Calmann-Lévy, éditeur (p. 1-10).

I


La pluie et le soleil brillaient ensemble sur les ardoises grises du Sénat. Rue de Médicis, l’asphalte miroitait ; les arbres nus secouaient des gouttes cristallines. Une vitre, au dernier étage d’une maison, s’alluma. L’averse, inégale et fraîche, dans le crépuscule d’argent, était déjà printanière.

Josanne, brune, svelte et vive, avec sa robe de drap noir, sa toque noire, sa cravate de tulle blanc, semblait la première hirondelle de ce printemps qui allait venir.

Elle tenait sa jupe de la main gauche et, de la main droite, son parapluie ouvert. L’étoffe souple, tirée, tendue de côté, moulait la jolie taille et les jolies hanches. Le volant du jupon, en taffetas plissé, découvrait les minces bottines. Toute la personne de Josanne avait un air de hardiesse défensive, la libre allure qui révèle la fille émancipée ou la femme sans époux, — seule dans la rue, seule dans la vie…

Pourtant, les yeux de Josanne, le sourire de Josanne, sous la voilette, étaient tristes et tendres, un peu languissants. L’amour avait touché ces yeux et ce sourire.

Un jeune homme qui flânait tourna la tête : « Gentille… oh ! gentille !… » Un monsieur mûr suivit la passante : il parlait d’un petit dîner « chez Foyot, d’une soirée… à l’Odéon… Puis, il expliqua ses convoitises. Josanne, sans fureur, répondit :

— Imbécile !…

Le jeune homme s’en alla, content. L’homme mûr s’en alla, vexé. Josanne gagna les arcades de l’Odéon. Il pleuvait encore, et soudain, un bec de gaz allumé, jaune et clignotant, attrista le crépuscule.

Six heures…

Un enfant blond et bouclé, pareil à l’amour en guenilles, offrit les violettes de son panier :

— M’selle, fleurissez-vous !…

Josanne, de ses doigts gantés, mania les bouquets ronds, couchés sur la fougère humide : des feuilles de lierre, dures et veinées, comme ciselées dans le fer, formaient une étoile sombre, à cinq pointes, autour des violettes pâles,

— C’est de la Parme, m’selle, et c’est trois sous.

Josanne donna les trois sous, choisit un bouquet. Elle fermait les paupières en respirant le parfum et elle songeait :

« Tout le monde m’appelle mademoiselle, ce soir… Et moi-même, je me sens très jeune. Pourquoi ?… »

Elle savait bien pourquoi, et ses yeux, d’un bleu plus foncé que les violettes, s’émurent devant l’image évoquée :

« Maurice !… »

Elle attendait son amant…


Aux bureaux du Monde féminin, revue d’art, de littérature et de modes, où Josanne était, tout humblement, secrétaire de la secrétaire de la rédaction, elle avait trouvé un billet de Maurice Nattier :

« Je dois aller chez ma mère vers cinq heures, et je dînerai à Passy, chez Lamberthier… L’Odéon est sur mon chemin et sur le vôtre : attendez-moi devant le bureau des omnibus à six heures. Je serai exact, cette fois… Mille tendresses de votre ami… »


Sous les initiales de la signature, il y avait un post-scriptum :

« Accordez-moi pourtant le quart d’heure de grâce… »


Josanne avait compris : Maurice viendrait à six heures et demie, — s’il venait !

Que de fois, pendant ces quatre années, si tristes de leur liaison, que de fois elle l’avait attendu ainsi, dans un bureau d’omnibus, dans un jardin public, dans une église, comptant les minutes sous le regard amusé des passants !… Que de fois elle était partie, pleurante, humiliée, parce qu’il n’était pas venu !… Il l’aimait, pourtant, — quand il était là, — il l’aimait à sa façon négligente et douce, un peu lâche : et il était trop faible pour se reprendre, trop prudent pour se donner tout à fait, jaloux de sa maîtresse et regrettant presque qu’elle ne lui fournit point le prétexte d’une rupture…

Ils s’étaient rencontrés, cinq ans plus tôt, dans le salon très bourgeois de madame Grancher, la femme d’un négociant en soieries. Maurice avait remarqué tout de suite cette grande brune, souple et bien faite, les yeux bleus sous des cils noirs, les dents nacrées, les mains fines. Elle avait toujours la même robe en tulle noir uni, qui l’enveloppait d’ombre vaporeuse, et toujours une rose pourpre à sa ceinture. Isolée parmi les jeunes filles, oubliée par les dames mûres et importantes, évitée par les jeunes gens qui cherchaient des dots autour de la table à thé, elle demeurait impassible, rencoignée dans la pénombre, l’air détaché et dépaysé… Un soir, à diner, Maurice se trouva près d’elle. Il parla, pour parler, — pour la faire parler surtout, — de tout et de rien, d’une pièce à succès, d’un livre récent, de la mode et du Salon de peinture. Tout jeune ingénieur, il se piquait de goût littéraire ; il se délassait des chiffres en écrivant des vers ; il fréquentait les bureaux des petites revues, et rappelait à tout propos qu’Édouard Estaunié est sorti de Polytechnique. Il avait de l’esprit, et plus que de l’esprit, — une grâce incomparable, et l’on pouvait dire de lui ce que madame de Motteville raconte d’Henriette d’Angleterre, qu’il semblait toujours « demander le cœur ».

