Calmann-Lévy, éditeur (p. 180-188).


XX


— Allons, faites vous-même le menu ! Dites ce que vous aimez ! Je veux que ce déjeuner d’adieu vous plaise…

— Oh ! un « déjeuner d’adieu » !… Pourquoi pas un repas funèbre ?… Parce que je m’en vais à Chartres, demain…

— Et que vous y resterez quinze jours ! Je serai triste… Et vous, vous serez heureuse de revoir votre tante et votre petit garçon…

— C’est bien naturel…

— Oui… Et quand vous reviendrez, ce sera fini de notre liberté. Vous donnerez à votre enfant toutes vos heures de loisir. Vous ne serez plus mon amie : vous serez une maman.

— Je serai une « maman » et je resterai votre amie.

— Pas comme avant… pas si bien !

— Vous êtes jaloux de mon fils !… C’est très mal…

— J’adore votre fils, sans le connaître… Mais j’ai une espèce d’appréhension… Eh bien, décidez-vous !

— Non… choisissez pour moi… Quand je suis avec vous, je vous laisse la responsabilité des décisions. Je ne fais pas d’effort de volonté, ça me repose…

Ils étaient assis à une petite table devant le Pavillon Chinois, entre des haies de fusains qui leur faisaient un paravent de verdure.

C’était un matin d’avril, un de ces matins vaporeux où s’attarde encore un peu d’aube. L’air léger baignait de bleu les cimes pressées du Bois, les allées fuyantes. Une pâle lumière dorée, diffuse dans ce bleu aérien, imprégnait les choses, qui semblaient neuves où rajeunies.

Une bouquetière passa : Noël lui fit un signe… Que de violettes il avait données à Josanne, depuis le premier bouquet, dont une fleur, conservée comme un fétiche et un souvenir, parfumait encore une page de Dominique ! Que de violettes pourpres, presque noires, et d’autres presque bleues, et d’autres blanches, nuancées de mauve, qui s’accordaient à la couleur joyeuse ou mélancolique d’un sentiment plus discret que leur parfum !

Il commandait le menu, qu’il voulait amusant, imprévu, pour caresser la gourmandise de la femme… Des choses légères, des choses exquises : la truite rose, le vin blond, les fraises… Mais Josanne ne mangeait guère… Accoudée, elle respirait son bouquet avec un frémissement des narines, un battement des cils, qui révélaient une paresse de femme heureuse… Le blanc pur d’un petit col éclairait sa robe de drap. Elle avait un chapeau comme on en voit aux jeunes filles de Lawrence, un grand chapeau rond et souple, tout en plissés de mousseline noire, avec un nœud plat de satin. Les touffes de ses cheveux étaient molles et lustrées comme les plumes de son écharpe. Une chaînette de jais glissait sur sa gorge… Elle souriait d’un vague sourire, et murmurait parfois :

— Il fait bon, ici !… Il fait bon !…

— C’est que le printemps est venu, dit Noël, pas celui du calendrier : le vrai printemps. Ce matin, à mon réveil, il m’est entré dans les yeux, dans les veines, dans l’âme… Un éblouissement, une onde tiède, et cette allégresse physique où l’on croit sentir, pour la première fois, la douceur de vivre…

— Comme vous aimez la vie !

— Et vous ?

Elle ne répondit pas directement.

— Autrefois, je n’aimais pas le printemps… J’en avais peur.

— Peur ?…

— Vous ne pouvez pas comprendre…

Les paupières de Josanne s’abaissaient, se fermaient nerveusement. Elle revoyait le jardinet de la rue Amyot, un arbuste en fleur, tout blanc, dans le crépuscule. Le vol sifflant des hirondelles fauchait l’air sous sa fenêtre. Le jour plus lent traînait au ciel. Déjà, les couples recommençaient leurs promenades amoureuses, dans les vieilles rue balzaciennes, derrière le Panthéon… Josanne crut respirer l’odeur de l’éther flottant par la chambre ; elle crut entendre la rumeur de la maison ouvrière, la voix de la Tourette, la voix de Pierre Valentin — et elle retrouva l’atroce sensation d’attente, d’étouffement, et ce désespoir nostalgique que les printemps d’autrefois lui apportaient.

— Quoi ?… Qu’avez-vous ? dit Noël.

