Calmann-Lévy, éditeur (p. 295-306).


XXXI


Josanne fut presque heureuse…

Elle eut cet éclat des yeux, ce vague du sourire, cette floraison de la chair, cet embellissement révélateur qui vient tout d’un coup aux femmes aimées. Ses gestes furent plus lents, ses pas moins légers : de ses cheveux, de sa robe, émana l’odeur de l’amour. Ingénument, elle porta son secret comme une rose éclatante.

Flory, qui avait encore un doute, dit à Foucart :

— Cette fois, je crois bien que ça y est…

Elle se réjouissait en son âme et se sentait beaucoup plus proche de sa bonne camarade Josanne. Le petit Bersier, du coup, reprit espoir. Son ambition modeste ne s’effrayait pas d’un succès à longue échéance, et il savait que le rôle de second amant a des douceurs… « Les femmes — pensait-il — font beaucoup de difficultés, la première fois… Elles comprennent, ensuite, qu’un minimum de résistance suffit à leur assurer les honneurs de la guerre… »

Foucart était furieux. Bien qu’il n’eût jamais convoité Josanne, et qu’il eût déploré, souvent, que tant de grâce et de gentillesse demeurassent sans emploi, il éprouvait une sorte de déception, et un peu de rancune… On lui avait changé sa petite Valentin, on avait cueilli, sous son nez, une fleur qu’il ne voulait point cueillir, mais dont il aimait la nuance et le parfum, — et cette fleur, c’était la vertu de Josanne !… Foucart prenait en grippe l’amant fortuné, ce Delysle qu’il avait — disait-il — « introduit lui-même dans la place… » Et il exprimait à Flory son étonnement à demi sincère…

— Delysle !… Un garçon hautain, orgueilleux, qui ne peut pas être bien gentil avec les femmes ?… Il n’a rien de si séduisant…

— Hé ! hé ! disait Flory.

— Il n’est pas mal, soit !… Mais cette petite Valentin faisait la difficile !… Entre nous, elle méritait mieux…

— Voyons, monsieur Foucart, si Josanne avait pris Bersier…

— Je les aurais fichus à la porte !… Bersier !… Bersier !… Quelle idée !… Bersier avec… Non !… Ce que j’en dis, ma petite Flory, c’est pour vous montrer la sympathie réelle que je porte à mes collaboratrices… surtout à cette petite Valentin !… Je serai désolé qu’elle fût malheureuse !… Et puis, je ne voudrais pas qu’elle négligeât le Monde féminin… Elle se relâche, depuis quelque temps… elle manque de zèle…

— Je vous avais bien averti : « Ne souhaitez pas que Josanne devienne amoureuse : elle bâclerait ses articles… »

— Bâcler ses articles ?…

Le « patron » reparut dans l’homme. Foucart se fâcha tout à fait :

— Je me f… pas mal que mes collaboratrices fassent l’amour, pourvu qu’elles fassent leur service !… Je prierai mademoiselle Bon de parler à la petite Valentin…

Mademoiselle Bon n’était pas moins consternée que Foucart. Elle avait entendu les doléances de madame Gonfalonet, présidente de la « Fraternité féminine ». Madame Gonfalonet, qui appartenait à l’âge héroïque du féminisme, à la génération des Paule Mink et des Potonié-Pierre, était plus que hardie dans ses idées et dans ses discours, et plus que timorée dans la conduite de sa vie. Cette excellente femme, qui se faisait gloire de n’être point frivole et de n’avoir jamais porté de corset, étalait des appas défaillants sous le mérinos noir d’un vêtement « réforme » ; elle avait un chignon dans un filet sous une toque de fausse loutre ou un « tyrolien » en paille noire, et se chaussait de larges bottines élastiques qui « ne lui abîmaient pas le pied »… Prompte à réclamer la liberté de l’amour, le « matriarcat » et la protection des enfants par l’ « État-Père », madame Gonfalonet avait vécu très simplement, très chastement, sous la loi de son tyran Gonfalonet, le meilleur homme du monde, plus féministe que sa femme. Veuve, elle ne voulait point quitter le deuil.

