Calmann-Lévy, éditeur (p. 337-352).


XXXVI


Maurice Nattier ne revint pas au Monde féminin. Les deux amants ne reparlèrent jamais de lui, et sentirent vraiment qu’ils avaient « exorcisé le fantôme ».

Noël passa quelques jours à Lusignan ; puis mademoiselle Miracle ramena le petit Claude. Et, pendant des semaines et des mois, ce fut le bonheur, sans incidents, sans orages ; ce fut la douce vie à l’unisson. Noël travaillait, tantôt chez lui, tantôt chez Josanne ; elle-même rédigea plus d’un article sur le grand bureau d’acajou marqueté, où traînaient toujours des cigarettes. Le soir, dans le petit salon vert, ils faisaient des projets, goûtant par avance l’entière intimité future, et Claude, en chemise de nuit, allait des bras de Josanne aux bras de Noël.

Vers la fin de décembre, une dame se présenta au Monde féminin et, forte de ses privilèges d’abonnée, demanda « madame Josanne » pour un renseignement… Josanne ne put refuser de la recevoir, dans le vestibule, parmi les gens affairés, les battements de portes et les sonneries téléphoniques. C’était madame Grancher.

Le temps n’est plus où la petite bourgeoisie et même la grande affectaient un peu de mépris et beaucoup de méfiance pour les « auteurs », et surtout pour les auteurs femmes. Depuis que des gens de lettres ont fait fortune, la littérature est honorée comme un « bon métier, qui rapporte ». Et madame Grancher, ayant lu des articles de Josanne, ressentait quelque petite fierté de connaître « un auteur », et elle racontait avec plaisir qu’elle avait rendu de grands services, naguère, à cette pauvre madame Valentin, — une femme supérieure, dont elle annonçait toujours la visite, et qui n’arrivait jamais.

Josanne démêla, dans les discours et les invitations flatteuses de la dame, ce « snobisme » naïf, et ce forcené désir d’exhibition. Elle s’excusa poliment et froidement. Alors madame Grancher fut prise d’un vif amour pour le petit Claude et souhaita qu’il vînt goûter chez elle, avec ses petits-fils. Josanne refusa encore.

Dans le courant de janvier, madame Grancher fit une seconde démarche : cette fois, elle voulait absolument inviter Josanne à un dîner intime, avec sa fille, les Malivois et quelques amis. Madame Valentin ne serait-elle pas contente de revoir son ancienne élève, et l’ancien patron de son mari, et de reparler du temps passé ?… Non, madame Valentin ne tenait guère à reparler du temps passé… Elle répéta qu’elle n’allait nulle part, surtout en ce moment où la santé de son fils lui donnait quelques inquiétudes.

— Il est malade, le mignon ?

— Je crains pour lui la rougeole, ou la grippe…

Madame Grancher envoya le lendemain un sac de bonbons, à l’adresse particulière de Claude.

— Elle m’ennuie, la mère Grancher ! dit Josanne à Noël. C’est un affreux crampon… Je ne sais comment me débarrasser d’elle.

— Refuse de la recevoir.

— Elle brandira sa bande d’abonnement et me poursuivra jusque chez Foucart. Et, au Monde féminin, l’ « abonnée » est un personnage qu’il ne faut jamais rebuter… J’écrirai un mot à madame Grancher, et je lui ferai comprendre qu’il m’est impossible d’entretenir des relations et des correspondances de politesse. Si elle est vexée, tant pis, ou tant mieux !

Quelques jours passèrent. Il ne fut plus question de madame Grancher.