La jeune femme à la rose entendit trop bien ce langage ; elle sourit, elle s’égaya, elle embellit ; elle eut des mots imprévus, drôles et charmants, et Maurice, qui connaissait tous les milieux parisiens, pensa : « D’où vient-elle ?… Elle n’est pas de ce monde-là… » Après le dîner, il interrogea madame Grancher. La bonne dame haussa les épaules :

— Vous la trouvez spirituelle ?… Je ne croyais pas… Ce n’est pas précisément une amie, c’est la maîtresse de piano de ma fille, Josanne Valentin…

— Josanne ?

— Un nom ridicule, n’est-ce pas ?… Son père s’appelait José… José Daniel… C’était une espèce de journaliste qui est mort en laissant sa femme dans la misère… Une bien brave femme !… La petite devait entrer à l’école de Sèvres ; elle faisait des études pour cela… Mais le chimiste de l’usine Malivois s’est toqué d’elle, et il l’a épousée.

Maurice cherchait des yeux le chimiste de l’usine Malivois. Madame Grancher déclara :

— Une fière bêtise qu’ils ont faite !… Josanne n’avait pas le sou et Pierre Valentin pas de santé… Il a une terrible maladie d’estomac depuis trois ans. Et, l’an dernier, il est devenu neurasthénique ; il perd la mémoire, il ne sait plus ce qu’il veut ; il a pris tout le monde en grippe… Et ça ne serait rien, s’il pouvait travailler, mais il ne peut plus…

— Alors ?…

— Alors, c’est la misère, ou peu s’en faut. Et Josanne tâche de gagner sa vie… Je l’ai prise comme professeur pour Madeleine, mais, n’est-ce pas ? elle ne vaut pas une ancienne élève du Conservatoire. Elle tapote, voilà tout !… Je la garderai encore un an… Il faut bien faire quelque chose pour les autres… Elle n’est pas mal, cette petite ! Je l’invite quand il y a du monde. Ça la distrait, et puis, si on veut danser, elle tient le piano.

Madame Grancher n’avait pas détruit le prestige de la jeune femme à la rose… Maurice Nattier, élevé dans les jupons d’une maman timorée, répugnait aux aventures faciles. À vingt-quatre ans, il avait encore quelque fraîcheur d’âme, le désir naïf d’une grande passion. Littéraire et romanesque, il se croyait sentimental…

Ce fut un amour discret, délicat, qui embauma la vie obscure de Josanne comme les violettes invisibles embaument les bois, au printemps. Ce fut un amour chaste et puéril, tout fier de ressembler aux amours qu’on voit dans les livres… Maurice ne connut pas le mari de Josanne. Il n’entra jamais dans le petit logement de la rue Amyot, où le malade ne voulait recevoir personne, sauf l’usinier Malivois et des médecins. Malgré les confidences de Josanne, il oublia tout ce qui pouvait assombrir leur joie, tout ce qui composait l’arrière-plan de leur vie amoureuse, toutes les choses navrantes, répugnantes et tragiques que Josanne elle-même voulait oublier…

Enfin, il la conduisit à Bellevue, dans le pavillon où sa mère et lui passaient l’été. C’était un jour de mars ; la dernière neige fondait dans les chemins creux ; les bois gris s’étoilaient de primevères… Au crépuscule, quand ils partirent, le ciel était rose et froid, une seule étoile brillait. Josanne, appuyée au bras de son amant, murmura :

— Je suis heureuse… Et je n’ai pas de remords, tu sais ! oh ! non, et pas de honte…

C’était vrai : elle n’avait pas de honte… Elle se plaisait à le dire, naïvement. Elle le disait même un peu trop, et cela choquait Maurice. Il était de ces hommes qui ne peuvent estimer leur maîtresse que si elle éprouve ou feint d’éprouver le plus dramatique repentir, parce que cette attitude les rassure. N’est-ce pas l’intérêt collectif de tous les hommes — qui seront tôt ou tard des maris — d’entretenir dans la conscience féminine cette conviction que l’amour illégitime est toujours une faute et comporte une déchéance ?…

Maurice pensait :

« Josanne a des qualités admirables, mais elle n’a pas de sens moral… »

Et quelquefois, moitié rieur, moitié sérieux, il l’appelait « anarchiste » !

