher qui lui a gâté le charme de la rêverie et de l’attente… Hélas ! depuis une heure, Josanne n’a parlé que de Maurice… Elle a volé à l’amour cette heure qu’elle lui devait. Est-ce possible ?

Elle a dans les yeux des larmes de rage. Honteuse et furieuse, elle souhaite presque que Noël ne soit pas là… Mais il est là… Elle l’aperçoit sur le quai.

Les Beaucerons et la paysanne descendent avec une lenteur gauche, des criailleries et des précautions… Le soldat, jovial, leur passe des paniers, des paniers, des paniers… Puis la sœur descend à son tour, puis le fantassin, puis madame Grancher.

— Donnez-moi l’enfant ! dit-elle.

Elle attrape Claude au vol. Josanne sent que Noël se rapproche, qu’il va la voir, et elle perd la tête.

— Mon sac ?… mon parapluie ?… Ah ! oui… là !…

Elle saute sur le quai.

Noël l’a vue. Il marche plus vite !… Josanne tâche de se débarrasser de madame Grancher.

— Au revoir et merci, madame !

— Au revoir, certainement… Je suis enchantée du hasard…

— Moi aussi…

— Vous avez un jour ?

— Non, je suis trop occupée…

— Chez moi, c’est toujours le dimanche… c’était le mercredi, autrefois… Mais le dimanche, mon gendre et ma fille viennent de Rambouillet… Madeleine sera très heureuse de vous revoir…

— Excusez-moi, madame. Je ne reçois personne et ne fais point de visites… mon deuil… le travail…

Noël, tout près, a entendu la fin de la conversation. La vieille dame, en s’éloignant, tourne la tête : elle voit un jeune homme qui serre la main de Josanne et qui embrasse le petit garçon…

« Hé ! hé !… pense-t-elle, cette petite madame Valentin !… »


— Vous ! vous, enfin !… Vous êtes là et voilà votre fils !… Je n’en crois pas mes yeux. Parlez, parlez donc !… Dites-moi que c’est vrai…

La voiture roule dans la rue de Rennes. Claude, sur les genoux de Noël, se tient coi. Et Josanne regarde l’ami qu’elle aime, comme s’il avait un peu changé depuis qu’elle l’aime d’amour… Comme il est brusque et tendre, et impatient ! Comme il lui plaît, avec ses yeux émus et sa voix impérative !… Vraiment, elle ne sait que lui dire… Elle le considère avec une sorte de crainte enfantine et de respect…

— Eh bien ?… C’est tout ?…

— Mon ami…

— Vous êtes contente de rentrer chez vous, avec votre Claude ?…

— Et de vous revoir… Oui, je suis contente, bien contente, mais si fatiguée !…

— Très fatiguée ?

— Très…

— Moi, je n’ai pas dormi… Je comptais les heures !… Vous savez, dix-sept jours d’attente, c’est terriblement long… La première semaine, je me tenais. Je me disais : « Elle a besoin de repos. Elle se soigne ; on la dorlote : tant mieux ! Je ne dois pas être égoïste… » Mais la seconde semaine ! Ah ! il était temps que vous revinssiez ! J’étais un homme très malheureux.

— Vous avez travaillé ?

— Mal.

— Et vu des gens ?

— Trop, toujours trop… Je vous raconterai cela… plus tard… Aujourd’hui, je suis tout étourdi de vous revoir. Je ne suis pas éloquent. Je me rattraperai.

Il embrassa le petit Claude.

— Toi, mon bonhomme, tu me plais beaucoup… Tu es gentil : tu n’as pas l’air bête, et tu ressembles à ta maman… C’est vrai, mon amie, votre fils vous ressemble. Il est tout de vous ; il est vous-même, et j’en suis charmé.

Il voit que Josanne a changé de couleur et il s’effraie :

— Vous êtes souffrante ?

— Oui. J’ai dû prendre froid, cette nuit. Je ne pouvais pas dormir ; je suis restée à la fenêtre. La nuit était si belle !…

— Très belle. Je me suis promené sur les quais. Je suis allé jusque devant votre maison… Mais vous êtes toute pâlotte, ma pauvre amie ! Cela me navre.

Il regarde Josanne avec des yeux si beaux d’amour et d’inquiétude qu’elle sent toute son âme aller vers lui. Elle veut le rassurer, Noël l’interrompt :

— Vous n’êtes pas gaie, je le sens… Vous avez eu un chagrin, grand ou petit ?… Dites… cette personne qui est descendue de wagon en même temps que vous, c’est une amie de votre tante ?

— Non, c’est la femme d’un négociant en soieries, cousin de monsieur Malivois… Et monsieur Malivois était l’ancien patron de mon mari… J’ai donné naguère des leçons de piano à la fille de cette dame…

— Et vous la voyez encore ?… Il ne me semble pas que vous m’ayez jamais parlé d’elle…

— Je l’ai rencontrée par hasard. Je ne l’avais pas vue depuis trois ans.

— Et vous avez parlé du passé, naturellement ?

— Naturellement…

— Et cela vous a rendue triste… Ne le niez pas… Moi qui me promettais tant de joie de notre réunion, j’ai eu, en vous voyant, l’intuition, la certitude que vous étiez préoccupée d’autre chose, et que ce moment si doux était gâté… Je n’osais pas vous interroger, d’abord. Mais mon inquiétude a été plus forte que ma volonté de discrétion… Vous me comprenez, vous m’excusez, Josanne ?

C’est la première fois qu’il appelle Josanne par son prénom, et cette familiarité leur paraît, à l’un comme à l’autre, toute naturelle. La jeune femme répond :

— Je ne nie pas. Vous avez bien deviné… Oui, madame Grancher m’a parlé d’un temps lointain où j’étais bien malheureuse et…

Elle achève, plus bas, comme à regret :

— Et bien folle…

Noël a un tressaillement léger.

Il fait :

— Ah !…

Ses yeux clairs se durcissent. Il tourmente sa moustache, et il murmure :

— Vous m’avez promis de me dire… bientôt… l’histoire de ce temps-là… Oh ! pas maintenant… Il faut vous reposer, vous installer, reprendre votre vie… notre vie… et puis, un jour, un jour tout proche, où nous serons l’un près de l’autre, paisibles, en confiance, vous me raconterez…

— Oui… comme vous êtes délicat, Noël !… Je suis si touchée !… Bientôt, oui…

— Cela vaudra mieux… parce que… moi aussi… j’ai des choses à vous dire…

Le fiacre s’arrête quai des Augustins…