Un soir, un théâtre « à côté » donnait la répétition générale de l’Ineffaçable, pièce en deux actes, par M. Alphonse Popinel. Le rideau tombait sur le dénouement tragique d’une assez banale aventure : un mari, victime de la jalousie rétrospective, une épouse, victime de ses remords et de ses souvenirs, ayant reconnu l’impossibilité de vivre ensemble, s’étaient résolus à mourir poétiquement… Les jacinthes et les tubéreuses aux forts parfums avaient remplacé, dans la chambre conjugale, le réchaud des petites ouvrières ou le Choubersky des petits employés. Avant de monter sur le lit funéraire, les deux époux avaient déclaré que « le pardon n’est pas l’oubli », que « la force du passé est invincible », et qu’une femme demeure attachée, dans le secret de son cœur et de ses sens, au premier homme qui la posséda. Ces aphorismes peu nouveaux avaient tiré des larmes aux spectatrices, et même aux jeunes personnes qui embellissent les répétitions générales et dont « tout Paris » peut compter les amants… Les possesseurs actuels de ces dames avaient fait la grimace ; mais les hommes mariés ne dissimulaient pas un léger sourire de satisfaction, — chacun étant « le premier » pour sa femme, ou croyant l’être. On trouvait bien que les suicidés apportaient quelque exagération dans leur désespoir, mais ne montraient-ils point, par cela même, la puissance jalouse de leur passion et l’exquise délicatesse de leurs âmes ?

Noël quitta son fauteuil. Il connaissait toutes les figures notoires des répétitions générales, critiques, journalistes, gens de lettres et gens de théâtre, et ceux que l’on voit partout, dont personne ne sait les noms, amis des amis de l’auteur, cousins des ouvreuses ou neveux des machinistes… Ce soir-là, la comédie de l’entr’acte ne l’amusait guère, guère plus que les deux actes qu’il avait dû entendre par courtoisie, car c’était un de ses camarades de lycée — un bien honnête garçon ! — qui avait perpétré l’Ineffaçable

Noël serra quelques mains tendues, salua madame Foucart assise dans une avant-scène, esquiva un raseur, et, traversant les couloirs, heurta Flory qui passait.

— Vous excusez pas ! dit la petite femme, qui sauta presque de plaisir. Je vous tiens, je ne vous lâche pas !… Venez dans ma loge !… Il y a Bichon, il y a Manette, mon amie Manette de la Haute Mode !… Elle pleure tout le temps, et, nous, on se tord !… Venez donc, sauvage !

Blanche, blonde, décolletée jusqu’à la ceinture dans sa robe noire pailletée, Flory caressait Noël de son regard bleu, avivé de malice et de curiosité, provocant par instinct et prometteur par habitude. Adossé au mur du couloir, le jeune homme regardait cette charmante créature, que les gens frôlaient au passage, et coudoyaient, et tutoyaient presque… « Bonsoir, Flory !… Ça va bien, Flory ?… » Dans la familiarité des « confrères », Flory distinguait-elle la nuance un peu méprisante, le sans-gêne mal déguisé ? Comprenait-elle que ces « confrères » l’assimilaient aux actrices de demi-talent, aux poétesses ratées, aux écrivassières entretenues qui encombrent les abords de la littérature et du théâtre ? Sentait-elle que la « soiriste » du Monde féminin n’était et ne serait jamais qu’une « petite femme » ?

Noël la considérait avec une indulgence apitoyée… Elle était jolie. Sa « rosserie » n’était qu’une affectation. Il y avait peut-être, au fond d’elle, un grain de rêve et de tendresse qui ne germerait point et qu’elle-même ignorait… Et, comme tant d’autres femmes, elle « roulerait », d’amant en amant, petit corps délicat et souillé ; elle deviendrait une de ces anciennes beautés, dont la chair molle et le masque plâtreux, jusqu’à cinquante ans, jusqu’à soixante ans, s’exhibent dans toutes les fêtes parisiennes… Elle serait la « vieille « Flory, après avoir été la « petite » Flory… Pauvre fille !

— Alors, vous venez ?

— Non, je ne viens pas !… Je suis obligé de partir.

— Et la seconde pièce ?

— La première me suffit !… Qu’est-ce que vous en dites, vous, de l’ineffaçable !

— Je dis que ce monsieur et cette dame sont un peu… poires… de se tuer pour ça !… Mais, tout de même, il y a du vrai.

— Vous croyez qu’une femme n’oublie jamais le premier qui…

— Mon cher, dit gravement Flory, ça dépend du second.

Elle remonta l’épaulette de sa robe, renfonça un mouchoir de dentelle au creux de sa gorge abondante.

— À la revoyure, Delysle !… Et puis grouillez-vous : v’là le patron, l’Isidore à sa dame, qui s’amène avec le petit Bersier. Il va nous raser, et… et… elle attendra ! Elle ne sera pas contente !…

— Flory, vous êtes une petite poison !… répondit Noël en riant.

