Calmann-Lévy, éditeur (p. 189-197).


XXI


La porte du salon étant mal fermée, Noël Delysle, debout près de la fenêtre, entendait encore le papotage des visiteuses, retenues dans la galerie par la maîtresse de la maison.

Elles étaient trois, qui représentaient assez bien le type conventionnel de la Parisienne, trois jeunes femmes, bien habillées et très occupées de ce qui se porte, de ce qui se dit, et de ce qui se fait… Pendant une heure, autour de la table à thé, elles avaient raconté des histoires d’enfants, de couturières, de domestiques et d’automobiles. Puis, à propos d’une comédie écrite par un amateur et représentée dans un cercle, elles avaient émis divers aphorismes touchant l’art et la littérature.

Dans la galerie, éclairée dès cinq heures, basse de plafond comme tout l’appartement, la conversation se prolongeait. À travers les carreaux voilés de soie transparente, Noël devinait la silhouette cambrée, en robe rose, la nuque fauve, trop ondulée, de madame Moriceau. Elle disait avec un petit rire :

— Mais non, ma chère… Ce n’est pas élégant…

Veuve et coquette comme Célimène, soucieuse de se pousser dans le monde où son mariage l’avait introduite, Renée Moriceau appliquait aux choses et aux gens ce même critérium : l’élégance… Noël, depuis deux ans, avait constaté bien des fois ce snobisme spécial aux parvenus, et que Renée dissimulait naguère. Il pensa :

« Comme elle a changé !… Je l’ai connue presque simple, et gentille, et spirituelle, une bonne camarade, une maîtresse amusante… Elle avait, autrefois, moins de sécheresse et de frivolité… Oui, elle a changé !… Elle est affolée par le besoin de paraître. Elle porte des robes voyantes, elle parle de tout, au hasard, et elle « gaffe »… ! C’est dommage, vraiment… Je l’ai presque aimée… Et maintenant, elle m’agace… Est-ce sa faute ou la mienne ?… Suis-je plus clairvoyant, ou moins indulgent ?… La vérité, c’est que je ne l’aime plus… Elle le sent… Le dépit la ramène vers moi… Et, bêtement, l’ennui, la solitude, un coup de désir m’ont ramené vers elle… C’est stupide, ce que j’ai fait là !… »

Il écoutait en lui-même, la tendre, claire, fraîche modulation d’une autre voix féminine.

Renée continuait à rire. Noël, impatient de s’en aller, souleva un coin de store regarda décliner le soleil oblique dans la rue Vineuse. Il se disait :

« À sept heures tapantes, je file… »

Mais un froufrou de soie, un parfum connu, l’avertirent que Renée Moriceau était près de lui. Il se retourna lentement :

— Bon Dieu ! fit la jeune femme, que vous êtes gai, Noël, que vous êtes gai !… Vous n’êtes pas fatigué de parler ?… Vous ne faites pas d’effort pour être si aimable, si aimable ?… Madame Langlois en demeurait confondue, et cette petite rosse de Vernet m’a dit… Non, ne vous en allez pas, mon cher ! Asseyez-vous !… Vous me devez bien ça, de m’entendre… Je vous ferai tous les reproches qu’il me plaira…

— Une scène, Renée ?

Il se rassit avec une résignation boudeuse.

— La petite Vernet m’a dit…

— Si vous saviez comme les discours de la petite Vernet me laissent indifférent !…

— Elle m’a dit : « Qu’a donc ce pauvre monsieur Delysle ?… On ne le voit plus nulle part, excepté chez vous… et encore !… Vient-il à vos mercredis soirs ?… Pas souvent ?… Oh ! ma chère, méfiez-vous… vous allez perdre votre « flirt »… Quand un de mes amis disparaît et ne reparaît qu’à de longs intervalles, préoccupé, distrait et grognon, je pense : « Il a sa crise… Il est amoureux… »

Noël ne répondit pas. Madame Moriceau s’installa au coin de la cheminée, dans une bergère, et, contemplant ses ongles qui miroitaient, elle affecta une dédaigneuse indifférence.