Madame Gonfalonet avait remarqué, non sans horreur, que le demi-deuil de Josanne s’éclaircissait : le gris devenait blanc, et le violet, rose. Un soir, au bois de Boulogne, la présidente de la « Fraternité » reconnut madame Valentin au bras d’un jeune homme, dans une allée obscure… Redoutant que l’ex-secrétaire du groupe ne passât décidément à l’ennemi — à l’homme ! — madame Gonfalonet confia ses craintes à mademoiselle Bon.

— Cette jeune femme compromet nos idées en se compromettant…

Et la trésorière, mademoiselle Otchipoff, une Russe qui avait écrit un opuscule pour inciter les femmes à faire « la grève des ventres », proposa d’exclure Josanne discrètement…

— Il ne faut rien exagérer ! dit la présidente. Madame Valentin n’a pas commis un crime ; mais elle saura qu’une féministe, dévouée à la Cause, ne doit donner aucune prise à la malignité de nos adversaires… De même, un prêtre défroqué doit être plus austère qu’un autre homme…

Un jour, en sortant d’une « Crèche modèle » où Josanne avait tout regardé sans rien voir, mademoiselle Bon essaya de morigéner la coupable :

— Qu’avez-vous donc, ma petite ?… Vous négligez vos devoirs professionnels, vous oubliez les heures des interviews, vous ne corrigez plus vos épreuves, et vos articles ne valent plus ceux que vous écriviez cet hiver… Monsieur Foucart est mécontent, je le sais… Soyez raisonnable, Josanne, redevenez ponctuelle et consciencieuse !

— Je suis si occupée !

— Vraiment ?… Ce n’est pas la « Fraternité féminine » qui vous occupe ! Vous manquez à toutes les séances…

— Ma vie est remplie par tant et tant de choses ! Je n’ai plus la tête à moi.

— Ni le cœur !

Josanne rougit et avoua :

— Ni la tête ni le cœur, mademoiselle.

— Hélas ! Josanne, ça se voit, ça se voit trop !… Je ne vous blâme pas : vous êtes maîtresse de vous-même… Pourtant, je regrette la femme que vous étiez naguère, la vraie féministe, sérieuse, vaillante, libre et volontairement pure… Un si beau type de travailleuse intellectuelle !… Je vous citais en exemple à ces dames de la « Fraternité ».

— Mais, ma chère mademoiselle Bon, il faudrait être logique !… Si les féministes réclament la liberté, c’est probablement pour s’en servir !… Pourquoi mettre au-dessus de la femme amoureuse la femme « volontairement pure » ?… Chacun son goût ! L’amour n’est pas un péché. Nous ne sommes pas des religieuses laïques. Je ne crois pas être moins sérieuse et moins vaillante, moins libre, et représenter un type moins « réussi » de travailleuse intellectuelle, parce que je suis amoureuse…

— Ah ! oui, vous l’êtes, amoureuse ! dit naïvement mademoiselle Bon.

— D’abord, ça ne regarde pas madame Gonfalonet !… Est-ce qu’on oserait m’imposer ou m’interdire telle forme de jupon ou de jarretelles ?…

— Il n’y a pas de rapport…

— La vie intime d’une femme doit échapper à l’inquisition, à la curiosité, comme ses vêtements intimes… C’est un grand romancier anglais, Thomas Hardy, qui a émis cette opinion, en ces mêmes termes ou à peu près… Ça vous scandalise ?…

— Dame !… c’est fort !…

— Pas plus fort que les théories de madame Gonfalonet ou de mademoiselle Otchipoff… Chère mademoiselle Bon, si j’ai négligé mes devoirs professionnels, comme vous le dites, — et je reconnais que vous dites vrai, — j’ai eu tort : je mérite un blâme… Mais quant à mon amour, c’est une affaire personnelle… À quoi vous sert d’être « affranchies », vous et ces dames de la « Fraternité », si vous ne mettez jamais vos théories en pratique ? Me refusez-vous votre estime parce que j’aime qui m’aime !

— Non certes, mais…

— Me la refuserez-vous, parce que je n’épouse pas mon amant ?