Elle fit un geste gracieux, le doigt sur ses lèvres, comme pour affirmer sa discrétion, et elle s’éloigna. Son corps frétillant et scintillant, serpent aux écailles noires, à la tête blanche et dorée, glissa entre les groupes compacts des hommes… Tout bas, et tout haut, les gens disaient : « C’est la petite Flory, du Monde féminin… » Un grand garçon à moustache et à monocle se lança derrière elle :

— Hep ! Flory !…

Et, près de Noël, un personnage blême, dont le col était sale et le veston râpé, commença de raconter une anecdote scandaleuse…

— Ah ! oui, la petite Flory !… Il paraît que…

Il parlait à l’oreille de son voisin et ses vilains yeux s’allumaient.

Noël perçut des fragments de phrases, une épithète ignoble, et il eut envie de gifler l’homme blême. Mais Foucart et Bersier étaient près de lui.

— Qu’est-ce que vous fichez ici, Delysle ?… Ce n’est pas votre métier de subir les répétitions et les premières !…

— Je suis l’ami de l’auteur, l’ami résigné, sans rancune, qui ne débine pas, qui a eu la lâcheté d’applaudir et qui se sauve.

— Descendons ensemble. Nous prendrons un bock.

Ils s’installèrent dans un coin, au café du théâtre. Foucart portait beau, parlait fort et plastronnait, et découvrait partout des gens qui étaient, avaient été, ou voudraient bien être de ses collaborateurs, des gens qui se faisaient humbles devant lui, ou timides ou trop aimables. Le petit Bersier, imberbe et rose, fier de sa belle raie et de sa belle mèche sur le front, acquérait, par reflet, un peu de l’importance du patron.

— Ce bon Popinel ! dit Foucart. J’aurais parié cent sous qu’il se ferait « emboîter »… Eh bien, elle n’est pas mal sa pièce, pour un début… Il y a des scènes adroites, des mots, une situation !… Et c’est très bien joué… Oui, la fin est un peu bêbête, mais si habilement arrangée qu’on ne s’en aperçoit pas tout de suite… Et vous avez vu ?… ces tirades contre la liberté de l’amour, cette apologie de la vertu, de la pureté, la grande scène du milieu du second acte ?… ça portait !… Je vous le disais bien. Bersier, on a fait trop de comédies sur l’amour libre, et le mariage libre, et le divorce libre !… Il y a un mouvement de réaction qui s’esquisse… Suivez cela, Bersier ! Nous pourrions même donner une petite « machine » à propos de cette réaction, faire une enquête auprès des personnalités littéraires… Hein ?

— Ça va ! dit Bersier. Moi, j’aime beaucoup les enquêtes… Les « enquêtés » font toute la besogne ! On n’a plus qu’à transcrire…

Noël lui demanda :

— Est-ce que vous avez une opinion, vous ?

— Moi ?… Je n’ai pas le loisir, ni le goût de philosopher… Le féminisme, l’antiféminisme, le mariage, le divorce, l’amour, et tout ! c’est de la copie…

Foucart se mit à rire.

— Bravo, Bersier !… Et vous, Delysle, qu’est-ce que vous pensez ?

— De la pièce ou de la thèse ?

— De la thèse.

— Votre éminente collaboratrice Flory a prononcé tout à l’heure des paroles profondes. Je lui ai demandé : « Croyez-vous qu’une femme puisse oublier jamais son premier amant ? » Elle m’a répondu : « Ça dépend du second. » Et elle venait de dire que le monsieur et la dame de l’Ineffaçable étaient tout de même un peu « poires » de se tuer pour ça ! J’ai exactement l’opinion de Flory.

— Parce que vous n’êtes pas sentimental, dit Foucart en offrant des cigarettes. Le public, qui est toujours sentimental, suivait Popinel !

— Oui. Popinel exerçait et il exercera encore, pendant d’autres soirs, la plus détestable influence sur la pire espèce de sentimentaux : les gens d’intelligence passive et de faible volonté… Ah ! les suggestions littéraires ! Le « tue-la » de Dumas fils a fait bien des maris meurtriers, bien des jurés indulgents aux crimes passionnels… Le double suicide de l’ineffaçable va réveiller dans certaines âmes une jalousie somnolente et faire saigner des blessures qui guérissaient.