Il n’était pas un anarchiste, lui !… Il avait, très profondément, le sentiment de l’ordre, le respect des choses établies, le désir d’être « comme tout le monde ». Dans l’effervescence passagère de ses vingt-quatre ans, il avait accepté, avec orgueil, cet espoir d’un grand amour qui le grandirait devant lui-même. Les livres l’avaient grisé… Il affectait alors de mépriser les bourgeois ! Et qu’était-il, pourtant, ce garçon fait pour la vie régulière et sage, incapable de manquer aux devoirs officiels de l’honnête homme, mais d’une âme si timorée et d’un cœur si prudent, qu’était-il, sinon un jeune bourgeois égaré dans une passion romantique ?… Et comment pourrait-il jamais comprendre Josanne Valentin ?…

Elle ne ressemblait pas à la mère de Maurice, ni à ses tantes, ni à ses cousines, ni aux amies de sa famille, ni aux femmes qu’il rencontrait dans les salons corrects. Elle ne ressemblait pas davantage aux maîtresses qu’il avait eues et aux maîtresses qu’avaient ses camarades. Ni bourgeoise, ni bohème. — mais plus bohème, pensait-il, que bourgeoise. — Elle dérangeait toutes les idées qu’il s’était faites ; elle l’étonnait, le décevait, l’enchantait, l’irritait tout ensemble. Pauvre, elle ne se plaignait pas de la pauvreté, contrainte au travail, elle éprouvait une fierté ingénue et déclarait cependant qu’elle n’avait aucun mérite ; liée à un malade, à un maniaque, elle se dévouait avec une patience inlassable, qui n’allait point sans tendresse. Elle disait : « J’ai adopté mon mari. Je ne l’abandonnerai jamais… » Elle avait un amant et elle ignorait le remords. Elle expliquait toutes les contradictions de son cœur et de sa vie en disant : « Je ne peux pas vivre sans bonheur. Et la volupté du sacrifice ne me suffit pas… Je ne suis pas une sainte ; je ne suis pas une héroïne : je suis une femme, très femme… »

Elle ne fut pas heureuse longtemps, la pauvre Josanne. Un jour, dans la petite chambre où Maurice la recevait, elle eut une crise de sanglots.

— Qu’as-tu ? demanda-t-il effrayé. Tu as du mal ou du chagrin ?

— Je ne sais pas… Je suis épouvantée de ce qui m’arrive, et malgré tout… cela m’émeut… cela me trouble le cœur… Et j’ai si peur de te le dire !

— Quoi ?

— Ô mon chéri, je crains… Je… je suis enceinte.

Elle attendait des paroles d’amour, des paroles de pitié, le geste tendre qui protège. Elle croyait que Maurice allait dire : « Je suis libre ; dispose de moi ; dispose de nous. » Sans doute, elle ne pouvait pas quitter Pierre Valentin… Mais c’était le devoir de Maurice de ne pas consentir — pas tout de suite ! — au suprême mensonge que la nécessité leur imposait. Elle espérait vaguement qu’il protesterait, qu’il se révolterait, qu’il chercherait — et trouverait — avec elle, quelque moyen d’éviter la honte de la supercherie, l’obligation du partage…

Il dit seulement :

— Nous n’avons pas de chance !… Je ne me doutais pas… car… enfin… tu aurais dû prévoir… Tu n’es pas une jeune fille !… Que faire, à présent ?… Ton mari acceptera-t-il ?…

Elle frémit, mais, redevenue maîtresse d’elle, elle répondit :

— Sois tranquille. Il ne t’arrivera aucun ennui : je m’arrangerai…

Alors il la consola, il la cajola. Elle restait glacée, et elle ne savait plus si elle aimait encore Maurice…

C’était fini. Tout le charme romanesque de leur liaison disparaissait : l’idylle tournait au drame. Maurice n’était pas fait pour ces choses-là… Il se fit envoyer en Allemagne par le grand ingénieur Lamberthier, son patron. Et il voyageait encore quand le petit Claude vint au monde…

Josanne était délivrée depuis cinq semaines quand il la revit, dans leur petite chambre. Elle entra, pâlie, maigrie, toute faible d’avoir monté l’escalier. Elle avait dans ses yeux plus grands comme un souvenir des douleurs récentes, et l’ombre de la mort qui l’avait touchée. Dans ses bras, gauche et craintive, elle portait son fils, — leur fils.

Cette fois, Maurice pleura. Il dit :

— Pardonne-moi… Pardonnez-moi tous deux…

Et Josanne avait pardonné : elle voulait le prix de ses souffrances.