— Hélas ! Josanne, vous, un amant !…

— Le mot vous offusque ?… Je devrais dire « mon compagnon », ou : « mon ami ». Je n’ai pas d’hypocrisies de langage… Et je souhaite à cette bringue d’Otchipoff un amant comme…

Elle riait de tout son cœur, dans la rue ensoleillée où s’allongeait son ombre près de l’ombre gesticulante de mademoiselle Bon. Son écharpe de gaze noire ondulait autour de son buste. Un bouquet d’œillets, à sa ceinture, s’effeuilla…

— Vous, mademoiselle, vous êtes une sainte libre penseuse… Je vous vénère… Mais vos collègues, ce sont les bigotes du féminisme… Elles m’agacent… Que madame Gonfalonet me réprimande ! Je lui répondrai…

— Quoi ?

— Zut !… et zut !…

Elle plaisantait, mais mademoiselle Bon secoua la tête :

— Enfin ! dit-elle, je veux croire qu’il existe entre vous et… celui que vous avez choisi, une véritable harmonie intellectuelle… Mais dans l’amant, comme dans le mari, il y a un maître… Méfiez-vous !…


Un maître ?…

Josanne méditait le conseil de mademoiselle Bon dans l’omnibus qui l’emportait vers la place des Vosges… Elle se rappelait l’attitude de Noël pendant les premiers jours de leur intimité amoureuse…

Elle avait eu, d’abord, un peu de surprise et d’inquiétude, parce qu’il était resté, dans ses bras, si mélancolique, et si grave, et parfois si sombre !… Il l’avait traitée, non pas comme une maîtresse désirée, mais comme une petite épouse ignorante. Les caresses n’abolissaient pas en lui une pensée fixe, et peut-être la volonté de ne pas s’alanguir, de ne pas céder à la puissance charnelle de la femme. Josanne redevenait anxieuse et timide.

Elle demandait :

— À quoi penses-tu ?

— À rien, ma chérie…

— Tu n’es pas heureux ?

— Mais si, très heureux…

— J’ai peur… j’ai peur…

— De quoi, mon amour ?

— J’ai peur de t’avoir déçu…

— Comment ?

— Je ne suis pas sûre de te plaire…

Il lui répondait qu’elle était folle, et qu’elle devait avoir toute confiance en elle-même, et en lui…

D’autres fois, des paroles qui voulaient exprimer la gratitude montaient aux lèvres de Josanne.

— Ah ! disait-elle, je t’assure qu’autrefois j’étais toute différente… Je n’ai été à personne comme je suis à toi…

À son grand étonnement, ces déclarations rassurantes n’enchantaient point Noël.

Il répondait :

— Parbleu ! je l’espère bien…

Cette phrase, qui impliquait une comparaison, le blessait, lui rappelait que Josanne avait appartenu à deux hommes…

Une scène éclatait, s’achevait par des larmes de Josanne… Elle trouvait Noël exagérément susceptible, injuste, déraisonnable, et elle essayait de lui expliquer que le passé était une part d’elle-même, qu’elle ne pouvait ni s’oublier ni se renier elle-même : pourquoi n’acceptait-il pas un fait si naturel ? Non, il ne voulait pas l’accepter. Il attendait un impossible miracle, et, dans les réconciliations éperdues qui le rejetaient vers Josanne, il gardait encore une méfiance qui était la rançon de sa joie, le poison de sa volupté. À la jalousie sentimentale qu’il avait connue s’ajoutait maintenant l’acre jalousie physique… Et Noël devait épuiser cette jalousie comme il avait épuisé l’autre…

Il était sûr d’être aimé. Il trouvait une amie incomparable dans sa délicieuse maîtresse… Il aurait dû être heureux… Pourquoi n’avait-il que des bonheurs momentanés, entre des jours de détresse ?… Pourquoi ?… Il n’était pas un déséquilibré, un névropathe ! Il n’avait pas le goût morbide de sa propre douleur. Il était un homme normal et sain. Mais il était aussi un chercheur d’absolu, un imaginatif, un orgueilleux qui ne savait pas se résigner… Puisqu’il ne pouvait posséder Josanne dans le passé, il rêvait d’anéantir en elle jusqu’au souvenir du passé ; il voulait, au moins, dans le présent, la posséder tout entière… Et parfois, à voir cette femme si ardente aux caresses, décelant ingénument son expérience de l’amour, il éprouvait un accès de rage froide, lucide et furieuse… Glacé par un mot ou un geste d’elle, il sentait son cœur s’arrêter…

Il l’eût broyée, dans ces instants où il guettait sa pensée secrète, la réminiscence qu’une sensation reconnue peut éveiller, où il redoutait peut-être que Josanne pût l’oublier en lui appartenant.