— Mais Popinel a raison ! dit Bersier. Est-ce qu’on peut être heureux avec une femme qui a…

Il se mordit les lèvres et avala la fumée de sa cigarette. Quelle gaffe, s’il avait achevé sa phrase ! car enfin, madame Foucart… Mais Foucart ne songeait guère à son épouse légitime. Il pensait à une jolie brune qu’il avait installée, tout récemment, rue Gustave-Flaubert. Il n’était pas « le premier » et il souffrait un peu de ne pas l’être.

— Ah ! oui ! dit-il en effilant sa belle moustache, c’est dur de savoir que… avant soi… un autre… un mufle, naturellement ! a eu… a été… Quand on « gobe » une maîtresse… ce qui s’appelle « gober », quand on est pris, jusqu’à la moelle, eh bien ! ce souvenir de l’autre, ça vous fait un rude pinçon au cœur.

Noël murmura :

— Oui, c’est abominable !

Le petit Bersier pensa que Josanne était veuve, que Noël était très amoureux et que le patron manquait de tact. Et, d’un air indifférent :

— Bah ! dit-il, ne vous montez pas l’imagination. On fait beaucoup de fla-fla pour une chose bien simple, et sans importance… Une jolie maîtresse a toujours son prix, et vous connaissez le proverbe italien : « Bocca baciata… Bouche baisée ne perd pas sa fraîcheur… » Je sais bien que ma petite amie a eu des amants avant moi, et ce que je m’en contrefiche ! Je n’ai pas l’intention de l’épouser, ma petite amie, et ça m’aurait gêné, là, en conscience, si je lui avais pris son capital.

Foucart s’écria ;

— Bersier, vous n’avez pas connu l’amour, mon petit !… N’est-ce pas, Delysle, ça se voit que ce gosse n’a pas connu l’amour ?… Attendez la quarantaine, mon petit Bersier ! Vous verrez ce qu’on devient quand une femme, pas plus jolie ou pas meilleure que beaucoup d’autres, vous tient sans qu’on sache comment ni pourquoi, par la couleur de ses cheveux et par l’odeur de sa peau ! Vous verrez si on ne grince pas des dents, de rage, à penser qu’un autre l’a eue… Et il n’y a pas de remède à cette maladie-là, car je ne considère pas le suicide comme un remède… Le suicide c’est un dénouement.

— Il n’y a pas de remède, dit Noël, quand on aime d’un amour seulement physique. Il faut rompre tout net ou attendre que le temps ait usé le désir… Mais quand on aime avec le cœur, il faut engager la bataille, se faire aimer plus que l’autre, si l’on peut ! s’imposer à la pensée constante, au désir constant de la femme, et qu’elle vous sente toujours là, même absent, toujours là, dans son esprit, dans sa chair… Et puis, un jour, — après bien des jours, — on s’aperçoit qu’on est seul en elle… On est devenu son passé, son présent, son avenir… Et, parce qu’elle a oublié, on oublie !…

— Euh ! dit Foucart, est-on jamais sûr qu’elle a oublié ?… Il faudrait la revoir en face de l’ancien amant !… Moi, je ne serai pas tranquille, tant que le monsieur ne serait pas mort… Et puis, pour s’imposer à une maîtresse, comme vous dites, il faut être très fort et très malin ? Ça n’est pas à la portée de tout le monde… Qu’est-ce que vous griffonnez là, Bersier ?

— La première réponse à notre enquête… L’opinion de Noël Delysle, l’éminent auteur de la Travailleuse.

— Ah ! personne ne fera jamais, sur Noël Delysle et la Travailleuse, un article plus gentil que celui de Josanne Valentin… Hé ! Delysle ! vous n’avez pas à vous plaindre ! On vous gâte, chez nous !… Et quelle heureuse idée j’avais eue de choisir ma plus aimable collaboratrice pour présenter votre livre à mes abonnés !… À propos de Josanne Valentin, savez-vous comment va son petit garçon ?

— Assez bien… Madame Valentin reprendra son service la semaine prochaine.

— Elle nous a bien manqué depuis dix jours ! Ma femme n’était pas très contente ; mais, moi, je suis un père pour mes gentilles collaboratrices… J’ai dit à Josanne Valentin : « Soignez votre gosse, ma chère amie… Prenez six jours, prenez huit jours… » Elle en a pris dix. Je ne lui en fais pas un reproche, mais elle nous manque… C’est ennuyeux.

