Calmann-Lévy, éditeur (p. 108-112).


XIII


Josanne a quitté mademoiselle Bon, à la station des omnibus. Seule, elle descend les pentes rapides qui mènent vers l’embarcadère du Point-du-Jour. Autour d’elle, en elle, que de tristesses !…

Tristes rues pleines de soir, où les becs de gaz semblent las de repousser l’ombre circulaire sur le pavé gluant et miroitant. Tristes jardinets où l’unique sapin, sur la pelouse lépreuse, abrite un Amour de plâtre, sali par les pluies et tout écaillé. Tristes petites maisons recelant de petites vies. Pas de boutiques, pas d’ateliers. La rumeur de Paris expire à ce seuil de la banlieue. Et Josanne hâte le pas, penche la tête, comme si sa mélancolie trop lourde l’entraînait, la tirait en bas.

Son cœur pèse à sa poitrine. Elle y porte la main, malgré elle, sous la fourrure laineuse et noire. Et elle va, seule, jetant des mots brisés, des soupirs, à la nuit déserte, au silence.

Son âme se délivre enfin. À force de gémir : « J’ai mai ! J’ai mal ! » son mal s’apaise.

Voici les lumières mouvantes des voitures, un tramway, un autre, un autre, mammouths métalliques à l’œil rouge ou vert. Voici le quai, la berge en contrebas, les arches du viaduc éclairées par-dessous. Le ciel est violacé sur les collines invisibles de Meudon ; un peu de pourpre s’extravase dans ce violet sombre, — et la Seine est toute noire, avec des traînées brillantes, comme une huile d’or répandue çà et là. La Tour Eiffel, arc-boutant ses quatre racines, dresse son arbre de fer dont la pointe, parmi les nuages, allume tout à coup sa fleur de feu. Et, répondant au signal, la Roue gigantesque fait tourner un cercle obscur dont on ne voit rien, qu’un pointillement d’étoiles.

Des trains passent. Des fumées rougissent sur les hautes cheminées. Appels de trompes, tintements de clochettes, plaintes déchirées des sirènes, grelots éparpillés, sifflets aigus se mêlent aux mille reflets, aux mille frissons des eaux et des ombres. La Ville qui flamboie sous le ciel triste, les formes démesurées qui surgissent, ces clameurs de forge, ces lueurs d’enfer accablent Josanne, hors des ténèbres et du silence. Elle ne reconnaît plus rien. Perdue dans un monde obscur et monstrueux, elle souhaite la chambre close, la lampe, les livres, un visage ami.

Six heures. Le ponton oscille, surchargé de gens qui attendent, et le bateau se coule tout au long, comme une bête vivante, avec un clapotement. La foule emporte Josanne. Elle est dans la cabine, pressée, étouffée, entre une grosse dame et un vieil ouvrier qui dort.

Et Josanne aussi voudrait dormir, si fatiguée, la tête vide ! Le léger mal de cœur qui lui vient, au roulis du bateau, accroît son vertige. Tant de pensées, tant d’émotions l’ont ballottée, depuis le matin, de l’orgueil à l’humiliation, de la confiance au désespoir ! Tout lui est égal, maintenant, tout ! Et, sur le chaos de ses idées, une phrase qui n’a plus de sens, qu’elle ne comprend plus, bourdonne comme une mouche obsédante : « Le pli de la servitude… »

Le bateau s’arrête, repart dans un glissement balancé, s’arrête encore. À chaque arrêt, un double mouvement se propage dans la masse des passagers : les uns s’en vont, les autres arrivent. Josanne, sa voilette levée, regarde ces figures qui défilent, marquées par la grande lassitude mélancolique des soirs de fête : ménages d’ouvriers, boutiquières coiffées de capotes à aigrette, enfants qui dorment, la tête ballottante sur l’épaule du papa, serrant un jouet neuf ou un débris de gâteau dans leur menotte crispée.

De temps en temps, une femme jolie, un monsieur à pelisse confortable, égarés dans la foule populaire, se plaignent de n’avoir pas trouvé de fiacre, d’avoir vu fuir les tramways pris d’assaut.

Un couple élégant cherche des places : la toque pailletée de la jeune femme brille parmi les chapeaux sombres. Toute jeune, mince, brune, vêtue de drap bleu et d’astrakan, c’est une nouvelle mariée, sans doute, qui va dîner dans sa famille. Elle hésite, recule, — et son mari, plus loin, l’appelle :

— Yvonne !

C’est Josanne qui se lève, à cette voix.

Elle se lève et se rassied et ne sent plus rien qu’un frémissement de tourbillon autour d’elle, en elle. Elle pense :

« Je vais m’évanouir… Je vais tomber ! »

Et elle tomberait, si elle n’était retenue par la grosse voisine et l’ouvrier qui ronfle.

« Maurice !… C’est Maurice !… Maurice !… »

Ce nom, qu’elle répète mentalement, entre enfin dans sa conscience, cloue sa pensée… Elle se maîtrise et redevient lucide.

À quelques pas d’elle, Maurice et sa femme sont assis. Ils causent distraitement, avec des intervalles de silence.

Josanne regarde cet homme qu’elle aima, — qui l’aima sans doute, à sa façon négligente et sèche. — Elle voit passer sur ce visage des expressions brèves qu’elle reconnaît, — un mouvement de sourcils, cette façon d’incliner la tête, ce sourire un peu de côté…

Mais combien Maurice lui apparaît énigmatique ! Il est « le même » ; il n’est plus « le sien… » Josanne ne sait plus interpréter son regard, ses gestes, son attitude… Elle ignore les images familières qu’il emporte dans son cerveau, et ses habitudes, et ses peines, et ses plaisirs et ses projets… Entre ces deux êtres qui furent un seul être par le désir et par le plaisir, qui mêlèrent leurs sangs et crurent mêler leurs âmes, quel abîme d’indifférence, d’ignorance, d’oubli !…

Elle songe :

« Je ne sais même pas son adresse… »

Et son chagrin s’avive d’ironie… On s’aime, on se prend, on se déprend, on se reprend… puis la chaîne casse… Et chacun s’en va de son côté : bonsoir ! la vie continue…

Voilà donc la femme de Maurice : cette fillette rieuse et boudeuse qui bâille derrière son gant clair. Elle aime bien son mari, et lui l’aime bien… C’est l’ordinaire « gentil ménage ». Elle sait que Maurice a eu des aventures, autrefois, comme tous les jeunes gens… Elle n’en souffre pas ; elle n’y pense pas. On lui a dit que « ça n’avait pas d’importance »… C’est fini. Ce n’était rien. Elle est bien sûre que son mari n’a pas de secret pour elle.

« J’étais comme elle quand j’épousai Pierre, pense Josanne. Les jeunes filles ne savent rien de leur mari… Et celle-là, qui me regarde, elle ne sent donc pas ce que je suis, d’instinct !… »

Non, madame Nattier ne sent rien : l’instinct ne l’avertit pas ; aucun pressentiment ne l’effleure devant cette femme inconnue qu’elle regarde, une seconde, sans la voir. Ses yeux encore enfantins, brouillés de sommeil, deviennent vagues… C’est Maurice qui fait un mouvement, sous l’attirance magnétique de Josanne. Leurs regards se heurtent : ils éprouvent un choc physique. Le jeune homme pâlit… Puis, correctement, discrètement, il soulève son chapeau, salue…

C’est tout. Le bateau s’arrête. Josanne quitte sa place, sans précipitation. Mais dans l’escalier, sur le pont, sur le quai, elle se hâte, elle fuit, loin de cet homme…

Oh ! ne le revoir jamais !… jamais !…