— Si vous avez votre crise, il faut le dire… Je ne suis pas jalouse et pas crampon… Mais ce que je n’admets pas, mon cher, c’est votre brusque disparition… Votre absence, que tout le monde a remarquée, me compromet autant que vos assiduités de naguère. Les gens disent : « Ils sont brouillés… Pourquoi ?… Il y avait donc quelque chose entre eux ?… » Je crains les potins comme la peste… Aussi je vous ai demandé, en insistant, de venir à mon jour…

— J’y suis venu, à votre jour. J’ai subi la conversation émouvante de madame Vernet, de madame Langlois !… Je sais que les chapeaux de ce printemps auront des calottes basses, que l’auto de monsieur Vernet fait du cent vingt, et qu’il n’y a plus, en France, ni cuisinières économes ni femmes de chambre vertueuses… Je sais aussi que la comédie de monsieur Privaz est un bijou, un pur bijou !… Oui, la vie est courte, j’ai beaucoup de travail, et cependant je suis , depuis une heure. Vous me cherchez querelle au lieu de me plaindre et de me récompenser… Ce n’est pas gentil.

— On vous a récompensé d’avance…

— Comment ?

— Si vous oubliez déjà…

— Oh ! Renée !…

— J’ai dîné deux fois avec vous, en tête à tête, deux fois en quinze jours… et nous avons failli rencontrer mon ex beau-père…

— Rassurez-vous, femme très prudente ! Votre ex beau-père ne nous a pas vus.

— Heureusement !… Vous me reprochez ma prudence ?

— Au contraire…

— Tiens !

— Pourquoi « tiens » ?

— Autrefois, cette même prudence vous horripilait.

— Autrefois, oui… J’étais un peu emballé… J’aurais compromis votre carrière de veuve irréprochable…

— Moquez-vous de moi !

— Pas du tout ! Vous souhaitiez rester libre et ménager l’opinion… Vous m’avez enseigné qu’on peut tout faire, à la condition de « ne pas avoir l’air »… Et moi, bon élève, docile amant, je n’ai pas eu l’air de vous attendre, je n’ai pas eu l’air de vous désirer, je n’ai pas eu l’air d’être triste, je n’ai pas eu l’air d’être content… Et, à force de ne pas avoir l’air d’être ceci ou cela…

— Vous ne savez plus ce que vous êtes…

— Je suis un homme accablé de besogne et désolé de vous quitter.

— Un homme qui n’est pas amoureux !

— Qu’entendez-vous par ce mot ?

Elle rit, étend les bras et laisse ses yeux luire de côté, sous les cils blonds…

— J’entends l’amoureux sentimental… Le monsieur qui a le cœur tendre et la larme toujours prête…

— Jouer ce rôle, près de vous, Renée, ce serait jouer un rôle de sot.

Elle déclare avec une ferme conviction :

— Vous le joueriez très mal. Vous êtes un sceptique sensuel.

— Et vous ?

— Je ne sais pas.

— Vous êtes une prude voluptueuse !

— Merci bien. Appelez-moi donc Arsinoé !

— Vous êtes trop jeune.

— C’est la première parole un peu aimable que vous me dites aujourd’hui. Ah ! vous ne m’aimez pas du tout.

— Oh ! Renée… Vous me plaisez infiniment, je vous assure…

— Oui… oui… je sais… Mais, un beau matin, vous aurez votre « crise », comme dit Suzanne Vernet. Vous me direz que je ne satisfais point votre cœur, que vous avez rencontré l’ange, la Béatrice…

— Vous affirmiez, tout à l’heure, que j’étais un « sceptique sensuel »…

— Oui, mais vous avez tant d’imagination !…

Elle se leva. Appuyée au fauteuil de Noël, elle pencha vers lui sa tête blonde…

— Beaucoup d’imagination, des nerfs et pas de cœur…

— J’admire comme vous me connaissez bien.

— On retournera ensemble à Bellagio !… Ah ! vous avez bien changé, depuis Bellagio ! Il y avait un je ne sais quoi, dans vos lettres de Florence !… Et, depuis votre retour, je n’ai eu de vous que le… minimum !… des heures, par-ci, par-là… des billets trop spirituels pour être tendres… Nous dînons ensemble, ce soir ?… J’ai envie d’aller au Pavillon Chinois…

— Ah ! non, pas là…

— Pourquoi ?

— D’abord, ce soir, c’est impossible… J’ai trop de travail…

— Dieu ! que vous êtes assommant, avec votre travail !… Mais je n’en crois rien… Vous attendez une femme… la Béatrice… l’âme sœur !