Bersier, ayant fini d’écrire, mit son carnet dans sa poche,

— Je remonte auprès de ces dames. Bonsoir, monsieur Delysle !… À tout à l’heure, monsieur Foucart !

Noël, seul avec Foucart, hésita un instant, puis, avec un demi-sourire et une lumière dans les yeux, simplement, gaiement, il dit :

— Madame Valentin vous manquera bien davantage, dans deux ou trois mois, mon cher ami. Je dois vous prévenir…

— Comment ! s’écria Foucart, elle nous lâcherait !…

— Hélas ! oui !… Et à cause de moi… Nous nous marions…

— Vous l’épousez !… Ah bien !… Ah ! par exemple !… Ce n’est pas gentil pour nous, ce que vous faites là, mais je vous félicite, mon cher, je vous félicite… Madame Valentin est charmante…

Il disait maintenant : « madame Valentin. »

— Nous la regretterons beaucoup !… Oui, charmante et fine, et intelligente, et courageuse… une brave petite, quoi !… Je ne suis pas étonné que vous l’aimiez…

Noël pensa :

« Mais tu es étonné que je l’épouse !… »

Il reprit :

— Je lui transmettrai, ce soir même, vos félicitations, et elle y sera fort sensible… Il est onze heures à peine. Je ne veux pas rentrer chez moi sans avoir pris des nouvelles de Claude… Mademoiselle Bon est auprès de madame Valentin.

— Alors. Je ne vous retiens pas, mon cher Delysle. Bonsoir… Et dites à madame Valentin qu’elle prenne trois jours, quatre jours, cinq jours…

La nuit de février était sèche, claire et vide. Pas une étoile au ciel. Seule, la lune de givre irradiait à l’infini une clarté verdâtre pareille aux crépuscules polaires. Les moindres bruits s’exagéraient dans le silence sonore.

Un fiacre emporta Noël vers le quai des Grands-Augustins. Impatient de revoir son amie, le jeune homme regrettait presque les heures perdues au théâtre.

« Vraiment, se disait-il, je ne peux plus m’intéresser à rien, et me plaire nulle part, si Josanne n’est pas avec moi ! Je me sens « dépareillé »… Je ne suis que la moitié de moi-même. » Il évoqua le visage aimé, les beaux yeux spirituels… « Quelle douceur de trouver l’amitié parfaite dans l’amour le plus passionné !… Il vaut mieux, pourtant, que Josanne n’ait pas vu cette absurde pièce… Après tout, elle aurait constaté, une fois de plus, que nous ne sommes pas des amants « comme les autres… » L’amour — notre amour — a été plus fort que le passé, plus fort que la jalousie… Et cependant ! J’avais l’âme bien malade, il y a six mois ! Tout exaspérait ma sensibilité suraiguë, ma sensibilité d’écorché vif ! Et, dans ce temps-là, je n’aurais pas causé avec Foucart comme je viens de le faire !… Certaines répliques de la pièce, le sujet même, m’eussent bouleversé… Quelle différence ! »

L’aiguille de la Sainte-Chapelle brilla, fleurie d’un reflet d’or, dans le ciel décoloré par la lune. Le fiacre traversa le pont Saint-Michel. La Seine, écailleuse et scintillante, semblait un grand poisson d’argent pris par le gel, sous le filet noir des arbres. La découpure de la rive gauche était sombre, opaque, précise comme un décor, et trouée de points lumineux… Noël aperçut avec joie la fenêtre éclairée de Josanne…

Il avait une clé de l’appartement. Il monta l’escalier vite, vite, et il entendit Claude qui pleurait. Doucement, il ouvrit la porte. Une voix que Noël reconnut — la voix du médecin — disait :

— Mettez-lui de la glace sur la tête, surveillez la température, et puis ne vous effrayez pas !… Je reviendrai demain matin, je vous le promets…

La voix de Josanne répondit :

— Mais ce n’est pas grave, docteur ? Vous m’affirmez que ce n’est pas grave ?… J’ai eu si peur !…

Noël entra dans la chambre rose qu’une lampe sans abat-jour éclairait brutalement. Il vit, debout près du lit de Claude, le médecin, brave homme à cheveux blancs, d’allure circonspecte et timorée… Josanne, penchée sur le lit, entre les rideaux, maintenait un ballon de baudruche rempli de glace contre la tête de Claude… L’enfant s’agitait et gémissait… Tout à coup, il se tordit, porta les mains au côté gauche de son crâne, et poussa un long cri monotone, étrange, effrayant.