Il regarda les yeux rouverts de Josanne, ces yeux qui avaient vu des choses, des scènes, des visages que lui ne connaîtrait jamais, ces yeux mystérieux et si beaux, d’un bleu obscur, où passaient des ombres, des ombres…

Et il les regarda tant, ces yeux, que sa pensée, attirée et repoussée, vacilla, prise de vertige devant l’inconnu, et tomba tout à coup dans un abîme…

— Non, dit-il, non, je ne peux pas vous comprendre… Je suis votre ami, votre seul ami, dites-vous. Il y a deux mois que nous nous voyons, presque chaque jour. Je connais votre logis, vos livres préférés, et les fleurs qui vous plaisent, et la musique qui vous fait pleurer. Je connais le dessin de vos gestes, les modulations de votre voix, l’éclat variable de vos yeux. Je connais votre fils, que je n’ai pas vu, votre tante, vos amis de Chartres, les dames Chantoiseau, le bon chanoine et les morts mêmes qui vécurent près de vous… Mais vous, mon amie, je ne vous connais pas.

Elle ne répondit pas. Il vit qu’elle palissait et que les sombres fleurs de ses yeux devenaient plus sombres, presque noires au-dessus des violettes. Elle pressait le bouquet contre ses lèvres et respirait d’un souffle inégal et fort… Comme elle était émue !…

— Nous sommes jeunes, dit il encore, et il y a tant d’années, pourtant, derrière nous… Votre vie ! ma vie !…

Elle l’écoutait, inquiète.

Il reprit :

Ma vie, à moi, c’est peu de chose, quand j’y pense ! Malgré tant de travail, et tant de courses à travers le monde, je suis encore au commencement… Je n’ai pas connu les joies qui grandissent l’âme et les douleurs qui la mûrissent. Je suis seul. Je suis jeune… Le chemin est libre derrière moi, devant moi. Je vis dans le présent, pour l’avenir. Je ne suis pas le prisonnier d’un passé !… Mais vous, vous !…

Elle tressaillit :

— Moi !

— Vous êtes contemplative et repliée… J’ai envie parfois de vous dire : « Ne tournez donc pas la tête ! Regardez devant vous, bien droit… »

Il avait parlé d’un ton presque rude, où il y avait de l’amertume et de la souffrance, et de la colère et de la jalousie…

Josanne eut un imperceptible mouvement en arrière :

— Comme vous êtes exigeant !

— Je vous demande pardon, madame… Je n’ai pas le droit, en effet…

_ Mon ami, dit-elle avec douceur, vous avez tous les droits de l’amitié… Mais vous n’avez aucune patience… Laissons faire le temps. Vivons un peu au jour le jour. Nous nous comprendrons l’un l’autre sans nous raconter l’un à l’autre… Vous m’avez déclaré, vous-même, que vous n’étiez pas confidentiel… Est-ce que je vous demande, moi, les petits secrets de votre âme ?

— C’est vrai, dit-il, et c’est ma tristesse : vous ne me demandez rien…

Et, par un de ces revirements d’humeur dont il était coutumier, il fit le geste d’effacer quelque chose, dans l’air, entre Josanne et lui. Il essaya d’être gai et il réussit à égayer Josanne.

Pendant qu’elle goûtait les « fruits rafraîchis » dans une coupe de champagne, il parla de l’Italie qu’il aimait « comme une maîtresse ».

— J’ai pensé à vous, là-bas, très souvent… Oh ! votre première lettre ! Je l’ai lue dehors, sur la place du Dôme, appuyé contre la grille du Baptistère… Je revois distinctement, au bas d’une page, votre nom : « Josanne Valentin ! » J’étais content que ce nom de Josanne ne fût pas un pseudonyme… Et j’aimais ce joli nom, il était si doux à mes lèvres que je le répétais pour le savourer : « Josanne… Josanne… » Et, parce que je suis un imaginatif, et un sentimental, j’oubliais tout à fait l’article qui avait provoqué notre correspondance ; j’oubliais la journaliste, la féministe !… Je voyais, sur cette place de Chartres que je connaissais, une jeune femme, en robe noire, au visage voilé… Oui, jeune, et triste, et seule, et sans amis… Et j’avais, tout à coup, un grand désir que cette femme lointaine fût heureuse…

— Elle était déjà moins malheureuse, grâce à vous !