— J’attends une lettre, très importante…

— Tant que ça ?… Votre avenir en dépend ?…

— Qui sait ?

— Zut !

— Bonsoir, ma chère… Excusez-moi…

Il lui baisa la main ; mais, comme il relevait la tête, le regard hostile de Renée heurta son regard. Le jour se retirait, lentement, sous le plafond bas, comme, au déclin d’une liaison, le désir, lentement, se retire des âmes. La femme qui n’avait donné et demandé que le plaisir sentait, par une intuition jalouse, l’homme s’en aller loin d’elle vers la passion. Et le lien qu’elle avait cru si fort n’était plus qu’un fil prêt à se rompre…

Vaniteuse et vindicative, elle faillit, d’un mot, rompre ce fil… Mais Renée Moriceau, malgré sa prudence, avait la secrète lâcheté des êtres sensuels. Elle n’avait jamais aimé et n’aimerait jamais personne. Pourtant quelques hommes lui avaient plu, et Noël mieux que tous les autres. Il lui plaisait mieux encore depuis qu’il s’éloignait d’elle.

Elle était allée le retrouver, l’automne précédent, à Bellagio, et, pendant quinze jours, ils avaient fait l’expérience mélancolique du tête-à-tête. Renée n’avait pas compris que Noël pût être las de ses cheveux blonds et de ses épaules, las de ses drôleries et de ses rosseries, las de cette « élégance » qu’elle affectait… Lui, qui l’avait trouvée désirable et amusante, naguère, la considérait sans illusion, maintenant, et la désirait à peine et ne s’en amusait plus. Bien qu’il se donnât, près d’elle, les airs d’un « sceptique sensuel », il était au fond, sensible et tendre, et il avait déjà la satiété d’un amour tout physique. Cette femme égoïste et vaine, idolâtre d’elle-même, cette agréable marionnette féminine, il la maniait à sa guise, et la rejetterait sans remords, dès qu’elle aurait cessé de plaire : — il était si bien assuré de ne pas lui briser le cœur !

Quand il était revenu en France, cinq mois plus tard, leur liaison s’était renouée… Mais Noël espaçait ses visites, refusait toutes les parties, au théâtre et au restaurant, évitait les Langlois, les Vernet et les autres qui composaient la bande, la petite cour de Renée… Il disait que ces gens l’irritaient par leur médiocrité, leur pauvreté d’âme…

— Mais qu’est-ce qu’il vous prend ? disait Renée, quelquefois. Vous allez tomber dans le socialisme et la philanthropie… Et cette façon que vous avez, de vanter les « intellectuelles »… Votre conversation était plus divertissante que vos livres, autrefois !… Et maintenant vous avez l’air de croire ce que vous écrivez : vous devenez féministe, vous ! C’est grotesque…

Il ne discutait pas. Il haussait les épaules et sifflotait en allumant une cigarette. Son silence poli exaspérait madame Moriceau. Les rendez-vous s’achevaient sur des paroles aigres-douces.

Renée flairait un péril obscur. Il y avait une femme dans la vie de Noël. Quelle femme ?… Maîtresse prochaine ou prochaine fiancée ?… Noël avait horreur du mariage et il redoutait ce qu’on appelle la « liaison sérieuse »… Il n’avait jamais promis d’être fidèle et il eût avoué un caprice… Mais ce n’était pas un caprice qui le rendait si morne, et parfois si amer… Il semblait garder rancune à sa maîtresse des baisers qu’il lui donnait…

La dernière fois surtout. Renée l’avait senti lointain, absent, et si triste, dégoûté de lui-même !…

L’interroger ?… Elle n’osait risquer une question précise, car il n’y avait entre elle et lui aucune intimité de cœur, rien qu’une joute de mots, et des caresses. — Et cette femme, qui n’était pas timide et que la pudeur ne gênait point, était mal à l’aise dans le rôle d’amie et de confidente…

Ce soir-là, pourtant, à la minute de l’adieu, Renée eut un vif dépit, et presque un chagrin… Elle regarda les lèvres fines et volontaires du jeune homme. Et elle le détesta tout à coup, en souhaitant le reconquérir…

Dans la galerie déserte, elle se pressa contre Noël, et, sûre de n’être point surprise, lui tendit sa bouche.

— À demain, veux-tu ?…

Il répondit :

— Oui… peut-être… mais je ne suis pas certain d’être libre… Je vous écrirai…