La Rebelle/22
XXII
Par les jardins du Trocadéro, où des animaux de bronze accroupis, couchés, dressés sur leurs socles, semblent adorer le soleil qui meurt, Noël descend, joyeux, vers la rivière.
Un grand ciel fauve et bleu, tourmenté de nuages et de rayons, embellit de ses prestiges le paysage démesuré… Une vapeur violette noie la Galerie des Machines, qui barre l’horizon du Champ-de-Mars. À travers les quatre jambes arc-boutées de la Tour, un peuple de fourmilière circule. L’énormité des choses devient grandeur. Une sensation de vie colossale saisit Noël, l’émeut, lui soulève l’âme, le rend aux enthousiasmes délicieux de l’adolescence. Il se sent si fort et si jeune qu’il a envie de rire, de chanter, de tendre les bras, d’étreindre le monde…
Toutes les médiocrités, toutes les tristesses charnelles, guenilles du passé qu’il traîne après lui, tombent d’un seul coup. Il ne sait plus que Renée Monceau existe. Il va, par les rampes de pierre, par les allées tournantes, vers la Seine étalée en bas, vers la rivière qui emporte, dans sa chevelure d’argent, les roses du jour effeuillé, l’or de la lune épanouie… Un vent faible qui fleure le feuillage humide, la terre mouillée et remuée, les vertes sèves, touche le front du jeune homme… Noël respire, largement. Sa poitrine se dilate. Il aime la saison, l’heure, le lieu, la nuit… L’odeur de ses vingt ans refleuris l’enivre… Et il appelle, tout haut :
— Josanne…
Le nom chéri lui vient aux lèvres, comme si ce nom seul contenait toute la douceur du monde, toute la douceur de la jeunesse, de la nuit et du printemps. Noël ne regarde pas en arrière… Il voit, en esprit, dans sa maison de la place des Vosges, sur son bureau, la lettre quotidienne qui l’attend, — la lettre écrite par Josanne, et qui est un peu de Josanne elle-même.
Sur le quai, il arrête un fiacre, se fait conduire au plus proche restaurant, dîne et repart, vite, vite… Paris défile : les arbres ont des feuilles neuves, d’un vert excessif et faux que le gaz éclaire à rebours. Les tables des cafés encombrent les trottoirs. C’est presque un soir d’été, et c’est vraiment un soir de fête…
Dans l’appartement vaste et vide, au second étage d’une vieille maison, l’odeur du « maryland » imprègne les tentures. Des faïences, des panoplies luisent confusément. Le domestique vient d’allumer la lampe. La lumière, rabattue par l’abat-jour de porcelaine, éclaire à peine le cabinet de travail, et se concentre sur la table, sur le tas mêlé des journaux et des enveloppes…
La lettre de Josanne est là…
« Mon ami, je pense à vous, avec une inquiétude singulière. Votre lettre d’hier était un peu mélancolique. Vous parliez d’ « heures gâchées » et de « sottes faiblesses », et j’en ai conclu que vous ne travaillez guère, que vous perdez votre temps et que vous êtes mécontent de vous même. Si j’osais, je vous gronderais ! Non, je vous dirai seulement que je suis très sensible à ce qui vous touche, que je fais ma joie de votre joie et ma peine de votre peine, et que je ne serais jamais heureuse si vous étiez malheureux… N’est-ce pas tout naturel, mon ami, puisque vous souhaitez que nous vivions dans la même pensée ?… Je ne fais que répéter vos paroles…
» Vous voyez que je suis en confiance avec vous, et que cette confiance, encore un peu surprise et tremblante, s’enhardit dans chaque lettre, de chaque jour… Il m’est venu des scrupules, depuis ces deux semaines que nous sommes séparés : j’ai songé que vous me connaissiez trop peu, par ma faute, et que votre incomparable amitié méritait que j’y répondisse par une entière et simple franchise de cœur. Mais ne vous récriez pas trop vite, si je vous dis, pour commencer les confidences futures, que vous m’intimidez quelquefois terriblement !… Vous avez une nervosité de geste et de ton qui révèle une âme peu patiente, et votre regard clair n’est pas toujours des plus doux… Et moi, qui suis une personne assez hardie avec les autres, je me trouve, souvent, toute gauche et sotte devant vous, qui êtes mon seul ami !… C’est ridicule, j’en conviens… Ne vous moquez pas de moi ! Je sentirais votre ironie, à distance, et je ne vous écrirais pas, demain soir, pour vous punir…
» Voici l’heure du dîner. Ma tante me réclame. Je reprendrai ma lettre avant d’aller dormir… »
« … Je m’étais assise, tout à l’heure, devant le bureau d’acajou qui contient ce que j’ai de plus précieux : — quelques souvenirs de famille et notre correspondance. (J’ai emporté vos lettres avec moi, toutes, celles de Florence, de Rome, de Naples et de Paris…) Et j’allais vous écrire je ne sais plus quoi de très gentil quand mon petit garçon m’a appelée… Je me suis approchée de son lit ; j’ai mis ma main sur ses cheveux et je l’ai vu se rendormir. J’étais, en le regardant, tout émue et pourtant mon âme, le fond de mon âme était paisible… Comme ils sont loin les jours où je pleurais près du berceau de Claude !… Tout est changé…
» Dix heures sonnent, et j’entends que monsieur le chanoine s’en va… Ma tante lui demande s’il veut une lanterne pour descendre les « tertres «, ces ruelles en pente raide qui conduisent les gens distraits — les ivrognes et les amoureux — droit à la rivière. Le chanoine refuse : « J’ai la lanterne de la sainte Vierge, au ciel… » Et il part, enchanté de son mot, guidé par la lanterne blanche de la pleine lune.