— Ça recommence ! cria Josanne !… Oh ! docteur !… Entendez-le… Il souffre… La tête lui fait mal…

— Donnez-lui la potion calmante, madame. Il faut…

— Mais qu’y a-t-il ? demanda Noël. Docteur… Josanne… Qu’y a-t-il ?…

— Ah ! monsieur, je suis bien content que vous arriviez ! dit le médecin. Ne vous inquiétez pas trop ! reprit-il vivement. J’espère qu’il n’y a rien de sérieux… Une complication de la grippe… Sale maladie !… On ne prévoit jamais les suites… L’enfant a eu une crise violente, et madame Valentin a pris peur… Elle m’a envoyé chercher par le concierge… Heureusement que nous avons pu nous procurer, tout de suite, de la glace et les médicaments indispensables…

Le docteur Blanchet, qui était presque le voisin de Josanne, — il habitait rue Danton. — était venu plusieurs fois chez elle. Il savait que madame Valentin devait épouser M. Delysle et s’adressait à Noël comme au père adoptif de l’enfant.

— Et vous étiez seule !… dit Noël en s’approchant de Josanne… Mademoiselle Bon…

— Elle venait de partir… répondit Josanne qui essayait de soulever l’enfant. Claude a crié… Il était brûlant… Et ses yeux… Ah ! ses yeux !… Docteur, voyez, il ne peut pas ployer le cou… Sa nuque est toute raide…

— Ne le soulevez pas, madame… Je vais essayer de le faire boire… Ôtez la lampe, monsieur Delysle… Il faut peu de lumière et aucun bruit… Voyons, madame… madame !…

— J’aurais plus de courage, si je savais ce qu’il a.

— Nous le saurons demain… Soyez calme pour être forte… Je dois m’en aller, mais voilà monsieur Delysle qui restera avec vous… Là, c’est fait.

Noël tenait la main de son amie… Il l’exhortait au calme à la confiance. Josanne l’écoutait sans l’entendre, et le regardait sans le voir. Elle ne voyait que Claude… Elle ne pleurait pas, mais elle avait les lèvres aussi pâles que ses joues, les narines serrées, un pli entre les sourcils, et ses yeux paraissaient plus enfoncés dans leurs orbites. En deux heures, elle avait changé : blêmie, et comme maigrie par l’angoisse.

— Vous pouvez partir, docteur ! dit Noël d’un ton résolu. Madame Valentin sera très raisonnable ; je l’aiderai à soigner Claude, et demain vous serez plus content…

Il alluma une bougie.

— Pas trop de lumière !… J’emporte la lampe… Je vous rejoins à l’instant, Josanne.

Dans le salon, la porte fermée, il demanda :

— La vérité, docteur, je vous prie.

Timoré par caractère et prudent par profession, le docteur répondit :

— Heu !… heu !… Je n’ai pas de certitudes… Il faut attendre à demain, et ne pas désespérer… La nature a des ressources…

— C’est donc bien grave !

— Je le crains… Vous avez entendu le cri de l’enfant ce cri aigu et traînant, si particulier !… Ce cri, et la raideur de la nuque, et l’inégalité des pupilles, et la fièvre, avec des accès de délire, ce sont les symptômes ordinaires de la méningite.

— Et la méningite est souvent mortelle ?

— Trop souvent… on pourrait dire : toujours… Encore une fois, monsieur, je ne suis pas absolument sûr, mais presque sur… Vous n’êtes pas le père de l’enfant…

— Je l’aime beaucoup… beaucoup…

— Je veux dire que votre affection pour lui ne sera pas aveugle et affolée… Vous garderez du sang-froid… et vous préparerez la mère… à comprendre… Triste tâche !

Le médecin donna quelques détails sur le caractère de la maladie et le traitement. Puis, il s’en alla.

Et Noël retourna près de Josanne.