Longtemps il avait souffert… Josanne, enfin, avait compris le secret de cette souffrance. Elle ne mentit point à Noël pour l’apaiser, mais comme Noël autrefois l’avait conquise, jour par jour, lentement, elle acheva de le conquérir. Elle n’apporta pas, dans cette œuvre délicate, les vains scrupules d’orgueil qui créent parfois, entre deux amants, d’irréparables malentendus. Née pour l’amour, elle le comprenait et l’acceptait tout entier, et elle lui était indulgente. « Certes, pensait-elle, les gens raisonnables, qui ont la tête froide et les sens rassis, les gens qui n’ont pas aimé, diraient que Noël est bien dur, et que je ne suis pas fière, et que tout cela finira mal… « Cette idée la faisait sourire… Josanne avait confiance en elle-même, en son ami, en l’avenir. Elle devinait que les violences et les duretés de Noël n’étaient que les accidents passagers d’une crise… Elle les oubliait dès que Noël redevenait tendre, comme il savait l’être, avec des gaietés, des effusions, des câlineries qui la ravissaient…

Ces heures douces passaient trop vite, mais chacune d’elle laissait sa trace… Noël commença de croire au bonheur.

Patiente, soumise, attentive, Josanne tissait autour de lui le suave réseau de l’habitude amoureuse… Et bientôt il fut sien comme elle était sienne. Il l’aima avec toute la frénésie de sa jeunesse, sans réserve, sans prudence et sans pudeur…

Et Josanne le chérissait de plus en plus, avec un émerveillement naïf. Il n’était plus son ami ; il était « son homme » — comme eût dit, expressivement, la Tourette. — Et elle s’attendrissait en songeant à ce lien nouveau qui les unissait, à ce grand et doux mystère où tous deux trouvaient encore autant d’émotion que de plaisir.


« Un maître ?… »


Ce mot revint encore à l’esprit de Josanne, quelques heures plus tard, chez Noël. Elle renouait ses cheveux, assise devant une console qui supportait un miroir ancien. Dans le cadre ovale du miroir, elle apercevait le grand lit de cuivre aux boules brillantes, la courtepointe de soie jaune qui glissait, Noël, renversé dans un fauteuil, la cigarette aux lèvres… Les stores, couleur de maïs, filtraient la lumière blonde. Sur la toile écrue des murs, de vieilles estampes anglaises aux rouges vifs, aux verts acides, représentaient des scènes de chasse. Un parfum rude, cuir de Russie, alcool de lavande et maryland, imprégnait cette chambre masculine, nette, sobre, claire, sans bibelots, sans fanfreluches, meublée de cuivres et de bois vernis…

Josanne aimait cette chambre, ces meubles, ce parfum. Elle aimait les objets maniés par Noël, ses vêtements, l’air qu’il respirait. Et, le regardant de coin, dans la glace un peu verdâtre, elle songeait avec délices : « Mon maître ! mon maître chéri !… Je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre… Je ne suis qu’une chose, une très petite chose, dans vos chères mains. Que je sois votre égale respectée, devant le monde, devant votre raison et votre amitié, c’est notre désir à tous deux. Mais la rebelle s’est rebellée contre la société injuste, et non pas contre la nature ; elle ne s’est pas rebellée contre la loi éternelle de l’amour… Elle ne repousse point la tendre, joyeuse et noble servitude volontaire, qui n’humilie point, puisqu’elle est consentie. Vraiment, il me plaît de vous appeler « mon maître », parce que vous êtes fort, et clairvoyant, et bon ; parce que, si je peux vivre seule, sans votre secours, il m’est beaucoup plus agréable de vivre près de vous, avec votre aide… Et même — je ne l’avouerai jamais ! — il me plaît d’avoir peur de vous, — un peu, très peu ! — et de vous tenir quelquefois sous mon pied, si faible, comme une belle bête fauve que j’ai domptée, mais qui saurait rugir et qui me dévorerait, si j’étais méchante…

« Et cela ne m’empêche pas d’être féministe, et de revendiquer mes droits à la liberté, à la justice, au bonheur… Vous savez bien, mon chéri, que si j’ai voulu n’appartenir qu’à moi-même, — c’était pour mieux me donner à vous !… »