» Et maintenant, c’est le silence. Je suis toute seule avec vous.
» Il faut que je vous confie une impression étrange que j’ai, depuis quelques jours… Je ne me reconnais plus moi-même !… C’est très difficile à expliquer… Ainsi j’éprouve un sentiment nouveau devant les choses qui me rappellent ma vie passée… Je les aime, je les respecte, mais elles ne font plus partie de moi : elles se détachent, elle s’éloignent !… Est-ce une illusion de ma conscience ? Est-ce l’œuvre inévitable du temps ?… J’ai des heures de brusque rajeunissement où je retrouve les sensations de ma quinzième année. Je découvre l’univers, et j’en suis toute ravie… Vraiment, je ne savais pas que le mois de mai fût si beau, et que le rosier qui grimpe autour de ma fenêtre pût me mettre le cœur en joie par la vertu de son parfum…
» Ne riez pas trop de ces extravagances de pensionnaire. À qui les dirais-je, sinon à vous ?… Vous me retrouverez, sans doute, à Paris, telle que vous m’avez connue, — un peu moins pâle, un peu plus gaie, seulement.
» À Paris ! Dans trois jours… Je vous présenterai mon petit Claude. Aimez-le, je vous en prie. Je voudrais tant que sa grâce et son innocence pussent vous toucher le cœur !…
» Où êtes-vous, à cette heure ci ?… Avez-vous dîné, ce soir, chez Mariette ?… Dites-moi tout ce que vous faites, puisque je vous dis tout ce que je fais. Quand je ne vous vois pas vivre, nettement, il se creuse un trou noir dans ma pensée, et je suis triste jusqu’à ce qu’il m’arrive une lettre de vous.
» Bonsoir, mon cher ami.
Noël relit la lettre deux fois, trois fois : il ne se lasse pas de la relire. Des larmes montent à ses yeux. Son cœur bat à grands coups profonds.
Il veut répondre, tout de suite ! et que sa lettre, cette même nuit, s’en aille vers Josanne, comme un appel, comme un cri qu’elle entendra, dont elle tressaillira toute…
Il veut lui dire, dès maintenant, ce qu’il rêvait de lui dire plus tard, les voiles de deuil tombés, l’âme guérie lentement, et lentement conquise. Il veut lui dire qu’il l’aime, de tout son cœur, de tout son instinct, de toute sa volonté, pour toujours.
Il l’a aimée sans la connaître, et, quand il l’a connue, il l’a aimée plus encore : avec tant de ferveur, de respect et de pitié ! Il l’a aimée pour son corps fragile et pour son âme vaillante, pour sa force héroïque et sa tendre faiblesse, pour tout ce qu’il sait de sa vie et pour tout ce qu’il pressent…
Car il a souffert, parfois, du secret qu’il a cru lire dans les yeux tristes, sur la bouche lasse… Il a souffert du silence de cette bouche et de l’énigme de ces yeux. Mais puisque Josanne est prête à parler, Noël, soudain, s’apaise et se rassure… Il n’y a rien, en cette femme, qui ne soit noble, beau et doux. Qu’elle parle donc en toute confiance !
Noël parlera, lui aussi. Il avouera la faiblesse de ses sens, et comment, le cœur plein de Josanne, il retournait — non pas sans honte — chez madame Moriceau… Et Josanne pleurera peut-être, mais elle comprendra, elle pardonnera. Noël lui dira : « C’est fini, fini, je ne reverrai plus cette femme. Ne parlons plus d’elle, ma bien-aimée… Je suis à vous, et vous êtes à moi… » Alors elle sourira dans ses larmes, et Noël lui racontera comment il l’a chérie, gagnée peu à peu, afin qu’elle s’éveillât à l’amour nouveau avec une âme nouvelle, qu’elle fût comme une fiancée vierge, comme un jardin prêt à fleurir…
Ainsi des pensées confuses et brûlantes passent dans l’esprit de Noël.
Il essaie d’écrire. Il trace quelques mots :
« Mon amie, mon unique amie… »
Rien de plus, rien… Il ne peut pas.
Alors il pose la plume ; il met sa tête entre ses mains. La lampe fait autour de lui un cercle de lumière douce. La rumeur de Paris nocturne monte, pareille au soupir de la mer. La lune blanchit les arcades où rôde l’ombre de Ninon. Les heures argentées s’en vont une à une…
Et Noël accueille en silence, dans son âme, le bonheur inconnu qui vient…