— Il y a, sur la porte du Baptistère, une figurine de Ghiberti que j’aime entre toutes : une femme svelte, longue, qui garde aux plis de sa robe de bronze un rehaut d’or presque effacé. Elle tourne la tête, et l’on ne voit pas son visage, mais on devine le sourire délicieux… Ma rêverie romanesque s’attachait à ce sourire invisible… J’étais ému, sans raison, comme si un dieu bienveillant m’avait promis un grand bonheur… Et je me disais : « Suis-je ridicule !… suis-je bête !… Cette Josanne, si elle savait, se moquerait de moi !… » Pourtant, mon instinct ne me trompait pas : un grand bonheur venait vers moi, au son des cloches, dans ce beau soir d’automne florentin…

— Et c’était la première fois que vous étiez si… romanesque ?

— Comment l’entendez-vous ?

— Vous n’aviez jamais rencontré une femme digne d’être votre confidente, votre amie ?…

Josanne rougissait en parlant. Noël répondit comme à regret :

— J’avais cherché…

— Souvent ?

— Pas souvent… Et si mal !… Et je vous ai trouvée bien tard…

— Hélas !

— Trop tard ?…

Elle murmura :

— Je ne sais pas… Non… pourquoi « trop tard » ?… Nous sommes amis : c’est très bien.

— Nous serons amis.

— Nous serons ?… Dites « nous sommes »… Que manque-t-il donc à notre amitié ?

Noël regarda Josanne dans les yeux, et dit gravement :

— L’entière confiance…


Il était parti… Elle s’en revenait chez elle, seule, à pied, lentement, dans un grand trouble. Quelques nuages flottaient ; le soleil était chaud et blanc ; les fleurs des marronniers pleuvaient sur le sable.

Au rond-point des Champs-Élysées, Josanne s’arrêta, avant de traverser l’avenue, parmi les voitures. Une torsade de cheveux blonds, un manteau de drap clair, sous une ombrelle déployée, lui rappelèrent une rencontre qu’elle avait faite, un jour, dans le jardin des Tuileries, comme elle se promenait avec Noël… Elle revit une jeune fille blonde, en manteau beige, — une Américaine, sans doute, — qu’il avait admirée au passage. Et elle pensa :

« C’est singulier… Je n’ai pas le type physique qu’il aime… »

Elle éprouva un déplaisir vague, une jalousie sans objet, et, considérant les femmes riches et parées, assises dans les voitures, elle se sentit pauvre et chétive, avec sa robe noire qui n’était plus de saison…

Elle se demanda si Noël avait une maîtresse, et comment il pouvait aimer cette maîtresse, puisqu’il l’aimait, elle, de tout son esprit et de tout son cœur. Et soudain, malgré la fête charmante du déjeuner à deux, malgré les tendres paroles de son ami, elle eut envie de pleurer.

« Pourtant, pensait-elle, je ne veux pas qu’il m’aime… Et je ne peux pas l’aimer ! Il y a, entre lui et moi, trop de choses… l’ancien amour, l’enfant, ce terrible secret que Noël pressent, peut-être, puisqu’il réclame l’entière confiance… »

Confiance ou confidence ?… Certes. Josanne pourrait parler sans encourir le blâme de Noël, ou son mépris. Aucun homme n’était plus indulgent aux faiblesses, aux erreurs d’un cœur de femme. Il comprendrait tout ; il aurait pitié…

Mais comment parler ?… pourquoi ?… Noël ne convoitait point Josanne ; il ne s’était jamais permis la familiarité la plus légère, il n’avait offert et demandé que l’amitié… Respectait-il le deuil de la veuve ? Aimait-il, ailleurs, une autre femme, comme font tant d’autres hommes qui séparent la joie spirituelle du plaisir des sens ?… Était-il un curieux de sentiments rares, un dilettante du platonisme ?… Dans tous les cas, son amitié exigeante se heurterait au silence pudique de Josanne… Elle ne lui devait pas l’aveu qu’une maîtresse peut bien faire à un amant, mais non pas une amie à un ami. Il est des voiles de l’âme qui ne tombent que pour l’amour, avec tous les autres…

Josanne raisonnait ainsi pour s’encourager au silence, rassurée par ce mot d’ « amitié ». Mais elle ne savait pas que l’amour vrai, — celui qui dure, — est aussi le plus chaste amour ; qu’il demande le cœur, et tout le cœur, d’abord, avec une inquiétude inapaisable, qui ne laisse point de place au désir…